HISTOIRE BIOGRAPHIQUE
ET CRITIQUE
DE LA LITTÉRATURE
ANGLAISE
DEPUIS CINQUANTE ANS[1].

CINQUIÈME PARTIE. — LES HISTORIENS.


Depuis cinquante ans, un grand nombre d’écrivains anglais se sont occupés de travaux historiques ; quelques-uns d’entre eux ont fait preuve de beaucoup d’originalité et de talent. En général, on trouve dans leurs œuvres plus d’étude et de recherches que de grandeur et de dignité, moins de vigueur et de concision que d’analyse détaillée et de talent pittoresque pour reproduire les incidens secondaires et les nuances des caractères[2]. La concentration et l’énergie du style, l’élévation des pensées, leur manquent souvent. Ils ont traité beaucoup de sujets, et quelquefois d’une manière intéressante ; mais, quels que soient la variété, l’utilité, même le charme de leurs récits, on peut leur reprocher de ne s’être pas placés, en général, à un point de vue assez haut, d’avoir fait des monographies, d’avoir découpé l’histoire par menus fragmens, d’avoir négligé l’ensemble, d’avoir morcelé les grandes questions. L’histoire d’une expédition ou celle d’une colonie leur suffisent ; ils ne s’embarrassent pas de la destinée d’un peuple entier, ils n’embrassent pas toute sa vie. L’esprit de parti colore de ses reflets menteurs nos nombreux essais historiques. Des avocats habiles plaident savamment le pour et le contre. Nous avons des histoires politiques, religieuses, militaires, commerciales, constitutionnelles, coloniales ; mais des tableaux achevés qui nous offrent d’un seul coup d’œil tout ce que l’énergie d’une grande nation a produit dans les arts et dans la guerre, dans le commerce et dans la politique, nous les attendons encore.

Nos historiens modernes, moins heureux dans le choix de leurs sujets que quelques-uns de leurs prédécesseurs, ont prouvé beaucoup d’érudition, de sagacité, d’étendue dans l’esprit ; peut-être n’ont-ils pas égalé, pour le talent dramatique, la simplicité du style et la facilité de la narration, ceux qui leur ont ouvert la route. On doit avouer que la plupart d’entre eux ont trop de penchant à la controverse, s’arrêtent trop complaisamment sur l’anecdote, et oublient trop souvent les grands traits et les vastes pensées. Les sujets manquent-ils donc ? Cette redoutable guerre qui a ébranlé récemment toutes les nations d’Europe n’a été décrite que par fragmens. Avons-nous une seule bonne histoire de la littérature anglaise ? C’est à la nation elle-même, et non aux écrivains, qu’il faut adresser ces reproches. Ils consultent toujours et suivent aveuglément le goût du public ; ce sont des romans frivoles et des œuvres de parti qu’on leur demande, et qu’ils produisent.


Jean Lingard a écrit une histoire d’Angleterre basée sur les recherches les plus curieuses et les plus neuves. Sagace, éloquent, simple et concis dans sa diction, sachant disposer et grouper les événemens avec une heureuse clarté, il ne manque ni d’une certaine gravité d’historien, ni de couleurs ardentes et vives ; mais il le cède à Hume pour la naïveté, la facilité et la grace, à Gibbon pour l’intérêt, la verve et le pittoresque

Ses premiers ouvrages, consacrés à la défense de l’église anglo-saxonne et de l’ancien catholicisme anglais, attestaient une patience de recherches et une puissance de style qui firent espérer qu’une bonne histoire d’Angleterre sortirait de cette plume habile. On savait que le docteur Lingard aimait à puiser aux sources antiques et primitives, que les modernes documens et les opinions accréditées ne le satisfaisaient pas ; on reconnaissait sa pénétration, sa persévérance et son talent d’écrivain ; mais l’on craignait aussi que la sympathie qu’il avait déjà témoignée pour Rome catholique ne le portât à se constituer l’avocat de la papauté, à embellir et idéaliser le portrait de ses défenseurs, tout en n’oubliant rien pour présenter ses ennemis sous des couleurs odieuses et exagérées.

On ne se trompait pas. Chaque nouveau volume de l’Histoire d’Angleterre vint prouver la justesse de ces espérances comme de ces craintes. Lingard réserve tout son enthousiasme pour la cause du catholicisme ; il n’a d’éloquence et d’amour que pour ces hommes d’église qui si long-temps ont lutté contre les rois. Il contemple avec froideur, peut-être même avec mépris, la puissance croissante des communes d’Angleterre ; son humanité ne s’éveille qu’au son de la cloche sacrée ; sa loyauté pour les rois, son patriotisme, s’effacent devant son titre de catholique. C’est sous la bannière du pontife suprême qu’il marche, c’est dans sa bénédiction qu’il puise l’inspiration de toute son œuvre ; s’il élève la voix en faveur des trônes, c’est qu’il les regarde comme consacrés et inaugurés par le successeur des apôtres ; il permet au clergé de découronner les rois pour s’emparer de leur sceptre, et n’approuve les révolutions que lorsqu’elles se font dans l’intérêt du prêtre. Si nous voulions entrer ici dans des détails que les bornes de cet essai nous défendent d’aborder, nous le verrions excuser saint Dunstan, dont la turbulence séditieuse est flétrie même par les anciens annalistes ; nous le verrions faire l’apologie de la Saint-Barthélemi, réduire considérablement le nombre des victimes que cet affreux massacre entraîna dans une tombe sanglante, et représenter comme le résultat funeste, mais pardonnable, d’une colère momentanée, un abominable complot mûri et médité depuis long-temps.

Il n’était pas étonnant qu’un tel historien s’élevât contre la réforme, et qu’il se plaignît de la blessure profonde que ce grand événement a portée au catholicisme ; mais on ne peut trop s’émerveiller de le voir soutenir, en dépit de tous les faits, que la réforme était inutile. Les catholiques romains[3] ont eux-mêmes pris la peine d’attester l’indispensable nécessité d’une réforme. Leurs écrits, leurs conciles, leurs actes publics concourent au même témoignage. Pas un homme éclairé ou instruit qui, avant Knox et Luther, n’ait avoué la dissolution de mœurs qui régnait dans les couvens, l’extrême corruption du clergé, son despotisme odieux. Si l’église romaine s’était réformée elle-même ; si le clergé avait ouvert l’Évangile au peuple, s’il avait éteint les bûchers dans lesquels il précipitait les malheureux, s’il avait purifié les lieux sacrés et corrigé ses mœurs, il aurait échappé aux calamités qui le frappèrent. Lingard n’a voulu reconnaître rien de tout cela ; il a essayé de soutenir que toute la structure de l’édifice catholique, avec ses abus et ses erreurs, était le résultat nécessaire de l’Évangile. Esclave dévoué de son église, il a vu avec indifférence, même avec aversion, les efforts du peuple anglais pour conquérir la liberté. Edouard Ier, l’oppresseur du pays de Galles et de l’Écosse, a reçu ses éloges ; nos héros écossais, défenseurs magnanimes d’une cause sainte, il les a flétris du nom de traîtres. Il a soutenu que l’hommage féodal des comtés du nord envers l’Angleterre équivalait à la soumission totale et à la vassalité éternelle de l’Écosse ; et, comme s’il eût craint que l’indépendance une fois admise n’ouvrît la voie à l’indépendance religieuse, il a dénigré et ravalé la liberté civile pour opposer d’avance une barrière à la liberté de conscience.

En un mot le savant docteur Lingard, quel que soit son talent, n’est qu’un moine du xive siècle jeté au milieu du xixe. Le célibat du clergé, la suprématie temporelle de l’église romaine, la foudre papale commandant aux rois, trouvent en lui un avocat habile et dévoué. La postérité tiendra compte des préjugés de l’écrivain et ne lui assignera qu’une place inférieure, quelque talent et quelque érudition qu’il ait déployés.


Pour la vigueur et la variété du génie, Robert Southey a peu de rivaux. Critique exact et habile, poète de premier ordre, biographe admirable, il est en outre un de nos meilleurs historiens. Depuis Gibbon, aucun écrivain anglais n’a porté dans l’étude de l’histoire une érudition aussi vaste, aussi réfléchie, aussi détaillée. Maître de toutes les ressources de la langue anglaise, la gravité naturelle de son génie le rendait spécialement propre aux grands travaux historiques. Ses œuvres respirent une simplicité presque antique, une noblesse naïve qui rappelle le style de nos bons auteurs du xvie siècle, et qui l’a exposé aux attaques injustes de certains critiques, trop accoutumés à l’élégance affectée et à la rhétorique fleurie des auteurs modernes. Jamais, chez lui, la faiblesse de la pensée ne cherche un abri sous la pompe des grands mots. L’Histoire de la guerre de la Péninsule, celle du Brésil et le Livre de l’Église, trois grandes compositions, offrent un ensemble harmonieux, une lucidité parfaite, une grandeur simple, qui doivent servir de modèle ; ce sont des monumens durables, que le caprice n’a pas élevés, et qui survivront à la plupart des œuvres contemporaines.

Dans son Histoire de la Péninsule, on reconnaît un coup d’œil vaste, une haute et large portée, la facilité d’embrasser et de faire mouvoir beaucoup d’objets à la fois, de les grouper, de les disposer, de les faire valoir. On y trouve aussi l’accent d’une ame noble et héroïque ; toute la Péninsule se déploie aux yeux de Southey. Ses vallons, ses montagnes, ses défilés inaccessibles, ses forêts, ses habitans, ses villes sont là, devant lui ; et quand il s’est rendu maître de tous les élémens de son sujet, quand il a bien étudié le noble et le paysan, le moine et le soldat, il raconte, avec une énergie digne des anciens, les diverses fortunes de cette guerre soutenue par la liberté contre le plus grand conquérant des temps modernes. On voit les armées s’entrechoquer, les différens caractères se dessiner nettement, les intérêts des nations rester suspendus dans la balance. On prend un intérêt vif et puissant à tout ce drame pathétique. Sans doute quelques écrivains espagnols ont critiqué cet ouvrage, dans lequel ils ont découvert des erreurs de détail ; en Angleterre, on a reproché à l’auteur la teinte forte et véhémente qu’il a répandue sur son œuvre. Nous ne devons pas nous étonner de ces erreurs, pardonnables à un écrivain étranger ; nous devons encore moins lui imputer à crime la sympathie ardente que lui ont inspirée les opprimés et son indignation contre l’oppresseur.

On lui a reproché aussi d’avoir trop usé des ressources que lui offrait l’ancienne littérature espagnole ; d’avoir mis à contribution les vieilles ballades et les vieux romans ; de s’être rappelé trop souvent, à propos d’un couvent et d’une église, les traditions et les légendes dont son imagination était remplie. À nos yeux, cette accusation est un éloge : la situation de l’Espagne moderne s’explique mieux, grace à ces épisodes ; ils soulagent la pensée du lecteur, fatigué de tant de scènes de carnage, et qui respire avec délice un air plus frais et plus pur. L’amour de la liberté, le sentiment de l’indépendance nationale, sont empreints sur toutes ces pages ; au lieu d’être surpris que quelques erreurs locales de peu d’importance lui soient échappées, nous ne pouvons qu’admirer la sagacité avec laquelle il a discerné la vérité au milieu de tant de récits contradictoires, incomplets, dictés par la fureur et la haine d’ennemis acharnés, dont l’épée fumait encore.

Le Livre de l’Église se fait remarquer par une charité douce et presque divine, par un profond respect pour l’Évangile et les vérités qu’il contient, et par un souverain mépris de la superstition usurpatrice et oppressive. On convient généralement que le portrait de chaque église différente a été tracé par lui avec une vigueur et une vérité scrupuleuse, sans caricature, sans grossièreté, sans faiblesse. Apologiste de l’église anglicane, il a dû déplaire aux partisans du catholicisme romain, et n’a pas ménagé davantage l’orgueil des sectes dissidentes. Presbytérien moi-même, et persuadé que la pompe de l’église épiscopale s’accorde moins avec l’esprit de l’Évangile que notre simplicité, je suis loin de reprocher à Southey, homme sincère et vertueux, l’appui qu’il a prêté aux doctrines qu’il regarde comme les meilleures. Nous ne différons que sous le rapport de la discipline ; et cet avocat, si érudit, si éloquent, si profond, de l’église anglicane, c’est encore notre frère.

Le plus noble de tous les ouvrages en prose de Southey, c’est son Histoire du Brésil, monument original, plein de variété et d’unité à la fois. On lui a reproché la barbarie des mœurs qu’il dépeint et l’atrocité des scènes qui remplissent ses pages ; mais qu’y pouvait-il faire ? Des hordes sauvages luttant contre des envahisseurs non moins sauvages qu’eux : tels étaient les élémens de son tableau ; il a su découvrir les différences caractéristiques de ces hordes, décrire avec exactitude et chaleur leurs superstitions, leurs mœurs, leurs préjugés, peindre le changement produit par leurs oppresseurs chrétiens, qui venaient, la croix d’une main et le glaive de l’autre, leur opposer une superstition non moins barbare que celle qui les dominait naguère. De ces matériaux si difficiles à mettre en œuvre, il a su tirer l’un des livres les plus intéressans et les plus instructifs de la littérature anglaise : variété de scènes et de personnages, aventures extraordinaires, incidens romanesques racontés simplement, tout s’y trouve. L’accent de l’historien est sérieux, grave, élevé, et prouve l’intérêt vif et profond qu’il a pris à son œuvre. Il domine son sujet ; aucune trace d’effort et de fatigue ne vient harasser le lecteur. On reconnaît partout une vigueur constante, maîtresse d’elle-même, et qui se déploie naturellement.

On avait annoncé que Southey continuerait l’Histoire de la Poésie de Warton ; c’était une œuvre digne de lui. Sa vie intérieure est pleine de dignité et de sagesse ; il habite Keswick, au milieu d’une famille aimable et d’une belle bibliothèque. Il donne à ses travaux un certain nombre d’heures par jour ; les étrangers trouvent chez lui une hospitalité noble et généreuse.


Georges Chalmers, dans sa Calédonie, et Sharon Turner, dans son Histoire des Anglo-Saxons, ont essayé de faire revivre l’Angleterre et l’Écosse, telles qu’elles existaient pendant une époque de barbarie presque sauvage. Leurs recherches immenses ont été couronnées de succès.

Turner, l’Anglais, est supérieur à Chalmers, notre compatriote, pour la méthode et la clarté. Chalmers l’emporte, selon nous, comme antiquaire, comme érudit. Malheureusement sa diction est bizarre, pompeuse, obscure, et souvent de mauvais goût.

On trouve dans l’histoire de Turner les détails les plus curieux sur l’état social et politique des tribus saxonnes, sur ces guerriers si courageux, si téméraires dans les combats, si industrieux et si patiens dans la paix. La Calédonie de Chalmers, plus chargée d’érudition, est moins féconde en intérêt. C’est le résultat d’une vie tout entière, d’une vie dévouée à cet unique objet. La Grande Bretagne de Camden n’est rien auprès de ce gigantesque édifice d’érudition. Le charme du style, l’intérêt qu’une imagination romanesque répand sur tout ce qu’elle embellit, manquent à ces deux mille pages, dont l’exactitude topographique et historique est sans égale. Le dernier volume de la Calédonie est encore manuscrit ; et comme il y a peu de lecteurs pour une telle œuvre, il ne se présente pas de libraire assez hardi ou assez généreux pour l’imprimer et le publier. Dans tout autre pays que le nôtre, le gouvernement aurait fait les frais de la publication et accordé une pension à l’auteur.

Parmi les hommes de talent et de conscience qui vivent négligés et obscurs, nous devons citer le docteur Jamieson, auteur de l’excellent dictionnaire de la langue écossaise. Le feu roi lui avait accordé une pension de 100 livres sterling qui vient d’être supprimée.


Sir James Mackintosh. — Cet homme célèbre a commencé par défendre la révolution française contre les éloquentes attaques de Burke. On le regarda dès-lors comme le champion des libertés anglaises, et l’on s’étonna de le voir défendre Peltier, accusé d’avoir publié un libelle contre Napoléon. « En Europe, disait-il, il y a encore une presse libre, celle de l’Angleterre ; de Palerme jusqu’à Hambourg, toute liberté est éteinte, tout est asservi. Au milieu de tant de ruines, notre gouvernement et notre patriotisme se sont maintenus ; nous sommes fiers de ne pas avoir laissé crouler ce vénérable édifice construit par nos ancêtres, de pouvoir encore rendre la justice, réunir le jury, élever la voix en faveur de la liberté. Dans cette île que n’a pas atteinte l’immense convulsion qui a ébranlé tous les droits et bouleversé tous les empires, je puis donc défendre la presse ! » Cette attaque contre le fils et l’héritier de la révolution française suscita des ennemis à Mackintosh. Ses anciens partisans crurent y voir une défection : ils se trompaient. En 1792, il avait défendu la liberté ; en 1811, il la défendait encore.

Quand on apprit que Mackintosh allait siéger à la Chambre des Communes, on pensa que son éloquence éclipserait la gloire de nos plus célèbres orateurs. Le ministère tremblait. On sut que sa première motion serait relative aux affaires de la Norwège, et dès le matin une foule empressée assiégea les portes du Parlement. Quelle fut la surprise de ses amis, lorsque après avoir écouté son discours ils y cherchèrent en vain le sujet même qu’il avait promis de traiter ! C’était une dissertation philosophique très brillante, un morceau spirituel, savant et bien écrit, mais destiné plutôt à orner les pages d’une revue mensuelle qu’à produire de l’effet sur une assemblée délibérante. L’auteur s’occupait de toutes les nations du globe, la Norwège exceptée ; il plaidait en sa faveur sans prononcer son nom, sans paraître se souvenir qu’elle existait : subtilité raffinée, qui n’a rien de commun avec l’éloquence parlementaire. Les amis même de Mackintosh avouèrent qu’il s’était trompé.

Le bruit se répandit qu’il travaillait à une histoire d’Angleterre ; pendant vingt ans, on compta sur ce travail ; il s’occupait, disait-on, de recueillir ses matériaux, de consulter les manuscrits et les archives. En 1830, l’ouvrage n’était pas même commencé ; il s’était contenté d’esquisser de brillans portraits, de tracer quelques épisodes, de jeter çà et là des pierres d’attente et des fragmens. Enfin deux volumes insérés dans l’Encyclopédie de Lardner donnèrent une idée de ce que pourrait être un jour l’histoire d’Angleterre par Mackintosh. Ils n’étaient guère que l’amplification et le développement de la préface qui devait servir d’introduction à son grand ouvrage.

On y chercha vainement la main du génie, la puissance dominatrice qui s’empare de l’attention dès qu’elle apparaît. Du talent et des recherches curieuses, voilà tout ce que cet ouvrage renfermait de digne d’être remarqué. Moins historien qu’orateur, inhabile à concentrer dans un seul foyer les rayons épars des souvenirs historiques ; dénué de cette vigueur et de cette patience qui réunissent les faits en un seul faisceau, qui les groupent et les disposent avec force et avec sagacité ; s’occupant de trop de détails subalternes et de minuties ; trop philosophe, trop métaphysicien pour accomplir l’œuvre de l’historien, pour narrer candidement, noblement les faits légués par le temps passé, il manquait de simplicité, d’aisance, d’originalité. Il lui appartenait de juger des évènemens et de disserter sur eux d’une manière érudite et ingénieuse, bien plutôt que de les reproduire avec cette largeur épique, caractère distinctif de l’historien. Ses amis me semblent avoir surfait son talent ; s’il avait eu le génie historique, ce génie aurait bouillonné en lui et se serait frayé un passage de vive force. Je ne crois pas, comme le poète Gray, à ces Miltons sans gloire qui manquent à leur vocation, à ces génies méconnus, silencieux et muets.


Sir Walter Scott a écrit deux histoires d’Écosse : l’une populaire, familière, les Soirées du coin de feu, qu’il raconte à son petit-fils ; histoire charmante, pleine de vie, de grace, de naïveté, rayonnante de chevalerie, de bonhomie, de souvenirs héroïques, narrés avec une admirable candeur. Scott n’a pas consulté un seul ouvrage, pour composer ce livre qui nous enchante. Toute cette poésie de sa patrie, cette vaste fresque si bien colorée, ces tableaux épurés, sans mélange des inutilités et des scories que la plupart des historiens joignent à leur œuvre, est sorti du cerveau de Scott comme Minerve armée du cerveau de Jupiter. La première série est surtout merveilleuse, et la seconde n’est guère inférieure à la première. Dans l’une nous trouvons les grandes aventures de Wallace et de Bruce, les naissantes destinées de l’Écosse ; dans la seconde, l’histoire domestique, privée et nationale de ce pays depuis l’avènement de la famille Stuart jusqu’à la réunion de l’Écosse et de l’Angleterre. Que d’épisodes intéressans, que de traits délicats et curieux que l’on ne trouve nulle part ailleurs ! quel charme dans ce récit ! et combien nous semble puéril et faux le jugement de ces hommes, qui, voulant faire des romans, ont oublié une époque, un pays, des mœurs si pittoresques ! La troisième série a été déflorée par Waverley, qui en a reproduit avec tant de beauté et de grace les incidens les plus brillans et les plus curieux. Ce qui est étonnant, c’est que dans ce grand ouvrage, écrit tout entier de mémoire, Scott n’a commis qu’une seule erreur.

Je suis beaucoup moins content, pour ma part, de l’ouvrage sérieux qu’il a consacré au même sujet ; c’est une œuvre froide et sèche, qui n’a ni la dignité de l’histoire ni l’intérêt vif du roman. La main du malheur pesait alors sur Walter Scott : l’on dirait que son souffle glacé a flétri l’originalité et la fraîcheur d’imagination qui appartenaient à l’historien-poète ; on retrouve bien dans cet ouvrage les sentimens généreux et patriotiques de Walter Scott, mais non sa verve et la franchise de son talent. Je serais tenté de le regarder moins comme un historien véritable que comme un excellent chroniqueur ; il ressemble assez à Froissard pour l’invention poétique, et la nature l’avait doué d’un talent pittoresque qui l’emporte même sur le coloris éclatant et naïf de ce contemporain d’Édouard iii. Incapable d’ailleurs de raisonner philosophiquement sur les faits ; moins profond que bon coloriste, je le nommerais volontiers le Rubens de la littérature.

Telles sont les qualités qui distinguent l’histoire de notre époque, publiée sous ce titre : Vie de Napoléon Bonaparte. C’est une merveille que cet ouvrage. La narration en est rapide et animée ; nous suivons depuis le berceau jusqu’à la tombe les diverses fortunes de l’homme de la destinée ; lisant le Tasse sous les vieux arbres de l’école de Brienne ; pauvre cadet dans le régiment de Lafère, et pensant bien plus à la littérature qu’à la tactique ; puis, au siège de Toulon, méditant le succès de son entreprise et étonnant par la rapidité et la sûreté de ses calculs les représentans du peuple muets devant lui. Notre cœur bat quand nous voyons cet homme immense, perdu et ignoré dans la capitale, dînant dans un mauvais restaurant avec Talma, puis appelé au moment du péril par la Convention qui invoque son secours et qui oppose aux factions soulevées ce jeune lieutenant. De Paris à Rome, de Rome en Allemagne, renversant les armées et fracassant les trônes sur sa route, il va, il va toujours, ce conquérant presque imberbe ; il se fraie une voie sanglante jusqu’au sein de l’Égypte, où ses savantes manœuvres fauchent la cavalerie orientale comme l’acier du moissonneur fauche les épis ; notre ame l’accompagne et sympathise avec lui lorsqu’il est prêt à se précipiter dans l’Inde ; lorsque, ne pouvant y parvenir, il revient en France où des hommes presque aussi étranges que lui préparaient le marche-pied de sa puissance. Quel drame, lorsqu’il arrache et précipite de leurs sièges les avocats tremblants ! Que va-t-il faire ? À quelle œuvre va-t-il consacrer sa plume et son glaive ? Le premier consul de la république, le héros de tant de batailles rangées ceindra-t-il le diadème du despote ?

Oui : nous nous éveillons ; notre rêve se dissipe. Il est roi, ses maréchaux se pressent autour de lui, il répudie sa femme ; la fille des rois partage son lit impérial. Du nord au midi et du midi au nord, il fait mouvoir ses armées dévastatrices, et la victoire s’attache toujours à ses aigles ; mais nous avons cessé de nous intéresser à lui, nous ne battons plus des mains quand il triomphe, nous ne nous associons plus à sa gloire : il est l’oppresseur des peuples, son immense fortune nous est odieuse. Nous nous détachons de sa cause, jusqu’au moment où, écrasé par la conspiration de tous les trônes, il est condamné à un exil qu’il ne peut supporter, rompt son ban, s’entoure de ses vieux camarades, tente avec eux un dernier effort désespéré, et succombe enfin sur le champ de bataille de Waterloo, laissant la victoire aux théories de l’arbitraire et du pouvoir divin ; victoire inutile, comme les derniers évènemens sont venus nous l’apprendre.

Au moment où Walter Scott publia cette histoire, toute la colère de l’Europe était soulevée contre Bonaparte ; nos sœurs et nos mères étaient en deuil ; nos blessures saignaient, les ruines des villes et des campagnes étaient là sous nos yeux ; partisan de l’antique noblesse et du droit féodal, patriote ardent, Walter Scott ne devait pas traiter avec toute justice l’homme qui voulait faire régner le talent à la place de la naissance et de la fortune, l’homme qui aurait accompli son grand dessein, s’il n’avait pas abusé de l’arbitraire. Cependant on trouve beaucoup moins de partialité qu’on n’aurait pu le présumer dans l’appréciation de Walter Scott ; bien du temps se passera avant que l’on publie un récit plus fidèle, plus brillant, plus grandiose de cette tragique destinée.


William Roscoe a été diversement apprécié ; quelques critiques, entre autres Gifford[4], ont singulièrement rabaissé son talent d’historien. Les tories du Quaterly Review le traitèrent sans ménagement ; mais en revanche les whigs de l’Edinburgh Review le défendirent à outrance : triste effet de l’esprit de parti qui pénètre jusque dans la littérature, et qui ne permet pas même à la critique des œuvres intellectuelles la justice et l’équité.

« Trop estimée à sa première apparition, dit le critique que nous venons de citer, l’histoire de Lorenzo de Médicis n’est pas indigne d’occuper une place dans nos bibliothèques. On y trouve de l’affectation et de la froideur, de la prétention et de l’élégance, des vignettes et de grandes marges, de la prose et des vers, de l’italien et de l’anglais, de la monotonie et du savoir. Le grand ouvrage du même auteur, l’Histoire de Léon x, est loin de s’élever au niveau de son premier essai. Quoique le génie ne l’eût pas empreint de sa marque énergique et ardente, il était impossible de regarder cet ouvrage comme une composition correcte et élégante. On ne fit pas grande attention aux défauts réels de l’ouvrage. L’ennui qu’il inspirait étendait sur lui son aile protectrice. La réputation de M. Roscoe se conserva donc intacte, grace au peu de lecteurs qui s’avisèrent de le consulter. »

Il serait injuste de chercher une appréciation exacte du talent de Roscoe dans ces pages amères. Amis et ennemis l’ont également mal jugé. Le premier il nous a fait connaître l’Italie au xvie siècle ; avant lui, le prêtre-roi qui siège au Vatican était pour la plupart des Anglais une espèce de monstre idéal et de chimère horrible. Quelques voyageurs éclairés étaient parvenus à se débarrasser de ces préjugés barbares ; mais la masse y était encore asservie. Alors Roscoe se présenta environné de documens précieux, recueillis avec soin, disposés avec art ; son tableau du Vatican sous les Médicis parut brillant, caractéristique et agréable. Sa pensée, qui manque de profondeur, de force, d’originalité, est toujours claire, exprimée avec une certaine grace tranquille, qui ne s’élève ni ne s’anime jamais, soit qu’il parle d’une médaille bien frappée ou d’une action tragique, d’un sonnet agréablement tourné ou de cette révolution religieuse qui, pénétrant jusque dans les caveaux du château Saint-Ange, arracha quelques-uns de ses plus beaux domaines au pape Léon x. La diction de Roscoe n’a rien de libre, de grand, de nouveau ; il disserte avec goût, avec élégance, d’une manière correcte, quelquefois ingénieuse et rarement obscure ; sa parole est étudiée, l’impulsion et la verve lui manquent.

Philanthrope et orateur, Roscoe essaya d’effacer cette tache flétrissante de la Grande-Bretagne, la traite des noirs. De Liverpool qu’il habitait, son influence s’étendit au loin. J’ai lu quelques fragmens d’un mémoire qu’il voulait consacrer à la vie du poète Burns ; mémoire que l’indignation avait dicté, et qui devait flétrir l’ingratitude de cette patrie, marâtre pour son enfant le plus glorieux. Les passages que l’on m’a montrés m’ont paru beaucoup plus remarquables par la pompe des mots que par la véritable éloquence.

Comme poète, Roscoe n’a pas reçu moins d’éloges que comme prosateur ; c’est la même faiblesse de pensée, la même facilité de style, le même essor doux et soutenu. Né d’une famille obscure et pauvre, il s’éleva par son seul mérite, protégea les arts, fut l’ami et le patron du peintre Fuseli, consacra ses loisirs à tout ce que la culture des lettres offre de plus élégant et de plus noble, se montra généreux et bienveillant pour les enfans de la muse, et leur ouvrit sa bourse et sa maison, tant que les sourires de la fortune lui permirent de se livrer aux penchans de son cœur[5].

Sir John Malcolm. — La vie de cet écrivain n’est pas moins intéressante que ses ouvrages. Très jeune, il partit pour l’Inde ; et du grade de sous-lieutenant il ne tarda pas à s’élever, à force de courage, de patience et d’activité, aux premiers rangs de l’armée ; ses études sanskrites marchaient de front avec ses exploits militaires et ses négociations diplomatiques. Ambassadeur, tacticien, poète, orientaliste, un mérite spécial lui permettait de tirer parti de circonstances si favorables ; c’était un observateur attentif qui ne laissait échapper aucun détail, un philosophe qui rapportait tous ses résultats à un point central, à une pensée première. Armé d’un crayon et d’un album, il parcourait toute l’Inde et toute la Perse, recueillant des notes, prenant acte de tous ses souvenirs et de tout ce qui se passait sous ses yeux, écoutant les sages du pays, prêtant l’oreille même aux passans et aux femmes, ne dédaignant rien de ce qui pouvait éclairer des régions si mal connues de l’Europe. Enfin plus de soixante volumes in-8o, remplis de ces documens, furent le résultat de ses recherches assidues et de ses travaux constans. Personne ne nous fait mieux comprendre que lui la civilisation bizarre de l’Asie ; il n’a pas négligé les traditions, les légendes, les fables que la crédulité de ces peuples admet parmi les témoignages les plus vénérables et les plus respectés.

Il a bien raison de dire dans sa préface de l’histoire de la Perse, que sans la connaissance des traditions populaires, il est impossible d’arriver à celle de l’état social d’un peuple. « Ce sont elles, ajoute-t-il, qui cachent et recouvrent souvent les derniers débris d’une antique vérité méconnue ; il faut les étudier pour y déchiffrer les vestiges d’un passé perdu à jamais. Quelque extravagantes que soient les traditions, elles ne sont jamais indignes de nos regards, elles influent sur les peuples, se mêlent à leurs habitudes, à leur littérature, à leur religion, changent leurs mœurs, deviennent des symboles et des types, et s’associent d’une manière indélébile aux races qui les ont produites. Nos traditions populaires sur le grand Alfred, les traditions françaises relatives à Charlemagne et à Roland ne font-elles pas partie de la nationalité intime des peuples dont je parle ? » Ces réflexions si justes que sir John Malcolm ne s’est pas contenté de développer dans sa préface, mais qu’il a mises en pratique avec beaucoup de talent, jettent sur ses ouvrages une couleur originale et une teinte précieuse de localité, de vérité. La plupart de ses descriptions de paysages ont été faites sur place. Son Histoire de l’Inde centrale a été composée toute entière pendant un voyage dans ce beau pays ; tantôt ce sont les coutumes de ces peuples qu’il décrit d’après ses observations personnelles, tantôt quelques passages des poètes nationaux qu’il cite à l’appui de ses pages. La narration d’un prêtre, le récit traditionnel d’un pâtre, nous en apprennent bien plus, ont bien plus de couleur et de vie que de longues dissertations érudites ne pourraient en avoir ; ni les absurdités religieuses, ni les folies mystiques, ni les anecdotes singulières ne sont dédaignées par lui. Ce qu’il veut surtout, c’est nous donner, à nous Européens, une idée juste de ces contrées merveilleuses, des idées et des mœurs étranges qui les animent. Dans ses Esquisses persanes, sir John Malcolm a jeté tout ce qu’il y a de poétique, de gracieux, de touchant dans les mœurs orientales ; il a surtout cherché à amuser et à intéresser par ses tableaux. Il a consacré son Histoire politique aux matières graves et s’est montré judicieux, libéral et instruit.

Cet écrivain remarquable réunit plusieurs qualités fort différentes : une certaine vivacité de pensée qui n’est pas la profondeur, mais qui a du naturel et du charme, une sensibilité poétique, de l’habileté pittoresque, et l’art de concevoir l’histoire sous le point de vue dramatique. À la fois orné et simple, son style a de la grace et de la variété. On se souvient encore de l’effet que produisait sa conversation pleine d’anecdotes, de traits heureux, de saillies gaies, de détails pathétiques et aussi de sages conseils.

Le colonel Napier a donné, après Southey, une histoire remarquable de la guerre de la Péninsule. Quand on entendit parler de cette entreprise, on la regarda comme une folie. Que restait-il à faire en effet ? À peine pourrait-il glaner après la moisson de l’homme de génie ; sans doute il allait donner au public des marches et des contre-marches, des détails techniques de sièges et de campemens, des dissertations sur les uniformes des armées, enfin la statistique générale des livres de poudre brûlées dans cette campagne mémorable. On n’attendait pas davantage de ce soldat habile et brave qui avait été lié avec les chefs de tous les partis, qui avait traversé dans tous les sens le théâtre de cette guerre, qui l’avait contemplée non seulement avec le coup d’œil du guerrier, mais avec le regard du philosophe.

De quel étonnement ne fut-on pas pénétré, lorsque l’on vit paraître un des plus beaux livres de notre langue, une narration vive, forte, simple, brillante, contenant non-seulement l’histoire stratégique, mais l’histoire morale, politique et intellectuelle de ce pays : œuvre pleine de mouvement, où le canon tonne, où les bataillons s’ébranlent et se culbutent, où les personnages principaux sont d’une vérité animée, où tout est rapide, violent, terrible et vrai. Nous honorons le colonel Napier, parce que, militaire distingué par plus d’une action d’éclat, il a vu dans le monde autre chose qu’une caserne ; parce qu’il a conservé un cœur d’homme, et n’a pas cru permis à un chef d’armée de verser le sang à torrens pour prouver la vérité d’une démonstration algébrique et la justesse d’une manœuvre. Il laisse à d’autres la triste manie de n’admirer l’homme que comme de la chair à canon, de ne voir dans la nature physique qu’un assez bel emplacement destiné à des parcs d’artillerie, à des évolutions d’infanterie, à des chocs d’escadrons. Il a fait plus : se débarrassant lui-même de tous les préjugés qui nous environnent, il a osé manifester le regret que, dans le service militaire de la Grande-Bretagne, le mérite réel contribue si peu à l’avancement du soldat. Notre aristocratie guerrière s’est soulevée contre cette assertion ; elle s’est fâchée contre cette vérité irrécusable : « Que Dieu distribue le génie et le talent sans acception de rang et de naissance. » Le colonel Napier prouvait à ses adversaires que dans un régime pareil à celui que nous avons adopté, Soult et Lannes, à force de bravoure et de persévérance, auraient tout au plus atteint le grade de sergent, et que Bonaparte, avec tout son mérite, serait devenu simplement colonel d’artillerie. À cela que répondre ? Les ennemis du colonel Napier et de son système, se contentèrent de l’injurier.

En Espagne, il a trouvé aussi des antagonistes. Cela devait être. Il écrivait comme un Anglais et comme un soldat. Les vérités qu’il avait à dire ne pouvaient que déplaire aux Espagnols, qui prétendaient avoir combattu seuls pour leur indépendance, et repoussaient comme une imputation calomnieuse la honte d’avoir été sauvés par les hérétiques. Mais Napier se souvenait que les Espagnols, si acharnés contre les Français, n’avaient pas moins de rage contre les Anglais protestans, qui étaient venus leur apporter la liberté. Il se souvenait qu’au moment où la flotte anglaise s’était éloignée des côtes espagnoles, le départ des hérétiques avait été célébré par un Te Deum général, chanté dans toutes les villes d’Espagne. Il se souvenait de l’antipathie des paysans pour les soldats, de la lenteur avec laquelle on leur envoyait des secours d’hommes et d’argent, surtout du sentiment de mécontentement et d’humiliation que les Espagnols ne manquaient jamais d’exprimer quand on leur rappelait le service éminent que les Anglais leur avaient rendu. Peut-être, en cherchant à venger ses compatriotes et à relever leur gloire, le colonel Napier a-t-il montré trop d’impétuosité, de partialité, d’ardeur : mais ce n’est pas à nous de lui reprocher ce défaut, dont la source est l’amour de la patrie. J’ai entendu de fort bons juges comparer le colonel Napier aux plus illustres de tous les historiens, à César et à Tacite.


L’Europe au moyen-âge et l’Histoire constitutionnelle d’Angleterre feront vivre long-temps le nom de Henry Hallam. Le premier de ces deux ouvrages me semble de beaucoup supérieur à l’autre. Quelques critiques l’ont préféré à l’œuvre capitale de Robertson, sous le rapport de la critique, de l’étendue des vues, et de la lucidité des dispositions. Le second ouvrage que nous avons cité, défectueux sous le rapport du plan et de la pensée première, se fait remarquer par une impartialité rare, par une candeur bien précieuse dans ce temps où règne l’esprit de parti, par une judicieuse et noble fermeté qui se fait un devoir de n’admettre aucune exagération, aucun dénigrement. Ajoutez à ces mérites un style fort et original, bien qu’il soit entaché quelquefois d’obscurité ; style grave, plein de faits et d’idées ; style qui s’élève quelquefois jusqu’à une éloquence haute et calme.

Rien de plus intéressant que l’Histoire de l’Europe au moyen-âge. On y voit l’ordre sortir du désordre, et sur les cendres du passé, au milieu des ruines des vieux empires, des empires nouveaux surgir et se développer ; le règne de la violence se discipliner lui-même, élever une barrière et une digue en faveur des faibles contre les forts ; enfin l’Europe moderne se préparer et se forger, pour ainsi dire, dans cette fournaise ardente.

Le sujet de l’Histoire constitutionnelle d’Angleterre était beaucoup moins heureux. C’est, selon nous, une idée maladroite et peu philosophique, de séparer les élémens constitutifs dont se compose l’histoire d’un peuple, de nous donner à part ses souvenirs guerriers, ses annales littéraires, ses souvenirs constitutionnels. Cet immense tissu ne veut pas être détruit ni parfilé ; tout se mêle, tout se confond dans l’existence des nations comme dans celle de l’homme. En Écosse, les lueurs de l’incendie se mêlaient aux premiers éclairs de la liberté naissante. En Angleterre, elle avait déjà fait des progrès, et versait plus de chaleur et de clarté quand le triste échafaud de Charles Ier se dressa. Crimes, vices, vertus, arts, sciences, littérature, progrès politiques, conquêtes et défaites, tout s’amalgame : donner l’histoire isolée d’un seul de ces élémens, c’est faire l’anatomie de la main gauche, en négligeant celle de la main droite. Nous n’avons pas encore d’histoire d’Angleterre. Tel nous donne un roman pittoresque, tel autre une investigation savante ; ce troisième un pamphlet politique. Quel est l’écrivain assez fort pour peindre et pour réfléchir à la fois, pour être érudit et narrateur ? qui entreprendra cette grande œuvre ?


Je ne puis m’empêcher de classer parmi les historiens Isaac d’Israéli. C’est un des hommes les plus instruits, les plus aimables et les plus spirituels de notre époque. La plupart de ses ouvrages sont anecdotiques, singulièrement amusans et faits pour jeter de la lumière sur les mœurs et le caractère des hommes de lettres en général et de nos écrivains en particulier. Il aime à dérouler de vieux parchemins moisis, à déchiffrer une note au crayon sur la marge d’un livre : avec ces matériaux il fait des œuvres qu’on lit avec le même plaisir qu’un roman. Quiconque écrira l’histoire de la poésie anglaise ne pourra s’empêcher d’avoir recours à ces anecdotes.

Rien de plus intéressant que ses Commentaires sur la vie de Charles Ier. On lui reproche d’avoir traité avec trop de modération le malheureux roi dont il parle ; mais je ne suis pas un de ceux qui attribuent tous les crimes au monarque décapité par Cromwell. Je pense, comme les presbytériens de cette époque, que la mort et même la déposition de Charles Ier étaient inutiles et même dangereuses ; qu’il suffisait d’établir une constitution forte et libérale en Angleterre, sans répandre le sang royal. Les cavaliers et les indépendans n’étaient pas de cet avis.

On dit que M. d’Israéli s’occupe d’une histoire complète de la littérature anglaise : personne n’est plus capable que lui d’élever ce monument national qui nous manque.

BIOGRAPHIES

Nous retrouverons dans ce chapitre les écrivains dont les noms se sont offerts à nous dans les chapitres précédens. Depuis l’époque où Samuel Johnson se plaignait de ce que la littérature anglaise était stérile en ouvrages de cette espèce, beaucoup d’hommes distingués ont ajouté ce fleuron à notre couronne. Nous n’avions, avant Johnson, que des biographies individuelles assez remarquables, la Vie de Cowley, par Sprat, et l’Apologie de Cibber. Samuel, le premier, traita la biographie comme une œuvre d’art. Il écrivit ses Poètes, galerie de portraits dans laquelle se retrouvent à la fois la physionomie extérieure, et, si on peut le dire, la physionomie intime de tous les hommes dont il parle. En ce genre, je ne connais aucun écrivain qui l’ait égalé.


Boswell, qui lui succéda, fit la biographie de Johnson d’une manière tout-à-fait opposée à celle de son maître. Au lieu d’un résumé brillant et profond, ce ne fut qu’une série d’anecdotes plus ou moins intéressantes, de détails minutieux, de petites circonstances, qui toutes se rapportaient au grand homme. Il montra Johnson dans toutes ses attitudes, sous tous ses aspects ; il le montra entouré des hommes d’esprit de l’époque ; il ne se permit pas d’indiquer au lecteur le jugement qu’il fallait porter ; il se contenta de faire le journal complet de toutes les actions de son héros. De mauvais copistes le suivirent à la trace, et nous donnèrent des volumes entiers sur des hommes obscurs, auteurs de livres également inconnus. Ils prêtèrent de l’importance à des personnages qui n’en avaient jamais eu, et nous apprirent en mille pages in-folio ce que personne ne se souciait d’apprendre[6].


À la tête de nos biographes il faut placer James Currie, médecin distingué, excellent homme, qui, après la mort de Burns, se chargea de mettre en ordre les papiers que laissait après lui le malheureux poète, et fit servir cette édition à soulager les besoins de la veuve et des enfans, qui restaient sans protecteur dans la triste chaumière de Burns. Cette œuvre d’amour et de charité fut couronnée de tout le succès qu’elle méritait. C’était aussi une œuvre de talent. La vie du poète, placée en tête de l’édition, est pleine de sensibilité, de raison et de savoir. L’auteur donne à Burns le rang qu’il mérite ; il sait qu’il a plus d’un obstacle à vaincre, plus d’un préjugé à surmonter : ceux des savans, qui ne veulent pas reconnaître le génie s’il n’a traversé la cour d’un collége ; des gens du monde, qui préfèrent aux élans de la nature les feux d’artifice et les faux brillans du bel esprit ; des hommes politiques que le penchant révolutionnaire de Burns avait offensés ; enfin, ceux des poètes secondaires de l’époque, très peu d’humeur à souffrir qu’un paysan les dépassât de toute la tête, et s’élevât comme un géant au milieu de leur foule turbulente et inférieure.

Currie, tout en ménageant les adversaires naturels que ses opinions devaient trouver, exprime son sentiment avec noblesse. Quelquefois il se croit obligé d’avoir recours au ton de l’apologie, mais jamais il ne lui arrive de déguiser la vérité et d’abandonner la cause du paysan-poète.

L’ouvrage se compose de fragmens détachés, qui se répètent souvent, et qui n’offrent pas au lecteur une narration suivie. C’est là un notable défaut. Mais qui ne serait charmé du ton de candeur, de sensibilité, de bienveillance qui respire dans l’ouvrage de Currie ? Rien de plus caractéristique et de plus vrai que son tableau de la vie rustique en Écosse. L’auteur ne s’est pas contenté de la peindre, il l’a sentie. On voit que les mélodies nationales vibrent dans son ame, et qu’il les a répétées souvent ; que nos promenades nocturnes, nos amours écossais ne lui ont pas été inconnus ; qu’il a soupé dans la grange et dans l’étable ; qu’il a pris part à la joie et aux aventures des veillées nocturnes. Cet homme généreux, cet écrivain remarquable mourut trop tôt pour ses amis et sa patrie : mais il avait eu le bonheur d’assurer par son beau travail l’existence de la famille que le poète avait laissée sans ressource.


À peine parlerons-nous de William Hailey, que l’on a vanté comme poète et comme prosateur, et dont les ouvrages froids, mesurés, polis avec soin, mais secs et vides, n’ont pas laissé de souvenir. Point de grace, point d’abandon, nulle originalité. La vie du poète Cowper et celle du peintre Romney sont, comme les Triomphes du Caractère, le plus célèbre des poèmes de l’auteur, d’une honnête et désespérantes médiocrité.


William Gifford a écrit l’abrégé de sa propre vie qui se trouve à la tête d’une bonne traduction de Juvénal, et une excellente biographie de Ben Johnson, l’auteur dramatique. La manière dont Gifford parle de lui-même, de sa jeunesse pauvre, et des efforts qu’il fit pour sortir de cette situation, nous intéresse par la modestie, la simplicité, et cette absence totale d’un charlatanisme trop souvent employé par les hommes que leur talent a tirés de la foule.

Dans sa biographie de Ben Johnson il déploie beaucoup de talent, une érudition rare, une sagacité peu commune, et un tact qui appartient à peu de critiques. Nous reprocherons à cet ouvrage le ton de controverse qui le dépare. Selon nous, c’est moins une biographie qu’un plaidoyer. Tous ceux qui ont attaqué son héros, Gifford les attaque à son tour avec une violence qui peut passer pour de la fureur. Il renverse tout ce qui se trouve sur sa route ; il cherche, souvent inutilement, à repousser les imputations auxquelles la mémoire de Ben Johnson a été en butte. Quoi qu’il en soit, la réputation de Gifford, comme écrivain énergique, facile, sarcastique et savant, est solidement établie.


Je me sens incapable de rendre au lecteur un compte exact des travaux biographiques de William Godwin[7]. Sa Vie de Marie Wolstonecroft est courte et dit beaucoup ; sa Vie de Chaucer est longue et ne dit presque rien. Peut-être se repent-il aujourd’hui d’avoir retracé avec tant de fidélité et de détail le portrait en pied de sa femme, Marie Wolstonecroft, philosophe en jupons, si faible et si forte à la fois. C’est un tableau de Rembrandt : des sillons de lumière au milieu d’un océan de ténèbres.

La Vie de Chaucer est un roman : conjectures sur conjectures, rêves sur rêves, théories sur théories ; de l’érudition en abondance, un sentiment profond du talent du poète, mais une immense quantité de pages inutiles, une cuillerée de vérité dans un océan de fictions. Tout ce que nous savons de certain, c’est que le père de la poésie anglaise, contemporain d’Édouard iii, a écrit quelques poèmes inimitables et est mort en Angleterre. Aucuns vont jusqu’à dire qu’il a battu un jour, dans Fleet-Street, un moine des ordres mendians. Sa biographie s’arrête là. Il ne fallait pas écrire quatre volumes pour nous donner ces détails.


Malcolm Laing, au lieu de se faire le cornac et l’apologiste de son héros, n’a écrit la biographie de Macpherson que pour le déprécier. D’autres attachent le laurier sacré sur le front de l’homme dont ils retracent la vie ; Laing arrache la couronne dont le traducteur d’Ossian s’était paré. Il prouve que l’éditeur d’Ossian est un menteur, qu’Ossian lui-même est un fantôme, la harpe d’Érin un amas de vapeurs. Il traite ce pauvre Macpherson comme un faussaire qui lui aurait arraché cent livres sterling au moyen d’une lettre de change fabriquée. C’était un traitement un peu dur, selon nous ; le faussaire littéraire ne méritait pas tant de sévérité[8].

Les antiquaires seuls ont été mécontens. Macpherson les prenait pour dupes. Mais qu’importe au public de savoir si l’auteur des Poésies galliques a vécu dans le ive siècle ou dans le xixe, pourvu que ses poésies expriment des sentimens naturels, et que le sceau de l’originalité les consacre ? Dans toute l’Europe, et surtout en Allemagne, Ossian fut reçu avec enthousiasme. Quoi qu’il en soit du singulier projet que Laing se proposa, on ne peut révoquer en doute le talent avec lequel il s’en est acquitté. Son interprétation, quelquefois un peu subtile, est toujours sagace. Souvent il découvre des rapports imaginaires et voit des plagiats qui n’ont jamais existé. Ingénieux, mais chimérique, il a tous les défauts et toutes les qualités d’un commentateur habile.


Les Vies de Dryden et de Swift, les Esquisses des Romanciers, par Walter Scott, portent la trace vive de ce talent pittoresque, naïf, rapide, de cette sympathie bienveillante, de cette facilité gracieuse qui caractérisent l’écrivain dont nous parlons. Les divers accidens d’ombre et de lumière dont l’existence de ces hommes célèbres offre le tableau se reflètent avec éclat dans les pages de Scott. Il sait aussi prendre la dimension exacte des facultés intellectuelles de chacun, et les mesurer, pour ainsi dire, dans tous les sens. Comme biographe, il n’est pas précis, vigoureux, compacte et solide comme Southey, dans sa Vie de Nelson : mais il a de la variété et de l’élégance.

Je suis beaucoup plus satisfait de sa Biographie des Romanciers que de ses notices sur Swift et sur Dryden : sur Swift, l’homme du moment, le bel esprit, qui ne cherchait qu’à rabaisser tous les beaux esprits contemporains ; sur Dryden, dont les préfaces en prose ont tant de portée, d’énergie, et de pureté. Il y avait là deux chapitres brillans de notre histoire littéraire ; mais, selon nous, Walter Scott est loin d’avoir rempli sa tâche et d’avoir ajouté aux notes de Samuel Johnson le supplément que le public attendait.

Quant à Smollett, Fielding et Richardson, dont le grand critique ne s’était pas encore occupé, c’est chez Walter Scott qu’il faut chercher leur portrait dans toute son exactitude, dans tous ses détails. Il est difficile de rien ajouter à ce que Walter Scott nous apprend. Nous les voyons tels qu’ils ont vécu, avec les mœurs, le costume, le langage de leur époque. C’est précisément le degré de civilisation, de délicatesse, de raffinement qui régnaient alors. C’est la teinte précise et exacte de l’époque ; rien de plus, rien de moins. Maître de son sujet, admirable romancier, il les peint admirablement parce qu’il les comprend bien. Quelques touches lui suffisent, touches pleines de finesse et de force, étincelantes et hardies. En dix lignes il donne l’analyse et comme la quintessence de ces talens supérieurs. Peu semblable aux écrivains prodigues de mots et avares d’idées, il concentre en quelques paroles expressives et caractéristiques tout ce qu’il nous est nécessaire de savoir, tout ce que nous désirons connaître. Peut-être Southey l’emporte-t-il sur ce grand homme pour la pureté classique du langage ; peut-être la sagacité inexorable de Johnson atteste-t-elle un génie plus vigoureux. Quelquefois Scott s’écarte de son sujet ; les détails qu’il prodigue sont circonstanciés jusqu’à la minutie. Mais il a jeté tant d’intérêt sur son esquisse, le coloris en est si agréable, et le résumé de chaque portrait littéraire si exact, que les Vies des Romanciers se placent naturellement, dans nos bibliothèques, à côté des Vies des Poètes.


Le chef-d’œuvre de la biographie moderne est, selon moi, la Vie de Nelson, par Southey ; c’est quelque chose d’harmonieux, de complet, de bien proportionné, d’achevé dans toutes ses parties ; un modèle véritable pour quiconque espère se faire un nom dans ce genre. Un art invisible a présidé à l’accomplissement de cette belle œuvre. Le héros de Southey n’est pas un Charles Grandisson, un homme ennuyeusement parfait et parfaitement ennuyeux. Il a ses taches et ses défauts, dont Southey parle avec une noble compassion, qui fait ressortir encore l’enthousiasme que lui inspire la mâle beauté de cette nature héroïque.

La Vie de Wesley n’est guère inférieure à l’ouvrage que nous venons de citer. Le biographe a reproduit avec chaleur la longue et intéressante lutte de cet homme, semant la parole de l’Évangile au milieu de gens grossiers et pleins de vices ; son courage admirable, ses travaux persévérans, son éloquence, ses hautes entreprises, sa longue croisade en faveur de la religion ; tout cela, raconté avec l’intérêt du roman et la simplicité de l’histoire.

Nous placerons presque sur la même ligne la Vie de Kirke et celle de Jean Bunyan, le chaudronnier-poète, l’auteur de l’inimitable Voyage du Pèlerin. Dans ce dernier ouvrage, Southey semble avoir emprunté à Bunyan lui-même sa verve ingénue et sa vigueur de pinceau. On dit qu’il s’occupe maintenant d’une Histoire complète des Amiraux de la Grande-Bretagne ; tâche bien digne de son génie.


Citons Jean Gibson Lockhart, qui a donné une Vie de Burns, excellente et digne d’être lue même après celle de Currie ; Patrick Fraser Tytler, auteur des Vies des hommes célèbres d’Écosse, ouvrage peut-être incomplet (la Calédonie compte plus d’un fils aussi justement célèbre que ceux dont il s’est occupé), et de la Vie de Raleigh, écrite sur les lieux mêmes qui furent témoins de l’enfance du grand homme, et pleine de fraîcheur, de force et de grace ; Leigh Hunt, Galt et Thomas Moore, qui, tous trois, ont écrit la Vie de lord Byron.

Le monde a reproché à Leigh Hunt la liberté avec laquelle il a traité la mémoire de lord Byron : cette conduite a paru d’autant plus déplacée, que le biographe avait contracté envers son héros des obligations pécuniaires. En effet, il n’était pas de bon goût d’attendre la mort du poète pour venir lui reprocher toutes ses fautes, et le public, qui lui-même avait été si souvent injuste envers Byron, pardonna difficilement à Hunt une offense dont lui-même s’était rendu coupable.

L’auteur a joint à cet essai un Mémoire sur sa propre vie, sur sa famille et sur sa jeunesse, morceau rempli d’un égoïsme naïf et fort agréable. C’est la causerie la plus piquante que j’aie jamais lue. Je ne connais guère que l’Apologie de Cibber que l’on puisse placer sur le même rang.

Les biographies de John Galt ont été sévèrement critiquées. Dans celle de Benjamin West, peintre célèbre, avec lequel il avait été fort lié, on trouve de la candeur, de la vérité, une indépendance virile d’opinion, un tableau intéressant des premiers efforts de l’artiste, une peinture brillante des jours de sa gloire. Cependant on n’épargna pas à Galt les reproches injustes, et sa Vie de lord Byron fut traitée avec plus de rigueur encore. Les ouvrages publiés depuis, sur le même sujet, ont prouvé que Galt avait commis beaucoup moins d’erreurs qu’on ne l’a prétendu, et que l’auteur de tant de romans remarquables n’a pas échoué dans l’appréciation qu’il nous a donnée du caractère de Byron. L’autobiographie de Galt, publiée récemment, se fait remarquer par une simplicité naïve et forte de langage, et contient beaucoup de faits curieux.


Thomas Moore est auteur de trois biographies bien différentes quant au style et à la pensée. Sa Vie de Sheridan est écrite d’un style libre, brillant, orné, qui contraste étrangement avec la simplicité de Southey, dans sa Vie de Nelson ; mais où se trouvent de beaux élans, des saillies heureuses et des mouvemens passionnés. Moore nous semble avoir assigné une trop belle place à Sheridan, dont l’esprit étincelant était quelquefois artificiel, et auquel on peut reprocher de l’affectation et de l’effort. Trop souvent Sheridan sacrifie le naturel au désir de faire des épigrammes acérées et de montrer de l’esprit.

La Vie de Byron, par le même auteur, a été l’objet de beaucoup de critiques. Le style en est simple quelquefois jusqu’à la nudité. Moore semble avoir répudié son ancienne muse, si brillante, si ornée, si fastueuse ; mais quand on est simple dans son langage, il faut que la vigueur des pensées supplée au défaut des ornemens. On reprocha aussi au biographe d’avoir usé des documens laissés par Byron sur sa propre vie, pour jeter sur le caractère du poète une lueur souvent équivoque et défavorable ; mais la tâche qu’il fallait remplir était difficile. Le poète, dans les derniers temps, s’était mis en hostilité ouverte avec le monde ; il avait outragé sans scrupule les convenances sociales, ou si l’on veut, l’hypocrisie ordinaire. La plupart des opinions qu’il exprimait, et presque toute sa conduite blessaient les opinions et les idées généralement reçues. Toutefois il y a des beautés remarquables dans cet ouvrage. On voit tour à tour lord Byron dans son cabinet d’étude, dans la salle de bal, à table, au milieu de ses brillans amis ; puis nous descendons avec le biographe dans l’intimité de sa pensée. Nous le voyons dévorant sa rage lorsque la critique l’a frappé, s’irritant contre l’infirmité qu’il ne peut guérir. Blessé au cœur, il a cru entrevoir un regard ou un sourire dédaigneux quand il s’est avancé en boitant dans le salon. Tantôt il médite avec douleur, avec angoisse sur les ruines de son bonheur domestique et de sa fortune privée ; tantôt il cherche une consolation et une vengeance dans les sarcasmes amers que le chagrin lui arrache ; jette sur un passé d’infortune un long et triste regard, ou contemple avec terreur l’abîme obscur de la vie à venir.

Quant à la Vie de Fitz-Gerald, par Thomas Moore, je ne sais trop à quel jugement je dois la soumettre, et il m’est difficile de comprendre comment l’auteur a pu sympathiser avec un homme qui voulait livrer l’Irlande à la France.


Allan Cunningham


  1. Voyez les quatre dernières livraisons de la deuxième série.
  2. Il est difficile de concilier ce reproche avec les éloges contradictoires que M. Cunningham accorde quelques lignes plus bas à Southey, à Lingard, et à d’autres encore. Le temps des monographies et des histoires spéciales ne doit-il pas succéder à celui des histoires générales ? Les grands traits de la vie des peuples n’ont-ils pas été trop souvent reproduits pour exciter encore un vif intérêt ? C’est par les détails qu’elle peut se renouveler ; ce sont eux qui, bien étudiés, doivent corriger ses erreurs anciennes et rajeunir son vieux coloris.

    M. Allan Cunningham, dans sa marche aventureuse à travers toutes ces réputations et tous ces talens, a négligé d’indiquer l’esprit philosophique qui a présidé à leurs créations. Parmi les historiens, le représentant le plus énergique des idées nouvelles est Godwin, auquel on peut joindre Brodie. Southey représente l’ancienne Angleterre aristocratique, modifiée par la révolution de 1688, et soumise à l’église anglicane. Roscoe, dont la pensée a bien moins de force, s’est rapproché du catholicisme, dont Lingard a embrassé ouvertement la défense.

  3. L’auteur, en bon presbytérien écossais ; est entré ici dans quelques détails particuliers à son pays et à son église, qui, tout intéressans qu’ils puissent être pour les personnes de sa communion, ne nous ont pas semblé se rapporter nécessairement à l’analyse exacte qu’il donne du talent et des travaux de Lingard, écrivain froid, souvent paradoxal ; avocat très partial de la cause catholique en Angleterre, mais dont la partialité trouve son excuse dans l’injustice haineuse et fanatique avec laquelle beaucoup d’écrivains protestans avaient traité leurs adversaires.
  4. Voyez ce que nous avons déjà dit de Gifford.
  5. Roscoe est un historien froid qui n’a guère senti le mouvement artistique et commercial de l’Italie, et qui n’a d’autre mérite qu’un style pur et une érudition assez étendue.

    M. Allan Cunningham, dans ses esquisses biographiques et littéraires, a oublié plusieurs noms très remarquables que la postérité n’oubliera pas. L’histoire de la Commonwealth, par Godwin, est un chef-d’œuvre de recherches, d’érudition, de jugement, d’impartialité. L’Histoire d’Angleterre, par Brodie, mérite aussi des éloges, quoique les passions du parti whig l’aient marquée d’une empreinte beaucoup trop vive. Un des historiens anglais qui ont exercé le plus d’influence sur leur époque et sur les opinions modernes, est John Mitford, auteur de cette histoire de la Grèce que lord Byron ne cessait de relire, et qui, en butte à beaucoup d’attaques, n’en est pas moins le seul tableau vrai de l’Hellénie antique. Mitford a un immense mérite, celui d’avoir dissipé le nuage pédantesque dont les souvenirs d’Athènes et de Sparte s’environnaient, de nous avoir fait pénétrer dans l’intérieur de ces petites républiques si héroïques et si barbares à la fois, maîtresses féroces et capricieuses d’un peuple d’esclaves qu’elles égorgeaient à plaisir, et dont la sueur procurait aux citoyens de l’Hellénie toutes les nécessités de l’existence, toutes les richesses du commerce. On a reproché à Mitford d’avoir calomnié les républiques grecques. Nous ne pensons pas qu’après les jugemens faux et les peintures romanesques dont tous les livres de nos écoles ont été remplis, la sévérité de ce jugement puisse être dangereuse ; c’est bien plutôt un contre-poison à tant d’erreurs. Elle nous apprend à regarder ces citoyens de quelques villes antiques comme des hommes et non comme des demi-dieux. Elle a surtout l’avantage de réfuter les nombreuses erreurs que les Plutarque, les Lucien et tous les écrivains grecs d’une époque postérieure ont répandues et accréditées sur les premiers temps des républiques.

  6. Quelle que soit la pureté du style de Samuel Johnson, ses appréciations des poètes modernes sont très souvent fausses ; le sentiment poétique lui manquait. Son meilleur ouvrage est un Dictionnaire de la langue anglaise, chef-d’œuvre d’érudition, de discernement et de bon sens. Puisque l’auteur de ces esquisses le nomme comme biographe, il aurait dû le citer aussi comme auteur de Rasselas, roman moral et allégorique, assez peu amusant, mais dans lequel la force de la pensée et la sévérité de la morale remplacent l’intérêt qui manque à cette œuvre. Quant à Boswell, c’est un anecdotier qui ressemble beaucoup à Dangeau, et qui s’est attaché à la vie du géant littéraire, comme ce gentilhomme, le niais de la cour de Louis xiv, s’attacha au géant monarchique. Son ouvrage sur Johnson est sans esprit, mais plein de détails curieux sur les mœurs de cette époque.
  7. Godwin nous semble généralement traité par M. Allan Cunningham avec une sévérité et une négligence qui approchent de l’injustice. Ce grand écrivain s’est efforcé, dans sa Vie de Chaucer, de grouper autour du poète tous les évènemens de son époque. C’est moins Chaucer lui-même que son siècle qu’il retrace. Il cherche dans ses œuvres et dans les événemens de son temps les couleurs propres à faire connaître l’état de civilisation qui régnait alors. On n’a pas fait d’étude plus correcte, plus détaillée, sur un sujet difficile et mal compris.
  8. Nous ne sommes point d’avis que la question relative à l’Ossian de Macpherson soit aussi oiseuse que l’auteur le prétend. Si les poésies publiées par cet Écossais avaient été réellement celles que le barde Oïsian composa dans l’île d’Érin, l’histoire aurait mille détails de mœurs à puiser dans ces ouvrages. Elle s’appuierait sur eux comme sur des documens certains ; elle y retrouverait le tableau perdu des mœurs d’une époque sauvage. Ils nous seraient aussi précieux aujourd’hui que les romans de chevalerie du moyen-âge, sans lesquels l’intelligence de ce moyen-âge nous serait impossible. Supposons au contraire que ces poésies ne soient que des romans, qu’un homme du xviiie siècle les ait inventées pour son plaisir, qu’ils n’appartiennent au xve siècle que comme l’Ivanhoe appartient au xe siècle ; on pourra les lire avec plaisir encore, mais non se fier à eux, mais non les consulter, mais non leur demander des renseignemens certains sur les passions et les idées qu’ils prétendent retracer. Les fragmens véritables des poésies bardiques de l’Irlande ont été publiés, il n’y a pas long-temps, par la société des antiquaires de Dublin : c’est un style beaucoup plus rude, plus âpre, plus concis que celui de l’Ossian mis en scène par Macpherson. C’est là que l’on reconnaît l’accent du barbare à demi païen, à demi chrétien, quelquefois héroïque, mais toujours exempt de l’emphase sentimentale des héros ossianiques. En général M. Allan Cunningham juge les hommes et leurs écrits comme il convient à un poète, auteur de ballades rustiques ; il cherche partout l’éclat, la grace, la nouveauté des formes ; et les mérites qu’il apprécie sont naturellement ceux qui se trouvent le plus en rapport avec ses qualités propres. L’Écossais Macpherson avait aussi de la facilité, de la couleur, de l’élégance dans le style ; il se servit de cette portion de talent pour tromper son siècle et l’Europe.