Histoire biographique et critique de la littérature anglaise depuis 50 ans/01b


HISTOIRE BIOGRAPHIQUE
ET CRITIQUE
DE LA LITTÉRATURE
ANGLAISE
DEPUIS CINQUANTE ANS.

DEUXIÈME PARTIE. — POÈTES ANGLAIS[1].

Coleridge. — Il est des poètes et des hommes de talent dont la réputation s’appuie moins sur des productions achevées que sur la confiance générale qu’inspire leur capacité, sur le crédit littéraire qu’ils ont su acquérir : tel est Samuel Taylor Coleridge. On remarque beaucoup d’inégalités dans ses poèmes ; tantôt de la vigueur et de l’élan, tantôt de la douceur et une grace ravissante ; souvent une moralité haute ; quelquefois de la tendresse et un pathétique naïf. Il aime à semer ses œuvres de sentences morales et de belles pensées, qu’il exprime avec brièveté et avec grace ; son imagination, quand il l’abandonne à son essor naturel, est hardie et originale.

Geneviève, admirable poème, rappelle les vieux troubadours et se pare de tous les prestiges de la chevalerie chrétienne. Le Vieux Matelot (Old Mariner) est un chant de mer, et Christabel un chant des cieux, dans lequel la Muse s’est élancée jusqu’aux dernières limites de l’invention et de la vraisemblance. Dans son hymne intitulé : Incendie, Famine et Massacre, il a ranimé l’inspiration des sibylles et des furies, et prêté à ces agens de ruine et de malheur un langage digne d’eux. Chacun de ces poèmes est un chef-d’œuvre dans son genre[2]. Christabel, il est vrai, n’est qu’un fragment, dont la conception d’ailleurs est si extraordinaire, que même ces critiques rares qui ont de la poésie dans la pensée et dans l’ame, reculent devant une création si bizarre. Mais l’auteur prête à la superstition une grandeur surnaturelle ; et, sans s’écarter des croyances populaires, il atteint ce qu’il y a de plus sublime et de plus terrible à la fois dans le monde invisible. Souvent, lorsque Coleridge a ouvert au public les portes miraculeuses de sa poésie, il s’arrête tout à coup, se tait, les referme et nous laisse dans l’obscurité, soit que la source de son inspiration se trouve tarie, ou qu’il refuse d’entraîner après lui, dans des régions inconnues, les intelligences vulgaires. L’inspiration première de Christabel se trouve évidemment dans la légende gothique de Merlin, fort peu en harmonie assurément avec notre civilisation matérielle et incrédule.

Le Vieux Matelot (Old Mariner) est une leçon touchante et un poème sans modèle. Coleridge nous apprend à ne pas traiter avec cruauté ces êtres inférieurs à nous dans l’ordre de la création, mais doués de vie et de sentiment, fils de Dieu comme nous. Un albatros, oiseau de bon augure, qui annonce le beau temps au matelot, est tué par le héros du conte, qui se fait un jeu de cette mort. Tous ses compagnons et lui-même sont punis par le ciel de cette inutile cruauté. C’est lui qui, dans le poème, raconte la mort de l’oiseau, la destinée étrange du navire et les aventures surnaturelles de l’équipage. On ne peut s’empêcher de placer cette ballade singulière et fantastique au nombre des créations les plus remarquables des temps modernes[3].

D’excellens juges regardent sa traduction de Wallenstein comme supérieure à l’original de Schiller. Il y a des passages remplis de passion et de verve dans sa tragédie intitulée : le Remords (Remorse), drame fait pour être lu plutôt que pour être représenté. La prose de Coleridge est inégale ; il sait décrire avec vivacité et avec force, et la relation de ses voyages est belle et animée. Quelquefois il est dramatique, comme lorsqu’il raconte ses courses à travers l’Angleterre, son apostolat chrétien, et la manière dont furent accueillis les sermons laïques qu’il prononça : trop souvent aussi il est obscur et mystique.

Né en 1773, il fut élevé à l’hôpital du Christ, s’y distingua par son éloquence, acquit bientôt de la célébrité comme poète, épousa l’une des sœurs de Mme Southey[4], écrivit des articles politiques pour un journal, fit des cours publics de poésie, et réunit ses ouvrages en deux volumes, qui obtinrent un grand succès. Coleridge, ami de tous les hommes célèbres de l’Angleterre, habite maintenant une jolie maison située auprès de Londres, y reçoit tous les vendredis la meilleure société, attirée par le charme d’une conversation brillante, spirituelle et enthousiaste. Il n’a rien écrit depuis long-temps. L’avenir, qui le jugera d’après ses meilleurs poèmes, le placera sur la même ligne que les hommes les plus distingués de cette époque[5].


Leyden. — Les Scènes de l’Enfance (Scenes of Infancy), la Syrène (Mermaid) et la Cour de Keeldar (Court of Keeldar) attestesteront long-temps le génie de John Leyden, qu’une mort prématurée a enlevé à ses amis et à la gloire. Fils de parens pauvres, il est né en 1775 auprès d’Ancram. Sa facilité, l’ardeur de son intelligence, et quelques chansons qu’il composa, lui valurent la protection et l’amitié de Walter Scott, dont la résidence était alors voisine d’Ancram. Ce poète inséra dans son premier recueil[6] deux ballades de Leyden, plus remarquables par l’imagination, la grace et l’élégance du rhythme, que par la vérité, la profondeur et l’entraînement.

On trouve dans les Scènes de l’Enfance des passages charmans et pittoresques, un sentiment vrai et gracieux de la nature ; les traditions intéressantes et les beaux paysages de Teviotdale s’y reproduisent avec bonheur et souvent avec fidélité. Il ne manque à ce poème que la vigueur et l’originalité. L’oreille est charmée par une mélodie continue, plutôt que l’ame n’est élevée et remuée par la passion et le génie de l’auteur.

Lord Minto n’ignorait pas ce qu’il y a de douleur et de détresse dans la destinée du poète qui n’a que son talent pour soutien. Sans être sollicité, il offrit à Leyden une place administrative aux Indes-Orientales, place qui fut acceptée avec reconnaissance. Leyden quitta Walter Scott les larmes aux yeux, et partit pour les contrées du Soleil. On peut voir, dans les écrits de sir John Malcolm, avec quelle assiduité, avec quelle persévérance, Leyden se livra à l’étude des langues orientales. Déjà l’on s’attendait à voir s’ouvrir et se dérouler, sous cette main jeune et hardie, tous les trésors littéraires de la Perse et de l’Indoustan, lorsqu’en 1811, attaché à l’expédition dirigée contre Batavia, il périt, consumé à la fois par l’ardeur du climat, par celle de son tempérament et par des études trop assidues. Toutes les fois que Scott m’a parlé du jeune Leyden, sa voix devenait émue, sa paupière s’humectait[7].


Lamb. — On reproche à la critique de refroidir et de décourager la verve des poètes. Si quelqu’un peut se plaindre d’elle, c’est bien Charles Lamb, que la Revue d’Édimbourg a traité avec une extrême dureté. Il avait publié quelques poésies dont les critiques écossais donnèrent au public l’idée la plus défavorable. Alors, abandonnant le Parnasse, Lamb s’est condamné à la prose, et ses essais, publiés sous le nom d’Elia, lui ont valu une réputation durable[8]. Comme poète, il a imité le style énergique et suranné des contemporains de la reine Élisabeth. On peut lui reprocher peu d’élévation et de poésie idéale ; mais chacun de ses vers est plein de pensée ou se distingue par quelque saillie d’imagination forte et bizarre.

Né en 1755, élevé à l’hôpital du Christ, comme Coleridge, dont il fut le compagnon d’études, il fit de bonne heure preuve d’une intelligence facile et étendue. Lié dans sa jeunesse avec Wordsworth et Southey, il passa pendant quelque temps pour un des disciples de l’école des Lacs. C’est une appréciation très fausse. Les Lakistes doivent leur impulsion à l’époque présente ; la Muse de Lamb cherche son inspiration dans le passé. C’est la campagne qu’ils chantent ; Lamb ne s’occupe que de la ville. Ils traitent des affections naturelles et cherchent à peindre les passions dans leur élan naïf ; Lamb s’occupe peu du murmure des forêts et de celui des ruisseaux ; c’est dans la cité de Londres, au milieu du marché de Covent-Garden, sous les portiques de Drury-Lane, qu’il trouve les originaux de ses portraits. Sa lyre est un écho de sentimens bourgeois et de pensées citadines. Dans ses essais en prose, il se montre plus hardi et plus heureux. Une diction originale et singulière, une observation pénétrante et neuve, une sensibilité active et bienveillante, le classent parmi les critiques les plus remarquables de ce temps. Sa conversation ressemble à ses livres : spirituelle, brillante, quelquefois sarcastique, mais corrigeant toujours le sarcasme par une grande douceur d’ame et par une aménité qui ne manque jamais de mêler un compliment inattendu à une épigramme dont nul ne peut s’offenser.


Campbell. — Ce poète a su réunir l’élégance et la grace de l’école de Pope à la vigueur, à l’élan, à l’originalité de la nouvelle école. Son père avait soixante-dix ans quand il naquit à Glascow, en 1777. Enfant précoce, le premier usage qu’il fit de la plume fut d’écrire des vers. Presque tous les prix de ses classes lui appartenaient ; et sa mère, alors veuve, eut à se réjouir des succès de son fils. Il devint précepteur dans une famille du comté d’Argyle. Plusieurs ballades manuscrites, entre autres le Chant funèbre de Wallace, coururent le monde et commencèrent la réputation du jeune homme.

Il n’avait guère plus de vingt ans lorsqu’il publia les Plaisirs de l’Espérance[9], poème qu’il dédaigne un peu maintenant, mais qui prouve une imagination haute et poétique, une sensibilité forte et profonde. Il produisit ensuite Lochiel et le Sorcier, puis le Fils d’O’Connor. La versification de ces poèmes est noble et grandiose ; en lisant le second, il est impossible de ne pas s’associer aux douleurs que le poète décrit. Tous deux représentent admirablement les idées et les sentimens de la nationalité gaëlique. Le peuple écossais adopta ces deux poèmes avec transport.

Celui que préfère le poète lui-même est l’admirable roman en vers intitulé : Gertrude de Wyoming. On ne peut le lire sans être ému ; c’est une douleur touchante et paisible pour ainsi dire ; c’est un pathétique plein de dignité et de grandeur ; comme celui de Niobé. Cet ouvrage abonde en scènes domestiques, en peintures de l’amour filial et paternel, qui protègeront la gloire de l’auteur. En 1822, il publia Théodoric, poème moins naturel et moins heureux dans ses détails, mais qui ne manque pas de beautés.

Il a composé plusieurs chansons de guerre, véritables hymnes dont la diction est concise et ardente, dont l’élégance classique s’unit à une énergie et à une rapidité merveilleuses. Je ne connais que le Chant de guerre de Bruce[10] par Burns et le Donuil Dhu[11] de Walter Scott qui puissent entrer en comparaison avec ces morceaux lyriques. On y trouve, au milieu du fracas de la guerre et des cris de joie barbares des vainqueurs, un mélange de tendresse, de grace et d’humanité, une sympathie pour les vaincus, des sentimens mélancoliques et profonds qui donnent à ces œuvres un caractère d’originalité vraiment touchante ; il me suffit de citer Hohenlinden et la Bataille de la Baltique.

Il y a plusieurs années, Campbell a publié plusieurs volumes d’Extraits des poètes anglais anciens et modernes, accompagnés d’excellentes notices et de dissertations qui prouvaient un jugement sain, une critique forte, pénétrante, libérale, éclairée. Il avait commencé la vie de Thomas Lawrence ; mais il a abandonné ce projet après en avoir écrit quelques pages. On dit qu’il publiera bientôt une notice sur mistriss Siddons. Il semble avoir rompu son ancienne et noble alliance avec la Muse. De temps à autre cependant, quelques vers lui échappent encore, dignes des beaux jours de sa fécondité. C’est à la Pologne qu’il a consacré ses derniers chants. Il vit dans l’espérance de voir encore ce noble peuple ressaisir son vieux diadème d’indépendance et refouler le czar dans ses déserts.

Campbell est de moyenne stature, d’un tempérament ardent, d’une ame bonne et généreuse. On l’accuse de distraction dans ses relations sociales : c’est le plus grand crime qui lui soit imputé. La jeunesse de Glascow a demandé qu’il fût nommé recteur de l’académie de cette ville. Quand il arriva sur la plate-forme du collège, elle était couverte d’une neige épaisse, et les jeunes gens, divisés en bataillons ennemis, s’attaquaient et se défendaient vivement. Le poète, inconnu de ces jeunes gens, se mêla dans leurs rangs, prit part à leurs combats ; puis, tout couvert de neige, il prononça son discours d’inauguration, qui étincelait de poésie et d’éloquence[12].


Thomas Moore. — L’Irlande[13], avec toute son éloquence, sa sensibilité, son imagination, contribue peu, ou contribue moins qu’elle ne le devrait peut-être, à la richesse intellectuelle de l’Angleterre ; toutefois la qualité de ce qu’elle nous donne est excellente. Elle n’a aujourd’hui qu’un représentant à la cour du Parnasse, Thomas Moore. Je suis très familier avec ses ouvrages et très peu avec sa personne.

Né à Dublin en mai 1780, il se fit connaître de bonne heure par la facilité spirituelle de sa conversation et par la grace de ses poésies légères. Nos jeunes nobles l’admirent dans leur intimité. Le prince de Galles fit de lui son ami. Auteur de poèmes érotiques assez agréables, mais licencieux, publiés sous le nom de Tom Little[14], il reçut de la Revue d’Édimbourg un accueil tellement sévère, qu’il se crut obligé de provoquer en duel le directeur de ce journal. Tout ce que je sais de leur rencontre, c’est que l’un et l’autre vivent encore, se portent bien et sont intimes amis.

Moore publia ensuite une œuvre plus digne de son talent, les Chansons nationales de l’Irlande (Irish Melodies), qui parurent par numéros successifs, et dont le but était d’adapter aux plus beaux airs irlandais des paroles patriotiques, en harmonie avec leur sens intime et leur caractère particulier. La grace lyrique, la mélodie du rhythme, la concision et l’heureux choix des mots, ne manquent pas à ces compositions ; on ne peut leur reprocher que d’être trop brillantes, trop épigrammatiques, trop civilisées, trop fardées pour les airs rustiques auxquels elles s’allient. C’est la gaîté du beau monde ; c’est la vivacité du boudoir, souvent la grace du salon : la verve y est prétentieuse, l’enthousiasme factice, et la simplicité affectée. Ces défauts sont balancés par de grandes beautés, par d’innombrables élans de sensibilité véritable, par des saillies de haute et noble indignation contre les ennemis et les oppresseurs de l’Irlande, par une profonde sympathie pour ses douleurs, par une noble et pathétique vue de son avenir, par d’admirables retours vers la splendeur traditionnelle de ses annales. Les poésies érotiques de Moore offrent aussi des peintures naïves et tendres, éloquentes, pathétiques, quelquefois innocentes et pures.

Lalla-Rookh est une histoire orientale mêlée de prose et de vers. L’auteur introduit dans son œuvre, comme personnage épisodique et comme interlocuteur, un critique aussi tranchant que Jeffrey[15], aussi respecté, aussi sévère, aussi savant que lui, et qui donne son opinion sur le poème sans épargner jamais l’auteur ni l’ouvrage. Il se moque impitoyablement de cette prodigalité de fleurs odorantes, de parfums délicieux, de rubis étincelans, de diamans chatoyans, d’étoiles rayonnantes, de velours et de perles dont l’ouvrage est semé. Il faut avouer que le Sosie de Jeffrey rencontre de temps à autre des phrases très heureuses, des observations tout aussi justes que celles de son prototype. Rien de plus plaisant que la contrition et les douleurs du juge quand il découvre, à sa grande mortification, que ce paysan qu’il a soumis à sa férule, cet obscur poète, si mal traité par lui, est le fils d’un prince et l’héritier d’un trône. On dit que cette idée comique a été suggérée à Moore par le changement qui s’opéra tout à coup dans la critique de l’Edinburgh Review. Elle avait dénigré lord Byron tant qu’elle avait vu en lui le grand seigneur ; elle devint subitement bienveillante pour lord Byron whig et philosophe.

Le poème de Thomas Moore a pénétré jusqu’aux extrémités du monde, et son nom est populaire dans tous les pays civilisés. Ses œuvres satiriques sont une espèce d’acide nitrique dont l’effet est cruel pour la victime que le poète a choisie. Le prince de Galles, lorsqu’il devint régent d’Angleterre, fit de grands changemens dans sa maison, traita froidement plusieurs de ses amis, et entre autres Thomas Moore, qui se vengea en poète offensé. ; il publia quelques redoutables poèmes, épines aiguës qui restèrent long-temps enfoncées dans le flanc du monarque[16].

Cet écrivain célèbre est très petit de taille ; son caractère est obligeant ; il est recherché dans sa parure et très aimable dans le monde.


Wilson. — La partie occidentale de l’Écosse a produit Burns, Grahame, Campbell et Wilson[17]. Il est né en 1789 à Paisley. Son père, homme fort riche, lui fit donner une éducation classique d’abord à Glascow, puis à Oxford, où il obtint des succès éclatans. On couronna une de ses compositions en vers, intitulée : la Sculpture antique, œuvre qui promettait un talent remarquable.

Le poème intitulé l’Île des Palmiers l’annonça au public d’une manière très favorable. C’était une prodigalité d’images charmantes, un luxe inoui de couleurs gracieuses, une profusion de touches délicates et de scènes enchanteresses. Il publia ensuite la Cité de la Peste, poème profondément pathétique ; tableau de Londres en proie au fléau qui dépeupla cette grande ville[18]. L’intérêt dramatique y est puissant ; les souffrances individuelles et la misère publique s’y trouvent peintes avec vigueur et avec grandeur ; des rayons de lumière sillonnent l’obscurité hideuse du sujet ; l’espérance plane sur les plus horribles asiles du désespoir ; des fleurs éclosent sur les bords de la fosse pleine de cadavres : et ce vaste ossuaire dans lequel le poète nous introduit nous laisse apercevoir, au loin, un ciel pur, un horizon sublime. Plusieurs traits d’un naturel inimitable rachètent l’horreur et l’effroi causés par les scènes les plus douloureuses ; et quand nous fermons ce livre, il y a plus de résignation dans notre ame, plus d’élévation dans notre pensée.

Sa puissance poétique est très variée. Il nous a promis un volume de féeries, dont nous ne possédons encore qu’un échantillon, intitulé : Édith et Nora. Les êtres surnaturels qu’il met en scène se jouent dans un paysage délicieux, riche, fécond, et que lui seul pouvait créer. Leur langage est inspiré, toutes les traditions de la poésie et de l’histoire concourent à leur donner une moralité et une vie spéciale. Son ode à un daim sauvage est un chef-d’œuvre dans son genre. Les images succèdent aux images, comme les vagues succèdent aux vagues ; le langage court et s’élance ; les pensées se pressent, la poésie devient élastique et rapide comme l’animal qui traverse la forêt en quelques élans.

Dans tous les poèmes secondaires de Wilson, on trouve un sentiment intime de la nature, une facilité et une grâce de langage presque lyrique, une étude profonde des mouvemens du cœur. C’est une imagination splendide, facile, ardente, une pensée élevée, une sympathie noble pour tout ce qui est grand et honorable dans notre espèce. On peut lui reprocher quelquefois l’ardeur de son enthousiasme et le luxe de ses paroles.

Sa physionomie est noble et mâle ; dans le monde, il a de l’aisance, de l’éloquence et une grande facilité de commerce. Jamais il n’hésita à rendre service au talent et à frayer la voie aux jeunes gens qui entrent dans la carrière. Ennemi de toute affectation, de toute recherche en prose et en vers, dans le costume et dans la littérature, il a livré une guerre implacable aux fatuités de toute espèce.


Kirke-White. — Dieu et l’homme ont contribué à faire de Kirke-White un poète. Il faut lire, dans les pages touchantes de Southey, l’histoire de cette étrange destinée, les jeunes désirs de Kirke-White, son besoin de gloire, ses efforts long-temps perdus, sa recherche d’un protecteur, son chagrin en ne trouvant que des critiques amers, ses doutes religieux et son retour à la foi consolante. Un poète moins remarquable que ce jeune homme aurait dû de la célébrité à l’admirable narration de Southey[19].

Né en 1785, il mourut avant d’atteindre la maturité de l’âge. Sa poésie est agréable : il traite des sujets moraux, se montre rarement vide de pensée et toujours maître de l’instrument poétique ; sincère, doux, aimable, touchant, il ne manque que d’enthousiasme et d’énergie. C’est une leçon terrible que cette vie. Jeunes poètes, lisez et tremblez !


Bloomfield. — À la tête de la poésie rustique en Angleterre se trouve Robert Bloomfield, né en 1766. Il était apprenti cordonnier quand il devint poète. Il publia le Garçon de Ferme, poème composé des glanures de Thomson : il trouva des protecteurs, et eut un moment de vogue, quitta son humble profession, et produisit beaucoup de poèmes, qui tous ont de la douceur et de la naïveté, heureux dans l’expression des détails, plus naïf qu’énergique, on l’a nommé le Burns de l’Angleterre ; mais il n’y a pas plus de ressemblance entre lui et le pâtre écossais qu’entre le canal et le torrent[20]. Ses nombreux protecteurs et les éditions nombreuses de ses ouvrages ne l’empêchèrent pas de tomber dans la détresse et de mourir pauvre. C’était un homme aimable et modeste[21].


Lord Byron. — Le génie sceptique, amer, sarcastique de notre époque, a trouvé son poète, George Gordon, lord Byron. La nature l’avait doué des qualités les plus hautes : d’une imagination sans limites, d’une intelligence élevée, d’une puissance d’attention persévérante, d’une énergie passionnée et d’une sensibilité vive, en un mot, de tout ce qui prépare un grand poète. Comment s’est-il fait qu’une partie de ces dons se soient flétris et anéantis ? c’est ce que jamais on ne découvrira peut-être[22].

Les Heures de Loisir, première publication de lord Byron, n’offrent aucune trace de cette misanthropie amère qui est empreinte dans ses autres ouvrages. On a prétendu que la critique injuste et dédaigneuse de l’Edinburgh Review avait affecté le poète assez profondément pour remplir son esprit et son ame de fiel et de vengeance ; mais Thomas Moore, dans sa Biographie de lord Byron, affirme que la majeure partie de la satire violente, intitulée : les Poètes d’Angleterre et les Critiques d’Écosse, était composée long-temps avant l’apparition de l’article fatal. Quoi qu’il en soit, après la publication des Heures de Loisir, Byron devint cynique, et son humeur changea. Il garda un souvenir pénible et profond de l’attaque à laquelle il avait été en butte.

Sa haute naissance et l’étrangeté de sa vie contribuèrent à sa renommée. Il vit le jour à Londres en 1788. Son père était un dissipateur ruiné ; sa mère, une riche héritière, qui avait payé de sa fortune un amour insensé, un mariage étourdiment contracté. Il ne restait à la mère de lord Byron, petite-fille de princes, qu’une faible pension.

Lord Byron, dans son enfance, ne pouvait guère s’attendre à devenir pair d’Angleterre. Entre lui et la couronne de baronnet se trouvait une armée de parens en fort bonne santé. On ne devait pas espérer qu’il porterait jamais le titre de seigneur de Newstead ; mais tous ses parens moururent l’un après l’autre, et cet héritage de malheur[23] devint la propriété de Byron. Son éducation se trouvait à peine achevée quand l’amour et la poésie s’éveillèrent à la fois dans son ame. À vingt ans, il recueillit en un volume ses poésies fugitives, fut critiqué amèrement par les savans d’Édimbourg, leur riposta par une satire furieuse, quitta l’Angleterre en les maudissant, et alla faire une promenade en Grèce et en Espagne comme pour donner à son courroux de l’espace et de l’air.

On commençait à l’oublier, lorsqu’il revint tout à coup dans son pays, l’étonna par la publication de Childe-Harold, commença une guerre acharnée contre les tories, et s’enrôla sous la bannière des whigs qui l’avaient tant offensé. Childe-Harold se plaça du premier élan au niveau des plus beaux poèmes de la langue anglaise, et mit son auteur hors de ligne.

Depuis cette époque, la féconde verve de l’auteur ne s’arrêta plus ; on vit jaillir cette source poétique avec une rapidité, une force, un éclat qui n’étaient égalés que par l’originalité de ses conceptions ; c’était une succession non interrompue de poèmes imprégnés de la saveur asiatique, tout resplendissans des couleurs orientales, et portant le caractère du peuple singulier qui habite les îles de l’archipel hellénique. Cette fertilité, cette nouveauté, étourdissaient et accablaient la critique. Le même ravissement qu’avait excité l’Arioste du Nord[24], le même enthousiasme qu’avaient fait naître Marmion, Rokeby, la Dame du Lac, Byron les éveillait à son tour. Au Giaour succéda le Corsaire, et à ce dernier le Siège de Corinthe, la Fiancée d’Abydos et Lara. La verve passionnée du poète donna toutes ses productions enflammées en moins de deux ans, rapide et violente dans son éruption comme les volcans de Sicile et d’Italie, dont le cratère fait couler à flots sa lave embrasée.

Fatigué de la rime, il adopta tout à coup le style de Milton et de Shakspeare, écrivit en vers blancs le mystérieux drame de Manfred et la tragédie magnifique de Sardanapale, ainsi que plusieurs autres compositions dramatiques vraiment splendides, et que nous pouvons nommer royales[25]. L’irritabilité de son tempérament, la susceptibilité de son caractère, les penchans voluptueux dont il se faisait gloire, au lieu de les dissimuler, les nombreuses aventures dans lesquelles il se trouvait impliqué, étaient un sujet de chagrin pour ses amis[26]. Leur joie fut grande quand lord Byron leur annonça l’intention d’épouser une riche héritière dont la naissance était haute et la réputation intacte. Ils croyaient que cette imagination fougueuse se calmerait, que ce vaisseau long-temps battu de l’orage trouverait enfin un port assuré. Le résultat de cette union ne fut pas heureux. Marié, il cessa d’être poète ; sa Muse se tut, ses créanciers parlèrent plus haut que jamais ; trois fois les vampires subalternes, les bourreaux myrmidons de la loi, les huissiers, qui s’embarrassent fort peu du génie, même de la vertu, pourvu que leurs frais soient payés, et qu’ils vivent de la misère qu’ils aggravent, vinrent saisir et vendre dans sa maison. Orgueilleux, blessé, malheureux de ne pouvoir tirer aucune vengeance de ces outrages vulgaires, qu’il regardait comme un déshonneur, il vit le sanctuaire de ses études profané, sa paix domestique troublée. Dans le même moment, sa femme l’abandonna, sous prétexte de se rendre dans sa famille. Le monde, toujours prêt à punir l’homme de talent de sa supériorité, à écraser l’homme célèbre, à crier haro sur l’imprudence et le malheur, l’assaillit de tous côtés, et le força, désespéré, furieux, de quitter le sol qui lui avait donné naissance, et qui aujourd’hui hérite de sa gloire.

Depuis cette époque, il suivit une route ardente, bizarre, irrégulière. Il termina d’abord Childe-Harold, et écrivit Mazeppa. Son Don Juan, extraordinaire création, vint alarmer la conscience des gens scrupuleux et la moralité des hommes sévères. Deux anges, l’ange de ténèbres et l’ange de lumière, semblent avoir présidé à la conception du poème ; ajoutons que l’ange céleste n’est guère que pour une dixième ou onzième partie de l’œuvre. C’est dans Don Juan que se trouvent les inspirations les plus sombres et les plus brillantes à la fois de cet étrange poète. Le monde sait comment il essaya de ranimer le feu de la liberté en Italie, et comment, s’emparant du casque et de la lance spartiates, il vogua vers la Grèce, dont il espérait ressusciter le libre génie. On n’ignore pas ses efforts persévérans pour faire revivre l’héroïsme antique parmi les hordes de la Grèce, ni sa mort glorieuse à Missolonghi, et son enterrement à Newstead, après que les dignitaires de l’église anglicane eurent fermé à son cadavre les portes de l’église de Westminster.

La poésie de lord Byron est extrêmement hardie de conception ; le langage en est puissant et facile ; il jette sur la nature un coup-d’œil original. Il ne veut ni sentir, ni penser comme autrui. Les personnages qu’il met en scène sont extraordinaires ; ses méditations sur le présent et l’avenir, répandues dans ses œuvres avec une prodigalité qui dépasse quelquefois toutes les bornes de la convenance, sont de nature à étonner l’imagination la plus philosophique. Ses héros-bandits n’ont aucune prétention à la vertu, à la moralité, à la pureté. Couverts de vices, noirs de crimes, ils ne se rattachent à l’humanité que par de faibles liens, par une ou deux bonnes qualités éparses dans leurs ames corrompues ; espèces de points lumineux qui font ressortir l’horreur de leur caractère, rayons de soleil qui pénètrent dans les tombeaux pour en éclairer l’horreur sépulcrale. Ses héroïnes, qui n’ont rien de vrai, sont modelées sur le type de la jeune fille aux cheveux châtains[27], telle que Prior nous l’a si ridiculement représentée ; une espèce de personnage surnaturel, que rien n’étonne, que rien ne fait trembler, qui marche au milieu du sang, se rit de l’assassinat, et ne demande pas même à son héros un amour tendre et fidèle. C’était mal connaître le cœur des femmes et en offenser la pureté. Le charme qu’il prête à ses héroïnes, et la grandeur d’ame qu’il leur attribue, compensent à peine un si grave défaut. Ses acteurs sont répulsifs, ses actrices mélodramatiques ; et cependant il leur donne une vie si forte, il analyse leurs sentimens et leurs pensées avec tant de vérité ; il fait ressortir leurs actions sous le jeu varié de la lumière et de l’ombre avec une habileté si extraordinaire, que nous leur pardonnons aisément toutes leurs fautes contre les convenances et la vertu.

Anatomiste cruel et calme du cœur humain, c’est dans cette dissection qu’il excelle. Il exerce une fascination, non d’amour, mais de crainte. Nous le suivons malgré nous, charmés et effrayés à la fois, et sans pouvoir trouver dans notre propre cœur l’écho de toutes les idées lugubres et funestes qu’il exprime.

Son défaut radical est de manquer de sympathie avec la nature. Burns le paysan la comprenait bien mieux que l’héritier des vieux barons normands. L’humble métayer, avec ses sept livres sterling de patrimoine, avait un sentiment plus vif et plus vrai de la nature animée et inanimée, que le noble suzerain de Newstead avec ses souvenirs héroïques et ses tourelles féodales. L’harmonie universelle, qui restait voilée pour ce noble poète, se faisait comprendre du pauvre laboureur. Byron avait pour muse le dédain ; il ne voyait de certitude que dans l’erreur, et dans la vertu qu’un accident. Sa gloire paiera le prix de sa présomption et de son orgueil. Le front se ride, le cœur se resserre quand vous parcourez ses plus beaux passages. Sa poésie, tout inspirée qu’elle soit, ne console personne ; il lui manque l’ambroisie céleste que les ames tendres demandent à la Muse[28].


Shelley. — Ce poète, l’un des plus remarquables et des plus malheureux des hommes de talent contemporains, appartenait à une ancienne famille d’Angleterre. Né en 1792, il fit de rapides progrès dans ses études, qu’il aurait terminées à Oxford, si la liberté de ses opinions religieuses n’eût mécontenté les chefs de l’université, qui prononcèrent son expulsion. Avant de quitter le collège, il avait déjà donné preuve de talent poétique. L’enthousiasme de sa poésie, autant que le mysticisme étrange de sa pensée, l’avait fait remarquer. Il épousa une jeune personne[29] qui lui avait inspiré la passion la plus vive, et qui mourut jeune, victime, prétendirent les bruits de salons, de chagrins domestiques très vifs, et d’un amour contrarié. Déjà frappé de cette perte douloureuse, Shelley fut en butte à la rigueur de la loi anglaise qui le força de renoncer à la société de ses enfans et au bonheur de les élever lui-même, parce que tous les articles de foi de l’église anglicane n’étaient pas des articles de foi pour lui. L’indignation, le ressentiment, la tristesse, remplirent l’ame de Shelley ; ce cœur blessé se soulagea en demandant à la Muse des chants de colère et de douleur. La Révolte d’Islam et Prométhée déchaîné, créations symboliques dont quelques personnes s’obstinèrent à ne pas comprendre le sens, attaquèrent toutes les institutions nationales, la foi religieuse et l’obéissance monarchique, et réclamèrent hautement la réforme politique et sociale. Shelley eut des admirateurs et des ennemis : les uns découvraient une philosophie aussi haute que profonde dans ses mystiques œuvres ; les autres y voyaient le premier cri d’une révolte impie contre l’église et contre l’état. Quelques critiques lui reprochèrent l’obscurité dans laquelle sa pensée s’enveloppe, et le traitèrent d’insensé. La masse du public reconnut la puissance d’enthousiasme et l’originale grandeur qui présidaient à ses inspirations.

Sa poésie est, en général, vague et nébuleuse. Le Prométhée déchaîné n’est qu’une énigme magnifique ; il y a cependant beaucoup de vérité dans sa tragédie de Cenci, et la concision, la beauté antique et nerveuse de ses poésies fugitives, rappellent quelques-uns des chefs-d’œuvre de Milton.

Shelley périt au milieu d’une tempête qui le jeta sur les côtes d’Italie ; ses amis brûlèrent son cadavre, et placèrent ses cendres dans une urne sépulcrale[30]. Parfait gentleman, sa délicatesse, son honneur, ses manières élégantes lui valurent beaucoup d’amis. À la hauteur de l’imagination, il joignait une sensibilité profonde, des traits de gaîté originale, et ce talent pathétique qui s’adresse au cœur et qui l’émeut[31].


Keats. — Nous ne possédons aucune biographie de John Keats ; c’est un reproche qu’il faut adresser à ses amis, aussi dévoués à son souvenir qu’ils sont capables de remplir noblement cette tâche.

Né à Londres en 1796, il reçut une excellente éducation, étudia la chirurgie, et dès l’âge de vingt ans, publia un poème singulier intitulé Endymion. Les critiques lui reprochèrent la profession qu’il avait embrassée, et le nommèrent, avec une sotte grossièreté, poète d’hôpital. Endymion, selon les admirateurs du poète, est un rêve délicieux et plein de grâce, un caprice enchanteur que le génie seul pouvait créer. Hypérion et ses autres ouvrages sont un peu moins mystiques, mais on trouve de l’obscurité et de la bizarrerie dans tout ce qu’il a fait. La Veille de Sainte-Agnès est celui de ses poèmes où il se rapproche le plus de la vie réelle. Ce fragment vraiment délicieux est fondé sur une vieille tradition populaire. On prétend que si l’on veut, la veille de la Sainte-Agnès, rester debout à la porte d’un cimetière, on est certain de voir accourir toutes les ombres de ceux qui, dans le cours de l’année suivante, doivent être ensevelis dans le même cimetière : telle est la donnée du poète.

Au moment où Keats publia ses poèmes, l’éditeur du Quarterly[32], dont la sévérité s’était reposée depuis long-temps, cherchait une victime à dévorer. Keats se présenta ; c’était un malheur pour le jeune poète qui tomba sous la férule vengeresse et redoutable du fils de Crispin[33]. Keats fut donc sacrifié. L’article dirigé contre lui par un homme qui aurait dû se souvenir que lui-même avait été pauvre, jeune et sans protecteurs, était injuste et amer. Les beautés nombreuses contenues dans ces poèmes ne recevaient pas un seul éloge : M. Gifford affectait de n’y voir que de l’extravagance et de grands mots. À une telle critique, on ne pouvait répondre qu’avec des pistolets ou une cravache. Keats était courageux mais déjà la consomption avait épuisé la sève vitale du jeune poète ; il appartenait à la mort. On lui conseilla d’aller en Italie chercher un climat plus doux et un air plus chaud : mais le beau soleil et l’atmosphère embaumée de ce pays, qui conserve la santé de tant d’êtres sans valeur et sans force morale, ne put suspendre l’arrêt fatal qui condamnait Keats ; il mourut sur la terre étrangère. On l’ensevelit dans le cimetière protestant des environs de Rome. Les ossemens profanes d’un hérétique ne profanent jamais, on le sait, le sol béni du terrain papal.[34].


William Lisle Bowles[35]. — Ses sonnets et ses poésies fugitives l’ont fait connaître honorablement. Il y a du calme, de l’élégance, de la facilité dans ses productions. Il a pris une part active à la controverse récente que lord Byron a cru devoir soulever à propos de Pope. Tous ceux qui sont entrés dans cette lice ont eu le singulier mérite de déraisonner à la fois. La nature et l’art prêtent également à la poésie ; il ne s’agit que de l’y trouver[36].


William Sotheby. — La littérature anglaise lui doit une traduction agréable de l’Obéron de Wieland, qui a inspiré à Flaxman[37] quelques-uns de ses plus beaux dessins. Écrivain original quand il veut l’être, il s’est occupé surtout de traductions. Ses fragmens d’Homère offrent une reproduction du poète grec moins pittoresque et moins naïve que celle de Cowper[38], plus fidèle que celle de Pope.


William Cary. — Il s’est fait surtout connaître par sa magnifique traduction du Dante et par quelques imitations des poètes français du second ordre. Personne mieux que lui ne sait conserver au poète qu’il traduit le caractère propre et spécial de son époque et de son pays ; c’est un des hommes les plus instruits et les plus remarquables de notre temps. Il est chargé d’un emploi secondaire et mal rétribué au Muséum britannique.


Walter Savage Landor. — Walter Savage Landor, que lord Byron dans sa fameuse satire appelle le Béotien dithyrambique, a écrit le poème de Gebir, qui n’est pas assez lu, et qui renferme plus d’un passage énergique[39].


Henry Hart Milman. — Son génie est surtout dramatique ; ses poèmes épiques sont remplis d’une splendeur quelquefois outrée et laborieuse ; mais on y trouve des scènes naturelles, des sentimens énergiques et nobles, des traits pathétiques. Son Samor, seigneur de la cité brillante, est une histoire d’un temps trop éloigné pour attirer la sympathie du lecteur. Son Belshazzar devait inspirer peu d’intérêt. Qui voudrait relire dans un poète moderne ce que la Bible et les prophètes se sont chargés de proclamer au monde[40] ?


William Tennant. — Son poème très original, la Foire d’Anster, a frayé la route au Whistle-Craft de Frère et au Beppo de lord Byron. Il est même juste de dire que la naïveté, la vérité, le mélange d’esprit, de caricature et de gravité moqueuse qui se trouvent chez Tennant, lui assignent une place bien supérieure à celle de la plupart de ses imitateurs.


Leigh Hunt[41] n’a pas obtenu toute la réputation que mérite son talent. Dans son poème de Rimini, il y a des caractères bien étudiés, un plan heureux, quelque affectation sans doute, mais de l’aisance, une richesse brillante d’expressions, une sensibilité vive, une conception peu commune de la beauté physique et morale. Il se plaît à mêler à son style quelques tournures familières, qui tombent de sa plume comme par hasard, et qui évoquent une foule de souvenirs et d’associations touchantes. Sa prose, qui ressemble à une causerie animée, légère et maligne, a beaucoup d’admirateurs.


Bryan Waller Proctor. — Bryan Waller Proctor a déguisé son véritable nom sous celui de Barry Cornwall[42], qui est devenu populaire. Les scènes dramatiques qu’il a publiées il y a trois ans, les poésies lyriques si variées et si exquises, qu’il a fait récemment paraître, se sont emparées de l’attention publique. Lysandre et Ione est remarquable par la douceur de la poésie et la grace de l’imagination. L’auteur a cherché surtout, dans ses fragmens dramatiques, à faire revivre la naïveté énergique de nos anciens poètes. Sa prose est simple, naturelle et pleine d’observations heureuses.


Thomas Hood. — Thomas Hood est plus connu du public comme fabricant breveté de calembours intarissables, que comme poète inspiré. Dans ses petites odes adressées à de grands personnages, il a fait une incroyable mascarade de tous les mots de la langue anglaise, et les a forcés à mille déguisemens hétéroclites. L’inspiration lui appartient cependant, comme l’a prouvé son beau poème intitulé le Rêve d’Eugène Aram. Cet ouvrage l’a classé au nombre des poètes qui possèdent le sentiment tragique, et qui savent en rendre les effets, moins par une exagération emphatique, que par de terribles et simples indications de caractères. La Muse sérieuse et grave n’a reçu que quelques hommages de Thomas Hood, qui s’est empressé de revenir à ses premières amours, à sa Muse folâtre, légère, fantasque et grotesque.


William Motherwell. — Lorsque la baguette d’Aaron se chargea tout à coup de fleurs et de feuilles, ce fut une merveille moins grande que de voir Motherwell, l’antiquaire, l’homme d’érudition et de critique, se transformer en poète original et énergique. Sa poésie lyrique est facile, ardente, moins passionnée et moins simple que celle de Burns, mais presque toujours remarquable par la vigueur et la nouveauté.


Alexandre Alaric Watts. — Il se distingue entre les poètes par la mélodie de sa versification, par la grace, et quelquefois par la verve de sa sensibilité. Il est doué d’un goût remarquable pour les arts, et ses saillies épigrammatiques ont fait rire le public aux dépens de plusieurs de ses confrères.


Thomas Pringle. — Poète et philanthrope, il a écrit des vers agréables et pittoresques, et fait de nobles efforts pour introduire la liberté, le savoir et la religion, dans les lieux où régnaient depuis long-temps l’ignorance et l’esclavage.


William Kennedy, — auteur des Fantaisies changeantes (Fitful Fancies) et de la Flèche et la Rose (the Arrow and the Rose), ne manque pas d’imagination et de sensibilité. Sa versification est inégale, et sa diction quelquefois exagérée[43].


Robert Montgomery, — poète à la fois pieux et satirique, a trouvé des censeurs amers et des panégyristes ardens. Il y a une ferveur sincère dans son enthousiasme et beaucoup de facilité dans son style. Malheureusement, les sujets qu’il choisit sont trop élevés, trop sacrés, trop monotones dans leur sublimité, pour qu’une lyre humaine s’en empare.


Alfred Tennyson[44] est un poète doué d’une imagination heureuse et forte. L’originalité de sa pensée est souvent défigurée par la bizarrerie affectée de sa diction. Les sentimens qu’il veut exprimer ne naissent pas toujours naturellement du sujet qu’il traite. Cependant plusieurs de nos critiques le regardent comme l’espoir de la poésie anglaise, comme celui de nos jeunes poètes qui annonce le plus de génie


Ébénézer Elliot[45] a chanté la misère produite par nos mauvaises lois sur les grains. Sa Muse a des accens terribles et perçans comme le cri du malheureux qui meurt de faim sur la grande route.

À force d’accumuler les imprécations et les malédictions, vous diriez souvent qu’Elliot approche du sublime. Il y a de la vérité dans son invective et quelquefois de l’émotion au milieu de ses anathèmes. Mais que le prix des grains vienne à tomber, la même baisse affectera la production de cette Muse vouée à des inspirations passagères, à des colères de parti. Ce malheur est commun à tous les talens qui se consacrent à des sujets de circonstance. Cependant Ébénézer a des chances d’avenir poétique, une haute énergie de diction, un amer sarcasme, un talent rare pour reproduire l’intérieur de la vie domestique, quelque chose de la manière sombre et vraie de Crabbe. C’est à l’homme de la campagne qu’il s’adresse, et comme le prêtre que Robert Burns attaque dans ses satires, il ne lui apporte pas le salut et la paix, mais la damnation, mais le désespoir.


Georges Darley — est bon mathématicien et excellent poète. Sa Reine de Mai (May Queen) offre des passages gracieux et vigoureux. Ses Fêtes Olympiennes (Olympian Revels) sont animées d’une vie dramatique, d’une inspiration franche, qui deviennent plus rares de jour en jour.


Beaucoup d’autres poètes, chantres harmonieux ou élégans, ont trouvé un public attentif, et mériteraient une place honorable même dans ce rapide essai. Tels sont Croly, Clare, Moïr[46], Malcolm et plusieurs autres. Mais à mesure que je suis descendu des sommités de la haute poésie, je ne sais quelle lassitude s’est emparée de moi, je ne sais quelle fatigue d’esprit m’a saisi ; je me suis aperçu de la distance qui me séparait des cimes escarpées et sublimes de l’art. Toutefois, ne terminons pas ce compte rendu de nos richesses poétiques, sans rappeler les noms de quelques-unes des femmes inspirées qui ont suspendu aux autels de la Muse leurs lauriers éternels ou leurs guirlandes modestes.


Johanna Baillie, — que Walter Scott appelait sœur Jeanne, a déployé, dans ses drames sur les passions[47], une grande variété de talent, de la vigueur et de la sensibilité, du sarcasme et de l’élévation, une verve héroïque et tendre à la fois. On l’a surnommée le Shakspeare de son sexe. Ses chansons possèdent la simplicité, l’humour et l’éclat des vieilles ballades écossaises. Sa conversation est animée, piquante, agréable, son œil étincelle d’esprit et de talent. Je ne crois pas qu’il existe un seul portrait d’elle. Cependant Johanna, par son génie et son âge, marche à la tête des femmes-auteurs de notre époque ; elle l’emporte même, par la grandeur de l’imagination et la solidité de la pensée, sur beaucoup d’écrivains contemporains qui appartiennent au sexe fort.


Félicia Hemans. — Plus d’une élégie plaintive est sortie de la plume de Félicia. Elle sympathise avec les blessures du cœur, avec les chagrins de l’ame, avec la bonté souffrante, et ne manque pas de nobles accens pour exprimer l’héroïsme et la grandeur. On doit se souvenir qu’elle a glorieusement soutenu le combat poétique contre plusieurs hommes célèbres qui lui disputaient le prix, et qui lui ont cédé la palme. Un prix de soixante livres sterling avait été proposé à l’auteur du meilleur poème dont le sujet serait la mémorable conférence qui eut lieu entre Wallace et Bruce après la bataille de Falkirk. Le caprice de la Muse voulut que tous les concurrens de Félicia fussent vaincus par elle. Elle puise ses inspirations dans la vie privée et dans les affections naturelles du cœur humain[48].


Lætitia Élisabeth Landon. — Elle s’est voilée à demi sous les initiales L. E. L., signature aimée du public, et qu’elle a placée au bas de plus d’un poème charmant. Miss Landon et Johanna Baillie[49] sont les femmes les plus célèbres de l’époque. Et ne croyez pas qu’elle se soit contentée de publier une ou deux romances tendres, et qu’elle se soit arrêtée ensuite pour écouter les applaudissemens flatteurs qu’on lui prodiguait. Elle a des accens pathétiques, variés, touchans, élevés, toujours gracieux. Elle excelle dans les petits poèmes dont la pensée a besoin d’être exprimée avec une netteté brillante. Cependant elle a écrit aussi un poème de longue haleine, narration ingénieuse, pleine d’évènemens qui s’enchaînent l’un à l’autre, et qui attestent une féconde imagination, toujours obéissante, jamais bizarre, furieuse, indomptée. Ses principaux ouvrages sont l’Improvisatrice, le Bracelet vénitien, poèmes ; le Roman et la réalité, narration en prose qui prouve la variété de talent de miss Landon ; un esprit orné, rapide et facile, une remarquable connaissance du monde. Elle est jeune, aimable et douée d’une gaieté brillante, vive et sans efforts.


Marie Howitt[50]. — Elle a interrogé avec succès toutes les cordes de la lyre, excepté la corde sanglante du poète tragique et guerrier. C’est peut-être, de tous les poètes vivans, celle qui reproduit le mieux la simplicité des anciennes ballades. Sa diction est plus vigoureuse qu’élevée, plus expressive que figurée[51].


En jetant un coup d’œil sur la moisson poétique si éclatante et si variée[52] que les cinquante dernières années ont produite ; en comparant notre poésie à la poésie du siècle d’Élisabeth, on ne peut s’empêcher d’avouer que la balance ne penche pas en notre faveur. Nos poètes, il est vrai, emploient moins d’allusions savantes et pédantesquement classiques, moins de dieux et de déesses, moins de Vénus et d’Adonis ; mais les émotions qu’ils reproduisent sont moins nobles, le vol de leur imagination est moins élevé. La joie de la nature frappe moins vivement leur cœur ; la Muse ne prend plus son libre essor à travers les forêts et les vallées, comme le daim sauvage bondit à travers les champs. Elle se fait misanthrope, elle est triste ; ses accens sont pleins de dédain et d’amertume : elle déplore la destinée, des poètes ; elle ressemble à la femme hébraïque qui ne veut pas être consolée.

D’ailleurs la vogue des poètes a considérablement baissé depuis quelque temps ; beaucoup de circonstances ont contribué à cette décadence. Parmi les principales causes, il faut compter spécialement l’amertume de la critique[53], le déluge de vers qui nous a inondés depuis quelques années, et surtout le penchant industriel, positif, mécanique, mathématique de notre siècle. Cette aversion pour la poésie n’aura qu’un temps ; elle retrouvera son empire ; l’hiver est venu pour elle : la saison des Muses et des fleurs renaîtra.


Allan Cunningham.


    de vers, satires et dithyrambes, qui ont produit le plus grand effet, Ébénézer Elliot, forgeron du comté de Sheffield, s’est fait l’organe et l’expression de la colère vengeresse qui anime les masses populaires, et surtout les ouvriers des grandes villes manufacturières. C’est un homme éloquent, dont la pensée est toute radicale, et qui nous semble ne se rapprocher en rien de la satire froide et dédaigneuse du poète Crabbe. Ses poésies sont des discours de tribuns du peuple.

  1. Voyez le numéro du 1er novembre.
  2. Il y a quelque chose d’incomplet et de vague chez Coleridge, qui nous semble trahir une faiblesse involontaire d’intelligence. Personne ne cause mieux que lui ; nul ne disserte avec plus d’abondance, d’élégance, de grace, d’érudition, sur tous les sujets imaginables. Il est permis à l’homme qui cause de négliger la correction et la fixité de sa propre pensée, de ne pas formuler toujours nettement son opinion, et d’abandonner les rênes de la causerie à une négligente et brillante facilité ; mais quand le poète veut créer, il est bien forcé d’imiter Dieu, de renfermer sa pensée dans des limites matérielles, de la façonner en artiste, de lui donner une expression précise et arrêtée. C’est ce qui manque presque toujours à Coleridge. Son élan se perd sans s’achever. Sa verve éclate sans résultat. On ne sait guère à quoi se rattachent les plus beaux fragmens de ses œuvres. Un somnambulisme bizarre les a dictées ; elles commencent comme un rêve, elles finissent comme un rêve. La bienveillance de M. Cunningham lui a fait trouver d’ingénieuses excuses pour ce défaut que nous ne pouvons nous empêcher de signaler. Ce qui manque à Coleridge, c’est la concentration ; sa pensée touche à la fois à toutes les limites de la circonférence intellectuelle ; il est érudit, poète, superstitieux, philosophe, moraliste ; il veut trop accomplir ; les ailes de sa Muse se referment ; elle tombe, et s’assoupit sur le sol.
  3. Byron s’est beaucoup moqué de l’Old Mariner. C’est, comme la plupart des créations poétiques de Coleridge, une fantaisie brillante plutôt qu’une création achevée. La versification en est facile ; l’idée principale du poète s’y développe avec plus de netteté que dans la plupart des productions du même écrivain.
  4. Voyez, dans le numéro du 1er novembre, la biographie de Southey.
  5. Coleridge est un des premiers écrivains anglais qui aient essayé de suivre le cours mystique, non de l’érudition, mais de la pensée et de la critique allemandes. Ses études sur Schiller, Goethe, Herder et Burger, ont laissé des traces dans tout ce qu’il a écrit.

    Malheureusement, il n’a pas achevé de système, ni cherché à se rendre un compte philosophiquement exact de ses impressions. Un spiritualisme exalté, se combinant chez lui avec la pensée protestante, n’a rien pu produire de complet ni de saisissable. Il n’a pas échappé à la raillerie. « J’allai, dit Hazlitt, entendre Coleridge, le fameux prédicateur laïque : lorsque je vis un petit homme noir, sans dignité, sans tenue et sans grace, la figue rubiconde et fleurie, se débattre dans une chaire, je fus singulièrement désappointé. » C’est dans un salon qu’il faut entendre Coleridge remuer toutes les idées contemporaines, soulever toutes les questions sans les décider, et répandre à flots cette brillante faconde, source de sa réputation.

  6. Minstrelsy of the Scottish Border.
  7. Leyden a laissé une faible trace dans la poésie anglaise. On a déploré sa perte prématurée et les espérances détruites d’un beau talent desséché dans sa fleur.

    De toutes les parties qui constituent le génie poétique, une seule, la mélodie musicale, la beauté des sons, le charme de l’oreille, appartenait à Leyden, lorsqu’il mourut.

  8. Lamb ne peut se classer au nombre des poètes. Parmi les écrivains anglais, il n’en est peut-être pas un seul qui n’ait essayé de presser, comme dit Montaigne, la sentence aux pieds nombreux de la poésie. Lamb a donc fait des vers comme tout le monde en fait ; mais le vrai caractère poétique manque à Charles Lamb, dont les essais en ce genre furent assez malheureux pour justifier la sévérité des critiques. La Revue d’Édimbourg avait-elle si grand tort de dire à lord Byron que ses imitations d’Ossian manquaient de nouveauté ; à Wordsworth, que son Âne perdu ne comportait pas une solennité de ton aussi majestueuse ; à Walter Scott, que son vers de huit pieds, si facile à construire, l’entraînait à une diffusion et une redondance malheureuse de paroles inutiles ; à Charles Lamb, que sa poésie, copiée sur le type du xvie siècle, manquait d’actualité et d’abandon ? Cette puissance et cette rigueur d’examen accompagnent toujours et encouragent, au lieu de le rabaisser, l’essor des littératures vraiment fortes.

    Lamb est, comme prosateur, l’écrivain le plus original de cette époque. C’est de la simplicité dans la profondeur, de l’originalité dans la naïveté ; quelque chose de Montaigne et de Sterne, de Labruyère et d’Addisson ; un mélange de qualités et de nuances dont l’effet est à la fois piquant, pathétique et nouveau. Il écrit peu, et chacun de ses Essais est le résultat d’une sensibilité originale, vive, mêlée à un travail de style d’autant plus admirable qu’il est simple.

  9. Voyez le dernier numéro de la Revue des deux Mondes, où il est question des trois poèmes d’Akenside, de Rogers et de Campbell, intitulés : Pleasures of Hope, Pleasures of Memory, etc.

    Ce genre de poème didactique dans lequel on passe en revue, comme au moyen d’une lanterne magique, tous les souvenirs, tous les personnages qui se rapportent à un même texte, ne peuvent obtenir l’approbation des hommes qui ont le sentiment véritable de la poésie. C’est ainsi que Delille a fait le poème de l’Imagination, et M. Esmenard celui de la Navigation. Rien d’épique, rien de dramatique dans la création de pareilles œuvres. C’est un enchaînement de petits tableaux, dans chacun desquels on peut montrer plus ou moins de talent, mais qui ne s’unissent par aucun point central, par aucun lien de grande et haute unité. Ce genre, oublié en Angleterre, a été un peu relevé récemment par l’enthousiasme religieux du second des Montgomery, qui a chanté en vers assez purs, mais entachés de monotonie, l’omni-présence de la Divinité.

  10. Scots who ha’e wi’ Wallace bled, etc.
  11. Voyez la traduction de ce Pibroch dans notre dernier numéro.
  12. Le sentiment de la perfection de la forme, et de l’harmonie à établir entre la pensée et l’expression, entre le rhythme et l’image, se trouve chez Campbell à un degré rare, et que les plus grands poètes modernes ont à peine atteint. La verve lui manque peut-être, et le défaut de fécondité est le plus grand reproche que l’on puisse adresser à sa Muse.

    Les sentimens doux et patriarcaux qui respirent dans Gertrude de Wyoming, la structure savante du rhythme, le soin merveilleux avec lequel le poète a poli et perfectionné son œuvre sans lui rien enlever de son énergie, conserveront long-temps et lègueront à l’avenir cette épopée de quelques strophes, espèce de Paul et Virginie en vers, l’un des plus précieux fragmens de la littérature anglaise. Vous diriez un beau vase grec, dont la matière est riche, et la sculpture délicate. Byron, qui se moquait de tout, n’a pas épargné Campbell, et a fait remarquer, en la parodiant, l’obscurité de quelques-uns des vers de Gertrude. Campbell affecte la concision, et tombe quelquefois dans le défaut de clarté. C’est un poète peu créateur : le mélange heureux de la sévérité hellénique et de la vigueur teutonique lui donne une sorte d’originalité piquante

    La place de Campbell est honorable et isolée. Il n’a imité personne, et sans se ranger sous la bannière de Byron, sans se tenir servilement enchaîné aux souvenirs de Pope, il a produit des œuvres en petit nombre, mais remarquables. Critique sévère, judicieux, concis dans sa prose comme dans sa poésie, il a long-temps dirigé le New Monthly Magazine, qui lui a dû une partie de son succès.

  13. Comment se ferait-on une idée nette de la situation intellectuelle de la Grande-Bretagne, si l’on ne se souvenait que son unité politique, si mal affermie, si controversée, si combattue, n’a pas encore passé dans les mœurs, et que ces dernières, toutes puissantes sur les productions intellectuelles, sont soumises à l’influence de trois nationalités divergentes ? — Il y a toujours eu en Angleterre trois écoles très distinctes d’éloquence, de poésie, de style ; trois courans intellectuels que l’on ne peut confondre, et dont l’un part d’Édimbourg et de l’Écosse, l’autre de Dublin et de l’Irlande ; le dernier, et peut-être le moins abondant et le moins énergique, de Londres même et de l’Angleterre proprement dite. Il y a chez les écrivains irlandais, Sheridan, Burke, Thomas Moore, Maturin, Banim, une empreinte de vivacité, d’éclat, de véhémence, quelquefois d’extravagance, dont lady Morgan est ou le type ou la caricature ; chez les écrivains écossais, Walter Scott, Galt, Wilson, Burns, Lockhart, une habitude d’investigation philosophique et de recherches savantes, d’études de caractères, de respect pour le passé, de patriotisme local et d’émotions naïves et fortes, mêlées de pédantisme et de minutie ; chez les Anglais proprement dits, un bon sens pratique, une habitude de se rapporter aux antécédens, un amour de la simplicité brute, de l’énergie primitive, de la discussion étendue et libre, peut-être aussi moins d’originalité native. Les écrivains de ces deux pays, l’Irlande et l’Écosse, qui roulent comme des satellites autour des destinées de l’Angleterre, conservent avec un amour religieux leur saveur et leur prédilection nationale. Godwin et Junius peuvent être cités comme modèles du style anglais ; Burke et Sheridan, comme types de l’esprit irlandais perfectionné et civilisé ; Scott et Burns, comme les échos admirables de la passion et de l’observation écossaises.

    Quant aux plaintes de M. Cunningham, qui semble reprocher à l’Irlande sa stérilité actuelle, je ne sais si ces reproches sont bien fondés. Maturin, Banim, Thomas Moore, lady Morgan, O’Connell, sont Irlandais. Banim est un romancier remarquable ; Maturin a eu des étincelles de génie ; lady Morgan, malgré tout ce qu’on peut alléguer contre son style, est une femme d’esprit ; et le grand agitateur O’Connell a donné plus d’une preuve de faconde et de talent. Ce n’est peut-être pas, il est vrai, par une raison forte et sévère que tous ces personnages se distinguent ; mais cette dernière observation, si elle est exacte, vient encore à l’appui des remarques que nous avons placées au commencement de cette note.

  14. Thomas le Petit, allusion à son nom réel de Thomas Moore, et à sa taille exiguë. L’auteur de ces notes se souvient d’avoir eu peine à découvrir, un soir, le petit Moore (grande gloire alors et lion magnifique, comme on dit à Londres), absolument perdu entre trois douairières ses patrones, assises comme lui sur une ottomane. Les poèmes de Tom Little sont devenus le manuel des jeunes personnes qui professent une morale libre, et des demoiselles du monde.

    La Revue d’Édimbourg blâme surtout Thomas Moore d’avoir traduit Anacréon en vers modernes, d’avoir doratisé le poète grec, et prêté à la sensualité naïve du chantre de Théos, la couleur d’une civilisation raffinée, corrompue et recherchée dans le vice. Il est difficile de ne pas penser à ce sujet comme la Revue d’Édimbourg.

  15. Jeffrey, fondateur de la Revue d’Édimbourg, ne pouvait guère établir et perpétuer cette dictature littéraire, redoutée même aujourd’hui, sans s’exposer à beaucoup d’inimitiés. Quelques clameurs qu’aient dû soulever Jeffrey, Gifford, Hazlitt et plusieurs autres qui se sont contentés de soumettre à leur observation le déploiement des forces contemporaines, leur influence a été aussi puissante que profonde et utile, comme nous l’avons dit plus haut. Ce qui est étrange, c’est que l’on pourrait reprocher plutôt à la Revue d’Édimbourg et au Quarterly l’indulgence de quelques appréciations que la cruauté de leurs critiques. Assurément, la misanthropie affectée de lord Byron, modèle d’une école ridicule ; la prétention de Moore ; le rhythme facile, brisé, vagabond, de Southey, dont les vers ne sont guère que de la prose déguisée et enivrée, méritaient quelques observations ; l’avenir, tout en rendant hommage à ces hommes supérieurs, sera bien plus sévère envers eux.
  16. Les Lettres interceptées (Two-Penny Post-bag), recueil d’épîtres en vers, que Thomas Moore attribuait aux principaux personnages de la cour et au prince régent lui-même, eurent un énorme succès. Ce sont de très bonnes et très caustiques plaisanteries légères, vives, pleines de gaieté, de saillies, de caricatures heureuses, de parodies fines ou grotesques. Moore excelle dans ce genre. Il a écrit plusieurs ouvrages en prose ; on l’accuse, avec assez de raison, de manquer de simplicité. Dans Lalla Rookh, le même défaut se joint à une surabondance de couleur locale, qui approche quelquefois du pédantisme.

    L’école de Thomas Moore, son style orné, et, pour ainsi dire, composite, sa prose scintillante, sa verve quelquefois affectée, et qui, dans ses élans érotiques, manque trop souvent d’abandon et de naïveté ; le mélange de prétention à la science orientale et de grace recherchée qui caractérisent sa manière, ont obtenu un grand succès dans le monde fashionable, il y a quelques années. Mais ce vernis d’élégance commence à s’écailler et à tomber ; mais cette surabondance d’ornemens commence à n’être plus de mode ; mais on s’aperçoit déjà que Thomas Moore a usurpé la place de poète de premier ordre, et que le ranger au niveau de Scott et de Byron, c’est assigner à sa Muse coquette et fleurie un rang trop élevé pour elle. Sans doute, il y a beaucoup d’esprit, de facilité et d’éclat chez ce poète ; mais la conception de ses œuvres manque de force, et la sévérité du goût, la grandeur des idées, la puissance de la passion, se laissent trop rarement remarquer dans ses écrits.

  17. Aujourd’hui rédacteur en chef du Blackwood’s Magazine, Robert Wilson exerce une très haute influence sur la littérature d’Écosse. C’est surtout comme prosateur qu’il est remarquable, par l’abondance de sa diction, le libre emploi de tous les idiotismes vulgaires, qu’il relève et fait valoir par le mélange hardi de toutes les couleurs. Il y a plus d’un rapport entre sa prose vigoureuse et la prose enflammée de Diderot. Il soutient le parti conservateur, ou le torysme, dernier débris du jacobitisme antique, et le défend avec éloquence. Wilson excelle dans tous les exercices gymnastiques. C’est un excellent chasseur, un boxeur accompli, un grand amateur de pêche et un bon maître d’escrime. Ses poèmes ont de la verve, de la grandeur ; le spiritualisme exalté qui les anime efface peut-être trop souvent les couleurs et les détails de la vie réelle ; l’élévation, la pureté, la piété, le pathétique, qui manquent à Crabbe, constituent le génie poétique de Wilson, dont la réputation à l’étranger n’est pas aussi haute qu’elle le mérite, et qui, comme la plupart des intelligences variées et inconstantes qui se livrent trop à la critique, a perdu en gloire ce qu’il gagnait en influence.
  18. L’Histoire de la Peste, par Daniel de Foë, a servi de base à ce poème ; quel que soit le talent de Wilson, c’est dans la prose simple de l’auteur de Robinson que ces terribles réalités se reproduisent avec l’effet le plus dramatique et le plus profond. Déjà Chalmers, Walter Scott, Southey, avaient essayé de faire revivre ce livre inconnu, publié en 1715 par l’auteur de Robinson. Le poème de Wilson surtout a contribué à ramener l’attention publique sur les écrits oubliés de Foë que les recherches consciencieuses de quelques esprits éminens ont enfin replacé à son véritable rang parmi les philosophes et les romanciers.
  19. Quelque triste et touchante qu’ait été la mort de Kirke-White, sa haute mission de poète ne semble pas plus prononcée que celle de Bloomfield, dont on va lire la biographie ; de Lucrèce Davidson, la jeune Américaine ; de Leyden, et de beaucoup de jeunes gens dont les essais ont fait naître des espérances brillantes. Peut-être, aux yeux d’un philosophe non sentimental, mais réellement sensible aux maux de l’humanité, est-ce un grand mal que cette espérance de gloire offerte à tant de jeunes ames ardentes à se lancer dans la carrière des arts et de la poésie. — Que de déceptions ! que d’existences brisées ! que de douleurs amères ! que d’avortemens cruels ! Que dira l’avenir en lisant les noms perdus et effacés de tant de compétiteurs dévorés par ce besoin de gloire ?
  20. Le pauvre cordonnier Bloomfield fut perdu par ses admirateurs. Doué d’un talent faible, de l’habileté vulgaire qui recoud une rime et polit un chant ; sans imagination, sans énergie, sans connaissance du monde, sans connaissance des hommes, et privé même de cette sensibilité passionnée et intelligente qui peut suppléer à tout, il reçut d’absurdes éloges de quelques grandes dames et de quelques critiques niais. Ces messieurs et ces dames ne s’étonnaient que d’une chose : un cordonnier poète ! Cette alliance les enchantait. — On voulut avoir un nouveau Burns ; comme s’il était bien merveilleux qu’un homme qui sait lire, et qui a eu entre les mains une prosodie et deux ou trois Almanachs des Muses, essaie de scander ses vers, de rimer des strophes, et parvienne à ce degré d’habileté mécanique. Après avoir encouragé Bloomfield et l’avoir gonflé d’une vanité fatale, ses protecteurs s’aperçurent que dans toute sa poésie il n’y avait rien, si ce n’est des idées vulgaires, des détails vulgaires, peu de prétention, il est vrai ; de la mélodie, quelques parties adroitement traitées, mais aussi nulle force, nulle originalité. Bloomfield avait délaissé son état et ses pratiques. Ses protecteurs se dégoûtèrent de leur patronage ; il mourut très jeune et très malheureux.
  21. Bloomfield et Byron ne se ressemblent que sous un rapport : tous deux vivaient en 1800. Ils occupent les deux extrémités de l’échelle littéraire. Une bienveillance indulgente, et le plan de ces biographies, qui devaient se succéder sans autre ordre que celui des temps, ont seuls pu engager l’auteur à placer ces deux noms côte à côte.
  22. Les idées mélancoliques, l’anathème sur les institutions, le dégoût de la vie sociale, avaient déjà trouvé des interprètes très puissans. Rousseau, Young, Gœthe, Godwin, Junius, Burns, avaient lancé vers le ciel plus d’un cri de désespoir. Byron naquit et grandit dans une situation fausse ; son enfance fut contemporaine de la révolution française ; il avait un titre sans fortune, une beauté remarquable et une infirmité naturelle, un rang dénué de tout ce qu’il fallait pour le soutenir, un beau nom souillé déjà par des crimes et des folies, un orgueil immense environné d’obstacles, un ardent désir de gloire et peu de ressources pour l’obtenir, une intelligence active et une éducation négligée. Il dépendait de parens riches, et il était fier. Son entrée dans le monde et à la chambre des lords fut telle qu’on devait la promettre à l’héritier pauvre d’une généalogie antique. Toute l’histoire de ses premières années n’est qu’une histoire de désappointemens, de vanité blessée, de désirs ardens et refoulés, d’irritation secrète contre le dédain et l’oubli. Mieux que personne, il devait sentir les blessures que la société porte à ses victimes ; plus que personne, il était en droit de répéter l’anathème sur elle. Il a concentré, idéalisé, éternisé cette malédiction : la philosophie de ses œuvres est détestable et nulle. Leur importance historique est immense, abstraction faite de leur valeur et du génie qui s’y déploie.
  23. Les seigneurs de Newstead semblaient depuis long-temps soumis, comme on peut le voir dans les mémoires biographiques de Thomas Moore sur lord Byron à une fatalité douloureuse ; le crime, l’erreur, le vice, le malheur, s’étaient mêlés à toutes les annales de cette famille, dont lord Byron recueillit et glorifia l’héritage.
  24. Walter Scott.
  25. Regal.
  26. Lord Byron, comme le dit Moore, avait très peu d’amis, ou plutôt il n’en avait pas. On s’effrayait de la hauteur de son caractère, et, comme il n’était pas riche, il trouvait peu de complaisans et de flatteurs. Sa position était isolée comme l’est celle de tous les hommes dont on n’attend rien, dont on ne craint rien, qui ne veulent ni s’associer à une coterie, ni flatter lâchement, ni s’inféoder à un homme, ni s’asservir à une faction, et qui d’ailleurs n’ont pas assez de fortune et de pouvoir pour se constituer centres et attirer à eux les éloges, la foule et les imitateurs. Lord Byron, fier, pénétrant, pauvre et homme du monde, se trouvait dans la situation la plus propre à lui montrer les hommes dans toute la nudité de leur égoïsme.
  27. Nut-Brown maid. Cette héroïne d’une vieille ballade anglaise, que Prior a refondue et rajeunie, a servi de type à la Médora et au Kaled de lord Byron. C’est une jeune fille amoureuse, aux yeux de laquelle son fiancé se présente sous les traits d’un bandit, d’un misérable et d’un homme couvert de vices, La jeune fille s’abandonne à lui, sans que ces étranges aveux l’étonnent et la fassent reculer. Quiconque a étudié le caractère humain, quiconque a jamais apprécié l’influence exercée par l’énergie du caractère sur le cœur des femmes, ne pensera pas que l’héroïne de la vieille ballade, rajeunie par Prior, et idéalisée par Byron, soit aussi contraire à la vérité, aussi éloignée de la nature que M. Allan Cunningham l’affirme. La femme du bandit italien, l’amante du guerillero espagnol, la mère et la fille de l’ancien outlaw anglais et écossais, celles du pirate grec de ces derniers temps se rapprochent singulièrement de ce modèle. Le tort de Byron est seulement d’avoir gâté, par un mélange de métaphysique et de mélancolie affectée, ce caractère qui ne peut avoir de réalité que dans l’état sauvage. L’ouvrage de Moore offre une explication bien insuffisante, quelquefois absurde de son caractère. Le biographe semble penser que lord Byron n’a été grand poète que parce qu’il était insociable. Jeté dans le monde par une destinée mauvaise, irrité par mille contrariétés indépendantes de sa conduite, et par celles mêmes qu’il provoquait, Byron devint de bonne heure morose, quinteux, bizarre, plein de manies étranges et de caprices fantasques. Sa femme, exacte et sévère, « dont la vertu (dit quelque part son mari) marchait régulière comme une horloge, » ne put se plier à tant de singularités, et les punit cruellement par un abandon qui humilia le jeune homme. Amertume, violence, dépit, bouillonnèrent dans son ame et se transformèrent bientôt en raillerie et en dédain. Soutenir, comme l’a fait Moore, que le talent de lord Byron émanait essentiellement de son caractère ; qu’il eût fait bon ménage, s’il n’eût pas été un grand homme ; que l’on n’est poète qu’à condition de rendre misérables tous ceux qui nous approchent, c’est soutenir une triste thèse et favoriser ces ridicules copistes de lord Byron qui boivent dans un crâne, et froncent le sourcil pour se donner du génie. Vous n’auriez pas la plus légère vocation poétique, que vous seriez de fort mauvaise humeur, si, comme lord Byron, après avoir jeuné quarante-huit heures consécutives, vous vous faisiez apporter trois homards pour votre souper ; si, du matin au soir, les huissiers et les créanciers assiégeaient votre porte ; si, après la saisie de vos biens, vous étiez forcé de vous cacher ; si tous les journaux retentissaient de votre nom calomnié, raillé, noirci ; si le peu de temps que vous laisseraient une santé détruite et des affaires délabrées, vous le consacriez à l’agréable occupation de vous quereller avec votre femme. Telle fut long-temps la vie intérieure et réelle de Byron.
  28. On pourrait, en rapportant Byron à son époque, trouver cette appréciation un peu vague et même incomplète, dans sa sévérité comme dans son panégyrique. Byron comprenait assurément la nature ; il s’associait à elle avec intimité. Frappé du mélange de bien et de mal qui la domine, et voyant deux principes en lutte, il n’a pu arracher sa poésie aux étreintes d’un manichéisme douloureux. Burns, admirable peintre, ne s’est jamais élevé jusqu’à la métaphysique. Il a senti la nature, et l’a reproduite. Byron, sans religion, a demandé compte à l’univers de ses contradictions apparentes. La lutte des deux principes, la douleur, le désespoir de ne pouvoir trouver, sans Dieu, la solution de l’énigme du monde, ont tourmenté Byron jusqu’à la fin de sa vie. En lui se résument le Scepticisme dans sa plus ardente amertume, le doute se dévorant lui-même ; son éducation, ses opinions, son exil, les injustices qu’il avait subies, tout le préparait à cette mission poétique. Pour la concentration, la compression, la force de l’expression poétique, il a peu de rivaux. Comme peintre de caractère, il est inférieur, et reproduit sans cesse des modèles faux de férocité et de misanthropie imaginaires. L’observation impartiale et l’étendue philosophique des vues étaient les qualités qui lui manquaient. D’ailleurs le génie et le caractère de Byron n’auront leur complète appréciation que dans l’avenir.
  29. La nièce du célèbre Godwin, mistriss Shelley, est auteur de cet étrange roman de Frankestein, dont l’idée est grande et originale, tout affreuse qu’elle soit.
  30. Ce fut Byron qui se chargea de diriger cette étrange cérémonie. Une belle soirée empourprait les vagues de la mer. On choisit une grève solitaire, déserte et pittoresque ; et le poète du doute éleva de ses propres mains le bûcher qui dévora les restes du poète panthéiste, exilé comme lui de l’Angleterre.
  31. Ce poète ne mérite point d’être confondu avec les médiocrités nombreuses que l’indulgente critique de M. Cunningham va passer en revue dans les biographies suivantes. Lui aussi, il a marqué sa trace. Moins populaire de son vivant que Southey et que Moore, la hauteur singulière de sa philosophie, et la platonique élévation de son enthousiasme, ont rendu à son ombre les admirateurs qui avaient manqué à sa vie. Il a des imitateurs aujourd’hui.

    Shelley a poétisé le spinosisme. C’était assurément une grande idée. Que ce système fût bon ou mauvais, c’était du moins un système, quelque chose au-delà du doute que lord Byron professait, au-delà des lieux communs de Th. Moore. L’ouvrage qui rend le mieux la pensée intime de Byron, sa plus complète expression, c’est Don Juan. De l’exaltation à la satire, de l’adoration de la nature aux malédictions jetées sur elle, de la colère frénétique au platonisme pacificateur, la Muse de lord Byron passait sans transition, sans scrupule, sans autre excuse que le scepticisme universel qui le domine. Shelley chante l’ame du monde, Dieu présent partout, visible en toute chose, la matière déifiée, le rocher, la pierre, la fleur, tout ce qui est animé ou inanimé, faisant partie de la déité universelle. Athée comme Spinosa, c’est-à-dire panthéiste, matérialiste ; sans Dieu, parce qu’il ne veut reconnaître Dieu que sous la forme de l’univers même, il a fait de la poésie avec cette philosophie immense, à peu près comme les Brahmanes ont écrit les Pouianas. L’originalité de Shelley dans sa vie privée est aussi remarquable que celle de lord Byron. Depuis sa première jeunesse jusqu’à sa mort prématurée, Shelley s’est occupé à la fois des études les plus contradictoires, de sciences positives et de mystagogie, d’algèbre et de poésie lyrique, de spiritualisme et d’anatomie. On conserve encore à Oxford le souvenir de ses singularités. L’appartement qu’il occupait pendant son séjour à cette université a été décrit par un de ses amis. Les cornues s’appuyaient sur les éditions d’Euripide ; la fumée des préparations chimiques se mêlait à la saveur du café en ébullition et des préparations pharmaceutiques. C’était un capharnaüm rempli des objets les plus divers : ustensiles mécaniques, instrumens d’astronomie et de physique, armes anciennes, bouquins d’astrologie judiciaire, vieux livres oubliés même des savans, appareils d’électricité et de galvanisme ; des fleurs nouvelles sur des os de mort, et des fleurets sur un squelette. Cet homme, qui a passé pour athée, et que l’Angleterre a banni, était le plus doux, le plus tendre et le plus aimable des mortels. Puis il a eu le privilège d’être aimé réellement de lord Byron, dont le caractère était aussi taquin, aussi fantasque et aussi difficile que celui de Shelley était doux, égal et bienveillant.

  32. Gifford, célèbre par sa sévérité critique et son savoir.
  33. Gifford est fils d’un cordonnier.
  34. Quoique le jeune Keats ait été attaqué fort injustement par le Quaterly, nous ne sommes pas d’avis que la décision de l’épée et du pistolet soit admissible en matière littéraire, comme M. Allan Cunningham semble l’insinuer. L’affectation des mots vieillis, des expressions surannées, du style du xvie et même du xve siècle, dépare les essais de Keats, remarquables d’ailleurs par l’imagination, la hardiesse, l’abondance, mais non par l’unité des idées et l’ensemble des conceptions. Keats ne s’était pas encore rendu compte de sa pensée. Il cherchait encore l’inspiration vraie de sa Muse, lorsque la mort, déterminée par une maladie de poitrine héréditaire, et non par la critique de Gifford, comme les journaux anglais l’ont ridiculement avancé, l’enleva à ses amis et à son avenir de poète. Byron, Southey, Mme de Staël, Rousseau, tous les hommes de génie, ont survécu à ces blessures de la critique, à ces pauvres boulets de papier (paper-bullets of the brain) , comme dit Shakspeare. Séparons toutefois John Keats, sa poétique pensée, son élan aveugle et ardent vers le beau, des versificateurs élégans, médiocres que nous allons voir défiler devant nous.
  35. La facilité de la versification anglaise, l’espèce de poésie qui se trouve toute faite, ou du moins préparée, dans certaines combinaisons de paroles et d’images, enfin l’exemple séduisant de Byron, de Moore et de Scott, ont tellement multiplié en Angleterre les poètes médiocres et agréables, que l’auteur aurait pu sans injustice doubler la liste des noms qu’il a placés dans cette série de rapides et piquantes biographies. Atherstone, Hartley-Coleridge et beaucoup d’autres méritaient autant cet honneur que Lisle Bowles, Motherwel et Alaric Watts. La gloire et le talent de cette innombrable armée de versificateurs ne s’élève guère plus haut que ceux des sonettieri d’Italie. Une pensée ingénieuse, un rapprochement singulier, un concetto piquant, exprimé en quelques lignes mélodieuses, suffisaient au sonettiere. Une émotion douce, un sentiment naturel, mais souvent vulgaire, une observation déjà triviale, un souvenir pathétique, fournissent au poète anglais de second ou de troisième ordre, une ballade, un Dirge, une élégie, des stances. La foule de ces morceaux, assez agréables à lire, mais presque tous d’un mérite égal, prouve la facilité du genre ; les Annuaires en sont pleins ; tout jeune homme bien élevé termine son éducation de cette manière. La poésie est ailleurs.
  36. Byron a joué un rôle assez ridicule dans cette controverse. Bowles avait attaqué Pope, qu’il avait traité de poète artificiel. Byron répondit que toute poésie est artificielle. M. Cunningham observe avec la sagacité ingénieuse dont il fait si souvent preuve, que la poésie est partout : dans la vaste forêt, sous le toit du vigneron, dans le cœur de la jeune femme entourée d’hommages, sur le champ de bataille ensanglanté. Byron, ennuyé de se voir suivi à la piste par les féroces copistes de Lara et de Manfred, prit en main la cause de Pope, celui des poètes qui lui ressemblait le moins, se détacha ainsi de ses propres imitateurs qu’il détestait. Il avait aussi le plaisir de se moquer un peu de M. Bowles, ministre protestant et homme pacifique, pieux, rangé, et qui lui semblait bon à tourmenter un peu.
  37. Sculpteur et dessinateur célèbre.
  38. Voyez l’article de Cowper dans notre précédent numéro.
  39. Personne plus que Landor n’est dédaigneux de la gloire littéraire. Il s’est pris de querelle avec tous les journaux, qui se sont vengés par le silence, ou par des épigrammes, du dédain qu’il leur témoignait ; et ses œuvres, vraiment supérieures, ont très peu de lecteurs, même en Angleterre. Sa prose, nette, concise, éloquente, singulière, a un caractère très particulier qui rappelle les bons auteurs du temps d’Élisabeth. Landor est un de ces écrivains que la postérité retrouve après quelques siècles ; quand toutes les passions sont amorties, elle fait la découverte de leur talent, et leur rend, un peu tard, il est vrai, leur place naturelle. Cet homme bizarre, dont les écrits sont orthographiés selon un système qui lui est particulier, a passé une partie de sa vie dans la solitude et en Italie.
  40. Le Fazio de Milman a été arrangé pour la scène française, sous le titre de Clotilde. Sa Prise de Jérusalem offre des passages très remarquables.
  41. Leigh Hunt, Landor, Keats, ont marqué par leur libéralisme politique. Sotheby, Milman, sont attachés aux opinions tories. On connaît les rapports de Leigh Hunt et de Byron, rapports qui ont abouti à une haine mutuelle.
  42. Le genre de Barry Cornwall est élégiaque, vaporeux, fleuri, privé d’énergie et de nouveauté.
  43. Peut-être trouvera-t-on un peu de banalité dans ces éloges distribués par l’aménité de M. Cunningham à ses confrères en l’art de poésie. Robert Montgomery, Barry Cornwall, Leigh Hunt, surtout Tennyson et Elliot sont des poètes souvent remarqués ; les autres noms sont introduits ici par la politesse de l’auteur anglais.
  44. Il est impossible de comparer Tennyson avec les versificateurs précédens. Il est original, poète métaphysicien sans mysticisme, analyste et passionné ; plein de défaut, mais d’audace et de force, de pensée et de nouveauté ; il a fait de la poésie avec des syllogismes et des déductions philosophiques. Très jeune encore, il n’a donné que deux petits volumes de poésies, supérieurs pour la profondeur et la verve à celles de Barry Cornwall, de Montgomery, etc.
  45. Nous séparerons aussi de la liste des Dü Minores que M. Cunningham a pris la peine de former ici, le Corn-Law-Rhymer (le poète des lois céréales) qui a jeté récemment, au milieu du tumulte des discussions politiques, quelques pièces
  46. Moïr, qui signe Δ ou delta, insère dans quelques ouvrages périodiques, et spécialement dans le Blackwood, des poésies élégiaques d’une élégance et d’une sensibilité vraiment remarquables. Ses stances à un enfant endormi sont dignes de Burns.
  47. Johanna Baillie appartient au commencement de ce siècle. Elle a contribué au mouvement littéraire que Byron et Walter Scott ont imprimé à leur temps. Ses drames ont le malheur et le défaut d’être plus philosophiques que dramatiques.

    Johanna s’est proposé le plan singulièrement métaphysique de demander à chaque passion, d’abord une comédie, puis une tragédie. Mais comment classer les passions, comment les énumérer ? La colère est-elle une passion ? L’envie est-elle une passion ? Ce parti pris a beaucoup nui au succès des drames de miss Baillie ; sa verve, emprisonnée dans un cadre argumentatif et métaphysique, n’a produit que des pièces insoutenables à la scène, et remplies de beautés que l’on ne peut apprécier qu’en les lisant. Elle est aujourd’hui dans un âge très avancé.

  48. Félicia Hemans publie des poésies intitulées Songs of the affections.
  49. Miss Landon a de la grace et de la facilité. C’est le Thomas Moore de son sexe. Plusieurs autres femmes, entre autres mistriss Norton, ont aujourd’hui de la réputation en Angleterre.
  50. Mary Howitt appartient à la fraternité chrétienne, ou, si l’on aime mieux, à la secte des quakers. Son Livre des saisons (Book of the seasons) a été fort remarqué et le méritait.
  51. Parmi les poètes, on ne peut confondre ceux qui ont obéi à des influences répandues autour d’eux, avec ceux qui, au contraire, ont influé sur la littérature. Montgomery, Grahame, Leyden, et une foule d’autres ont été sans puissance ; ils ont brillé, comme les satellites de génies plus actifs et plus originaux. Au premier rang des intelligences maîtresses qui ont poussé leur siècle dans des voies nouvelles, il faut placer Cowper. Cette naïveté, cette énergie, cette originalité, cet enthousiasme religieux qui respirent dans ses œuvres, ont été les inspirations de Coleridge, de Wordsworth et de plusieurs autres. Ces deux derniers ont transmis, en la modifiant, cette influence, qui est devenue vaporeuse et rêveuse chez Keats, mystique et métaphysique chez Shelley. Burns, autre grand homme, a donné l’impulsion passionnée que Byron a suivie, en l’alliant à une misanthropie plus intense, à un éclat et à une profondeur admirables de poésie. Byron, à son tour, a entraîné dans sa voie toute la littérature de son temps. De son côté, Scott ramenait ses contemporains vers l’étude pittoresque du passé, et Southey cherchait, non dans les traditions du pays natal, mais dans les légendes fabuleuses et brillantes des terres étrangères, le renouvellement du génie épique. Quelques hommes distingués, moins hardis, moins originaux, Campbell, Rogers, Moore, et quelques femmes douées de talent, se contentaient de chercher la perfection artistique de leurs œuvres, sans frayer un sillon nouveau ; Campbell, animé d’une puissance intime et supérieure, a marqué son passage plus profondément que l’élégant Rogers, et que Moore, poète facile, agréable, orné. En dehors de ces noms, vous trouverez des talens, non des puissances intellectuelles. Les hommes que nous avons nommés sont les vrais phares poétiques du xixe siècle en Angleterre, les flambeaux à la lumière desquels tous les autres poètes sont venus allumer leur torche, et qui rayonnent encore dans des directions différentes ou opposées. Après ce grand éclat, la poésie anglaise ne pouvait que déchoir. C’est ce qui lui arrive aujourd’hui.
  52. Les éloges nombreux que M. Allan Cunningham vient de donner à tous les poètes qu’il a fait comparoir devant lui, ne contredisent-ils pas cette critique générale, d’ailleurs si ingénieuse ? Est-il juste d’opposer une époque à une autre époque ? L’âge d’Élisabeth a eu son Shakspeare et son Spencer, et c’est bien assez. Le dix-neuvième siècle a produit Byron et Walter Scott, météores assez lumineux pour que l’avenir ne les perde pas de vue. Peut-être, si l’on voulait absolument établir un parallèle entre les deux ères poétiques, serait-il plus juste de dire que l’élévation appartenait à l’une, et la profondeur à l’autre ; d’opposer la naïveté ardente et crédule du temps de Spencer à l’analyse admirable de Byron, aux peintures inexorables de Crabbe. Il serait bon d’ajouter aussi que cette double nécessité des temps ne peut ni étonner le philosophe, ni lui inspirer un seul regret. Comment aurions-nous retrouvé cette naïveté crédule des temps passés, nous vieux de civilisation, et étayant de toutes parts notre foi chancelante ? Comment nos aïeux auraient-ils devancé deux siècles, et trouvé dans leur temps les terribles enseignemens que lord Byron a reçus de la révolution française et de Bonaparte ? La poésie n’est pas déchue ; elle s’est transformée, de même que la société ne meurt pas, mais s’enveloppe de langes nouveaux, renaît sous d’autres attributs et de nouveaux traits, toute puissante et forte.
  53. La sévérité de la critique n’a paralysé ni Byron, ni Southey, ni Moore, ni Coleridge. C’est le grand nombre d’idoles, de prétendus hommes de génie, de petites publicités de coterie, de nouveaux lords Byron, créés par l’indulgence des critiques et le caprice du public, qui a fini par le rassasier et le dégoûter. Cependant, quand il s’est présenté des poètes, comme Tennyson et Elliot, qui ont exprimé un sentiment populaire, une idée neuve, au lieu de couvrir sous le rhythme sonore le vide de leur imagination, ils ont trouvé un public attentif.