Histoire artistique des ordres mendiants/Cinquième leçon
CINQUIÈME LEÇON
LE MIROIR THÉOLOGIQUE ET LE MIROIR MORAL
LA CHAPELLE DES ESPAGNOLS ET LE CAMPO SANTO DE PISE
Un tableau de l’église dominicaine de Pise — placée sous le vocable de la « philosophe » sainte Catherine, — représente le Triomphe de saint Thomas d’Aquin. Le docteur angélique y trône ex cathedra dans une sphère d’or. Sa face bovine et ruminante se détache en fortes proportions au milieu du tableau. Des rayons issus du Très-Haut, source de toute lumière, réfléchis par Moïse, les Évangélistes, saint Paul suspendus sur les nuées, puis par Platon et Aristote qui apparaissent un peu plus bas, baignent le front et les lèvres du saint, qui semble ainsi le centre de la pensée du monde. Toutes ces lumières convergentes, divines et humaines, se fondent dans ses écrits épars sur ses genoux, pour se diviser ensuite et se distribuer sur l’Église massée au pied de ce Thabor. Un seul rayon se sépare de ce second faisceau et vient foudroyer un personnage à turban, un Sarrasin, un mécréant atterré aux pieds de saint Thomas dans une attitude de révolte et de rage impuissantes : c’est le grand philosophe arabe, le docteur de l’Islam, Averroès[1].
Il est remarquable que dans cette glorification du génie dominicain, la figure de saint Dominique est absente. Sa noble physionomie manque de ces traits saillants qui frappent l’imagination[2]. Il fallut toutefois un demi-siècle à l’Ordre pour s’apercevoir que sa création vraiment originale était celle de saint Thomas[3], pour estimer à son prix l’œuvre de codification, la majestueuse cristallisation d’idées, la cathédrale intellectuelle élevée à l’Église par le penseur dominicain. De plus en plus, il prend dans son Ordre la première place, et partout on sent le désir de l’opposer à saint François. À la voûte de la chapelle Strozzi, à Sainte-Marie-Nouvelle, il figure quatre fois entre les vertus monastiques, comme saint François à Assise, à une place correspondante, dans les allégories des vertus franciscaines. Mais le thème favori en ce genre est la Dispute de saint Thomas, telle qu’on la trouve figurée dans le tableau de Pise. Ce tableau est
Pour la description du tableau, voir page 137. Observer le système des rayons qui se réfléchissent sur la tête de saint Thomas ; un triple rayon descend en outre directement de Jésus sur le front du docteur. L’inscription du livre rapporte les premiers mots de la Somme contre les Gentils : « Veritatem meditabitur guttur meum, et labia mea detestabuntur impium » (Prov., XVIII, 7). Dans le faisceau de rayons qui part de la droite du saint, on lit ces mots : « Hic adinvenit omnem viam discipline. » Dans le faisceau de gauche, la phrase suivante : « Doctor gentium in fide et veritate. »
le père d’une famille d’œuvres considérable. Reproduit presque textuellement dans une copie au Louvre, il se développe bientôt avec magnificence dans une fresque de Florence, dont je vous parlerai tout à l’heure, pour s’épanouir plus tard dans le chef-d’œuvre de Filippino à l’église de la Minerve, fresque dont Raphaël devait s’inspirer à son tour dans la Dispute du Saint-Sacrement[4].
Je ne m’étonne pas du succès d’une telle image. Sous une forme idéale, elle ne faisait que reprendre une pensée familière. Le moyen âge a eu le culte de l’enseignement. Sur les tombeaux de professeurs, si fréquents à Sienne, à Padoue, dans les villes universitaires, souvent un bas-relief représente le défunt en robe et en bonnet, siégeant au centre dans sa chaire et faisant sa leçon à deux files d’élèves assis à leurs pupitres. L’enseignement revêt là un caractère immortel. Rien n’exprime mieux cette empreinte, ce signe ineffaçable que le maître impose à ses disciples, et qui fait de leur vie le prolongement de la sienne[5]. Cette fonction magistrale, cette transmission de la pensée, le moyen âge l’a eue en véritable religion. Ainsi Dante dit à Virgile :
Je me propose maintenant d’étudier cette partie de l’art italien conçue d’après le type des Disputes de saint Thomas, et que l’on peut appeler des œuvres scolastiques. Ces œuvres semblent une spécialité dominicaine. Il ne s’agit pas de savoir si les franciscains n’ont pas eu des docteurs importants, Alexandre de Halès ou saint Bonaventure, Scot ou Occam, Raymond Lulle ou Roger Bacon[6] : presque sans exception, ces maîtres n’ont exercé aucune influence artistique. L’art franciscain enseigne peu : il raconte, édifie[7]. Tel sera justement l’intérêt de notre étude : nous y verrons, sous l’action des forces contemporaines, l’enseignement dominicain obéir à la loi générale de l’époque, renoncer progressivement à la haute philosophie, les éléments rationnels se dissoudre et céder la place à des leçons plus populaires. C’est la crise très curieuse que j’essaierai d’analyser. J’étudierai à cet effet trois groupes de monuments. Partis de Florence, nous remonterons un moment vers le Nord, pour redescendre enfin à Pise et retrouver après ce circuit notre conclusion tout près de notre point de départ.
I
Boccace, dans le tableau de la peste qui sert de prologue au Décaméron, conte comment quelques Florentines résolurent de s’aller mettre au vert pendant l’épidémie et de passer le temps à dire des histoires.
Étant en ces termes, dit-il, notre cité vide d’habitants, il advint… qu’en la vénérable église de Sainte-Marie-la-Neuve, un mardi matin, n’y étant quasi autre personne, après avoir ouï le divin office en habit de deuil (comme la saison le requérait), s’en retournèrent sept sages jeunes dames toutes alliées l’une à l’autre, ou par amitié, ou par voisinage, ou par parenté : desquelles la plus âgée ne passait vingt-huit ans, et la plus jeune n’en avait moins de dix-huit, chacune de noble parenté, belle de forme, adornée de bonnes mœurs et de gracieuse honnêteté…
Le Décaméron n’est pas le seul chef-d’œuvre qui commémore la peste de Florence. Sans parler du tabernacle d’Orcagna, à Or S. Michele, il y en a un autre qui se trouve dans l’enceinte même du couvent de Sainte-Marie-Nouvelle : c’est la salle du chapitre qui ouvre sur le petit cloître appelé le Cloître vert, et qu’on nomme communément la chapelle des Espagnols.
Il y avait alors un bourgeois de Florence, Buonamico Guidalotti, riche, pieux et sans enfants, et qui désirait faire quelque chose pour le salut de son âme. Il n’était pas de la paroisse de Sainte-Marie-Nouvelle, mais c’est là qu’il avait son tombeau de famille : c’est là que sa place était marquée, sous un écusson à ses armes, à côté de sa première femme. Buonamico nourrissait une dévotion spéciale pour le Saint-Sacrement. Le prieur du couvent, Frà Jacopo Passavanti, était une de ces têtes qui n’ont jamais manqué à l’ordre dominicain, un homme qui, même en temps de peste, pensait à l’avenir. Il conseilla à son ami d’employer son argent à reconstruire le chapitre devenu trop petit. On ménagerait dans le chapitre un autel et une chapelle. La dévotion du fondateur et les besoins de la communauté seraient également satisfaits[8].
La nouvelle salle capitulaire est l’œuvre d’un des frères, Fra Jacopo Talenti, un des meilleurs élèves de la forte école d’architectes sortie de Sainte-Marie-Nouvelle, et formée au siècle précédent par Frà Ristoro et Frà Sisto[9]. La salle, presque deux fois plus large que profonde, n’a qu’une seule croisée d’ogives de la plus grande austérité, sans moulures, d’une simplicité extrême de profil. L’effet est grandiose. L’impression est celle d’un des plus vastes espaces voûtés qu’on ait réalisés sans un pilier central. La construction était achevée en 1350. Cinq ans plus tard, les peintures n’étaient pas encore commencées, puisque le donateur léguait par testament les sommes nécessaires à la décoration[10]. Il arrivait que le donateur, dans des cas de ce genre, spécifiât d’une manière précise le choix et le sujet de l’œuvre. Buonamico laissa toute latitude à son ami. Celui-ci était homme à n’en pas mal user. Il était bon théologien, et nous avons de lui un Miroir de l’âme pénitente[11] dont l’idée générale se reconnaît dans les fresques de la chapelle. Ruskin, qui dans ses délicieuses Matinées florentines a tant fait pour la gloire de ces nobles peintures, admire infiniment l’auteur pour sa grandeur d’esprit et sa profondeur d’intellect. Son admiration se trompe d’adresse. Les peintres du moyen âge n’étaient pas si grands clercs. Leur subtilité nous étonne : quand ils ne copient pas un livre, il y a toujours derrière eux un lettré penché sur leur épaule, qui leur souffle toutes leurs idées et leurs ingénieux symboles.
On n’a jamais su quel était l’auteur de ces peintures. Il y en a eu certainement deux, l’un qui a décoré médiocrement la voûte, l’autre — très supérieur — qui a illustré les murs. Au temps de Vasari, on les nommait sans hésiter Lippo et Simone Memmi, et on se plaisait à reconnaître dans leur œuvre les portraits des contemporains, Benoit XI, Henri VII, Philippe le Bel, Cimabue, Giotto, Pétrarque et Madame Laure en vert, une petite flamme entre les seins. Les ciceroni italiens ne sont jamais embarrassés. La critique moderne est devenue plus circonspecte. Le résultat est que nous ne savons plus rien[12].
Tout cela du reste est secondaire. Le point important est de savoir que le peintre, quel qu’il soit, est d’éducation et d’habitudes siennoises ; son œil, sa main ont toutes les mœurs de cette charmante école, le don de l’expression poétique, la tonalité délicate, la grâce des contours, la faible faculté plastique, le charme virginal de l’émotion morale. Voilà bien les Madones siennoises, avec leurs doux ovales, leurs longs yeux en amande, leurs tempes limpides, leurs joues pures, leurs petites bouches ensorcelantes et presque japonaises ; voilà leurs corsages minces et les longs doigts de lys qui terminent leurs mains exsangues. Nulle part on n’a rêvé une race de vierges d’une aristocratie plus diaphane et plus exquise.
(Plus tard, au xvie siècle, la colonie espagnole attirée à Florence par Éléonore de Tolède, obtint pour ses dévotions l’antique chapelle capitulaire, qui en retient aujourd’hui le nom de chapelle des Espagnols).
Cette chapelle est un quadrilatère orienté du Nord au Sud sur son petit axe et de l’Est à l’Ouest sur le grand axe. Le mur du Nord, en face de la porte d’entrée, est percé d’une niche où est logé l’autel. Comme toujours dans un ensemble décoratif bien entendu, c’est la voûte qu’il faut interroger d’abord. Elle ne fait que résumer sous une forme appropriée le sens des scènes diverses déployées sur les murs ; et celles-ci, à leur tour, ne sont que le développement des thèmes généraux proposés sur la voûte. Ces quatre thèmes sont les suivants : la Résurrection, l’Ascension, la Pentecôte et enfin la Navicella ou Jésus marchant sur les eaux [13]. Sous la Résurrection, à cheval sur la niche où se trouve l’autel, l’artiste a développé, avec la mise en scène siennoise, la montée au Calvaire, la Crucifixion et la descente aux Limbes ; sur le mur opposé, il a peint des scènes de la vie de saint Dominique et de saint Pierre Martyr. La Passion de Jésus se continue par les travaux de ses Prêcheurs ; leurs mérites contribuent à l’œuvre de la Rédemption. On entrevoit l’idée qui supporte l’économie entière de l’ouvrage, à savoir que l’ordre dominicain est la forme accomplie de l’existence chrétienne[14]. C’est ce que les deux fresques suivantes proclament avec un redoublement d’éloquence et d’autorité.
Ces fresques, les plus célèbres qu’il y ait à Florence, forment comme un grand diptyque de la vie dominicaine sous sa double face idéale et réelle, théorique et pratique. Elles découlent ainsi comme une double conséquence des deux compositions qui les dominent à la voûte. Sous la Descente du Saint-Esprit, est figurée avec une pompe nouvelle la scène du Triomphe ou de la Dispute de saint Thomas. C’est le tableau de Pise enrichi, étendu aux proportions de la muraille et, du format du chevalet, s’élevant au style monumental. Cette page d’un rythme grandiose se déroule, comme la Dispute de Raphaël, sur un espace à deux étages. Dans les hauteurs, sur une ligne de stalles magnifiques, siège le chœur des prophètes, des apôtres et des évangélistes ; au milieu, sur un trône élevé, préside saint Thomas, sa Somme ouverte sur les genoux, et tenant enchaînés comme des esclaves captifs les hérésiarques Arius, Sabellius et Averroès. Au-dessus de sa tête flotte l’essaim des Vertus ; d’abord et le plus haut, plane celle que l’Apôtre appelle la plus grande. Elle vole, la tête environnée de flammes ; des flammes s’échappent de ses mains. Cette figure embrasée, prémice des dons de l’Esprit, nous dit que le premier mot de la science et le dernier, est : amour. Aimer est la raison de connaître et sa fin. Et de cette sentence, prononcée dans la région des idées, tout le reste procède et se déduit par degrés.
La partie la plus curieuse est toutefois pour nous la partie inférieure. Là se développe sur deux lignes l’assemblée des sept sciences profanes et des sept sciences sacrées, ayant toutes à leurs pieds leur principal représentant : la Grammaire et Priscien, la Rhétorique et Cicéron, la Dialectique et Aristote, la Musique et Tubalcaïn, l’Astronomie et Ptolémée [ou peut-être Zoroastre], la Géométrie et Euclide, l’Arithmétique et Pythagore. Puis, le Droit civil et Justinien, le Droit canon et Clément V, et les cinq divisions de la Théologie, jusqu’à saint Augustin aux pieds de la Polémique bandant l’arc de la controverse[15].
Tel est cet exposé superbe, un des plus admirables spectacles intellectuels que la peinture ait rendus sensibles. Si, comme on l’a dit, l’art consiste à exprimer l’invisible par le visible, il n’y a rien au-dessus de cette merveilleuse architecture d’idées. Nul art plus dépouillé de toute sensualité. Sans doute, il ne faut pas croire que cette œuvre admirable soit, dans ses éléments, une création dominicaine. Il y avait longtemps que ce monde irréel flottait dans la pensée chrétienne. L’imagination brûlante d’un rhéteur africain avait doué d’une vie précieuse et baroque ce peuple d’allégories, fragile mirage qui enchanta pendant des siècles l’Europe. Pendant mille ans, le bizarre cortège des Noces de Mercure et de la Philologie[16] comprit pour le moyen âge le programme de l’éducation et l’idéal de toute culture. Aux porches des cathédrales, dans les statuettes des voussures comme aux quatrefeuilles des rosaces, on pouvait voir sculptées ou peintes ces personnifications ingénieuses du trivium et du quadrivium. La Musique frappait ses cloches ou battait ses enclumes ; l’Arithmétique faisait glisser incessamment ses billes sur les tringles de l’abaque ; la Rhétorique déroulait son volume de discours, la Géométrie maniait le compas et l’équerre, l’Astronomie consultait tour à tour la sphère et les étoiles ; la Grammaire montrait un livre et la Logique jouait avec le scorpion dont les pinces figurent les termes du dilemme. Ces sept fées singulières, petits génies féminins des occupations de l’esprit, donnent lieu à des mariages, à des combinaisons infinies. Le moyen âge se perd dans la mystique des nombres. Le chiffre sept lui donne le vertige. On mettait les arts libéraux en rapport avec les sept arts mécaniques, les sept jours de la Création, les sept vertus et les sept vices, les sept planètes et les sept âges[17], les sept tons de la gamme, les sept heures du jour canonique. Un torrent d’harmonies jaillit de ce chiffre parfait, Berthold de Ratisbonne bâtit le monde moral sur les sept étoiles de la Grande Ourse[18]. On sombre dans le songe émerveillé de Pythagore.
Familières à l’art gothique, ces idées passent en Italie en même temps que cet art. On sculpte les arts libéraux à la base du pilier qui supporte les chaires ; on les reproduit sur les fontaines et sur les candélabres[19] ; surtout, ils apparaissent souvent sur les tombeaux, tels que le beau sarcophage de Robert d’Anjou à Naples, et sur les bronzes illustres d’Innocent VIII et de Sixte IV à Saint-Pierre de Rome. Rien de tout cela n’appartient en propre aux Prêcheurs. Sixte IV était franciscain, et le roi angevin est enterré dans une église de Clarisses. Il y a plus. Un merveilleux petit manuscrit de Chantilly, copié lui-même sur un manuscrit de l’Ambrosienne, a servi de modèle au peintre de la chapelle des Espagnols. Ces manuscrits sont d’origine augustinienne[20]. En effet, ce sont les Augustins, les moines de Saint-Victor, c’est le poème d’Alain de Lille qui, à la fin du XIIe siècle, longtemps avant les Mendiants, ont popularisé ces vieilles allégories. Les descendants des vieilles familles monastiques protestent, on le comprend, devant les empiétements et les usurpations de ces nouveaux-venus. Vaines réclamations ! L’histoire se rit du droit d’aînesse. Les titres de priorité n’offrent qu’un intérêt purement académique. L’invention en art est un mérite secondaire. Les inventeurs courent les rues. Ce qui est rare, c’est le génie qui découvre et rend viables les inventions des autres. Les idées sont à tout le monde. Cette matière passe sans cesse dans les rêves d’une multitude de cerveaux qui l’agitent. Un dernier la reçoit, profite du travail accompli, lui impose sa forme et lui donne son nom. La mémoire populaire ne connaît pas les précurseurs. Simplificateur par essence, le génie de la foule fabrique instinctivement des types. Il résume dans les traits collectifs d’un héros vingt essais antérieurs. Son procédé est celui de l’art, qui ne prête qu’aux riches et applique sans le savoir la terrible maxime : « On donnera à celui qui a, et celui qui n’a rien, on lui ôtera même ce qu’il a ».
C’est en ce sens que les fresques de la chapelle des Espagnols sont, au plus haut degré, une œuvre dominicaine. Quoi qu’on fasse, saint Thomas demeure la figure elle-même de l’Église enseignante. C’est lui qui représente sous sa forme la plus complète cette systématisation de toutes les connaissances, ce goût des répertoires, des Sommes, ces synthèses où, de définition en définition, la pensée remonte jusqu’au moteur éternel par une chaîne d’or. Nulle part ces idées n’ont été exprimées en termes plus explicites et par des formes plus parfaites, que dans cette page si majestueusement intellectuelle. C’est vraiment une chose émouvante que cette fresque doctorale, ce concile universitaire, cette assemblée des vierges sages, déesses de l’intelligence, siégeant sur des gradins gothiques, comme de chastes muses attendant à l’entrée de toutes les avenues de la vie spirituelle. Raphaël même n’est pas plus noble dans l’œuvre merveilleuse où il a condensé le bouillonnement d’idées, tout l’harmonieux enthousiasme de la Renaissance. Cette subtile ivresse de la grâce féminine dont je vous parlais l’autre jour ne s’est jamais traduite en visions plus suaves. Du haut en bas de l’immense fresque tombe une nappe de jour égale et pleine de certitude. Hélas ! Où est le temps de ces vastes encyclopédies où un homme embrassait la somme des connaissances humaines ? La vérité se fragmente et se spécialise. Chacun dans une vie n’en saisit qu’une parcelle. Qui nous refera la belle unité d’autrefois ? Voyez, chez Puvis de Chavannes, à l’hémicycle de la Sorbonne, nos sciences modernes, filles d’un siècle d’analyse, espacées, solitaires, éparses, chacune errant de son côté dans l’immense champ des recherches ! À Boston[21] le divorce est plus complet encore. Chaque science, isolée sous l’arche d’un portique, n’est plus qu’un point de vue, une baie ouverte sur la nature. L’union s’opère ailleurs, sur les cimes du rêve et de la poésie…
La fresque qui fait face à l’allégorie des sciences représente les mêmes idées, mais cette fois en action ; elles passent de l’état statique au mouvement et à la vie. Au lieu d’une Pentecôte, d’une illumination idéale et sereine, la scène se passe au-dessous de la Navicella : la tempête se communique et ondoie de proche en proche. C’est le tableau des orages et des agitations du monde. Tout se charge d’incidents, de personnages et de circonstances. Une foule d’épisodes brode et varie à l’infini un immense paysage tendu comme une tapisserie, et dont la ligne horizontale passe en l’air à peu près aux deux tiers de la muraille. On voit à l’œuvre l’armée active des Prêcheurs. Ici, devant l’immense église qui encadre les différents ordres de la société chrétienne, pape, empereur, rois, comtes, évêques, moines, bourgeois, manants, ils font sentinelle et veillent sur le repos des ouailles endormies confiantes aux pieds de leurs pasteurs ; là, par un jeu de mots compris de tout le monde, on les voit, sous la forme de chiens de garde tachetés de noir et de blanc, donner la chasse aux mécréants, figurés par des loups. Plus loin, le soldat de Dieu, s’avançant seul et désarmé au-devant des infidèles, discute avec un groupe de rabbins et d’imans et, comptant sur ses doigts, comme pour établir la majeure d’un syllogisme, il les confond d’abord par la force de la controverse et la lumière de la raison : puis, déployant le volume des saintes Écritures, il les éblouit et les rassure par l’éclat de la révélation, tandis que les uns tombent à genoux et adorent, que d’autres font un autodafé de leurs livres mis en pièces, et que les derniers, se bouchant les yeux et les oreilles, se dispersent, pareils à des oiseaux de nuit, devant la splendeur de la vérité. Cependant, sur une ligne supérieure, dans une autre partie du paysage, le Prêcheur apparaît dans une nouvelle fonction de son ministère : il dénonce les folies et les passions du monde, recueille doucement les âmes désenchantées du siècle, absout le pénitent qui se détache des vanités, et enfin, passant de l’Église militante à l’Église triomphante, introduit les chrétiens par la porte du Paradis, où les élus se mêlent aux concerts des anges et chantent l’hosannah.
Voilà, sous sa double forme, idéale et appliquée, cette apothéose magnifique de l’ordre dominicain, l’un des plus remarquables spécimens qu’il y ait en Italie de la peinture d’idées. Et pourtant, le triomphe du genre dura peu. Comme presque toujours, l’art était en retard : il ne glorifie que du passé. Le grand siècle de la scolastique et sa période féconde sont une ère révolue ; des forces invincibles désagrègent l’unité du monde intellectuel : une ère nouvelle s’inaugure. Déjà Pétrarque, Boccace, représentent l’avenir, annoncent l’humanisme ; on commence à deviner les méthodes positives ; mais la cause principale de désorganisation se trouve, pour la philosophie exposée par la première fresque, dans la nécessité qu’exprime la seconde, de s’adapter aux conditions de la réalité. Henri Heine prétend plaisamment que Kant écrivit pour lui-même sa Critique de la raison pure et la Raison pratique pour son valet de chambre. C’est un peu là l’histoire de toutes les philosophies. Saint Thomas continua de régenter l’École. Mais les questions de quolibet, les disputes sur la substance et sur la quiddité, sont un terrain où les profanes n’auraient pas suivi les docteurs. Il fallait en trouver un autre plus populaire. Comment et dans quel sens s’opéra cette substitution, c’est ce que je vais à présent vous dire.
II
« Le bienheureux père Dominique, en toute circonstance, abondait en propos, en traits, en paroles édifiantes. C’est ce qui fait dire à son biographe, au chapitre de ses vertus : « Partout où se trouvait le bienheureux Dominique, soit qu’il cheminât avec des frères, soit qu’il lut à table chez quelqu’un avec le reste de la famille, ou qu’il fût l’hôte des grands, des princes ou des prélats, toujours il se répandait en discours bienfaisants ; les exemples se pressaient sur ses lèvres, invitant à l’amour du Christ et au mépris du monde, si bien qu’il prononçait à peine une syllabe qui n’eût du poids et de l’effet… »[22]
Ces lignes sont tirées du prologue d’Étienne de Bourbon, dominicain du xiiie siècle, placé en tête de son traité des Dons du Saint-Esprit, lequel, à vrai dire, à l’exemple de saint Dominique, est lui-même tellement farci d’anecdotes et d’histoires que le recueil imprimé en forme encore un gros volume, qui est d’ailleurs aussi précieux qu’amusant[23]. Son livre, comme les Abeilles de Cantimpré, n’est même exactement qu’un recueil d’anecdotes pour sermons.
J’ouvre au hasard, et je tombe sur l’histoire du curé de Cucugnan :
« Il y avait un pauvre diable d’écolier parisien qui était entré au service d’un curé de campagne. Le curé expédiait ses heures d’un tel train et bredouillait si fort qu’il était impossible d’en distinguer un mot. L’écolier n’attrapait toujours que ce ronron. Alors, il se met à brailler à tue-tête, sur une mélopée, comme il l’avait entendu faire, dans les rues de Paris, par les crieurs d’habits et autres petits métiers, tels que marchands d’oublies et ramasseurs de vieilles chaussures.
L’autre, rassuré par la voix, était persuadé qu’elle répondait très bien. Il n’écoutait pas plus ce que disait son vicaire que le vicaire ne s’occupait de ce que disait le curé. Ce brave homme, dans ses oremus se contentait du bruit[24]… »
Voilà pour l’attention que l’on doit faire dans ses prières. Voici un trait sur la fausse honte et le respect humain.
« Un quidam était fils d’une dame et d’un croquant. Il fit une pièce de vers au roi, lequel s’enquit de sa famille. Le poète, n’osant avouer un père peu reluisant, dit que son oncle est un gentilhomme, clerc fort instruit et homme d’esprit, qui était son parent du côté maternel. À ces mots, le roi se met à rire : « Tu me rappelles, dit-il, la fable du mulet auquel on demandait : « Qui es-tu ? » et qui commence par répondre : « Une créature de Dieu ». Et comme on insistait : « Mais ton père ? » l’imbécile n’osait pas dire qu’il était le fils de l’âne, et répondit : « Je suis le neveu du cheval. »
« Et le roi, se tournant vers sa cour : « Allons, dit-il, il faut lui donner quelque chose, car son sang ne ment pas[25]. »
Des cinq cents et quelques « anecdotes » que comprend ce livre, il y en a de plaisantes, et il y en a de dramatiques, de touchantes et de comiques ; il y en a pour faire rire et d’autres pour faire pleurer. On trouve dans ce pot-pourri un peu de tous les folklores, la fable du pot au lait et celle du chien lâchant sa proie pour l’ombre, la légende de Robert le Diable et le conte des Trois anneaux ; les femmes ont un long chapitre avec leurs bavardages et leur coquetterie ; il y a l’histoire d’une Allemande que le diable retient trois jours par la pointe de son soulier, et celle d’une demoiselle de la comtesse de Montfort, qui se guérit de ses migraines en renonçant aux faux cheveux.
Et toujours, dans tous ces récits, des souvenirs personnels : « Quand j’étais à Clermont… Frère Jean de Montmirail me disait… J’ai ouï dire à une dame que j’ai connue… » C’est le ton persuasif de l’expérience et de la vie. Le discours se simplifie. La narration remplace la démonstration[26].
Démosthène ne pouvant se faire entendre des Athéniens, entama une fable : « Un jour, une hirondelle… ». Aussitôt les oreilles se dressent. Ô enfants ! s’écria l’orateur, vous désirez savoir ce que fit l’hirondelle, et vous n’écoutez pas quand je vous parle de Philippe ! » Tous les publics pourraient se reconnaître dans ce portrait. Nous sommes tous enfants, curieux et frivoles. Les idées n’intéressent guère. Qu’on commence : « Il était une fois… », — les Mille et une nuits y passeraient à la file.
J’y prendrais un plaisir extrême.
C’est ce que l’expérience avait appris à Étienne de Bourbon, comme à saint Dominique, comme à tous les routiers et les vétérans de la chaire. Ils connaissent la puissance des fables et le génie de l’apologue. Ce tour anecdotique, vivant et familier, ce charme intrinsèque du récit, est aussi bien celui de la Légende dorée. L’ouvrage est disposé de telle sorte que l’orateur n’ait qu’à puiser. Feuilletez les sermons de saint Vincent Ferrier, le grand prêcheur du xive siècle : ce sont tous les sujets de Jacques de Voragine[27]. À la chapelle des Espagnols, tandis que saint Thomas médite dans les altitudes, qu’est-ce que font donc, en face, ces missionnaires qui remportent de si prodigieux succès ? Je gage qu’ils racontent des histoires.
Voilà un premier point. En voici un second. Tous les livres dont je vous parle sont des livres de prédicateurs, faits pour eux et à leur usage. L’apostolat étant l’office principal des Mendiants, il fallait mettre entre les mains de ces troupes volantes des munitions de toute sorte. Les Sommes du xiiie siècle, ces in-folio énormes dont « chaque page est un mouton, chaque volume un troupeau », contenus à peine entre leurs ais et fixés par des chaînes au pied de leurs pupitres, étaient peu maniables. Ces grosses masses devaient être réduites à un format plus portatif. Je ne veux pas manquer de respect à saint Thomas ; je ne répéterai pas de son encyclopédie ce que Chesterfield écrivait à son fils de l’autre, celle de Diderot : « Achetez-la, mon cher, et asseyez-vous dessus pour lire Candide » ; mais cette artillerie de siège ne pouvait servir en campagne. Force était d’inventer quelque chose de plus mobile. Le xive siècle est l’époque des abrégés, des manuels, des vade-mecum, petits ouvrages qui en résument de vastes, opuscules conçus dans un esprit de vulgarisation[28]. Le titre de Pharetra, « Carquois », que l’on a donné à l’un d’eux, exprime bien ce qu’on attendait de ces armes légères.
Sans doute, cette manière de faire a ses inconvénients. Elle favorise la paresse. « Dors en paix, ton sermon est fait ». Mais, d’autre part, on ne peut nier le besoin de savoir, de connaître, qui s’éveille dans les rangs de la foule. Les plus humbles veulent participer à la vie de l’esprit. La science commence à filtrer hors des cloîtres. Un de ces livres, et des plus célèbres, est à l’intention spéciale des prédicateurs pauvres. Le livre comporte des peintures, mais on en fait pour les petites bourses des exemplaires non illustrés. Les indigents pourront se contenter de la table des matières, dont il y a pour eux des tirages à part[29]. Rien de plus conforme à l’esprit du siècle des Mendiants. Ce nom touchant de Bible des pauvres, qui désigne un des plus beaux livres à images du xve siècle, est déjà trouvé au xiiie pour un recueil de rubriques et d’extraits des Livres Saints, qu’on place parmi les opuscules de saint Bonaventure[30]
Ces petits ouvrages de propagande, qui pullulent et partent en rangs serrés de chaque couvent, ont une haute importance. Pendant deux siècles, ils ont dicté l’iconographie religieuse, — l’iconographie, non pas l’art, deux choses qu’il ne faut pas confondre[31]. Mais, dans la mesure où le sujet importe aux arts plastiques, ce sont des sources qu’il est impossible de négliger. Verrières, sculptures, tableaux, tapisseries, s’en inspirent. Parfois le peintre a le volume dans sa bibliothèque. Dans les cas compliqués, par exemple quand il s’agit d’une série de tentures comprenant une grande variété de tableaux, on procède de la façon suivante :
« On payait d’abord, écrit Renan, un moine pour composer un « libretto », expliquant toute la composition et destiné à guider les mains de l’artiste jusque dans les plus menus détails. Un peintre en faisait un petit patron sur papier ; une couturière assemblait de grands draps de lit, sur lesquels les enlumineurs exécutaient les patrons. Puis, venait le travail de haute lisse, après quoi la tapissière doublait la tapisserie de grosse toile et la garnissait de cordes. Le moine est toujours auprès des artistes ; les dîners qu’on lui sert sont passés en compte ; on n’oublie même pas ce qui est dû « pour avoir beu avec ledit frère », en devisant de la vie du saint qu’on voulait représenter[32]. »
De cette littérature nouvelle, deux ouvrages méritent de nous occuper un instant. Tous deux ont pour auteurs des dominicains. Tous deux sont du xiiie ou du xive siècle. Leur grande influence artistique ne date que de l’imprimerie ; mais c’est bien au moment de leur composition qu’il convient d’en parler. Ils nous feront comprendre la transformation que j’essaie de décrire.
Le premier de ces ouvrages, la Bible moralisée ou allégorisée, est un ouvrage de luxe, et même de grand luxe, qui ne pouvait s’adresser qu’aux princes de l’Église ou du monde. Dans les exemplaires complets, il ne comprend pas moins de cinq mille peintures[33]. Chaque verset du livre saint en comporte deux différentes : l’une représente le fait historique, et la seconde en donne l’application morale. Deux ou trois lignes de texte commentent chaque vignette. Soit le verset de la Genèse sur la séparation de la lumière et des ténèbres. Traduction morale : la séparation des bons et des mauvais anges. Un exemplaire postérieur explique plus librement : le jour est le bien, la nuit est le mal. — Les reptiles sont les hommes attachés à la terre, les oiseaux sont les détachés et les contemplatifs ; les poissons, dont les petits sont mangés par les grands, sont l’image des puissants du monde. — La Bible devient ainsi un immense rébus non dénué d’enfantillage. Le corbeau et la colombe de l’arche représentent l’âme noircie d’abord par le péché, et rentrant en grâce dans l’Église après la pénitence. Cela suppose que la colombe est le corbeau — blanchi ! Qu’eût pensé saint Thomas de cette interprétation ? Mais c’en est assez pour faire voir comment la pure morale, dans un ouvrage dominicain, a vite remplacé la substance, la moelle théologiques[34].
Le second livre, beaucoup plus important encore, est le Speculum Humanae Salvationis ou Miroir du salut. Il a été écrit en 1324, selon toute vraisemblance par un ex-chartreux allemand, Ludolphe, devenu prieur des Dominicains de Strasbourg. M, Paul Perdrizet, son savant éditeur, a montré en même temps que cet ouvrage est essentiel pour l’intelligence artistique des Xive et xve siècles dans les pays du Nord[35]. Des vitraux anglais, alsaciens, des fresques du Tyrol, des tableaux de Van Eyck ou de Rogier van der Weyden, des tentures comme celles de Reims ou de la Chaise-Dieu[36] n’ont pas d’autre origine. Ce fut un des livres les plus souvent réimprimés ou démarqués au xve siècle. L’auteur y applique à l’Evangile, avec une extrême subtilité, la méthode « figurative ». Chaque fait de la vie du Christ y est « harmonisé » avec un système de « figures », au nombre de trois, en l’honneur de la sainte Trinité. C’est ainsi qu’à la scène du Christ injurié correspondent les histoires de Hur conspué par les Juifs, de Noé raillé par son fils et de Samson bafoué par les Philistins. Des prodiges d’imagination symbolique permettent seuls, on le conçoit, de tels rapprochements. Il y en a de délicieux. Sait-on pourquoi Tubalcaïn. « père des forgerons », est comparable au Christ ? C’est que, comme le premier en battant deux enclumes fit naître la musique, de même Jésus expirant exhala ce chant du cygne, ce divin soupir de l’amour et de la pitié : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ».
Il va sans dire que pour tenir la gageure impossible de ses trois figures par fait, l’auteur est obligé de battre les buissons ; il puise à pleines mains dans l’histoire profane et dans la littérature fabuleuse des Bestiaires. Oserai-je confesser que je ne le lui reproche pas ? Je ne suis pas de ceux qui rougissent des excès de zèle du symbolisme, et n’y voient que les laissés pour compte du délire scolastique. Il ne faudrait pas trop me presser pour me faire dire que j’y aperçois une des plus belles vues historiques. C’est Auguste Comte qui montre qu’en dépit de Voltaire, le Discours sur l’Histoire universelle demeure la première des philosophies de l’histoire, et qu’une telle création ne pouvait naître qu’au sein de l’Église catholique[37]. La méditation assidue des deux Testaments, c’est-à-dire l’histoire conçue comme un développement unique, une série homogène, comme un vaste « discours » mû par une idée directrice ; cette pensée d’un fieri, d’un devenir qui s’élabore, d’un thème qui s’ébauche et peu à peu se réalise, d’une loi intérieure guidant mystérieusement les faits, voilà ce que je trouve dans ce système des « figures ». C’est une des plus nobles hypothèses qu’on ait faites sur la destinée. Elle revient à dire que la vie a un sens, et l’on est surpris qu’un critique ne se soit pas avisé de cette explication. Quant au reproche d’étendre à l’histoire profane la méthode des « figures », et de compter Cyrus, Mandane et Astyage parmi celles du Christ, c’est, je l’avoue, un grief que je ne comprends pas. C’était restaurer, en quelque sorte, l’unité de la vie, abolir la distinction entre Israël et le reste du monde, proclamer qu’il n’y a qu’une histoire et qu’elle est tout entière « sainte » : quelle idée magnifique de la dignité humaine !
On demandera comment un ouvrage d’un tour si nettement symbolique rentre dans ma démonstration. Mais, de la manière la plus simple ! D’abord, son cercle d’action se limite à l’Europe septentrionale : l’Italie n’a jamais « mordu » au symbolisme. Ensuite, tout symbole à part, le livre du prieur de Strasbourg a fait entrer dans la circulation nombre de « motifs », qui sans lui en seraient restés exclus. Il a contribué puissamment, pour sa part, à étendre le domaine des représentations pittoresques. Quand Dirck Bouts ou Poussin peignent la Récolte de la Manne, et Rubens la Reine Thomyris, le premier sait sans doute qu’il illustre le Speculum mais les derniers ne le savent plus. Le symbole évaporé, reste le résidu d’histoire : l’action du symbolisme se résume, au total, par un élargissement du répertoire des faits et par un accroissement de vie.
III
L’Italie, comme je viens de le dire, n’a pas la tête symbolique. Le pur idéalisme n’est pas du tout son fait. Les exemples, les histoires, faisaient beaucoup mieux son affaire. C’est par le sentiment et l’imagination qu’on pouvait prendre ce public. De bonne heure, les Mendiants se cantonnèrent sur ce terrain. Pour les Franciscains, les premières bulles pontificales qui les autorisèrent, leur interdisaient même d’aborder la théologie. Ils ne devaient parler que de morale, de virtutibus et vitiis, des récompenses et des peines, de poena et gloria, et encore sans longs développements, cum brevitate sermonis, en laissant de côté le dogme[38]. Sous forme de restriction, c’était leur indiquer la route du succès. Ils l’avaient déjà prise tout seuls. Nous avons de saint François un canevas de sermon : il y traite des vertus, des démons et des anges. Dans une de ses lettres, il décrit très dramatiquement la mort du mauvais riche[39]. Tout cela donne une vive idée de son éloquence. Berthold de Ratisbonne, comme plus tard saint Bernardin, doit ses triomphes
oratoires à cette prédication toute familière et pratique[40]. Les Dominicains, on l’a vu, inclinaient de leur côté à ce genre d’homélies[41]. C’est, si l’on ose parler ainsi, le « genre » évangélique, le style des paraboles et des Béatitudes.
Ces sujets, il y avait toutefois un moyen de les rendre plus pathétiques et de leur faire donner leur maximum d’effet. Ce moyen est indiqué à toutes les pages de l’Évangile. On sait combien Jésus insiste sur la peinture des fins dernières. On a dit que la valeur religieuse d’une race se mesure à l’idée qu’elle se fait de la mort. À ce compte, aucune religion ne l’emporte sur le christianisme. La mort est le grand moment de l’existence chrétienne. D’autres religions y aspirent comme la nôtre : mais elles y aspirent comme à une fin, comme à un anéantissement. Pour le chrétien, c’est elle qui est le vrai commencement. Le sens de l’univers, caché tant que nous sommes sur ce versant de la vie, se découvre à l’instant où nous parvenons à l’autre.
Mais la mort enveloppe une nouvelle idée, celle du jugement : elle confère à l’existence sa signification et sa portée morale. Et je ne parle pas des autres conséquences qu’engendre dans le christianisme cette pensée continue : Purgatoire, valeur des prières, communion des âmes, réversibilité, échange des mérites, quelle végétation a poussé sur les tombes ! Une part importante de la prédication des Mendiants tourne sur ce pivot, sur ce gond de l’éternité qu’est l’idée de la mort. C’était le thème favori de saint Vincent Ferrier, celui avec lequel il terrorisait les villes, obtenait des conversions par centaines et par milliers. Les Franciscains eux-mêmes n’en faisaient pas un moindre usage[42]. Il y a dans un coin de l’église inférieure d’Assise et au Santo de Padoue une peinture singulière. On voit un frère mineur qui, avec un geste persuasif, exhibe un second personnage, à peu près comme un montreur d’ours fait le boniment pour son « sujet ». Seulement, ce « sujet » n’est autre qu’un squelette, ricanant d’un air idiot, une couronne posée de travers sur le crâne, un peu comme l’ilote ivre du pédagogue Spartiate. Ce mort dégingandé, promené en laisse par son cornac, avec ses flageolants tibias, ses yeux vides, son rire hébété, forme une violente leçon de choses[43].
L’idée de la mort se présente de plus d’une façon. Elle peut se montrer d’une manière globale, enveloppant l’humanité entière, le passé, le présent, l’avenir, tout ce qui est né et à naître, et comparaîtra au jour final devant le tribunal de Dieu. Jésus développe longuement ces visions eschatologiques. Lui-même nous trace l’esquisse de cette catastrophe suprême de l’histoire, Cette scène redoutable est une des premières qu’ait représentées l’art chrétien. Elle apparaît sur les plus vieux évangéliaires alexandrins ou syriaques. Elle se retrouve régulièrement sur la façade occidentale des églises romanes ou gothiques, au portail que les cathédrales offrent au soleil couchant, et qui verra saigner, dans un cataclysme tragique, le crépuscule du dernier jour.
Les Mendiants ne sont pour rien dans ces imageries classiques du christianisme. Notez seulement le Cordelier reconnaissable à son cordon, en tête du cortège des élus, à partir du moment où l’Ordre se répand en Europe.
Une peinture qui se rattache plus sûrement à leur influence, et qui au xive siècle se montre dans beaucoup de leurs églises, est celle du Paradis et surtout de l’Enfer. On a coutume d’y voir un reflet du poème de Dante : c’est une erreur. Une seule de ces fresques, l’Enfer des frères Orcagna à Sainte-Marie-Nouvelle, en offre des réminiscences. C’est la savante topographie dantesque de l’Erèbe, les bolge du poète, sa géographie de l’invisible, sa mythologie, ses centaures, ses harpies, ses sirènes. Ces conceptions érudites sont tout à fait exceptionnelles. Presque toujours, on s’en tient à des formules plus populaires. Ajoutez que le poème de Dante n’est lui-même que l’expression littéraire d’une foule de récits qui venaient alors de l’autre monde : vingt personnes avaient fait cette exploration infernale, et revenaient avec des visions d’outre-tombe. Sans parler de saint Brandan, du purgatoire de saint Patrice, n’y avait-il pas eu cette Christine l’Admirable, morte et ressuscitée deux fois pendant sa vie, et dont les relations merveilleuses faisaient rêver bien des têtes ?[44] Ces nouvelles étranges passionnaient. On en faisait un sujet de drames. Du vivant de Giotto, une représentation de l’Enfer fut donnée sur l’Arno. La presse était telle, que le pont s’affaissa sous les spectateurs. Plus d’un, du spectacle de l’Enfer, passa à la réalité[45].
Les Enfers italiens, celui de Giotto à Padoue ou celui du Campo-Santo, sont médiocres. L’imagination italienne croit nous épouvanter par le détail des supplices : elle n’arrive qu’à faire sourire. Le fond de l’affaire, c’est toujours une grande rôtisserie ; des diables armés de fourches et de lèchefrites tisonnent, rissolent des damnés qu’ils apportent à une sorte de monstrueux Moloch, velu et accroupi, ayant au bas du ventre un masque dégoûtant, et vomissant par cette gueule les malheureux qu’il engouffre par son orifice supérieur. Un poème du franciscain Jacomino de Vérone décrit cette cuisine avec verve.
Le fond d’un puits infect et noir, plus profond qu’il n’y a de lieues entre le ciel et la terre. L’ombre de cette sentine regorge de crapauds, de scorpions, de dragons. Feu sinistre et fétide qui ne jette aucune lumière. Il est au feu que nous connaissons ce qu’est à celui-ci un feu peint sur la pierre. Le damné roule et tombe au bas de ce boyau. « Alors arrive un maître-coq qui a nom Belzébuth, un des pires de l’endroit, qui empale le coupable et le fait rôtir comme un porc à un épieu de fer. Il l’arrose de sel, de bile et de vinaigre, et le sert sur la table du prince des enfers. Le prince y met la dent, recrache et crie avec colère : « Exécrable ! La viande est coriace et le sang est trop frais ! Qu’on remporte le plat, et qu’on dise à ce coquin que le morceau est mal cuit : qu’il le remette au feu, et cette fois qu’il l’y laisse un jour et une nuit ! »[46]
Peut-être qu’aux gens simples ces scènes de tournebroche donnaient la chair de poule. Aucune, par malheur, n’a de valeur artistique. Ce qui est grave pour un Enfer, ces Enfers ne sont qu’amusants.
Une dernière idée nous impressionne davantage, et recèle une horreur autrement poétique. C’est celle qui se développe sur un mur du Campo Santo de Pise, et dont l’image célèbre est le Triomphe de la Mort.
La légende veut qu’un évêque de Pise, ayant pris part en 1203 à la croisade de Palestine, ait rapporté dans son diocèse cinquante-trois vaisseaux de terre du Calvaire, pour en faire un cimetière à celles de ses ouailles qui croieraient mieux dormir si elles reposaient en Terre-Sainte. Ce champ de terre bénite fut enclos au xive siècle, d’un rectangle de marbre ajouré à l’intérieur comme la galerie d’un cloître. Au milieu reposent les morts, veillés par quatre cyprès, comme par des flambeaux de deuil aux longues flammes tristes. Le long de ces murs funèbres, une légion de peintres déroula des cycles d’images. Au siècle suivant, Benozzo y exécuta les peintures de l’Ancien Testament. Les fresques dont je m’occupe furent peintes aux environs de 1370 par des artistes inconnus[47].
Ces fresques âpres et rudes, d’un idiome vulgaire et puissant, déclament avec véhémence des idées ascétiques. L’inspiration fougueuse des Prêcheurs du couvent voisin, celui de Sainte-Catherine, s’y fait jour à chaque détail. On croit entendre le tonnerre d’un de ces tribuns sacrés qui abattaient à genoux des foules haletantes, criant grâce et battant leur coulpe. Où est le Saint-Thomas abstrait et scolastique dont je parlais en commençant ? Où sont ses ingénieux problèmes, ses distinctions, sa dialectique ? Qui s’en souvient seulement ici ? Une poigne brutale vous étreint à la gorge et vous happe au collet.
Une des fresques développe et illustre en vingt épisodes les vies des Pères du désert. Sur une paroi de roches, les athlètes de la solitude méditent, prient, lisent, traient des chèvres, déjouent les pièges du démon, combattent des dragons, mettent les satyres en déroute, éventent le Tentateur sous les traits d’une voyageuse ; ils soignent leurs abeilles, cultivent leur jardin, nichent dans des cavernes comme la colombe du Cantique dans les lézardes de la muraille. Des corbeaux leur apportent leur ration quotidienne, et des lions familiers leur fouissent une fosse avec leurs griffes quand leurs membres se raidissent dans le dernier repos.
Le mouvement franciscain avait, par certains de ses côtés, vivement réveillé l’ardeur cénobitique. C’est le temps où chaque ville possède sa recluse, l’emmurée volontaire qui, derrière son guichet, reçoit les aumônes de chacun et passe pour une voyante[48] ; c’est le temps où il n’est pas rare de voir arriver un ermite. Sur une place, avec son maillet, il fiche en terre son piquet, rivé par une chaîne à ses reins, et demeure là huit jours, dans un rayon de quatre pieds, édifiant les passants par ses pieux exercices ; après quoi il arrache son pieu, roule sa chaîne et s’en va recommencer ailleurs[49]. Et n’est-ce pas le siècle où le conclave, ne pouvant aboutir, se décide à aller quérir dans sa retraite des Abruzzes un pauvre solitaire, Pier dal Murrone ? L’entrée de ce pape dans Aquila, sous les traits d’un vieil homme en larmes, cheminant sur un âne mené en bride par deux rois, voilà une scène qui fait comprendre la peinture de l’artiste pisan[50] Le monde, comme un Liban, distille le miel de la solitude, et la terre, comme aux temps de Paphnuce et de Jérôme, se repeuple d’anachorètes.
Un des saints de la Thébaïde est le héros de la scène complexe qu’il me reste à vous peindre. À gauche, dans un paysage montueux et boisé, s’ouvre une gorge étroite où s’engage une cavalcade : un roi, une reine, un empereur, toute une chasse étincelante, faucons au poing, la meute en laisse, passe en habits galants, chaperons de fantaisie, manches tailladées en crête de coq, comme dans la vision d’un roman de chevalerie. Bruit, cris, gaîté, fanfares. On jase, on rit, on cause d’amour. Tout à coup les chevaux renâclent et reculent. Désordre, remous dans le cortège. La troupe vient de donner sur trois cercueils ouverts. L’un contient un squelette, l’autre un cadavre déjà vert, le troisième, le plus hideux, un mort plus frais, tout bouillonnant de l’affreux travail de la dissolution. Il grouille et se soulève de vers et de reptiles. Le roi se bouche le nez. Un cheval renifle bruyamment et, le col allongé, semble hennir à la mort. Les dames, les cavaliers consternés se regardent. Mais voici qu’apparaît un ermite chenu, qui tend un parchemin sur lequel se lit en vers la moralité de la légende. Adieu aux voluptés du monde, aux plaisirs de la chair, du luxe et de la gloire, délices de la vie cachée, idylles de la solitude, merveilles mystiques du désert, voilà ce que dit l’ermite[51]. On reconnaît dans cette composition le « Dit » ou la légende des Trois morts et des trois vifs[52]. Et voici où commence le Triomphe de la mort.
Telle qu’une rafale furieuse, une larve farouche, une grande faucheuse sombre, aux ailes de chauve-souris, aux griffes aiguës, à tête de vieille, à longue tignasse grise flottante comme un haillon, se rue en tournoyant du ciel, avec un geste d’ouragan. Qui va-t-elle frapper ? Déjà les cadavres s’amoncellent : papes, empereurs, princes et prélats, dames et seigneurs, la campagne apparaît jonchée de ce massacre :
Che comprender no’l puo prosa ne verso.
Per molto tempo quella turba magna.
Or sono ignudi, poveri e mendici…
Tel s’étend sur la terre l’universel carnage : et les petites âmes blanches aux formes enfantines sortent des bouches tordues, arrachées par les diables ou cueillies par les anges, et cette tempête surnaturelle remplit toute l’atmosphère comme fait en novembre un tourbillon de feuilles sèches. La mort va frapper. Qui ? Au pied de la montagne, dans un maquis de ronces, un tas de gueux lamentables, estropiés, manchots, culs-de-jatte, implorent la mégère comme une libératrice : « Ah ! donne-nous, ô Mort ! fais-nous l’aumône suprême ! Donne-nous le coup de grâce ! » La cruelle est sourde à ces cris. À droite est un bosquet, un enclos d’orangers
où se balancent les fruits d’or. Là, des dames et de gentils seigneurs devisent de la gaya scienza et tiennent de doux propos aux sons du luth et de la viole. Délicieux Décaméron ! C’est le monde de Boccace, le petit cercle d’heureux que gouverne la reine Pampinée et que charme l’espiègle Fiammette. C’est là que la grande tueuse fond comme sur sa proie. Quelle parole vaut ce sermon ?
Ce n’est pas le seul « Triomphe » qu’ait remporté la mort sur l’imagination riante de l’Italie. À Palerme, à Subiaco, voici sa chevauchée terrible sur un cheval d’Apocalypse, espèce d’épouvantable rosse, aux pattes de sauterelle, foulant au galop de charge une humanité écrasée. La voici à Sienne, criblant de flèches une tablée de joueurs. La voilà bientôt à Clusone, carcasse goguenarde, armée à la moderne, canardant de son arquebuse la canaille terrifiée[53]
Qui a produit ce brusque changement de sensibilité, cette saute de température, cette fièvre qui s’empare des imaginations ? D’où vient cet ébranlement qui semble détraquer le tempérament européen ? Car c’est sur l’Europe tout entière que passe ce vent de Dies irae. Il n’y suffit plus cette fois d’une pédagogie nouvelle et des méthodes mêmes des Mendiants. Une maîtresse plus forte que l’homme est venue lui donner ces leçons de panique. C’est ce que vont nous montrer nos prochains entretiens : nous y verrons se déployer la puissance macabre, l’empire fatal de la grande Peste, — la vraie reine de ce « Triomphe ».
- ↑ Sur ce tableau de Francesco Traini, cf. Renan, Averroès et l’Averroïsme, 1852 ; Supino, Arte pisana, Florence, 1904.
- ↑ On a pourtant trop dit que saint Dominique avait peu inspiré les artistes. Il y a beaucoup de Vies de saint Dominique, à commencer par celle de Frà Guglielmo sur la châsse de Bologne, jusqu’à celles de Frà Angelico sur les prédelles de ses tableaux du Louvre et de Cortone. — Francesco Traini en avait peint une autre en 1345, pour Sainte-Catherine de Pise, dont les fragments sont partagés entre le musée et le séminaire de la ville. — Une Vie du Saint, en cinq fresques, par Ottaviano Nelli, a été découverte en 1903 dans l’église S. Domenico, à Fano (cf. Gnoli, Rassegna d’arte umbra, avril 1911). — Il y en avait de même dans les couvents étrangers. Jean Bellegambe en avait fait une pour les Jacobins de Douai (Dehaisnes, J. Bellegambe, Lille, 1890, p. 143.). Cf. au Prado (nos 2139-48) les neuf tableaux dominicains attribués à P. Berruguete. Madrazo, Catàlogo de los cuadros del museo nacional, 9e édit., 1904, p. 379.
- ↑ Il ne fut canonisé qu’en 1323, près de cinquante ans après sa mort. La translation de ses restes à Toulouse eut lieu en 1369. Cf. Douais, Les reliques de saint Thomas d’Aquin, textes originaux, Paris, 1903.
- ↑ Le tableau du Louvre est de Benozzo Gozzoli. Vasari (loc. cit, t. I, p. 394) en cite un autre, qu’il attribue à Giotto, dans l’église dominicaine de S.-Cataldo à Rimini. Un tableau italien du musée de Besançon reproduit la composition, à la gloire, non de saint Thomas, mais de saint Augustin (cf. Perdrizet, La galerie Campana et les musées français, Bordeaux, 1904) : c’est un des monuments de la rivalité d’Augustins à Prêcheurs dont je parle plus loin. On traitait encore ce sujet au xviie siècle. Le magnifique Zurbaran du Musée de Séville, peint en 1625, représente le Triomphe de saint Thomas d’Aquin.
- ↑ Voir encore les charmants tableaux d’Angelico à l’Académie de Florence, la Leçon d’Albert le Grand et la Leçon de saint Thomas. Les franciscains, d’autant plus fiers de leurs docteurs qu’on accusait l’Ordre d’ignorance, connaissaient ce genre de sujets. Ils se flattaient que saint Thomas avait été l’élève de leur Alexandre de Halès. « L’ancienne inscription qui est au sépulcre d’Alexandre le porte par exprès, et saint Thomas est dépeint avec saint Bonaventure comme ses disciples dans un vieux tableau sur la porte du chapitre du couvent de Paris ». Castet, Annales des Frères Mineurs, Toulouse, 1680, t. I. p. 387.
- ↑ Cf. Hilarin de Lucerne, Histoire des Études dans l’Ordre franciscain, trad. fr. Paris, 1909.
- ↑ Voir pourtant le Triomphe de saint Bonaventure (?) dans une chapelle de S.-Francesco de Pistoie. Reproduction dans Giglioli, Pistoia nelle sue opere d’arte, Florence, 1904. Cf. Chiapelli, Pagine d’antica arte fiorentina, Florence, 1904.
- ↑ Cf. Wood-Brown, The Dominican Church of Santa-Maria Novella, Edimbourg, 1902, in-4o.
- ↑ Marchese, Memorie, etc., t. I, ch. iii et x.
- ↑ Milanesi, dans les notes de son édition de Vasari, t. I, p. 550.
- ↑ Specchio della vera penitenza, édit. Polidori, Florence, 1856. Cf. Venturi loc. cit., p. 778 et suiv.
- ↑ On attribue ces fresques, pour des raisons de style, à un certain André de Florence qui, au Campo Santo de Pise, a peint les trois premières « histoires » de la Vie de saint Ranieri. (Bonaini, Memorie inedite intorno a Francesco Traini, Pise, 1846, p. 104 ; Supino, Il Camposanto di Pisa, Florence, 1896, p. 121 et suiv.) Cet André est apparemment André Bonaiuti, que nous voyons mourir à Pise au mois de novembre 1377 (Milanesi, loc. cit., I, p. 554 ; Venturi, loc. cit., t. V, p. 815). Je pense toutefois, que l’on doit maintenir la thèse des deux auteurs : la voûte, si vulgaire, ne saurait être de la même main que les parties admirables que déploient les parois. Simone di Marlino est naturellement hors de cause, puisqu’il était mort en 1344, plus de dix ans avant que les peintures ne fussent commencées. Mais on a certainement affaire à son école. Vasari, comme il lui arrive, ne se trompe ici qu’à demi. Le xive siècle est le grand siècle de l’influence siennoise. Cet art luxueux triomphe à Naples, Rome, Assise, jusqu’à Padoue et en Avignon même. Le peintre de la Chapelle des Espagnols est, en dehors de Sienne, le meilleur héritier de l’art magnifique et délicat qui prélude en 1317 par la grande Maestà de Simone di Martino.
- ↑ Cette idée de la Navicella est une des plus chères à Frà Passavanti. Elle domine son livre, il y revient à toutes les pages. L’Église, l’âme battue des vents et livrée aux orages, Pierre déjà englouti à demi par les flots, reçoivent toujours du Christ et secours et salut ; dans les temps présents, l’Ordre de saint Dominique est la forme de cette assistance providentielle. Cette fresque a encore l’intérêt de reproduire fidèlement la mosaïque de Giotto à Saint Pierre de Rome, telle qu’on la voyait avant les restaurations ; elle concorde avec le dessin de la collection Pembroke. Cf. Venturi, loc. cit., t. V, fig. 242 et 629. La liaison des idées entre les diverses fresques est bien présentée dans l’ouvrage cité de Wood-Brown.
- ↑ L’artiste n’a cependant pas oublié saint François. Il figure dans le Paradis au rang supérieur des élus, à côté de saint Dominique.
- ↑ Il y a quelque incertitude sur ces dernières figures, beaucoup moins répandues que celles des Arts libéraux. Schlosser (Giusto’s Fresken in Padua, Vienne, 1896) et après lui Veuturi (loc. cit., p. 802), reconnaît la Physique, l’Histoire, l’Éthique et la Mystique : interprétation tout à fait étrangère aux habitudes d’esprit du xive siècle. Ni l’histoire, ni la physique, n’étaient alors
enseignées ni regardées comme des sciences. Kraus (Geschichte der Christlichen Kunst, Fribourg, 1908, II, p. 157) voit sans plus de raison dans ces quatre figures celles des quatre « sens » de la Bible : littéral, allégorique, moral, anagogique. Sur ces représentations tirées de la Scolastique, cf. P. d’Ancona, L’Arte, 1904.
On personnifia de même les Vertus et les Vices. Ou plutôt, dans la représentation allégorique des Vertus, une petite scène historique, placée au-dessous de chacune d’elles, symbolisa le Vice contraire. Ce système semble d’invention dominicaine. Il apparaît, à la fin du xiiie siècle, dans les manuscrits illustrés de la Somme des Vices et des Vertus, dite Somme le Roi, traité de morale composé par le frère Laurens, jacobin, confesseur de Philippe le Hardi : par exemple, dans un beau manuscrit de la Bibliothèque Nationale (franç., no 438). daté de 1294. La Luxure est représentée, au-dessous de la Chasteté, par Holopherne et par la femme de Putiphar. On retrouve ce procédé dans les manuscrits italiens dont il sera question plus loin. La Somme le Roi fut imprimée à la fin du xve siècle par Vérard. C’est alors que le thème se répandit et reçut la forme populaire qu’on lui voit dans les Heures de Vostre et de Kerver, où chaque Vertu et chaque Vice est accompagné de la figure d’un personnage célèbre de l’antiquité. Cf. Dorez, loc. cit. ; Mâle, l’Art relig. de la fin du moyen âge, 1908, p. 361.
- ↑ On appelle ainsi, on le sait, les deux premiers livres du Satyricon de Martianus Capella. Cet écrivain vivait vers 470 après Jésus-Christ. Son roman encyclopédique, pédantesque, affecté et charmant, a eu la rare fortune d’inspirer toute une série d’ouvrages comme ceux d’Alain de Lille, de Jean de Meung, et jusqu’à l’école des « grands Rhétoriqueurs » et à certains détails du Songe de Poliphile. C’est un de ces rêves que l’esprit humain ne finit jamais. La vogue du Satyricon ne cessa pas avec la Renaissance. Grotius en donna une édition à Leyde en 1599. Cf. la notice d’Adam Goëtz dans son édition de Nuremberg, 1794 ; V. Chauvin, Les Romanciers grecs et latins, Paris, 1864, p. 269 ; Filangieri di Candida, Marciano Capella e la rappresentazione delle arti liberali nelmedio evo e nel rinascimento dans Flegrea, vol. IV, 1900.
- ↑ Par exemple, dans les bas-reliefs du campanile de Giotto, admirable Légende des Siècles renfermée dans le cadre attique du médaillon. À la chapelle
des Espagnols, le dossier du fauteuil où trône chacune des Sciences
se termine par une petite composition triangulaire. Les sujets n’ont jamais été bien expliqués. Ruskin les a étudiés de près, mais sans réussir à les comprendre. M. Dorez croit y reconnaître les Planètes.
À ces séries, il faudrait joindre celle des Sept Sacrements, qui forme le sujet de fresques remarquables à l’Incoronata de Naples. Ces peintures si vivantes, et qui forment parfois les plus gracieuses scènes de « genre », paraissent de l’école de Simone di Martino. Ce thème est demeuré assez exceptionnel. Cf. Venturi, loc. cit., p. 638 et suiv.
- ↑ Bertholds Predigten, Ratisbonne, 1906 ; Sermon XI, Von dem Wagen et Sermon IV, Von den Sieben Planeten. C’est déjà le beau mot de Kant : « Le ciel étoilé au-dessus de ma tête, et la loi morale dans mon cœur. »
- ↑ Candélabre du dôme de Milan ; fontaine de Pérouse ; chaire de la cathédrale de Pise, etc.
- ↑ L. Dorez, Le canzone delle Virtu e delle Scienze di Bartolomeo di Bartolo da Bologna, Bergame, 1904.
Un troisième manuscrit semblable (Ital., no 112) est à la Bibliothèque Nationale. Schlosser (loc. cit., p. 13 et suiv.) en signale deux autres en Italie. Le manuscrit de l’Ambrosienne est de 1354 ; celui du musée Condé est au plus tard de l’année suivante : il est dédié à Bruzio Visconti, qui fut, cette année même, expulsé de Bologne. Tous deux sont antérieurs aux fresques de la chapelle des Espagnols. L’auteur des peintures est cet André de Bologne, qui a peint à Assise en 1368 les fresques de la chapelle Albornoz. L’origine des manuscrits ne saurait faire un doute ; tous les textes cités sont de saint Augustin. On sent le dessein évident de lutter contre la concurrence nouvelle de saint Thomas. M. Dorez n’a pas remarqué que c’est le moment même de son apothéose, l’époque de la translation de ses reliques de Fossanova à Toulouse (1369) interminable affaire dont les négociations durèrent près de vingt ans. Lire toute cette comédie dans Mortier, Hist. des Maîtres Généraux, t. III, p. 420 et suiv.
- ↑ États-Unis. Peintures de l’escalier de la Bibliothèque.
- ↑ A. Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques, légendes et apologues du recueil inédit d’Étienne de Bourbon, Paris, 1877, p. 13.
- ↑ Voir dans Salimbene, l’éloge du franciscain Ugo da Reggio : « Il était tout plein de proverbes, de fables et d’exemples, et rien n’était plus agréable que de les entendre de sa bouche, parce qu’il avait une manière de tout rapporter à la morale, et que d’ailleurs il parlait d’or, ayant la langue diserte et de la meilleure grâce, ce qui faisait que le public ne se lassait pas de lui. Mais les ministres et les prélats de l’ordre ne pouvaient le souffrir, à cause de son genre de paraboles et parce qu’ils sentaient la critique qui se cachait dans ses proverbes et ses historiettes.» Liber de praelato, édit. Monumenta Germaniae, p. 163.
- ↑ Et. de Bourbon, loc. cit., p. 145.
- ↑ Ibid., p. 245.
- ↑ Lecoy de la Marche, La chaire française au moyen âge. Mortier, loc. cit., t. I, p. 510 et suiv.
- ↑ Sermones de Sanctis per annum, Cologne, in-fol., 1487. C’est le quatrième et dernier volume des œuvres oratoires. Beaucoup d’autres éditions séparées : Ulm, 1477 : Lyon, 1493 (en français), 1499 (en latin), etc. Cf. Quétif et Échard, t. I, p. 763 et suiv.
- ↑ Tout ceci est parfaitement exprimé, dans un langage singulièrement moderne, par le chancelier Pierre du Bois dans un rapport sur le programme d études adressé à Philippe le Bel : « Ces abrégés et ces extraits seraient les livres portatifs (libri portativi) des étudiants pauvres ; ils rendraient même de grands services aux personnes engagées dans d’autres spécialités, comme la philosophie ou la théologie, et qui n’ont pas le temps ni la pratique indispensables pour s’orienter dans ces volumineux ouvrages ». Cf. Renan, Études sur la politique religieuse de Philippe le Bel, p. 337 ; Perdrizet, Étude sur le Speculum Humanae Salvationis, 1908, p. 130.
- ↑ Perdrizet, loc. cit., p. 133. Voici l’explicit de ce prologue en forme de « table des chapitres » :
Et sic terminantur capitula libri hujus et voluminis.
Praedictum proemium de contentis hujus libri compilavi,
Et propter pauperes praedicatores apponere curavi,
Qui si forte nequiverint totum librum comparare,
Si sciant historias, possunt ex ipso proemio praedicare. - ↑ Ce recueil est proprement l’« index » des matières morales de la Bible. On y trouve, dans l’ordre de l’alphabet, les passages de l’Écriture se rapportant à l’abstinence, à l’acedia, aux anges, etc. Ce dictionnaire en reproduit d’ailleurs un tout semblable, du dominicain Nicolas de Hanapes, le dernier patriarche latin de Jérusalem, mort en 1291 à la prise de Saint-Jean-d’Acre (Hist. Litt. de la France, t. XX. p. 51 et suiv.).
On désigne généralement sous le nom de Bible des pauvres un ouvrage d’un caractère tout différent. C’est une composition d’histoire symbolique, dans l’esprit du Speculum Humanae Salvationis, et qui lui a servi de modèle. Chaque fait de l’Évangile est rapproché de deux de ses « figures » bibliques. Un commentaire prophétique est joint à chaque scène. L’idée remonte d’ailleurs à un poème du xiie siècle, l’Aurora de Pierre de Riga (Guibert, Les Origines de la Bible des Pauvres, dans la Revue des Bibliothèques, 1905, p. 316).
Il existe de cet ouvrage un grand nombre d’« éditions » illustrées (manuscrites ou imprimées). Mais la vraie « Bible des pauvres » est l’édition à bon marché, petit cahier sans images, ne comprenant que le texte, le canevas scripturaire du livre. C’est évidemment le livret destiné au petit public, à la pauvre jeunesse savante, au prolétariat de la cléricature, à tout ce que le pays latin compte d’intellectuels maigres et faméliques. On fit des Aristotes, des Justiniens abrégés, une Philosophie, un Dictionnaire des pauvres. Ce dernier ouvrage est du dominicain Nicolas de Biard. Lecoy de la Marche, la Chaire française au moyen âge, p. 135, 523 ; Perdrizet, loc. cit., p. 126 et suiv.
- ↑ Une des formes que prend alors l’enseignement, ce fut celle des « arbres »,
des tableaux, des graphiques. On adapte à l’usage des classes la vision de l’arbre de Jessé. Cf. Lebeuf, Dissertations sur l’histoire ecclésiastique de Paris, t. II, p. 133.
J’ai parlé ailleurs des Arbres de la Croix. C’est surtout dans les manuscrits qu’on rencontre ce genre d’images. M. Mâle signale (B. N. franç. 9220 ; Ars. 1037) deux « Arbres » des Vertus et des Vices. Le manuscrit de Chantilly publié par Dorez fait un grand usage de ce schéma. L’exemple le plus complet est celui du manuscrit, B. N. lat. 10.630, qui comprend cinq « arbres » différents, d’après les Gesta Britonum du dominicain mystérieux (Frà Luca Manelli ?) qui fut l’archevêque de Sira. Cf. Dorez, loc. cit., p. 57, 103.
Wood-Brown (loc. cit., p. 164) décrit l’« arbre dominicain » de Sainte-Marie-Nouvelle. Il y en a un autre d’Angelico au chapitre du couvent de Saint-Marc. D’autres fois, on se sert aussi de cercles concentriques, comme ceux de la sphère armillaire ou de la roue d’Ezéchiel (tableau d’Angelico à l’Académie des Beaux-Arts). Rien n’est plus curieux pour l’iconographie. Mais ce n’est pas plus de l’art que n’en est un tableau des divisions monétaires ou du système métrique.
- ↑ Renan, Hist. Litt. de la France, t. XXIV, p. 735. Cf. Guignard, Mémoires des cartons de tapisseries de la collégiale de Troyes, Troyes, 1851 ; Guiffrey, Hist. de l’Art publiée par M. A. Michel, t. III, p. 372.
- ↑ L’exemplaire type, qui est de la fin du xiiie siècle, consiste en quatre volumes in-folio, dont le premier est à Paris, le second à Oxford, les deux derniers à Londres. Cf. Léopold Delisle, Hist. Litt. de la France, t. XXXI, p. 216 ; Haseloff, dans l’Histoire de l’art de M. André Michel, t. II, p. 336.
Les plus beaux manuscrits sont de l’extrême fin du xive siècle. Dans l’admirable Bible (B. N. franç. 166), il y a une partie exécutée par des artistes de l’atelier des Limbourg, et probablement par eux-mêmes, et qui est une merveille ; chaque vignette est une « scène de genre » d’une grâce mondaine, aimable, voluptueuse, dans l’esprit délicat de la première Renaissance, du Paris où régnait Valentine de Milan. Ces compositions exquises n’ont jamais été surpassées. L’exemplaire portant le numéro suivant (franç. 167), et qui provient de Jean sans Peur, est à peine moins parfait. Voir encore les Heures de Rohan (B. N. lat. 9471) exécutées vers 1390. Cf. Mâle, loc cit., p. 240 et suiv.
- ↑ Rien de plus significatif, à cet égard, que la Somme le Roi, ou manuel de théologie morale, composé par ce frère Laurens, dont j’ai déjà parlé plus haut. Cf. édit. de Lausanne (1845), au tome IV des Mémoires et documents publiés par la Société d’hist. de la Suisse romande. Le succès de l’ouvrage est attesté par le nombre des manuscrits : une trentaine à la Bibliothèque Nationale. Echard mentionne le magnifique exemplaire qui appartenait de son temps à celle des Cordeliers. Le livre se compose des huit traités suivants : 1° Le Péché ; 2° Le Credo ; 3° Les dix commandements ; 4° La Mort ; 5° Le Pater ; 6° La Grâce ; 7° Les vertus des religieux ; 8° La Chasteté.
La quatrième et la cinquième partie (De la science de bien mourir ; les Péticions de la Patenostre) seraient à rapprocher de l’Ars moriendi et de l’Exposition du Pater, livres à images si populaires au xve siècle (Reproduits par Piftau, s. d.). Un court exemple, pris au début de la quatrième partie, permettra de juger de la nouveauté du ton : « Apran a morir, si sauras vivre. Car nuns bien vivre ne seura, qui a morir apris n’aura. Et cil est a droiz apelez chaitis, qui ne set vivre, ni morir n’ose. Si tu vuez vivre franchement, apran a morir liément… Ceste vie n’est forz que morz. Car morz est un trepaz… Ceste vie tout auximent n’est forz un trepaz moult bries… Quand tu commences à vivre, tu commences a morir, et tout ton aaige et tout ton temps qui passez est, la morz l’a conquis et le tient. Tu dis que tu as quarante ans : la morz les ha, ne gemas (jamais) nuns ne t’en rendra. » C’est le style d’un Sénèque, d’un Montaigne chrétien. Le jour où la littérature de notre moyen âge sera vraiment appréciée, on mettra frère Laurens au rang de nos meilleurs moralistes. Son livre est un des premiers où la supériorité éternelle de l’Évangile, la doctrine morale de Jésus, se trouve dégagée des subtilités scolastiques, du fatras des allégories. Une des très rares peintures que le moyen âge ait laissées du Sermon sur la montagne, se trouve dans le bel exemplaire de la Somme le Roi (B. N. franç. 438), cité dans une note précédente. Cf. Hist. Litt. de la France, t. XIX, p. 403 et suiv. ; P. Paris, Manuscrits français de la bibliothèque du Roi, t. III, p. 388.
- ↑ Lutz et Perdrizet, Speculum Humanae Salvationis, 2 volumes in-4o, Mulhouse, 1907-1909.
- ↑ Vitraux de l’abbaye de Saint-Alban (Angleterre. Détruits. Cf. la description dans Schlosser, Quellenbuch zur Kunstgeschichte, Vienne, 1896, p. 315) ; vitraux de Saint-Étienne à Mulhouse (Lutz et Perdrizet, loc. cit.) ; fresques du cloître de Brixen (Walchegger, Der Kreuzgang am Dom zu Brixen, 1895) ; miniatures des Heures de Turin ; Jan Van Eyck, triptyque de la collection Helleputte (1440) ; Van der VVeyden, triptyque Bladelin (1460, au musée de Berlin). Cf. Mâle, loc. cit., p. 248. Les tapisseries de la Chaise-Dieu furent exécutées de 1492 à 1517 ; celles de la cathédrale de Reims représentant la Vie de la Vierge paraissent contemporaines. Les auteurs ont puisé à la fois dans la Bible des pauvres et dans le Speculum (Ibid., p. 253). Voir enfin les vitraux de la Sainte-Chapelle de Vic-le-Comte (Puy-de-Dôme, xvie siècle), les voussures du portail de la cathédrale de Troyes (1523-1527), etc.
- ↑ Cours de Philosophie positive, LIIe leçon, t. V, 1841, p. 6.
- ↑ Mandonnet, Les Origines de l'Ordo de Pœnitentia, Fribourg. 1898 ; Hilarin de Lucerne, Histoire des Études, 1909. C’était la réserve ordinaire dans le cas de telles concessions, faites à des groupements non composés de clercs. Des Humiliates, des Vaudois avaient obtenu du Saint-Siège des conditions semblables. Tiraboschi, Vetera Humiliatorum Monumenta, Milan, 1766, t. II, p. 134.
- ↑ Opuscula Sancti patris Francisci Assisiensis, Quaracchi, 1904, p. 96.
- ↑ Thode, loc. cit., t. II, pp. 113-124.
- ↑ Villani a entendu le grand « meneur » dominicain, le Savonarole du xive siècle, frère Venturino de Bergame, lorsqu’il traversa Florence à la tête de son étonnant pèlerinage de pénitents, en 1335. « Tout le monde courait à lui comme vers un prophète. Ses sermons n’étaient pas faits de discours subtils ni de science profonde, mais ils étaient pratiques (molto efficaci), d’une éloquence touchante et d’une piété toute sainte. » Istorie, l. XI, chap. xxiii. — Voir également la lettre du même Venturino aux Subtiliennes de Colmar, où il leur trace le plan d’un couvent de religieuses, règle fort austère, mais d’un esprit singulièrement moderne : pas de latin, rien que des chants en langue vulgaire, des lectures simples, non pour faire des vaniteuses et des intellectuelles, mais des femmes vraiment pieuses (23 mai 1339, Cf. Quétif et Echard, t. I, p. 623 ; Clementi, Il Beato Venturino da Bergamo, Rome, 1899). — Le Traité de la vie spirituelle de saint Vincent Ferrier était encore traduit en 1704 par sœur Louise de Maisons, sous ce titre significatif : « Exercices de piété pour passer chrétiennement la journée. L’esprit dont les chrétiens doivent être animés dans toute la conduite de leur vie, et ce qu’ils doivent observer pour se sanctifier dans leur travail en remplissant d’une manière chrétienne les devoirs de la vie civile. » Cf. Quétif et Echard, t. I, p. 765.
- ↑ Cf. dans Salimbene le portrait du fameux Fraticelle Hugues de Digne le frère de sainte Douceline : « Il disait des choses merveilleuses du royaume des cieux et de la gloire du Paradis, et des choses effrayantes des châtiments de l’enfer, etc. » Loc. cit., p. 226.
- ↑ La chose ne se faisait pas seulement en peinture. Henri Estienne nous parle d’un certain cordelier campagnard, un Bridaine du xve siècle, qui, à de certains moments, sortait de dessous sa chaire et brandissait un crâne ; pour le rendre plus effrayant, il y allumait une chandelle. Avec son parti pris ordinaire, l’écrivain ne voit là qu’une farce de charlatan. Le savant humaniste est assurément excusable de n’avoir pas connu la scène du cimetière dans Hamlet, ni le monologue de Faust devant une tête de mort. Mais un pareil trait montre assez sa complète inintelligence de la poésie chrétienne.
Sur la pensée de la mort dans la littérature franciscaine, cf. les poésies de Jacopone da Todi, surtout la séquence latine :
Cur mundus militat sub vana gloria,
Cujus prosperitas est transitoria ?et le développement qui suit : « Dites-moi, que sont devenus Salomon et Samson l’invincible, et le bel Absalon, et l’aimable Jonathas ? Où est allé César en tombant de la hauteur de son empire, et le mauvais riche au sortir du festin ? » C’est déjà le thème et le mouvement des sublimes ballades de Villon. Ozanam, Poètes franciscains ; Thode, ouvrage cité, t. II, p. 139, 239 et suiv.
- ↑ Elle mourut pour la dernière fois en 1224. Sa vie extraordinaire a été écrite, en quatre livres, par Thomas de Cantimpré, Acta Sanctorum, juillet, t. V, p. 650-660. Cf. Hist. Litt. de la France, t. XIX, p. 177 et suiv. ; Gorres, Mystique divine, trad. Sainte-Foy, t. II, p. 293.
- ↑ En 1304, Villani, l. VIII, chap. lxx. Pucci, dans son Centiloquio, a spirituellement
rimé le récit de Villani. On sent dans ses vers l’ironie, le léger
sourire florentins, « Or, dit-il, vous verrez beau jeu, et si c’étaient des bêtes qui avaient fait les choses. » Suit la description des diables, des chaudières, des grils, des supplices horrifiques. Mais il n’en est pas dupe.
Ma chi aveva d’uom conoscimento,
La verità del fatto conoscea.
L’anime ch’eran poste a tal tormento
Eran camicie di paglia riplene
E vesciche di bue piene di vento.Une représentation semblable fut donnée en 1313 à la cour de France, à l’occasion de l’« adoubement» des fils de Philippe le Bel. Il y avait un Paradis de quatre-vingt-dix Anges, et un Enfer « noir et puant ». D’Ancona, Origini, t. I, p. 94.
Mais, en dépit de ces mascarades, les choses ne perdent pas leur caractère sérieux. D’Ancona (ibid., p. 118) cite ce curieux fragment du Voyage en Terre Sainte de Frà Ricordo : ces pensées de la vallée de Josaphat, forment une vraie « répétition» du Jugement dernier. « C’est là, pensions-nous, qu’aura lieu le Jugement et nous nous assîmes, à mi-chemin entre le Calvaire et le mont des Oliviers, pleurant et tremblant de peur, comme si déjà nous sentions ce Jugement sur nos têtes. Et dans ce tremblement nous cherchions en nous-mêmes et nous demandions l’un à l’autre en quel endroit se tiendrait le Souverain Juge ; nous nous orientâmes pour trouver où serait sa droite et où serait sa gauche ; après quoi nous choisîmes notre place à la droite, et chacun de nous y roula une pierre pour retenir la sienne.» Viaggio di Terra Santa, Sienne, 1864, p. 19.
- ↑ Ozanam, Documents inédits pour servir à l’hist. littér. de l’Italie, 1850, p. 291-312. Mussafia, Comptes Rendus de l Académie des Sciences de Berlin, 1864, t. {Rom-maj|XLVI}}, p. 113 et suiv., a donné un texte plus correct.
- ↑ Supino, Il Camposanto di Pisa, Florence, 1896. L’auteur est sans doute un élève de Pietro Lorenzetti. Un charmant petit tableau de ce dernier, aux Offices, traite en miniature le sujet de la Thébaïde.
- ↑ Cf. Basedow. Die Inclusen in Deutschland, Heidelberg, 1895 ; Perdrizet, La Vierge de Miséricorde, 1908, p. 33 ; Pidoux, Sainte Colette, p. 40.
- ↑ Gautier Mapes, De nugis curialium, éd. Brewer, Londres, 1850, p. 66. Etienne de Bourbon, Anecdotes, p. 293. De même Celano, sur les commencements de la pénitence d’Assise : « Aliqui se instrumentis ferreis circumdabant, aliqui vero ligneis ergastulis se cingebant. » Ce dernier texte est mal interprété par Michelet (Hist. de France, t. II, Saint François d’Assise). Cf. Mandonnet, loc. cit., p. 11.
- ↑ Gregorovius, Storia della città di Roma, Venise, 1874, t. V, p. 592 ; Gebhart, Italie mystique, 3e édit., 1899, p. 264 ; Dante, Inferno, III, v. 58-60.
- ↑ Toutes les inscriptions et les didascalies, déjà indéchiffrables au temps de Vasari, qui commentaient et expliquaient ces fresques pathétiques, ont été publiées par M. Morpurgo d’après un manuscrit de la bibliothèque de saint Marc : Le epigrafi volgari in rima del Trionfo della Morte… nel camposanto di Pisa, dans L’Arte, 1899.
- ↑ Il existe de ce petit poème, dont on trouve déjà l’ébauche, au xiie siècle, dans la Deploratio pro morte de Walter Mapes, quatre textes du xiiie siècle qui ne diffèrent entre eux que par des détails insignifiants. Deux de ces textes sont anonymes, les deux autres sont de Beaudoin de Condé et de Nicole de Margival. Tous quatre ont été publiés par Anatole de Montaiglon, Alphabet de la Mort de Hans Holbein, 1856. Il n’y est question que de trois jeunes gens devant qui se dressent les trois fantômes. — Une version postérieure, plus longue, plus dramatique et plus développée, a été imprimée à la suite de la Danse macabre de Guyol Marchand. (Reproduite dans Leroulx de Lincy, Paris et ses historiens au xive siècle, 1867.) Les trois jeunes gens sont devenus trois cavaliers, le paysage se précise, et l’ermite apparaît. Toute la moralité est donnée comme une vision. On ignore la date de ce remaniement. Mais c’est sous cette forme que le « Dit » a fait fortune, et qu’il a été illustré par le peintre du Campo-Santo. Cf Mâle, L’Art relig. à la fin du moyen âge, p. 383 et suiv. ; Longpérier, Le dit des trois morts et des trois vifs, Rev. Archéologique, 1845 ; Kùnstle, Die Legende der drei Lebenden und der drei Toten…, Fribourg, 1908, p. 30 et suiv.
- ↑ Sur la fresque de Subiaco, cf. Hermanin, Le pitture dei monasteri sublacensi, Rome, 1904. La fresque de l’hôpital de Palerme est de Crescenzio. Le tableau de Sienne est une des tablettes de la « Biccherna », datée de 1436,
actuellement au musée de l’Art industriel de Berlin (Ellon, Tavolette dipinte della Biccherna, dans le Bollettino Senese di storia patria, t. II, fasc. 1 et 2). Sur la fresque de Clusone, et quelques autres semblables qui se trouvent dans la région des lacs italiens, cf. P. Vigo, Le danze macabre in Italia.,2e éd. Bergame, 1901. L’auteur y montre que la danse macabre est toujours une exception en Italie, où la forme nationale qu’a revêtue l’idée est celle du
« Triomphe», sans doute imposée par Pétrarque.
Un curieux tableau de Pietro Lorenzetti, au musée de Sienne, et provenant du couvent de Monnagnese, représente l’idée sous une forme très originale : c’est une vraie « histoire de la mort », d’Adam à Jésus-Christ, une méditation sur le mystère de la Rédemption : « O mort, où est ta victoire ? Qu’as-tu fait de ton aiguillon ? » Cf. Pératé. Un triomphe de la mort de P. Lorenzetti, dans les Mélanges Paul Fabre, 1903. — Voir encore le gradin mystérieux du retable de Santa-Croce, peint par Agnolo Gaddi, en 1362. La mort, au pas d’un buffle noir, poursuit un cavalier monté sur un destrier blanc, et qui se retourne pour lui tendre, d’un geste de défi, un rameau d’oranger. Cf. Pératé, dans l’Histoire de l’Art de M. André Michel, t. Il, p. 882.