Histoire abrégée de l'île Bourbon/XV

Anonyme
Imprimerie de Gabriel & Gaston Lahuppe (p. 100-108).

CHAPITRE XV

De Magallon, Des Brulys, de Sainte-Suzanne, gouverneurs — Nouvelle organisation — Vaccine — Conseils de commune — Tribunal criminel — Impôts — Empire — Capitation — Codes — Calendrier Grégorien — Île Bonaparte — Tempête — Ouragans — Croisières — Saint-Gilles, Sainte-Rose et Saint-Paul — Des Brulys — Sa mort — Prise de Saint-Denis — Prise de l’Île de France ; les Anglais lui rendent le nom d’île Maurice.
De Magallon — 1803 à 1805

61. À l’arrivée du capitaine général Decaen, M. Magallon de la Morlière quitta le gouvernement de l’Île de France pour celui de Bourbon. M. Decaen fit aussitôt publier l’édit de nouvelle organisation, portant la dissolution de l’Assemblée. Le pouvoir était partagé entre le Gouverneur, redevenu simple lieutenant comme au temps de M. Labourdonnais, un sous-préfet pour les affaires locales, et un commissaire de police pour les recours en justice. La légion militaire cessa de fonctionner, et les anciennes compagnies de la milice reparurent sur le pied de 1750. On reprenait, en un mot, la législation qui était en vigueur avant 1789, et Bourbon perdait son autonomie, qui n’avait duré que dix ans, pour retomber sous la dépendance absolue de l’Île de France.

62. La vaccine, découverte par Jenner en 1776, pénétra à l’Île de France par l’entremise du capitaine Deglon. Celui-ci avait annoncé son antidote avant d’avoir débarqué ; les habitants encore effrayés des terribles effets de la variole, considérèrent la vaccine comme principe d’une nouvelle épidémie, et Deglon fut mis en quarantaine.

63. 1804. L’organisation Decaen avait fait disparaître les municipalités aussi bien que l’Assemblée ; on les remplaça par les conseils de commune ayant pour simple attribution d’indiquer les améliorations utiles à leurs localités. Le major de la milice était de droit membre du conseil. Decaen institua en même temps pour les criminalités un tribunal dont les jugements ne pouvaient être rendus que par un nombre impair d’individus.

64. Les guerres européennes rendaient imminente la reprise des hostilités avec les Anglais ; le capitaine-général entreprit de pourvoir à la défense des deux îles, mais la Métropole était loin de lui fournir le numéraire et les munitions nécessaires. Alors il augmenta les impôts, notamment à Bourbon qui fut surchargé. Les droits sur le café étaient de 2 f. 50 par balle ; ils montèrent à 5 francs, puis à 7 francs ; la colonie paya 22 francs 50 par balle de coton, c’est-à-dire le triple de la taxe ordinaire. De plus, toutes les marchandises de sortie passaient à l’Île de France, qui percevait pour son compte la moitié des droits imposés. Les sirops ne pouvaient être distillés qu’au Port-Louis, sous prétexte que la fabrication des rhums et aracks de Bourbon nuisait à l’industrie guildivière de l’Île voisine. Bourbon retrouva sous M. Decaen le régime Labourdonnais : c’était la ferme de l’Île de France.

65. Le 10 novembre 1804, proclamation de l’Empire. En 1805, impôt de capitation sur les noirs : il était de 1 f. 50 par noir d’habitation, de 5 f. 50 par noir de ville ; les immeubles payaient 1 f.50 %, et le timbre du papier destiné aux actes civils et valeurs commerciales fut fixé à ce qu’il est aujourd’hui.[1]

66. 16 octobre, promulgation du code civil auquel on ajouta le code noir et plusieurs autres additions jugées nécessaires.

De Brulys — 1806 à 1809

67. L’année 1806 commença avec la reprise du calendrier grégorien que l’on n’avait pas cessé de mélanger au calendrier républicain. Une nouveauté moins rationnelle devait bientôt s’ajouter à la première : le 15 août, fête de l’empereur, Bourbon reçut le nom d’Île Bonaparte. À peine les réjouissances terminées, les Anglais capturèrent en rade de Saint-Denis un navire chargé de marchandises, à destination de l’île Bourbon. Ce premier incident semblait annoncer les malheurs qui allaient fondre sur cet infortuné pays, jusqu’à la chute de l’Empire.

68. On venait de passer quelques années assez tranquilles, tant sous le rapport de l’ordre que sous celui des phénomènes atmosphériques ; aussi malgré les dispositions administratives qui pesaient sur Bourbon, l’abondance existait partout : c’était fort heureux, car chacun allait avoir besoin de ses épargnes.

69. Le 28 février une tempête de 6 heures détruisit deux navires en rade et en jeta cinq à la côte. L’ouragan du 11 mars anéantit la récolte du café, tout en donnant naissance à une maladie des caféiers. Mais le désastre le plus terrible qui figure dans l’histoire de la Colonie arriva en décembre, par suite des pluies torrentielles qui, durant deux semaines, tombèrent sans interruption, entraînant avec elle une si grande quantité de terre, que les eaux de la mer en furent jaunies à une distance de vingt lieues. C’est dans cette circonstance que la montagne de Saint-Denis à la Possession fut dépouillée des riches caféeries et des charmantes habitations qui la couvraient : tout disparut.

« Du 12 au 23 décembre 1806, il y eut une chute d’eau extraordinaire : le 26, la pluie recommença et dura jusqu’au 6 janvier 1807. Pendant douze jours l’eau tomba par torrents et sans interruption. Ce fut ce qu’on appelle dans un sens absolu l’avalasse dont les témoins oculaires, longtemps encore après, ne parlaient qu’avec effroi. Les eaux acquirent par leur masse et par la déclivité générale de l’île, une force d’impulsion dévastatrice. Le sol fut lavé, raclé jusqu’au tuf : toutes les cultures furent déracinées et entraînées. Pour achever de tout faire périr, une sécheresse opiniâtre succéda à l’avalasse et aboutit, le 14 mars, à un ouragan de plusieurs jours qui aurait mis le comble à la dévastation, si quelque chose était resté à dévaster. À la suite de si cruelles perturbations atmosphériques, la végétation apparut comme si elle avait été brûlée. La récolte des grains manqua complètement : il n’y eut pas disette, il y eut famine. On vendit les riz de Madagascar 90 francs les 50 kilos. Le maïs était à 25 francs les 50 kilos également. Les esclaves, les individus libres de la classe infime mouraient littéralement de faim. Pendant trois mois la police, dans la Partie du Vent, fut constamment occupée à faire ce qu’on appelle des levées de cadavres, c’est-à-dire à constater les décès survenus par inanition dans les champs et au bord des chemins. Les moins malheureux vivaient de blé bouilli, de racines de safran marron (cana indica), de feuillage et des sommités de la fougère arborescente qui ont quelque rapport avec le chou palmiste[2]. »

70. En 1808, les Anglais enlevèrent à la Hollande la colonie du Cap, ce qui leur facilita les croisières tenues constamment dans le canal.[3] La même année, une descente eut lieu à Saint-Gilles, où les Anglais détruisirent une batterie mal défendue et quelques cases de pêcheurs, seules habitations de la localité. Une seconde descente de 300 hommes fut tentée à Sainte-Rose, le 16 août 1809, mais la garde nationale de Saint-Benoit repoussa vigoureusement l’ennemi et l’obligea de se rembarquer avec précipitation.

71. Le 19, à la rivière Saint-Pierre (Saint-Benoit), 60 hommes sont repoussés par cinq tirailleurs de M. Hubert-Delisle ; ces vaillants défenseurs emportèrent comme trophées un certain nombre de fusils que les Anglais avaient abandonnés sur la grève.[4]

Quatre jours après, nouveau débarquement à Sainte-Rose, et destruction d’une batterie de trois pièces ; les feux croisés de la garde nationale obligèrent l’ennemi d’évacuer.

Le 25, quatrième tentative ; 60 hommes débarquent sur le quai de Sainte-Rose et s’avancent sans obstacle jusqu’au milieu d’une embuscade habilement dressée.

L’accueil qu’on leur fit les affola ; ils s’enfuirent, traînant avec eux les blessés et laissant aux habitants le soin d’enterrer leurs morts.

72. Le 21 septembre, nouvelle descente à la Rivière des Galets, pendant que quatre frégates capturaient deux navires français en rade, et dirigeaient sur Saint-Paul un feu nourri. La ville fut prise, occupée durant trois jours, les magasins pillés et incendiés. Après quoi les Anglais s’éloignèrent, emportant la conviction que l’île était à peu près sans moyens de défense. Le général des Brulys, au désespoir de n’avoir pu prévenir le coup de main des Anglais, se donna la mort.

De Sainte-Suzanne — 1809 à 1810

73. Prendre le commandement de l’île Bonaparte dans les circonstances où l’avait laissée des Brulys, c’était faire acte d’abnégation, et de Sainte-Suzanne s’y résigna avec le dévouement qu’inspire le vrai patriotisme. Sur la proposition du général Decaen, il quitta l’île de France pour s’installer à Saint-Denis, le 9 octobre 1809.

74. Les diverses tentatives des Anglais les avaient éclairés sur la vraie situation de l’île ; ils comprirent que la prise du chef-lieu avec des forces considérables entraînerait la conquête de la colonie. En effet, le 6 juillet, 20 navires, portant un effectif de 5,000 hommes, se présentèrent devant différents points de l’île. Les troupes débarquées étaient commandées par le lieutenant-colonel Keating, tandis que l’escadre d’observation demeurait sous les ordres du commodore Roweley.

Les troupes débarquées à la Grande-Chaloupe et à la Rivière des Pluies s’avancèrent directement sur Saint-Denis. La division de la Grande-Chaloupe parvint sur les hauteurs du Cap Bernard à quatre heures du soir ; elle poussa jusqu’à la Redoute une ligne d’attaque qui fut vigoureusement repoussée. Le lendemain, toute la colonne anglaise déployait ses forces dans la plaine.

Là, 150 hommes de la garde nationale et 80 soldats opposèrent une héroïque résistance ; mais, malgré les pertes sérieuses de l’ennemi, malgré l’élan plein de feu du jeune Amédée Patu de Rosemont, la valeur, écrasée par le nombre, dut céder, et les batteries enlevées par l’ennemi furent dirigées sur la ville. D’autre part, 200 hommes de la garde nationale firent une sortie sur la division Keating, postée près la rivière du Butor : c’était pour l’honneur. Que pouvaient espérer 200 hommes mal armés, dépourvus de munitions, contre des troupes régulières vingt fois supérieures et soutenues par le feu d’une escadre ?…

Pendant que les braves créoles se faisaient inutilement décimer, à gauche par le feu en écharpe des navires, à droite par la division Keating, celle-ci tourna nos troupes, franchit le lit de la rivière, pénétra dans les principales rues, qui furent occupées avec ordre : la ville était prise… Le colonel de Sainte-Suzanne signa une honorable capitulation qui fut exécutée le lendemain, 10 juillet 1810.

Nos troupes reçurent les honneurs de la guerre ; les lois, coutumes et religion furent garanties, et le pays passant sous la domination britannique reprit le nom d’île Bourbon.

75. Une fois maître de Bourbon, les Anglais songèrent à l’île de France, véritable but du plan de campagne ; mais la prise en était moins facile. Divers engagements, notamment celui du Grand-Port qui dura trois jours, ceux de Saint-Benoit, du Cap Bernard, où s’illustrèrent les Duperré, Roussin, Hamelin, Surcouf et Bouvet, firent éprouver aux Anglais des pertes considérables,[5] Cependant la supériorité numérique des ennemis les fit encore triompher, ils prirent terre le 28 novembre avec une division venue du Cap et une armée portée par 76 voiles ! Decaen qui avait épuisé son personnel dans l’armement des frégates, ne put opposer de résistance : l’île capitula le 3 décembre, 6 mois après l’île Bonaparte.

  1. Il y a deux sortes de timbres, celui de dimension et le timbre proportionnel ou des valeurs. Le premier est de 0 f. 35, 0 f. 70, 1 f. 25, 1 f. 50 et 2 francs ; le timbre pour les valeurs est de 1 franc pour mille.
  2. Pajot.
  3. On appelle canal la portion de mer située entre la Réunion et Maurice.
  4. Les noms de ces braves sont à la page 307.
  5. Le contre-amiral Pierre Bouvet naquit à Saint-Benoit le 28 septembre 1775. Il conquit ses premiers grades sous les yeux même de son père, René Bouvet, capitaine du Nécessaire, puis de l' Aréthuse. Ses brillants faits d’armes contre les Anglais, dans le canal Mozambique, au Grand-Fort, à Saint-Benoit, au Cap Bernard, font le plus grand honneur à la mémoire du héros. Rentré dans la vie privée quelque temps après la Restauration, il vécut paisiblement au sein de sa famille et mourut à Saint-Servan (Ille-et-Vilaine), le 20 juin 1860.