Histoire abrégée de l'île Bourbon/X

Anonyme
Imprimerie de Gabriel & Gaston Lahuppe (p. 61-69).

CHAPITRE X

Brenier, Bouvet, gouverneurs — Île Sainte-Marie — Pas géométriques — Étendue des concessions — Cens — Voyage autour de l’Île — Collège — Routes — Agriculture — Marrons — Annexe aux milices — Lally et les volontaires — Variole — Cyclones — Concessions — Prise de Rodrigue — Projet sur Bourbon.
Joseph Brenier — 1749 à 1750 et 1752 à 1756.

27. Intérim. — C’est vers le mois de juillet 1750 que le gouverneur général, Barthélémy David, négocia la cession de Sainte-Marie de Madagascar. L’île fut remise à M. de Villiers[1] par la reine Béti, fille du dernier roi Tamsimalo. L’île Sainte-Marie avait échappé aux Français en même temps que la colonie de Fort Dauphin.

28. M. Brenier reprit un deuxième intérim de trois années pendant lesquelles on s’occupa spécialement des terrains. Les pas géométriques paraissent avoir existé dès l’origine de la colonisation ; ils avaient été l’objet de discussions en 1737 et même d’une ordonnance sous forme dubitative, aussi l’application n’en fut pas exigée ; mais en 1754, le conseil en régularisa le droit ; leur existence était définitivement établie.[2]

Toutefois les concessions à venir furent fixées à 312 arpents pour un habitant ; le double était accordé à un employé de la Compagnie. L’arpent dont il s’agit représente 42 ares 20 centiares (1754.)

Chaque lods de concession ou de vente devait payer un cens à la Compagnie ; cette redevance presque seigneuriale consistait à livrer annuellement 16 poules ou chapons. Il fut établi, en outre, que la corvée comprendrait deux journées de chaque noir à partir de 15 ans.

29. C’est sous le gouvernement de M. Brenier que naquirent les deux poètes, Évariste de Parny et Antoine Bertin ; celui-ci vit le jour à Sainte-Suzanne, le 10 octobre 1752, l’autre à l’Hermitage, le 6 février 1753.

Jean-Baptiste Bouvet — 1750 à 1782 et 1756 à 1763.

30. De Lozier Bouvet partit de Lorient sur un des vaisseaux de la Compagnie ; à son arrivée à l’île de France, le Gouverneur général, Barthélemy David, le chargea de conduire à Madras des provisions et 450 volontaires pour le service de Dupleix. Sa mission terminée, il rentra en France, se lia d’amitié avec la famille du Gouverneur de l’île de France, dont il épousa la sœur. De retour à l’île de France, M. Bouvet fut nommé au gouvernement de Bourbon, le 2 octobre 1750.

31. Le nouveau Gouverneur prit à cœur la mission que la Compagnie venait de lui confier ; ses soins, son activité, ses projets témoignent hautement du désir qu’il avait de rendre l’île prospère, et, grâce à son esprit judicieux, éclairé, il aurait réussi sans le grade de capitaine en activité qu’il avait conservé, et la guerre de sept ans, qui l’obligèrent à des absences longues et réitérées.

32. Mahé de Labourdonnais avait fait prospérer Bourbon, mais en donnant sa prédilection à l’île de France qu’il réussit à organiser, à créer ; M. Bouvet, devenu Gouverneur général en 1752, conserva, au contraire, la préférence à l’île Bourbon, et il y revint avec bonheur lorsque la Compagnie envoya M. Magon comme successeur de M. Barthélemy David, en 1756.

33. Le premier soin de M. Bouvet fut de parcourir tout le littoral pour s’informer auprès des habitants de leurs divers besoins ; il ne négligea rien pour améliorer la situation générale. Ses mémoires au Ministre sont remplis de détails intéressants ; entre autres choses, il insiste sur la séparation complète du gouvernement des deux îles, comme le principal moyen d’assurer leur développement et d’augmenter les revenus de la Compagnie (1750). La justesse de cette idée a été reconnue après la restitution de l’île par les Anglais.

34. Le pays n’avait alors qu’une seule maison d’éducation, tenue par Mlle Trévelan, pour quelques jeunes filles ; M. Bouvet obtint du conseil la création d’un collège confié aux Pères Lazaristes. On fournit la chaux, des matériaux et 600 piastres, pour l’achat du terrain ; les Pères firent le reste, c’est-à-dire à peu près tout, à leurs frais (1751). L’édifice ne fut achevé qu’en 1759, mais avant cette époque, 150 élèves y recevaient l’instruction, comprenant : la lecture, l’écriture, le français, l’arithmétique, l’algèbre, la navigation, la géographie et le latin.

Le Gouverneur avait aussi demandé des Sœurs de charité pour l’éducation des jeunes filles ; la Compagnie les refusa.

35. On avait cru jusqu’alors impossible la création d’une route à travers les laves du Brûlé ; M. Bouvet venait de prolonger la route de Saint-Benoit à Sainte-Rose ; il trancha la difficulté en élargissant le sentier des marrons, qui traversait la Plaine des Palmistes et celle des Cafres : le chemin de Saint-Benoit à Saint-Pierre était ouvert. En voyant la Plaine des Cafres, le Gouverneur conçut le projet d’y entretenir des bestiaux pour l’élève et la boucherie. Un siècle plus tard, M. Delisle donna suite à ce dessein ; mais, faute d’une sage direction et sans doute aussi à cause de la mauvaise qualité du sol, les résultats n’ont pas produit ce qu’on avait le droit d’en attendre (1752).

36. L’agriculture attira surtout l’attention de l’infatigable gouverneur ; il encouragea d’une manière spéciale la production du café et celle des autres plantes. À cet effet, il faisait le tour de l’île à des intervalles rapprochés, visitait les habitations, s’informait du savoir-faire des propriétaires et leur donnait les indications qu’il croyait leur être utiles. Pour mieux assurer la réussite de ses desseins, il reprit la chasse aux marrons dont les pillages incessants décourageaient les habitants. Cette fois, ils n’eurent ni trêve ni repos ; M. Bouvet résolut contre eux une guerre d’extermination (1752). Un noir esclave donné par l’Administration, était le prix d’un noir marron capturé, ou dont on apportait la main gauche. Ce moyen eut tout le succès qu’on en attendait, la lettre suivante du gouverneur en est la preuve :

« Depuis le mois d’avril 1752, époque où le nouveau règlement a été mis en vigueur, jusqu’au 17 décembre que je suis parti de Bourbon, il a été pris ou tué 90 noirs grands marrons ; 10 ou 12 ont pu échapper aux détachements qui les poursuivaient, sont tombés ou se sont précipités dans les remparts ; autant sont revenus d’eux-mêmes chez leurs maîtres et il a été amené 100 renards, c’est-à-dire esclaves fugitifs, en moins d’un mois » [3].

Bouvet apprit à l’Île de France, à la date du 25 décembre, que 22 grands marrons avaient été pris et tués en deux jours. Depuis cette époque, les habitants des bois ne furent plus en nombre pour inquiéter les cultivateurs, et ils ont diminué peu à peu jusqu’à extinction complète.

37. En prévision d’une attaque par les Anglais, M. Bouvet songea aux moyens de mettre l’Île sur le pied de défense ; il essaya de former des compagnies de noirs esclaves appartenant aux habitants, pensant faire une sorte d’annexe aux milices. L’annexe, reconnue sans valeur n’eut pas de suite. À cette époque, la population totale était de 18,000 habitants ; les principaux quartiers viennent dans l’ordre suivant : Saint-Paul 5,500 habitants ; Saint-Benoit 3,800 ; Saint-Denis 3,500 ; Saint-Pierre 2,940 ; Saint-André 1,740 ; Sainte-Suzanne 1,650 ; Sainte-Marie 1,600 ; Saint-Louis 1,550.

38. L’année 1758 vit arriver le commandant de Lally, gouverneur général des Indes ; il séjourna peu à Saint-Denis, davantage à Saint-Paul où était sa flotte. Ses pouvoirs, fort étendus, lui permettaient en quelque sorte de commander partout.

Une lettre enregistrée à Saint-Denis lui fit néanmoins savoir que, hors de Pondichéry et de la côte Coromandel, il ne devait prétendre à aucun commandement. Un corps de volontaires recrutés parmi les jeunes créoles de Bourbon accompagna le comte et lui rendit des services signalés durant la guerre de sept ans.

39. Madagascar et l’Île de France étaient atteints de la variole ; à Bourbon, les habitants se souvenaient de l’année 1729 ; malgré cela on ne fit aucune difficulté pour recevoir un navire de l’Île de France, apportant 50 soldats destinés à la garnison[4], et un autre venant de Madagascar, avec des malades à son bord. L’épidémie sévit d’abord à Saint-Paul où avaient eu lieu les communications ; de là elle s’étendit rapidement dans les quartiers, y causant de grands ravages. Ce fléau fut suivi de deux cyclones très violents (janvier et février) qui ajoutèrent la dévastation au deuil de l’épidémie, 1759.

40. Nouvelles concessions, sur la rive gauche de la rivière de l’Est, de tous les terrains compris entre cette rivière et la ravine des Orangers. On procéda cette fois au morcellement par un mesurage rigoureux : tardive précaution qui, prise plus tôt, eût épargné bien des divisions et une foule de procès, 1760.

41. En 1761, les Anglais capturèrent deux navires français occupés à la pêche des tortues sur les côtes de Rodrigue ; quelques jours après ils s’emparèrent de l’île ; mais ne trouvant rien à y faire, ils l’abandonnèrent.

42. Les croisières anglaises se montraient fréquemment dans les parages de l’Île de France ; cette attitude fit craindre que les communications ne fussent interceptées avec le cap de Bonne-Espérance qui, jusqu’alors, avait fourni des grains. Les Gouverneurs généraux tournant leurs regards vers Bourbon, demandèrent à la Compagnie d’y pousser fortement à la culture des grains. Pour cela les habitants auraient dû sacrifier leurs riches plantations de café, de coton et d’épices ; c’était mettre Bourbon à la merci de l’Île de France. Heureusement pour la Colonie, les événements ne laissèrent pas le loisir d’exécuter ce projet.

43. Le traité de Paris, 1763, mit fin aux hostilités dans la mer des Indes ; la Compagnie en profita pour rappeler un certain nombre de ses navires. Ce fut sur ces entrefaites que M. Bouvet quitta le pays, après avoir fourni la plus longue administration, et, sans contredit, une des plus avantageuses qu’ait eues la Colonie.

Bertin — 1765 à 1767.

44. Entre le départ de Bouvet et l’arrivée de son successeur, il s’écoula deux mois pendant lesquels l’administration fut confiée au commandant Santuari.

45. Bertin arriva de France avec des ordres sévères, sans doute pour les employés de la Compagnie et ceux de l’Administration, dont plusieurs donnèrent prise à des soupçons sur leur probité. Quatre membres du Conseil supérieur furent simplement destitués : précautions inutiles ; les employés avaient tous fait de grandes fortunes aux dépens de la Compagnie, tandis que celle-ci, dupe de ses agents, en était finalement réduite à une banqueroute ; c’est ce qui arriva en 1764 ; toutefois la rétrocession ne se fit qu’en 1767.

Un changement si subit dans les affaires de la Compagnie jeta la consternation parmi les employés et le découragement chez les habitants. Le commerce chôma, le travail se ralentit, les produits diminuèrent ; en trois années, l’île périclita au point que nombre de familles cherchèrent à libérer leurs esclaves pour retourner en France.

Le roi, instruit de ces dispositions, lança, en date du 20 avril 1766, un ordre qui défendait l’affranchissement des esclaves sans autorisation des gouverneurs.

46. Comme on a pu le voir, la Cour avait eu des motifs de mécontentement contre le Conseil supérieur : une ordonnance du 25 septembre 1766 ne lui laissa que les attributions judiciaires. Un tribunal terrier fut chargé de régler les contestations en matière de terrain ; la partie législative émanait directement du Ministère. Les pouvoirs du Conseil supérieur, diminués des deux tiers, se trouvèrent encore restreints en 1771 ; il fut enfin dissout le 3 avril 1793 par le décret de l’Assemblée Nationale.

47. Lors de la rétrocession des colonies au roi, M. Poivre recevait le titre d’Intendant des deux îles, et M. Dumas était nommé gouverneur général. L’Intendant eut ordre d’encourager, par tous les moyens possibles, la culture des épices. L’année suivante, 1767, ordonnance punissant les receleurs d’esclaves d’une forte amende, et en cas d’insolvabilité, de la servitude.

  1. M. de Villiers était commandant du navire le Mars.
  2. Les pas géométriques sont de 80 mètres, environ, à partir du point où s’arrêtent les plus hautes marées.
  3. Lacaze.
  4. C’est la première fois qu’il est parlé de garnison à l’île Bourbon.