Histoire abrégée de l'île Bourbon/Appendice

Anonyme
Imprimerie de Gabriel & Gaston Lahuppe (p. 212-222).

APPENDICE


Le Fort Dauphin

Au seizième siècle, lors de la fondation des importantes colonies portugaises dans les Indes, la grande île de Madagascar était devenue, sinon colonie, du moins une station principale de laquelle les Portugais pensaient tirer un avantageux parti pour leurs escadres. En conséquence, divers établissements furent créés, mais la difficulté des rapports avec les naturels, la fièvre paludéenne, le massacre des colons, contraignirent les compatriotes de Vasco de Gama à s’éloigner d’un pays qui semblait devoir être leur tombeau.

Les Hollandais ne firent que passer. Les Anglais vinrent ensuite occuper à l’Ouest, une sorte de retranchement construit au moyen de pieux et d’un large fossé, par un français nommé Pirard. La baie, dite de Saint-Augustin, leur parut assez commode et propre au ravitaillement des navires de leur nation. Ils exécutèrent quelques travaux, néanmoins ces aventuriers eurent le même sort que les Portugais ; presque tous périrent de fièvre ou de misère. Les survivants abandonnèrent la côte Malgache pour se diriger vers les grandes Indes.

Le 21 janvier 1642, une compagnie de négociants français obtint du cardinal de Richelieu, alors surintendant du commerce et de la navigation, le privilège de fonder des colonies dans la mer des Indes, mais avec l’obligation d’en prendre possession au nom de la France. Madagascar que l’on croyait renfermer de riches mines d’or, était désigné comme le point central des futures colonies.

Au mois de mars de la même année, le Saint-Louis, premier vaisseau expédié par la Compagnie, partait de Lorient avec deux commis délégués : les sieurs de Pronis et Foucquembourg, et douze français destinés à fonder la colonie de Madagascar.

Après une traversée de cinq mois, le Saint-Louis jeta, l’ancre devant l’île Mascareigne encore inhabitée. De Pronis en prit possession au nom de Louis XIII ; il fit de même à Nossi-Hibrahim (île Sainte-Marie), puis à Manghafia (ou Sainte-Luce) qui fut choisi pour lieu d’occupation. De Pronis déploya une grande activité dans la construction d’une enceinte fortifiée et de quelques maisons ; mais le sol de Saint-Luce était aride, ainsi que le pays d’alentour, le climat insalubre, les indigènes malveillants et peu disposés à vendre des vivres.

En 1643, la petite colonie reçut un renfort de 70 hommes parmi lesquels 26 moururent de la fièvre ; d’autres, pris dans des embuscades, furent massacrés. Alors de Pronis comprit qu’il s’épuiserait en vains efforts contre la disette, la maladie et la cruauté des insulaires et il abandonna Sainte-Luce pour la presqu’île de Tholengaren, située par le 25° 6’ de latitude Sud et le 44° 29’ de longitude Est.

Les travaux de fortifications paraissent avoir commencé en 1644 après l’arrivée d’un convoi de 90 hommes. Ces travaux comprenaient une étendue de 12 toises[1] de large sur 25 de longueur, à l’Ouest du village. La résidence du Commandant, la chapelle, les maisons des principaux employés, ainsi que les magasins de la Compagnie, furent bâtis à proximité du Fort ; le village, entièrement composé de Français, compta plus tard 150 maisons assez spacieuses et convenablement divisées.

« Le Fort-Dauphin était mieux choisi que Sainte-Luce ; la rade était belle et d’un accès facile ; les navires allant dans l’Inde y abordaient plus aisément. Ces considérations décidèrent de Pronis à y fonder un établissement sérieux ; néanmoins les causes qui avaient troublé son séjour à Sainte-Luce ne tardèrent pas à se reproduire, et les colons, obligés de chercher leur existence dans les provinces voisines, y portaient souvent le trouble ; ils étaient sans cesse en guerre ou en opposition avec les naturels. On accusa l’administration du Gouverneur ; elle laissait à désirer en effet. Un des vices de sa situation était la différence des croyances. De Pronis était protestant et contrariait l’action des missionnaires catholiques. Les naturels eux-mêmes trouvaient singulières ces croyances opposées et l’animosité qui en résultait. Les vivres manquaient, le pays ne produisait rien et la disette arriva. » [2]

On conçoit ce qu’il dut en coûter de privations et de sacrifices à ces hommes manquant de vivres, de vêtements et même des objets les plus indispensables au travail, à des hommes qui s’étaient librement exposés aux dangers d’une longue traversée, dans l’espoir de trouver de l’or et des richesses en abondance.

Au mois de février 1646, les colons se révoltèrent et mirent de Pronis aux fers pendant six mois. Peu de temps auparavant, Foucquembourg était parti pour la France, rendre compte de l’administration du Commandant, ainsi que de la situation malheureuse de la Colonie. Parvenu au terme de son voyage, il fut assassiné par son compagnon qui pensait s’emparer de riches dépouilles ; celui-ci ne trouva que des papiers destinés à la Compagnie.

Cependant de Pronis trouva un terme à sa captivité, grâce au capitaine Lebourg, arrivé avec 43 nouveaux colons. Mais une seconde révolte, plus menaçante que la première, éclata en octobre ; de Pronis et Lebourg la maîtrisèrent par adresse. Plusieurs des mutins, séduits par l’appât des honneurs, consentirent à se rendre sur divers points de la côte, éloignés du Fort, à la condition d’en avoir le commandement ; quant aux principaux coupables, de Pronis les fit arrêter au nombre de douze, et Lebourg les conduisit en exil à Mascareigne, dont ils devinrent les premiers habitants.

Tandis que le Commandant du Fort-Dauphin luttait avec énergie contre les difficultés qu’il avait en partie fait naître, la Compagnie recevait enfin les renseignements portés par Foucquembourg ; alors l’un des membres associés, M. de Flacourt, chargé de pleins pouvoir, partit de la Rochelle, le 19 mai 1648, avec 80 hommes à destination de Madagascar. Les passagers prirent terre le 3 décembre suivant, après une traversée de 192 jours.

De Flacourt trouva la Colonie dans un triste état : murmure des colons, dureté du Commandant, fortifications et magasins inachevés, la plupart des maisons du village encore découvertes, la misère partout. La présence de M. de Flacourt apaisa les mécontents ; on se mit à l’œuvre pour satisfaire aux plus pressants besoins ; de sages réformes rétablirent l’ordre et le travail ; en peu de temps l’aspect du Fort devint satisfaisant.

Tout en améliorant ainsi l’état général, M. de Flacourt avait conservé de Pronis sous ses ordres, mais celui-ci soupçonné d’intelligence secrète avec les Antanossi, à qui il procurait des armes et des munitions, fut mis aux fers pendant 8 jours et expédié en France sur le Saint-Laurent, en 1650.

Cinq années se passèrent sans qu’il arrivât aucun navire au Fort-Dauphin. M. de Flacourt avait su maintenir son autorité au dedans et au dehors ; les points d’occupation : Itapéré, Manghabéi, Mangourou, Port-aux-Prunes (Tamatave) Manangourou, Ghalemboule, Sainte-Marie, etc., avaient reçu des renforts ; les exilés de Mascareigne rappelés firent place à Antoine Thaureau et à ses compagnons, puis à Louis Payen, envoyés pour coloniser cette île qui reçut le nom de Bourbon ; les vivres arrivaient en abondance, tandis que les approvisionnements d’autre nature touchaient à leur fin. Une lettre, écrite en 1653 par un Français de la baie de Saint-Augustin, dit que les colons étaient vêtus aussi légèrement que les nègres, et que M. de Flacourt lui-même n’avait plus de rechange. Sur cent hommes de garnison, conservés au Fort, 34 avaient péri par les fièvres.

Enfin deux vaisseaux français parurent à l’horizon, mais l’espoir qu’ils firent concevoir se changea bientôt en cruelle déception ; ils n’apportaient ni renforts, ni provisions. Ces navires appartenaient au duc de la Meilleraye qui, ayant obtenu du roi la concession de Madagascar, envoyait les sieurs de Pronis et de la Forest prendre connaissance de l’état des choses, et annoncer à M. de Flacourt le changement survenu à l’expiration des droits de la Compagnie.

À cette nouvelle, M. de Flacourt fit ses préparatifs de départ ; il remit le commandement de l’île à M. de Pronis et s’embarqua pour la France sur le navire l’Ours, le 12 février 1655.

M. de Flacourt n’avait pas encore quitté la rade qu’un incendie causa durant deux heures des dégâts considérables dans les magasins. Quelques temps après un autre incendie ; occasionné par imprudence, dévora pendant trois jours tout ce que le premier avait épargné : bâtiments du Fort, corps de garde, résidence du commandant, chapelle, magasins, vivres, munitions et autres approvisionnements, même les affûts des canons, tout fut détruit. De Pronis, trouvant les constructions de mauvais goût, voulait, disait-il, tout refaire suivant un plan perfectionné ; il conçut un vif regret de cet accident ; et mourut de chagrin en 1656.

Le sieur Desperriers, nommé par les colons pour succéder à De Pronis, fit preuve de bonne volonté ; mais cela ne suffisait pas pour remédier aux souffrances qui résultèrent de l’incendie. Ses efforts demeurèrent à peu près sans résultat. Sur ces entrefaites, le lieutenant de la Forest des Royers, commandant les deux navires ci-dessus mentionnés, résolut de faire un chargement de cristal de roche. Il se rendit de Sainte-Marie à la Grande-Terre ; les habitants requis pour apporter le cristal, prétextèrent la récolte du riz qu’ils ne pouvaient abandonner. Alors de la Forest voulut user de violence, mais il fut assassiné avec plusieurs de ses compagnons. Pour venger leur mort, Desperriers fit massacrer un grand nombre d’indigènes de la province d’Anossi, accusés par lui d’y avoir participé.

Parmi les successeurs de M. de Flacourt, de Chamargou, en particulier, fit preuve d’intelligence et de fermeté dans le commandement. Il eut à soutenir contre les indigènes de longues hostilités excitées par les vexations des colons.

M. Barbier du Boccage rend compte de la manière suivante des dix dernières années de la colonie du Fort Dauphin :

« M. de Chamargou avait été appelé au gouvernement de la colonie de Madagascar par le duc de la Meilleraye, cousin germain du cardinal de Richelieu, et nommé maréchal de France en 1639, puis surintendant des finances en 1648. À la mort du duc de la Meilleraye (1664) son fils le duc de Mazarin, héritier du droit qu’avait son père sur Madagascar, céda ce droit à Louis XIV pour la faible somme de 20,000 livres. M. de Chamargou dut résigner ses fonctions. C’est alors que fut créée la Compagnie des Indes orientales pour le gouvernement des colonies à Madagascar et des îles circonvoisines.

Cette Compagnie consistait en un Conseil souverain, substitué au gouverneur, qui avait un pouvoir absolu pour les colonisations orientales. Le Conseil était chargé de tous les intérêts de la Compagnie concernant les établissements qu’elle pourrait acquérir ou créer en Orient. M. Pierre de Beausse fut nommé, par Louis XIV, président du Conseil, et de Chamargou second conseiller et capitaine, commandant les armes.

« M. de Beausse mourut le 14 décembre 1665. Il fut remplacé par François de Lopez, marquis de Mondevergue, après une nouvelle organisation de la Compagnie (1667). M. de Lopez sut s’attirer la sympathie des indigènes et rétablir la paix ; mais dégoûté par les jalousies et les intrigues des agents subalternes, il s’embarqua pour sa patrie au mois de février 1671 ; d’ailleurs son remplaçant était là.

« Quelques mois avant le départ de M. le marquis de Mondevergue (novembre 1670) arrivait à Madagascar l’amiral de la Haye, en qualité de Gouverneur-général des colonies orientales. Le roi lui avait donné une autorité absolue, et, en conséquence, le substituait au Conseil de la Compagnie dont les directeurs étaient destitués.

« M. de la Haye partit pour Madagascar à la tête d’une flotte de 10 vaisseaux dont l’un, le Navarre, portait 56 canons et mille tonneaux. Malheureusement, comme les fièvres attaquent d’une manière terrible les étrangers européens nouvellement débarqués sur les côtes de la grande île africaine, surtout dans la saison des fortes chaleurs (de novembre à avril) le Gouverneur perdit beaucoup de monde aussitôt après son arrivée au Fort-Dauphin. Ce début l’obligea de se rendre promptement sur la côte ouest de l’Indoustan, afin d’y protéger le commerce qui entrait dans ses attributions.

« M. de Chamargou remplaça alors M. de la Haye en qualité de Gouverneur particulier du Fort-Dauphin. Celui ci étant mort peu de temps après sa seconde nomination, M. La Bretèche lui succéda en 1672. »

Ce dernier Gouverneur manquait, paraît-il, des qualités essentielles au commandement ; la colonie languissait sous les administrations précédentes ; pendant le gouvernement de M. Labretèche, elle périclita jusqu’au terme fatal. Les indigènes soulevés en masse depuis le commencement de l’année 1674, réduisirent le Fort à l’extrémité ; les colons ne s’y maintenaient qu’en faisant bonne garde jour et nuit. Un incident les mit en défaut, ce fut leur perte.

Le navire la Dunkerquoise avait débarqué seize jeunes filles, envoyées sous la conduite de Mlle de Laferrière (en religion sœur Marie de Saint-Augustin) pour se fixer à l’île Bourbon. Six d’entre elles voulurent contracter mariage au Fort Dauphin. Ces unions furent, le 4 décembre, l’occasion de fêtes qui diminuèrent la vigilance des Français, Dian-Manangue sut en profiter. Il pénétra dans le Fort avec ses gens, semant sur son passage l’épouvante et la mort. Dans leur panique, les Français ne virent d’autre moyen de salut que de s’embarquer précipitamment sur le Blanc-Pignon qui se trouvait en rade.

Ces malheureux, sans provisions d’aucune sorte, furent conduits à Mozambique, colonie portugaise. M. Labretèche accuse 62 passagers dont 40 périrent de maladie et de faim : d’autres portent les fugitifs à 500 dont la moitié seraient morts pendant la traversée. Ni M. Labretèche, ni les missionnaires ne donnent de détails sur le massacre, ce qui ferait supposer que le nombre des victimes a été assez restreint.

Ainsi finit, après 30 années d’essais malheureux, une colonie pour laquelle la France avait envoyé quatre mille hommes ; de ce nombre les deux tiers furent victimes de la fièvre ou de la perfidie des insulaires.

Aujourd’hui, Fort Dauphin n’est plus qu’un simple village malgache, près duquel on voit encore les belles rangées de manguiers plantés par les Français.

  1. La toise était de 6 pieds, environ 2 mètres.
  2. Lacaze.