Histoire (Hérodote)/Trad. Larcher, 1850/Livre III


Traduction par Pierre-Henri Larcher.
Charpentier (Tome 1p. 233-315).


LIVRE TROISIÈME.

THALIE.


L’Égypte. — La Perse. — Cambyse. — Memphis. — Le bœuf Apis. — L’Ethiopie. — Polycrate. — Amasis. — Le faux Smerdis. — Darius. — Siége de Babylone. — Zopyre, etc.

I. Ce fut donc contre ce prince que marcha Cambyse, fils de Cyrus, avec une armée composée des peuples soumis à son obéissance, entre autres des Ioniens et des Éoliens. Voici quel fut le sujet de cette guerre. Cambyse avait fait demander par un ambassadeur la fille d’Amasis. Il suivait en cela le conseil d’un Égyptien, qui l’en pressait pour se venger de son prince, qui l’avait arraché d’entre les bras de sa femme et de ses enfants, pour l’envoyer en Perse lorsque Cyrus avait fait prier Amasis de lui envoyer le meilleur médecin qu’il y eût dans ses États pour les maladies des yeux. Ce médecin, qui avait le cœur ulcéré, ne cessait de solliciter Cambyse de demander la fille d’Amasis, afin de mortifier celui-ci s’il l’accordait, ou de le rendre odieux au roi de Perse s’il la refusait. Amasis, qui haïssait autant les Perses qu’il en redoutait la puissance, ne pouvait se résoudre ni à l’accorder ni à la refuser, sachant bien que Cambyse n’avait pas dessein de l’épouser, mais d’en faire sa concubine. Après de sérieuses réflexions, voici comment il se conduisit.

Il avait à sa cour une fille d’Apriès, son prédécesseur. C’était une princesse d’une taille avantageuse et d’une grande beauté, et la seule qui fût restée de cette maison ; elle se nommait Nitétis. Amasis, l’ayant fait revêtir d’une étoffe d’or, l’envoya en Perse, comme si elle eût été sa fille. Quelque temps après, Cambyse l’ayant saluée du nom de son père : « Vous ignorez, seigneur, lui dit-elle, qu’Amasis vous trompe ; il m’a envoyée vers vous avec ces riches habits, comme si j’étais sa fille, quoique je n’aie point d’autre père qu’Apriès. Ce prince était son maître ; Amasis s’est révolté contre lui avec les Égyptiens, et en a été le meurtrier. » À ce discours, Cambyse entra dans une furieuse colère, et résolut, pour venger ce meurtre, de porter la guerre en Égypte.

II. Tel en fut le sujet, selon les Perses. Les Égyptiens revendiquent Cambyse ; ils prétendent qu’il était fils de cette fille d’Apriès, et que ce ne fut point lui, mais Cyrus qui envoya demander la fille d’Amasis. Cela est d’autant moins juste, qu’étant de tous les peuples les mieux instruits des lois et des usages des Perses, ils savent premièrement qu’en Perse la loi ne permet pas à un fils naturel de succéder à la couronne lorsqu’il y en a un légitime ; secondement, que Cambyse était fils de Cassandane, fille de Pharnaspes, de la race des Achéménides, et non de la princesse égyptienne. Mais ils intervertissent l’histoire, en prétextant cette alliance avec la maison de Cyrus.

III. On raconte aussi l’histoire suivante ; mais je n’y trouve aucune vraisemblance. Une femme de qualité, Perse de naissance, s’étant rendue chez les femmes de Cyrus, fut frappée de la beauté et de la taille avantageuse des enfants de Cassandane, qu’elle voyait auprès de cette princesse ; elle en témoigna de l’admiration, et lui donna de grandes louanges. Eh bien, répondit Cassandane, quoique mère de princes si bien faits, Cyrus n’a pour moi que du mépris, et tous les honneurs sont pour l’esclave égyptienne. Sa colère contre Nitétis lui dictait ce langage. Sur quoi Cambyse, l’aîné de ses enfants, prenant la parole : Ma mère, lui dit-il, lorsque je serai en âge d’homme, je détruirai l’Égypte de fond en comble. On ajoute que ces paroles du jeune prince, qui avait alors environ dix ans, étonnèrent ces femmes, et que Cambyse, s’en étant ressouvenu, porta la guerre en Égypte dès qu’il eut atteint l’âge viril et qu’il fut parvenu à la couronne.

IV. Il survint aussi un autre événement que voici, et qui contribua à faire entreprendre cette expédition. Un officier des troupes auxiliaires d’Amasis, nommé Phanès, originaire de la ville d’Halicarnasse, homme excellent pour le conseil et brave guerrier, mécontent de ce prince, se sauva d’Égypte par mer pour avoir un entretien avec Cambyse. Comme il occupait un rang distingué parmi les troupes auxiliaires, et qu’il avait une très-grande connaissance des affaires d’Égypte, Amasis fit tout ses efforts pour le remettre en son pouvoir. L’ayant fait poursuivre par une trirème montée par le plus fidèle de ses eunuques, celui-ci l’atteignit en Lycie et le fit prisonnier ; cependant il ne le ramena pas en Égypte. Phanès enivra ses gardes, et, s’étant tiré de ses mains par son adresse, il se rendit à la cour de Perse. Cambyse se disposait alors à marcher en Égypte ; mais la difficulté de faire traverser à son armée des déserts où l’on ne trouve point d’eau le retenait, lorsque Phanès arriva. Celui-ci apprit au roi l’état des affaires d’Amasis et ce qui avait rapport au passage des déserts, et lui conseilla d’envoyer prier le roi des Arabes de lui permettre de passer sur ses terres, et de lui donner les moyens de l’exécuter avec sûreté.

V. C’est en effet le seul endroit par où il soit possible de pénétrer en Égypte. Car la Syrie de la Palestine s’étend depuis la Phénicie jusqu’aux confins de la ville de Cadytis ; et de cette ville, qui, à mon avis, n’est guère moins grande que Sardes, toutes les places maritimes, jusqu’à Jénysus, appartiennent aux Arabes. Le pays, depuis Jénysus jusqu’au lac Serbonis, près duquel est le mont Casius, qui s’étend jusqu’à la mer, appartient de nouveau aux Syriens de la Palestine. L’Égypte commence au lac Serbonis, dans lequel on dit que Typhon se cacha. Or, tout cet espace entre la ville de Jénysus, le mont Casius et le lac Serbonis, forme un vaste désert d’environ trois jours de marche, d’une très-grande sécheresse et aridité.

VI. Voici la manière dont on remédie à cet inconvénient. Je vais dire ce que savent peu de personnes parmi celles qui vont par mer en Égypte. On porte deux fois par an en Égypte, de tous les différents pays de la Grèce, et, outre cela, de la Phénicie, une grande quantité de jarres de terre pleines de vin ; et cependant on n’y voit pas, pour ainsi dire, une seule de ces jarres. Que deviennent-elles donc ? pourrait-on demander. Je vais le dire.

Dans chaque ville, le démarque (magistrat) est obligé de faire ramasser toutes les jarres qui s’y trouvent, et de les faire porter à Memphis ; de Memphis on les envoie pleines d’eau dans les lieux arides de la Syrie. Ainsi toutes les jarres que l’on porte en Égypte, et que l’on y met en réserve, sont reportées en Syrie et rejointes aux anciennes.

VII. Ce sont les Perses qui ont facilité ce passage, en y faisant porter de l’eau de la manière que nous venons de le dire, dès qu’ils se furent rendus maîtres de l’Égypte. Mais comme, dans le temps de cette expédition, il n’y avait point en cet endroit de provision d’eau, Cambyse, suivant les conseils de Phanès d’Halicarnasse, fit prier par ses ambassadeurs le roi des Arabes de lui procurer un passage sûr ; et il l’obtint après qu’on se fut juré une foi réciproque.

VIII. Il n’y a point de peuples plus religieux observateurs des serments que les Arabes. Voici les cérémonies qu’ils observent à cet égard : Lorsqu’ils veulent engager leur foi, il faut qu’il y ait un tiers, un médiateur. Ce médiateur, debout entre les deux contractants, tient une pierre aiguë et tranchante, avec laquelle il leur fait à tous deux une incision à la paume de la main, près des grands doigts. Il prend ensuite un petit morceau de l’habit de chacun, le trempe dans leur sang, et en frotte sept pierres qui sont au milieu d’eux, en invoquant Bacchus et Uranie. Cette cérémonie achevée, celui qui a engagé sa foi donne à l’étranger, ou au citoyen si c’est avec un citoyen qu’il traite, ses amis pour garants ; et ceux-ci pensent eux-mêmes qu’il est de l’équité de respecter la foi des serments.

Ils croient qu’il n’y a point d’autres dieux que Bacchus et Uranie. Ils se rasent la tête comme ils disent que Bacchus se la rasait, c’est-à-dire en rond et autour des tempes. Ils appellent Bacchus Urotal, et Uranie Alitat[1].

IX. Lorsque le roi d’Arabie eut conclu le traité avec les ambassadeurs de Cambyse, il fit remplir d’eau des peaux de chameaux, et en fit charger tous les chameaux qu’il y avait dans ses États. Cela fait, on les mena dans les lieux arides, où il alla attendre l’armée de Cambyse.

Ce récit me paraît le plus vraisemblable ; mais je ne dois point passer sous silence l’autre manière de raconter le même fait, quoique moins croyable.

Il y a en Arabie un grand fleuve qu’on nomme Corys : il se jette dans la mer Érythrée (mer Rouge). Depuis ce fleuve, le roi d’Arabie fit faire, à ce que l’on dit, un canal avec des peaux de bœufs et autres animaux, crues et cousues ensemble. Ce canal, qui s’étendait depuis ce fleuve jusque dans les lieux arides, portait de l’eau dans de grandes citernes qu’on y avait creusées pour fournir de l’eau à l’armée. Or il y a douze journées de chemin depuis ce fleuve jusqu’à ce désert. On ajoute qu’on y conduisit de l’eau en trois endroits par trois canaux différents.

X. Psamménite, fils d’Amasis, campa vers la bouche Pélusienne du Nil, où il attendit l’ennemi. Il venait de succéder à son père Amasis, qui ne vivait plus lorsque Cambyse entra en Égypte. Il était mort après un règne de quarante-quatre ans, pendant lesquels il n’éprouva rien de fâcheux. Après sa mort on l’embauma, et on le mit dans le monument qu’il s’était fait faire lui-même dans l’enceinte sacrée de Minerve.

Il y eut en Égypte, sous le règne de Psamménite, un prodige : il plut à Thèbes en Égypte ; ce qui n’était point arrivé jusqu’alors, et ce qu’on n’a point vu depuis le règne de ce prince jusqu’à mon temps, comme le disent les Thébains eux-mêmes ; car il ne pleut jamais dans la haute Égypte, et il y plut alors.

XI. Lorsque les Perses eurent traversé les lieux arides, et qu’ils eurent assis leur camp près de celui des Égyptiens, comme pour leur livrer bataille, les Grecs et les Cariens à la solde de Psamménite, indignés de ce que Phanès avait amené contre l’Égypte une armée d’étrangers, se vengèrent de ce perfide sur ses enfants qu’il avait laissés en ce pays lorsqu’il partit pour la Perse. Ils les menèrent au camp ; et ayant placé à la vue de leur père un cratère entre les deux armées, on les conduisit l’un après l’autre en cet endroit, et on les égorgea sur le cratère. Lorsqu’on les eut tous tués, on mêla avec ce sang, dans le même cratère, du vin et de l’eau, et tous les auxiliaires en ayant bu, on en vint aux mains. Le combat fut rude et sanglant ; il y périt beaucoup de monde de part et d’autre ; mais enfin les Égyptiens tournèrent le dos.

XII. J’ai vu sur le champ de bataille une chose fort surprenante, que les habitants de ce canton m’ont fait remarquer. Les ossements de ceux qui périrent à cette journée sont encore dispersés, mais séparément ; de sorte que vous voyez d’un côté ceux des Perses, et de l’autre ceux des Égyptiens, aux mêmes endroits où ils étaient dès les commencements. Les têtes des Perses sont si tendres, qu’on peut les percer en les frappant seulement avec un caillou ; celles des Égyptiens sont au contraire si dures, qu’à peine peut-on les briser à coups de pierres. Ils m’en dirent la raison, et n’eurent pas de peine à me persuader. Les Égyptiens, me dirent-ils, commencent dès leur bas âge à se raser la tête ; leur crâne se durcit par ce moyen au soleil, et ils ne deviennent point chauves. On voit, en effet, beaucoup moins d’hommes chauves en Égypte que dans tous les autres pays. Les Perses, au contraire, ont le crâne faible, parce que dès leur plus tendre jeunesse ils vivent à l’ombre, et qu’ils ont toujours la tête couverte d’une tiare. J’ai vu de telles choses ; et aussi j’ai remarqué à Paprémis quelque chose de semblable à l’égard des ossements de ceux qui furent défaits avec Achéménès, fils de Darius, par Inaros, roi de Libye.

XIII. La bataille perdue, les Égyptiens tournèrent le dos, et s’enfuirent en désordre à Memphis. S’étant enfermés dans cette place, Cambyse leur envoya un héraut, Perse de nation, pour les engager à traiter avec lui. Ce héraut remonta le fleuve sur un vaisseau mitylénien. Dès que les Égyptiens le virent entrer dans Memphis, ils sortirent en foule de la citadelle, brisèrent le vaisseau, mirent en pièces ceux qui le montaient, et en transportèrent les membres dans la citadelle. Les Perses ayant fait le siége de cette ville, les Égyptiens furent enfin obligés de se rendre.

Les Libyens, voisins de l’Égypte, craignant d’éprouver le même sort que les Égyptiens, se soumirent sans combat. Ils s’imposèrent un tribut, et envoyèrent des présents. Les Cyrénéens et les Barcéens imitèrent les Libyens par le même motif de crainte. Cambyse reçut favorablement les présents de ceux-ci ; mais il se plaignit de ceux des Cyrénéens, sans doute parce qu’ils n’étaient point assez considérables. Ils ne se montaient en effet qu’à cinq cents mines[2] d’argent, qu’il distribua lui-même à ses troupes.

XIV. Le dixième jour après la prise de la citadelle de Memphis, Psamménite, roi d’Égypte, qui n’avait régné que six mois, fut conduit, par ordre de Cambyse, devant la ville avec quelques autres Égyptiens. On les y traita avec la dernière ignominie, afin de les éprouver. Cambyse fit habiller la fille de ce prince en esclave, et l’envoya, une cruche à la main, chercher de l’eau ; elle était accompagnée de plusieurs autres filles qu’il avait choisies parmi celles de la première qualité, et qui étaient habillées de la même façon que la fille du roi.

Ces jeunes filles, passant auprès de leurs pères, fondirent en larmes, et jetèrent des cris lamentables. Ces seigneurs, voyant leurs enfants dans un état si humiliant, ne leur répondirent que par leurs larmes, leurs cris et leurs gémissements ; mais Psamménite, quoiqu’il les vît et qu’il les reconnût, se contenta de baisser les yeux.

Ces jeunes filles sorties, Cambyse fit passer devant lui son fils, accompagné de deux mille Égyptiens de même âge que lui, la corde au cou, et un frein à la bouche. On les menait à la mort pour venger les Mityléniens qui avaient été tués à Memphis, et dont on avait brisé le vaisseau : car les juges royaux avaient ordonné que, pour chaque homme massacré en cette occasion, on ferait mourir dix Égyptiens des premières familles. Psamménite les vit défiler, et reconnut son fils qu’on menait à la mort ; mais tandis que les autres Égyptiens qui étaient autour de lui pleuraient et se lamentaient, il garda la même contenance qu’à la vue de sa fille. Lorsque ces jeunes gens furent passés, il aperçut un vieillard, qui mangeait ordinairement à sa table. Cet homme, dépouillé de tous ses biens, et ne subsistant que des aumônes qu’on lui faisait, allait de rang en rang par toute l’armée, implorant la compassion d’un chacun, et celle de Psamménite et des seigneurs égyptiens qui étaient dans le faubourg. Ce prince, à cette vue, ne put retenir ses larmes, et se frappa la tête en l’appelant par son nom. Des gardes, placés auprès de lui avec ordre de l’observer, rapportaient à Cambyse tout ce qu’il faisait à chaque objet qui passait devant lui. Étonné de sa conduite, ce prince lui en fit demander les motifs. « Cambyse, votre maître, lui dit l’envoyé, vous demande pourquoi vous n’avez point jeté de cris, ni répandu de larmes, en voyant votre fille traitée en esclave, et votre fils marchant au supplice ; et que vous honorez ce mendiant, qui ne vous est, à ce qu’il a appris, ni parent ni allié. — Fils de Cyrus, répondit Psamménite, les malheurs de ma maison sont trop grands pour qu’on puisse les pleurer ; mais le triste sort d’un ami qui, au commencement de sa vieillesse, est tombé dans l’indigence après avoir possédé de grands biens, m’a paru mériter des larmes. »

Cambyse trouva cette réponse sensée. Les Égyptiens disent qu’elle fit verser des pleurs non-seulement à Crésus, qui avait suivi ce prince en Égypte, mais encore à tous les Perses qui étaient présents ; que Cambyse fut lui-même si touché de compassion, qu’il commanda sur-le-champ de délivrer le fils de Psamménite, de le tirer du nombre de ceux qui étaient condamnés à mort, et de lui amener Psamménite même du faubourg où il était.

XV. Ceux qui étaient allés chercher le jeune prince le trouvèrent sans vie. On l’avait exécuté le premier. De là ils allèrent prendre Psamménite, et le menèrent à Cambyse, auprès duquel il passa le reste de ses jours, sans en éprouver aucun mauvais traitement. On lui aurait même rendu le gouvernement d’Égypte, si on ne l’eût pas soupçonné de chercher, par ses intrigues, à troubler l’État : car les Perses sont dans l’usage d’honorer les fils des rois, et même de leur rendre le trône que leurs pères ont perdu par leur révolte. Je pourrais rapporter plusieurs exemples en preuve de cette coutume ; je me contenterai de ceux de Thannyras, fils d’Inaros, roi de Libye, à qui ils rendirent le royaume que son père avait possédé ; et de Pausiris, fils d’Amyrtée, qui rentra aussi en possession des États de son père, quoique jamais aucuns princes n’eussent fait plus de mal aux Perses qu’Inaros et Amyrtée. Mais Psamménite, ayant conspiré contre l’État, en reçut le salaire ; car, ayant sollicité les Égyptiens à la révolte, il fut découvert, et ayant été convaincu par Cambyse, ce prince le condamna à boire du sang de taureau, dont il mourut sur-le-champ. Telle fut sa fin malheureuse.

XVI. Cambyse partit de Memphis pour se rendre à Saïs, à dessein d’exercer sur le corps d’Amasis la vengeance qu’il méditait. Aussitôt qu’il fut dans le palais de ce prince, il commanda de tirer son corps du tombeau ; cela fait, il ordonna de le battre de verges, de lui arracher le poil et les cheveux, de le piquer à coups d’aiguillons, et de lui faire mille outrages. Mais comme les exécuteurs étaient las de maltraiter un corps qui résistait à tous leurs efforts, et dont ils ne pouvaient rien détacher, parce qu’il avait été embaumé, Cambyse le fit brûler, sans aucun respect pour la religion. En effet, les Perses croient que le feu est un dieu, et il n’est permis, ni par leurs lois, ni par celles des Égyptiens, de brûler les morts. Cela est défendu chez les Perses, parce qu’un dieu ne doit pas, selon eux, se nourrir du cadavre d’un homme : cette défense subsiste aussi chez les Égyptiens, parce qu’ils sont persuadés que le feu est un animal féroce qui dévore tout ce qu’il peut saisir, et qui, après s’en être rassasié, meurt lui-même avec ce qu’il a consumé. Or, leurs lois ne permettent pas d’abandonner aux bêtes les corps morts ; et c’est par cette raison qu’ils les embaument, de crainte qu’en les mettant en terre, ils ne soient mangés des vers. Ainsi Cambyse fit, en cette occasion, une chose également condamnée par les lois de l’un et l’autre peuple.

Au reste, s’il faut en croire les Égyptiens, ce ne fut pas le corps d’Amasis qu’on traita d’une manière si indigne, mais celui de quelque autre Égyptien de même taille que lui, à qui les Perses firent ces outrages, pensant que ce fût celui de ce prince : car on dit qu’Amasis, ayant appris d’un oracle ce qui devait lui arriver après sa mort, crut remédier aux événements qui devaient arriver, en faisant placer dans l’intérieur de son monument, et près des portes, le corps de celui que Cambyse fit maltraiter, et en ordonnant à son fils de mettre le sien au fond du même tombeau. Mais je ne puis absolument me persuader qu’Amasis ait jamais donné de pareils ordres, tant au sujet de sa sépulture qu’à l’égard de cet homme, et j’attribue cette histoire à la vanité des Égyptiens, qui ont voulu embellir ces choses.

XVII. Cambyse résolut ensuite de faire la guerre à trois nations différentes, aux Carthaginois, aux Ammoniens et aux Éthiopiens-Macrobiens, qui habitent en Libye vers la mer Australe. Après avoir délibéré sur ces expéditions, il fut d’avis d’envoyer son armée navale contre les Carthaginois, un détachement de ses troupes de terre contre les Ammoniens, et d’envoyer d’abord des espions chez les Éthiopiens, qui, sous prétexte de porter des présents au roi, s’assureraient de l’existence de la Table du Soleil, et examineraient, outre cela, ce qui restait à voir dans le pays.

XVIII. Voici en quoi consiste la Table du Soleil. Il y a devant la ville une prairie remplie de viandes bouillies de toutes sortes d’animaux à quatre pieds, que les magistrats ont soin d’y faire porter la nuit. Lorsque le jour paraît, chacun est le maître d’y venir prendre son repas. Les habitants disent que la terre produit d’elle-même toutes ces viandes. Voilà ce qu’on appelle la Table du Soleil.

XIX. Cambyse n’eut pas plutôt résolu d’envoyer des espions dans ce pays, qu’il manda, de la ville d’Éléphantine, des Ichtyophages qui savaient la langue éthiopienne. Pendant qu’on était allé les chercher, il ordonna à son armée navale d’aller à Carthage ; mais les Phéniciens refusèrent d’obéir, parce qu’ils étaient liés avec les Carthaginois par les plus grands serments, et qu’en combattant contre leurs propres enfants, ils auraient cru violer les droits du sang et de la religion. Sur le refus des Phéniciens, le reste de la flotte ne s’étant point trouvé assez fort pour cette expédition, les Carthaginois évitèrent le joug que leur préparaient les Perses. Cambyse ne crut pas qu’il fût juste de forcer les Phéniciens, parce qu’ils s’étaient donnés volontairement à lui, et parce qu’ils avaient le plus d’influence dans l’armée navale. Les habitants de l’île de Cypre s’étaient aussi donnés aux Perses, et les avaient accompagnés en Égypte.

XX. Lorsque les Ichtyophages furent arrivés d’Éléphantine, Cambyse leur donna ses ordres sur ce qu’ils devaient dire, et les envoya en Éthiopie avec des présents pour le roi. Ils consistaient en un habit de pourpre, un collier d’or, des bracelets, un vase d’albâtre plein de parfums, et une barrique de vin de palmier.

On dit que les Éthiopiens, à qui Cambyse envoya cette ambassade, sont les plus grands et les mieux faits de tous les hommes ; qu’ils ont des lois et des coutumes différentes de celles de toutes les autres nations, et qu’entre autres ils ne jugent digne de porter la couronne que celui d’entre eux qui est le plus grand, et dont la force est proportionnée à la taille.

XXI. Les Ichtyophages, étant arrivés chez ces peuples, offrirent leurs présents au roi, et lui parlèrent ainsi : « Cambyse, roi des Perses, qui désire votre amitié et votre alliance, nous a envoyés pour en conférer avec vous : il vous offre ces présents, dont l’usage le flatte le plus. »

Le roi, qui n’ignorait pas que ces Ichtyophages étaient des espions, leur répondit en ces termes : « Ce n’est pas le vif désir de faire amitié avec moi qui a porté le roi des Perses à vous envoyer ici avec ces présents, et vous ne me dites pas la vérité. Vous venez examiner les forces de mes États, et votre maître n’est pas un homme juste. S’il l’était, il n’envierait pas un pays qui ne lui appartient pas, et il ne chercherait point à réduire en esclavage un peuple dont il n’a reçu aucune injure. Portez-lui donc cet arc de ma part, et dites-lui : Le roi d’Éthiopie conseille à celui de Perse de venir lui faire la guerre avec des forces plus nombreuses, lorsque les Perses pourront bander un arc de cette grandeur aussi facilement que moi. Mais en attendant qu’il rende grâces aux dieux de n’avoir pas inspiré aux Éthiopiens le désir d’agrandir leur pays par de nouvelles conquêtes ! »

XXII. Ayant ainsi parlé, il débanda son arc, et le donna aux envoyés. Il prit ensuite l’habit de pourpre, et leur demanda ce que c’était que la pourpre, et comment elle se faisait. Quand les Ichtyophages lui eurent appris le véritable procédé de cette teinture : « Ces hommes, dit-il, sont trompeurs ; leurs vêtements le sont aussi. » Il les interrogea ensuite sur le collier et les bracelets d’or. Les Ichtyophages lui ayant répondu que c’étaient des ornements, il se mit à rire, et, les prenant pour des chaînes, il leur dit que les Éthiopiens en avaient chez eux de plus fortes. Il leur parla en troisième lieu des parfums qu’ils avaient apportés ; et lorsqu’ils lui en eurent expliqué la composition et l’usage, il leur répondit comme il avait fait au sujet de l’habit de pourpre. Mais lorsqu’il en fut venu au vin, et qu’il eut appris la manière de le faire, il fut très-content de cette boisson. Il leur demanda ensuite de quels aliments se nourrissait le roi, et quelle était la plus longue durée de la vie chez les Perses. Les envoyés lui répondirent qu’il vivait de pain, et lui expliquèrent la nature du froment. Ils ajoutèrent ensuite que le plus long terme de la vie des Perses était de quatre-vingts ans. Là-dessus, l’Éthiopien leur dit qu’il n’était point étonné que des hommes qui ne se nourrissaient que de fumier ne vécussent que peu d’années ; qu’il était persuadé qu’ils ne vivraient pas même si longtemps s’ils ne réparaient leurs forces par cette boisson (il voulait parler du vin), et qu’en cela ils avaient un avantage sur les Éthiopiens.

XXIII. Les Ichtyophages interrogèrent à leur tour le roi sur la longueur de la vie des Éthiopiens, et sur leur manière de vivre. Il leur répondit que la plupart allaient jusqu’à cent vingt ans, et quelques-uns même au delà ; qu’ils vivaient de viandes bouillies, et que le lait était leur boisson. Les espions paraissant étonnés de la longue vie des Éthiopiens, il les conduisit à une fontaine où ceux qui s’y baignent en sortent parfumés comme d’une odeur de violette, et plus luisants que s’ils s’étaient frottés d’huile. Les espions racontèrent à leur retour que l’eau de cette fontaine était si légère, que rien n’y pouvait surnager, pas même le bois, ni les choses encore moins pesantes que le bois ; mais que tout ce qu’on y jetait allait au fond. Si cette eau est véritablement telle qu’on le dit, l’usage perpétuel qu’ils en font est peut-être la cause d’une si longue vie. De la fontaine, le roi les conduisit à la prison. Tous les prisonniers y étaient attachés avec des chaînes d’or ; car chez ces Éthiopiens le cuivre est de tous les métaux le plus rare et le plus précieux. Après qu’ils eurent visité la prison, on leur fit voir aussi ce qu’on appelle la Table du Soleil.

XXIV. Enfin on leur montra les cercueils des Éthiopiens, qui sont faits, à ce qu’on dit, de verre, et dont voici le procédé. On dessèche d’abord le corps à la façon des Égyptiens, ou de quelque autre manière ; on l’enduit ensuite entièrement de plâtre, qu’on peint : de sorte qu’il ressemble, autant qu’il est possible, à la personne même. Après cela, on le renferme dans une colonne creuse et transparente de verre fossile, aisé à mettre en œuvre, et qui se tire en abondance des mines du pays. On aperçoit le mort à travers cette colonne, au milieu de laquelle il est placé. Il n’exhale aucune mauvaise odeur, et n’a rien de désagréable. Les plus proches parents du mort gardent cette colonne un an entier dans leur maison. Pendant ce temps-là, ils lui offrent des victimes, et les prémices de toutes choses. Ils la portent ensuite dehors, et la placent quelque part autour de la ville.

XXV. Les espions s’en retournèrent après avoir tout examiné. Sur leur rapport, Cambyse, transporté de colère, marcha aussitôt contre les Éthiopiens, sans ordonner qu’on préparât des vivres pour l’armée, et sans réfléchir qu’il allait faire une expédition aux extrémités de la terre. Tel qu’un furieux et un insensé, à peine eut-il entendu le rapport des Ichtyophages, qu’il se mit en marche, menant avec lui toute son armée de terre, et ne laissant en Égypte que les Grecs qui l’avaient accompagné. Lorsqu’il fut arrivé à Thèbes, il choisit environ cinquante mille hommes, à qui il ordonna de réduire en esclavage les Ammoniens, et de mettre ensuite le feu au temple où Jupiter rendait ses oracles. Pour lui, il continua sa route vers l’Éthiopie avec le reste de l’armée.

Ses troupes n’avaient pas encore fait la cinquième partie du chemin, que les vivres manquèrent tout à coup. On mangea les bêtes de somme, et bientôt après elles manquèrent aussi. Si Cambyse, instruit de cette disette, eût alors changé de résolution, et qu’après la faute qu’il avait faite dans le commencement il fût revenu sur ses pas avec son armée, il aurait agi en homme sage. Mais, sans s’inquiéter de la moindre chose, il continua à marcher en avant. Les soldats se nourrirent d’herbages tant que la campagne put leur en fournir ; mais, lorsqu’ils furent arrivés dans les pays sablonneux, la faim en porta quelques-uns à une action horrible. Ils se mettaient dix à dix, tiraient au sort, et mangeaient celui qu’ils désignaient. Cambyse en ayant eu connaissance, et craignant qu’ils ne se dévorassent les uns les autres, abandonna l’expédition contre les Éthiopiens, rebroussa chemin, et arriva à Thèbes, après avoir perdu une partie de son armée. De Thèbes il vint à Memphis, où il congédia les Grecs, et leur permit de se mettre en mer. Tel fut le succès de son expédition contre les Éthiopiens.

XXVI. Les troupes qu’on avait envoyées contre les Ammoniens partirent de Thèbes avec des guides, et il est certain qu’elles allèrent jusqu’à Oasis. Cette ville est habitée par des Samiens qu’on dit être de la tribu æschrionienne. Elle est à sept journées de Thèbes, et l’on ne peut y aller que par un chemin sablonneux. Ce pays s’appelle en grec les îles des Bienheureux. On dit que l’armée des Perses alla jusque-là ; mais personne ne sait ce qu’elle devint ensuite, si ce n’est les Ammoniens et ceux qu’ils en ont instruits. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’alla pas jusqu’au pays des Ammoniens, et qu’elle ne revint point en Égypte. Les Ammoniens racontent que cette armée étant partie d’Oasis, et ayant fait, par le milieu des sables, à peu près la moitié du chemin qui est entre eux et cette ville, il s’éleva, pendant qu’elle prenait son repas, un vent de sud impétueux, qui l’ensevelit sous des montagnes de sable, et la fit entièrement disparaître. Ainsi périt cette armée, au rapport des Ammoniens.

XXVII. Cambyse étant de retour à Memphis, le dieu Apis, que les Grecs appellent Épaphus[3], se manifesta aux Égyptiens. Dès qu’il se fut montré, ils se revêtirent de leurs plus riches habits, et firent de grandes réjouissances. Cambyse, témoin de ces fêtes, s’imaginant qu’ils se réjouissaient du mauvais succès de ses armes, fit venir devant lui les magistrats de Memphis. Quand ils furent en sa présence, il leur demanda pourquoi, n’ayant pas témoigné de joie la première fois qu’ils l’avaient vu dans leur ville, ils en faisaient tant paraître depuis son retour, et après qu’il avait perdu une partie de son armée. Ils lui dirent que leur dieu, qui était ordinairement très-longtemps sans se manifester, s’était montré depuis peu, et que lorsque cela arrivait tous les Égyptiens en témoignaient leur joie par des fêtes publiques.

Cambyse, les ayant entendus parler de la sorte, leur dit qu’ils déguisaient la vérité, et les condamna à mort, comme s’ils eussent cherché à lui en imposer.

XXVIII. Après les avoir fait mourir, il manda les prêtres, et, ayant aussi reçu d’eux la même réponse, il leur dit que si quelque dieu se montrait familièrement aux Égyptiens, il n’échapperait pas à sa connaissance. Là-dessus, il leur ordonna de lui amener Apis. Ils allèrent sur-le-champ le chercher.

Cet Apis, appelé aussi Épaphus, est un jeune bœuf, dont la mère ne peut en porter d’autre. Les Égyptiens disent qu’un éclair descend du ciel sur elle, et que de cet éclair elle conçoit le dieu Apis. Ce jeune bœuf, qu’on nomme Apis, se connaît à de certaines marques. Son poil est noir ; il porte sur le front une marque blanche et triangulaire, sur le dos la figure d’un aigle, sous la langue celle d’un escarbot, et les poils de sa queue sont doubles.

XXIX. Dès que les prêtres eurent amené Apis, Cambyse, tel qu’un furieux, tira son poignard pour lui en donner un coup dans le ventre ; mais il ne le frappa qu’à la cuisse. S’adressant ensuite aux prêtres d’un ton railleur : « Scélérats, leur dit-il, les dieux sont-ils donc de chair et de sang ? Sentent-ils les atteintes du fer ? Ce dieu, sans doute, est bien digne des Égyptiens : mais vous ne vous serez pas impunément moqués de moi. » Là-dessus, il les fit battre de verges par ceux qui ont coutume d’exécuter ces sortes de jugements, et il ordonna qu’on fît main basse sur tous les Égyptiens que l’on trouverait célébrant la fête d’Apis. Les réjouissances cessèrent aussitôt, et les prêtres furent punis. À l’égard d’Apis, il languit quelque temps dans le temple, de la blessure qu’il avait reçue à la cuisse, et mourut ensuite. Les prêtres lui donnèrent la sépulture à l’insu de Cambyse.

XXX. Ce prince, à ce que disent les Égyptiens, ne tarda point, en punition de ce crime, à devenir furieux, lui qui, avant cette époque, n’avait pas même de bon sens. Le premier crime qu’il commit fut le meurtre de Smerdis, son frère de père et de mère. Il l’avait renvoyé en Perse, jaloux de ce qu’il avait bandé, à deux doigts près, l’arc que les Ichtyophages avaient apporté de la part du roi d’Éthiopie ; ce qu’aucun autre Perse n’avait pu faire. Après le départ de ce prince, Cambyse vit en songe un courrier qui venait de la part des Perses lui annoncer que Smerdis, assis sur son trône, touchait le ciel de sa tête. Cette vision lui ayant fait craindre que son frère ne le tuât pour s’emparer de la couronne, il envoya après lui Prexaspes, celui de tous les Perses en qui il avait le plus de confiance, avec ordre de le faire périr. Prexaspes, étant arrivé à Suses, exécuta l’ordre dont il était chargé. Les uns disent qu’il attira ce prince à la chasse ; d’autres prétendent qu’il le mena sur les bords de la mer Érythrée, et qu’il l’y précipita. Tel fut, dit-on, le premier crime de Cambyse.

XXXI. Le second fut le meurtre de sa sœur de père et de mère. Cette princesse, qui l’avait suivi en Égypte, était en même temps sa femme. Voici comme elle le devint ; car, avant lui, les Perses n’étaient pas dans l’usage d’épouser leurs sœurs.

Cambyse se prit d’amour pour une de ses sœurs ; voulant ensuite l’épouser, comme cela était sans exemple, il convoqua les juges royaux, et leur demanda s’il n’y avait pas quelque loi qui permît au frère de se marier avec sa sœur s’il en avait envie. Ces juges royaux sont des hommes choisis entre tous les Perses. Ils exercent leurs fonctions jusqu’à la mort, à moins qu’ils ne soient convaincus de quelque injustice. Ils sont les interprètes des lois et les juges des procès ; toutes les affaires ressortissent à leur tribunal. Cambyse les ayant donc interrogés, ils lui firent une réponse qui, sans blesser la justice, ne les exposait à aucun danger. Ils lui dirent qu’ils ne trouvaient point de loi qui autorisât un frère à épouser sa sœur, mais qu’il y en avait une qui permettait au roi des Perses de faire tout ce qu’il voulait. En répondant ainsi, ils ne violèrent pas la loi, quoiqu’ils redoutassent Cambyse ; et, pour ne pas s’exposer à périr en la défendant, ils trouvèrent une autre loi qui favorisait le désir qu’avait ce prince d’épouser ses sœurs. Sur cette réponse, Cambyse épousa la personne qu’il aimait ; et, peu de temps après, il prit encore pour femme une autre de ses sœurs, c’était la plus jeune. Ce fut celle qui le suivit en Égypte, et qu’il tua.

XXXII. On raconte sa mort de deux manières, ainsi que celle de Smerdis. Les Grecs prétendent que cette princesse assistait au combat d’un lionceau que Cambyse avait lâché contre un jeune chien. Celui-ci ayant du dessous, un autre jeune chien, son frère, rompit sa laisse pour venir à son secours. Les deux chiens réunis eurent l’avantage sur le lionceau. Ce combat plaisait beaucoup à Cambyse ; il arrachait au contraire des larmes à sa sœur, qui était assise auprès de lui. Le roi, s’en étant aperçu, lui en demanda la raison. « Je n’ai pu, lui dit-elle, retenir mes larmes en voyant le jeune chien accourir au secours de son frère, parce que cela me rappelle le triste sort de Smerdis, dont je sais que personne ne vengera la mort. » S’il faut en croire les Grecs, Cambyse la tua pour cette réponse. Mais les Égyptiens disent que cette princesse étant à table avec Cambyse, elle prit une laitue et, en ayant arraché toutes les feuilles, elle demanda au roi son mari si cette laitue lui paraissait plus belle en pomme, ou les feuilles arrachées. « En pomme, répondit le roi. — Seigneur, reprit-elle, en diminuant la maison de Cyrus vous avez fait la même chose que je viens de faire à cette laitue. » Là-dessus, Cambyse, irrité, se jeta sur elle et la maltraita tellement à coups de pied, qu’elle accoucha avant terme et mourut incontinent.

XXXIII. Tels furent les excès auxquels Cambyse se porta contre ceux de sa maison, soit que sa frénésie fût une punition de l’outrage commis envers Apis, soit qu’elle lui vînt d’ailleurs, comme une infinité d’autres maux qui affligent ordinairement l’espèce humaine : car on dit que de naissance il était sujet à l’épilepsie, que quelques-uns appellent mal sacré. Il n’est donc pas étonnant que, le corps étant attaqué d’une si grande maladie, il n’eût pas l’esprit sain.

XXXIV. Il ne témoigna pas moins de fureur contre le reste des Perses : car on dit que, s’adressant à Prexaspes, qu’il estimait beaucoup, et qui lui présentait les requêtes et les placets, et dont le fils avait une charge d’échanson, l’une des plus importantes de la cour : « Que pensent de moi les Perses ? que disent-ils ? » lui demanda-t-il un jour. « Seigneur, ils vous comblent de louanges ; mais ils croient que vous avez un peu trop de penchant pour le vin. — Eh bien ! reprit ce prince, transporté de colère, les Perses disent donc que j’aime trop le vin, qu’il me fait perdre la raison, et qu’il me rend furieux ? Les louanges qu’ils me donnaient auparavant n’étaient donc point sincères ? »

Cambyse avait un jour demandé à Crésus, et aux grands de Perse qui composaient son conseil, ce qu’on pensait de lui, et si l’on croyait qu’il fût homme à égaler son père ; les Perses avaient répondu qu’il lui était supérieur, parce qu’il était maître de tous les pays que celui-ci avait eus, et qu’il y avait ajouté la conquête de l’Égypte et l’empire de la mer. Mais Crésus, qui était présent, ne fut pas de leur avis. « Il ne me paraît pas, lui dit-il, que vous ressembliez à votre père ; car vous n’avez point encore d’enfant tel qu’il en avait un lorsqu’il mourut. » Cambyse, flatté de cette réponse, approuva le sentiment de Crésus.

XXXV. Ce prince s’étant donc rappelé les discours des Perses : « Apprends maintenant, dit-il en colère à Prexaspes, apprends si les Perses disent vrai, et s’ils n’ont pas eux-mêmes perdu l’esprit quand ils parlent ainsi de moi. Si je frappe au milieu du cœur de ton fils, que tu vois debout dans ce vestibule, il sera constant que les Perses se trompent. Mais si je manque mon coup, il sera évident qu’ils disent vrai et que j’ai perdu le sens. »

Ayant ainsi parlé, il bande son arc, et frappe le fils de Prexaspes. Le jeune homme tombe ; Cambyse le fait ouvrir, pour voir où avait porté le coup, et la flèche se trouva au milieu du cœur. Alors ce prince, plein de joie, s’adressant au père du jeune homme : « Tu vois clairement, lui dit-il en riant, que je ne suis point un insensé, mais que ce sont les Perses qui ont perdu l’esprit. Dis-moi présentement si tu as vu quelqu’un frapper le but avec tant de justesse ? » Prexaspes, voyant qu’il parlait à un furieux, et craignant pour lui, répondit : « Seigneur, je ne crois pas que le dieu lui-même puisse tirer si juste. » C’est ainsi qu’il en agit avec Prexaspes. Mais une autre fois il fit, sans aucun motif, enterrer vifs jusqu’à la tête douze Perses de la plus grande distinction.

XXXVI. Crésus, témoin de ces extravagances, crut devoir lui donner un conseil salutaire. « Grand roi, lui dit-il, ne vous abandonnez point à votre colère et à l’impétuosité de votre jeunesse ; rendez-vous maître de vous-même, et contenez-vous dans les bornes de la modération. Il importe à un grand prince de prévoir les choses, et il est d’un homme sage de se laisser guider par la prudence. Vous faites mourir injustement plusieurs de vos concitoyens ; vous ôtez même la vie à des enfants. Prenez garde qu’en commettant souvent de pareilles violences, vous ne forciez les Perses à se révolter contre vous. Je vous dois ces avis, parce que le roi votre père m’a expressément recommandé de vous donner de bons conseils, et de vous avertir de tout ce que je croirais vous être le plus utile et le plus avantageux. »

Ce langage était l’effet de la bienveillance de Crésus ; Cambyse s’en offensa. « Et vous aussi, lui dit-il, vous osez me donner des avis ; vous, qui avez si bien gouverné vos États ; vous, qui avez donné de si bons conseils à mon père en l’exhortant à passer l’Araxe pour aller attaquer les Massagètes chez eux, au lieu de les attendre sur nos terres où ils voulaient passer ! Vous vous êtes perdu en gouvernant mal vos États, et Cyrus s’est perdu en suivant vos avis. Mais vous ne l’aurez pas fait impunément ; et même il y a longtemps que je cherchais un prétexte pour le venger. » En finissant ces mots, il prit ses flèches pour en percer Crésus. Mais ce prince se déroba à sa fureur par une prompte fuite. Cambyse, voyant qu’il ne pouvait l’atteindre, commanda à ses gens de s’en saisir et de le tuer. Mais comme ils connaissaient l’inconstance de son caractère, ils cachèrent Crésus dans le dessein de le représenter si le roi, venant à se repentir, le redemandait. Ils espéraient aussi recevoir une récompense pour lui avoir sauvé la vie ; et d’ailleurs ils étaient dans la résolution de le tuer, si le roi ne se repentait point des ordres qu’il avait donnés. Cambyse ne fut pas longtemps sans regretter Crésus. Ses serviteurs, s’en étant aperçus, lui apprirent qu’il vivait encore. Il en témoigna de la joie ; mais il dit que ce ne serait pas impunément qu’ils lui auraient conservé la vie. En effet, il les fit mourir.

XXXVII. Pendant son séjour à Memphis, il lui échappa plusieurs autres traits pareils de folie, tant contre les Perses que contre les alliés. Il fit ouvrir les anciens tombeaux pour considérer les morts. Il entra aussi dans le temple de Vulcain, et fit mille outrages à la statue de ce dieu. Cette statue ressemble beaucoup aux pataïques[4] que les Phéniciens mettent à la proue de leurs trirèmes. Ces pataïques, pour en donner une idée à ceux qui ne les ont point vus, ressemblent à un pygmée. Il entra aussi dans le temple des Cabires, dont les lois interdisent l’entrée à tout autre qu’au prêtre. Après plusieurs insultes et railleries, il en fit brûler les statues. Elles ressemblent à celles de Vulcain. On dit, en effet, que les Cabires sont fils de ce dieu.

XXXVIII. Je suis convaincu par tous ces traits que Cambyse n’était qu’un furieux ; car, sans cela, il n’aurait jamais entrepris de se jouer de la religion et des lois.

Si l’on proposait en effet à tous les hommes de faire un choix parmi les meilleures lois qui s’observent dans les divers pays, il est certain que, après un examen réfléchi, chacun se déterminerait pour celles de sa patrie : tant il est vrai que tout homme est persuadé qu’il n’en est point de plus belles. Il n’y a donc nulle apparence que tout autre qu’un insensé et un furieux en fit un sujet de dérision.

Que tous les hommes soient dans ces sentiments touchant leurs lois et leurs usages, c’est une vérité qu’on peut confirmer par plusieurs exemples, et entre autres par celui-ci : Un jour Darius, ayant appelé près de lui des Grecs soumis à sa domination, leur demanda pour quelle somme ils pourraient se résoudre à se nourrir des corps morts de leurs pères. Tous répondirent qu’ils ne le feraient jamais, quelque argent qu’on pût leur donner. Il fit venir ensuite les Calaties, peuples des Indes, qui mangent leurs pères ; il leur demanda en présence des Grecs, à qui un interprète expliquait tout ce qui se disait de part et d’autre, quelle somme d’argent pourrait les engager à brûler leurs pères après leur mort. Les Indiens, se récriant à cette question, le prièrent de ne leur pas tenir un langage si odieux : tant la coutume a de force. Aussi rien ne me paraît plus vrai que ce mot que l’on trouve dans les poésies de Pindare : La loi est un roi qui gouverne tout.

XXXIX. Tandis que Cambyse portait la guerre en Égypte, les Lacédémoniens la faisaient aussi contre Samos et contre Polycrate, fils d’Ajax, qui, s’étant révolté, s’était emparé de cette île[5]. Il l’avait d’abord divisée en trois parties, et l’avait partagée avec Pantagnote et Syloson ses frères. Mais dans la suite, ayant tué Pantagnote et chassé Syloson, le plus jeune, il la posséda tout entière. Lorsqu’il l’eut en sa puissance, il fit avec Amasis, roi d’Égypte, un traité d’amitié, que ces deux princes cimentèrent par des présents mutuels. Sa puissance s’accrut tout à coup en peu de temps, et bientôt sa réputation se répandit dans l’Ionie et dans le reste de la Grèce. La fortune l’accompagnait partout où il portait ses armes. Il avait cent vaisseaux à cinquante rames, et mille hommes de trait. Il attaquait et pillait tout le monde sans aucune distinction : disant qu’il ferait plus de plaisir à un ami en lui restituant ce qu’il lui aurait pris, que s’il ne lui eût rien enlevé du tout. Il se rendit maître de plusieurs îles, et prit un grand nombre de villes sur le continent. Il vainquit dans un combat naval les Lesbiens, qui étaient venus avec toutes leurs forces au secours des Milésiens ; et les ayant faits prisonniers, et les ayant chargés de chaînes, il leur fit entièrement creuser le fossé qui environne les murs de Samos.

XL. Amasis, instruit de la grande prospérité de Polycrate, en eut de l’inquiétude. Comme elle allait toujours en augmentant, il lui écrivit en ces termes :

« Amasis à Polycrate.

» Il m’est bien doux d’apprendre les succès d’un ami et d’un allié. Mais comme je connais la jalousie des dieux, ce grand bonheur me déplaît. J’aimerais mieux pour moi, et pour ceux à qui je m’intéresse, tantôt des avantages et tantôt des revers, et que la vie fût alternativement partagée entre l’une et l’autre fortune, qu’un bonheur toujours constant et sans vicissitude ; car je n’ai jamais ouï parler d’aucun homme qui, ayant été heureux en toutes choses, n’ait enfin péri malheureusement. Ainsi donc, si vous voulez m’en croire, vous ferez contre votre bonne fortune ce que je vais vous conseiller. Examinez quelle est la chose dont vous faites le plus de cas, et dont la perte vous serait le plus sensible. Lorsque vous l’aurez trouvée, jetez-la loin de vous, et de manière qu’on ne puisse jamais la revoir. Que si, après cela, la Fortune continue à vous favoriser en tout, sans mêler quelque disgrâce à ses faveurs, ne manquez pas d’y apporter le remède que je vous propose. »

XLI. Polycrate, ayant lu cette lettre, fit de sérieuses réflexions sur le conseil d’Amasis, et, le trouvant prudent, il résolut de le suivre. Il chercha parmi toutes ses raretés quelque chose dont la perte pût lui être le plus sensible ; il s’arrêta à une émeraude montée en or, qu’il avait coutume de porter au doigt, et qui lui servait de cachet. Elle était gravée[6] par Théodore de Samos, fils de Téléclès. Résolu de s’en défaire, il fit équiper un vaisseau, et, étant monté dessus, il se fit conduire en pleine mer. Lorsqu’il fut loin de l’île, il tira son anneau, et le jeta dans la mer à la vue de tous ceux qu’il avait menés avec lui. Cela fait, il retourna à terre.

XLII. Dès qu’il fut rentré dans son palais, il parut affligé de sa perte. Cinq ou six jours après, un pécheur, ayant pris un très-gros poisson, le crut digne de Polycrate. Il le porta au palais, demanda à parler au prince, et l’ayant obtenu : « Seigneur, dit-il en le lui présentant, voici un poisson que j’ai pris. Quoique je gagne ma vie du travail de mes mains, je n’ai pas cru devoir le porter au marché ; il ne peut convenir qu’à vous, qu’à un puissant prince, et je vous prie de le recevoir. »

Ce discours plut beaucoup à Polycrate. « Je te sais gré, mon ami, lui dit-il, de m’avoir apporté ta pêche. Ton présent me fait plaisir, et ton compliment ne m’en fait pas moins. Je t’invite à souper. » Le pêcheur retourna chez lui, flatté d’un si bon accueil. Cependant les officiers de cuisine ouvrent le poisson, et, lui trouvant dans le ventre l’anneau de Polycrate, ils allèrent pleins de joie le lui porter en diligence, et lui contèrent la manière dont ils l’avaient trouvé. Polycrate imagina qu’il y avait en cela quelque chose de divin. Il écrivit à Amasis tout ce qu’il avait fait et tout ce qui lui était arrivé, et remit sur-le-champ sa lettre à un exprès pour être portée en Égypte.

XLIII. Ce prince, en ayant fait lecture, reconnut qu’il était impossible d’arracher un homme au sort qui le menaçait, et que Polycrate ne pourrait finir ses jours heureusement, puisque la Fortune lui était si favorable en tout, qu’il retrouvait même ce qu’il avait jeté loin de lui. Il lui envoya un héraut à Samos pour renoncer à son alliance. Il rompit, parce qu’il craignait que, si la fortune de Polycrate venait à changer, et qu’il lui arrivât quelque grand malheur, il ne fût contraint de le partager en qualité d’allié et d’ami.

XLIV. Ce fut donc contre ce prince, si favorisé de la Fortune, que marchèrent les Lacédémoniens, à la prière de ceux d’entre les Samiens qui fondèrent depuis en Crète la ville de Cydonie. Cambyse levait alors une armée pour porter la guerre en Égypte. Polycrate le fit prier de lui envoyer demander des troupes. Là-dessus, Cambyse fit volontiers prier Polycrate de faire partir une armée navale, pour l’accompagner dans son expédition contre l’Égypte. Ce prince choisit ceux d’entre les citoyens qu’il soupçonnait le plus d’avoir du penchant à la révolte, les embarqua sur quarante trirèmes, et recommanda à Cambyse de ne jamais les renvoyer à Samos.

XLV. Les uns disent que ces Samiens, envoyés par Polycrate, n’allèrent pas jusqu’en Égypte, mais que, lorsqu’ils furent dans la mer Carpathienne, ils tinrent conseil entre eux, et résolurent de ne pas naviguer plus avant. D’autres prétendent qu’ils arrivèrent en Égypte, mais que, se voyant observés, ils prirent la fuite, et firent voile vers Samos ; que Polycrate, étant allé à leur rencontre avec ses vaisseaux, leur livra bataille, et la perdit ; qu’étant descendus dans l’île après leur victoire, ils furent défaits dans un combat sur terre, ce qui les obligea de rentrer dans leurs vaisseaux et de se retirer à Lacédémone.

Il y en a qui assurent que ces mécontents remportèrent, à leur retour d’Égypte, la victoire sur Polycrate. Mais, à mon avis, leur opinion est mal fondée ; car s’ils eussent été assez forts eux seuls pour le réduire, ils n’auraient pas eu besoin d’appeler à leur secours les Lacédémoniens : d’ailleurs il n’est pas vraisemblable qu’un prince qui avait à sa solde tant de troupes auxiliaires, et tant de gens de trait de sa nation, ait été défait par un petit nombre de Samiens qui revenaient dans leur patrie. Ajoutez à cela que Polycrate avait en sa puissance les femmes et les enfants des citoyens de Samos, ses sujets. Il les avait renfermés dans les havres à dessein de les brûler avec les havres mêmes, en cas de trahison de la part des Samiens, et qu’ils se joignissent à ceux qui revenaient dans l’île.

XLVI. Les Samiens chassés par Polycrate, étant arrivés à Sparte, allèrent trouver les magistrats, leur firent un long discours, et tel que les suppliants ont coutume d’en faire. À la première audience, les Lacédémoniens leur répondirent qu’ils avaient oublié le commencement de la harangue, et qu’ils n’en entendaient pas la fin. À la seconde, les Samiens apportèrent un sac de cuir, et leur dirent seulement que ce sac manquait de farine. Les Lacédémoniens répliquèrent que ces paroles étaient superflues : cependant ils résolurent de leur donner du secours.

XLVII. Lorsqu’ils furent prêts, ils allèrent à Samos. Les Samiens prétendent qu’ils les secoururent en cette occasion par reconnaissance de ce qu’eux-mêmes les avaient auparavant aidés de leurs vaisseaux contre les Messéniens. Mais, s’il faut en croire les Lacédémoniens, ils entreprirent cette expédition moins pour accorder aux exilés les secours qu’ils demandaient, que pour se venger des Samiens, qui avaient enlevé le cratère qu’ils portaient à Crésus, et, un an auparavant, le corselet qu’Amasis, roi d’Égypte, leur envoyait en présent.

Ce corselet était de lin, mais orné d’un grand nombre de figures d’animaux tissues en or et en coton. Chaque fil de ce corselet mérite en particulier notre admiration. Quoique très-menus, ces fils sont cependant composés chacun de trois cent soixante autres fils, tous très-distincts. Tel est aussi cet autre corselet dont Amasis fit présent à Minerve de Linde.

XLVIII. Les Corinthiens contribuèrent aussi avec beaucoup d’ardeur à l’expédition des Spartiates contre Samos. Les Samiens les avaient outragés une génération avant cette guerre, et sans doute vers le temps de l’enlèvement du cratère.

Périandre[7], fils de Cypsélus, envoyait à Alyattes, à Sardes, trois cents enfants des meilleures maisons de Corcyre, pour en faire des eunuques. Les Corinthiens qui les conduisaient étant abordés à Samos, les Samiens furent bientôt instruits du dessein dans lequel on conduisait ces enfants à Sardes. Ils leur apprirent d’abord à embrasser le temple de Diane en qualité de suppliants ; après quoi ils ne voulurent jamais permettre qu’on les en arrachât. Mais comme les Corinthiens empêchaient qu’on ne leur portât à manger, les Samiens instituèrent une fête qu’ils célèbrent encore aujourd’hui de la même manière. Dès que la nuit était venue, et tout le temps que les jeunes Corcyréens restèrent dans ce temple en qualité de suppliants, ils y établirent des chœurs de jeunes garçons et de jeunes filles, tenant à la main des gâteaux de sésame et de miel. Ils avaient institué cette cérémonie, afin que ces jeunes gens enlevassent ces gâteaux, et eussent de quoi se nourrir. Ils continuèrent ces chœurs jusqu’au départ des Corinthiens chargés de ces enfants ; après quoi les Samiens les ramenèrent à Corcyre.

XLIX. Si, après la mort de Périandre, il y avait eu de l’amitié entre les Corcyréens et les Corinthiens, ce motif aurait empêché ceux-ci d’aider les Lacédémoniens dans leur expédition contre Samos ; mais, depuis la fondation de Corcyre[8] par les Corinthiens, il y a toujours eu de l’inimitié entre ces deux peuples, quoiqu’ils eussent la même origine.

Les Corinthiens se rappelaient, par cette raison, l’insulte que leur avaient faite les Samiens. Quant à Périandre, il envoyait à Sardes ces trois cents jeunes garçons, choisis parmi les meilleures familles de Corcyre, pour y être faits eunuques, afin de se venger des Corcyréens, qui l’avaient les premiers outragé.

L. Périandre ayant tué Mélisse, sa femme, ce malheur fut suivi d’un autre. Il avait d’elle deux fils, l’un âgé de dix-sept ans, et l’autre de dix-huit. Proclès, leur aïeul maternel, tyran d’Épidaure, les avait fait venir chez lui, et les traitait avec l’amitié qu’il est naturel à un père de témoigner aux enfants de sa fille. Lorsqu’il les renvoya, il leur dit en les accompagnant : « Mes enfants, savez-vous quel est celui qui a tué votre mère ? »

L’aîné ne fit aucune attention à ces paroles ; mais le plus jeune, nommé Lycophron, en conçut une telle douleur, que, lorsqu’il fut de retour à Corinthe, il ne voulut jamais saluer son père, parce qu’il le regardait comme le meurtrier de sa mère, ni s’entretenir avec lui, ni lui répondre quand il l’interrogeait. Enfin Périandre, indigné, le chassa de chez lui.

LI. Après cet acte de sévérité, il demanda à l’aîné quel discours leur avait tenu leur grand-père maternel. Celui-ci lui raconta le bon accueil qu’il leur avait fait, mais ne lui dit rien des dernières paroles de Proclès en les renvoyant ; il y avait fait si peu d’attention, qu’il ne s’en souvenait plus. Périandre lui témoigna qu’il n’était pas possible que leur aïeul ne leur eût donné quelque conseil ; et, comme il le pressait par ses questions, le jeune prince se rappela les dernières paroles de Proclès, et en fit part à son père. Périandre, y ayant réfléchi, résolut de ne plus user d’indulgence envers son fils, et envoya défendre à ceux chez qui il se retirait de le recevoir chez eux. Lycophron, chassé d’un endroit, cherchait un asile dans un autre ; mais bientôt, sur les menaces et les ordres de Périandre, on l’obligeait aussi d’en sortir. Ce jeune homme passait ainsi de la maison d’un ami dans celle d’un autre ; et quoiqu’on redoutât Périandre, cependant, comme ce prince était son fils, on ne laissait pas de le recevoir.

LII. Enfin, Périandre fit publier que quiconque l’admettrait dans sa maison, ou lui parlerait, encourrait une amende applicable au temple d’Apollon. Cette amende était spécifiée dans l’édit. Personne n’osa plus alors le recevoir chez soi, ni lui parler. Lycophron lui-même, ne jugeant pas à propos de rien tenter contre la défense de son père, se retirait assidûment sous les portiques. Le quatrième jour, Périandre le voyant négligé dans tout son extérieur, et mourant de faim, en eut compassion. Il s’adoucit, et s’étant approché de lui, il lui parla ainsi : « Hé bien, mon fils ! lequel vaut mieux, à votre avis, ou de votre état actuel, ou de la souveraine puissance et des biens dont je jouis, et que vous pouvez partager avec moi en me témoignant de l’obéissance ? Quoique vous soyez mon fils, et roi de la riche Corinthe, vous préférez une vie errante et vagabonde, en irritant, par votre résistance et par votre colère, celui que vous auriez dû le moins offenser. S’il est arrivé dans cette affaire quelque malheur qui vous ait inspiré des soupçons sur ma conduite, ce malheur est retombé sur moi ; et je le ressens d’autant plus vivement, que j’en ai été moi-même l’auteur. Pour vous, qui savez par expérience combien il vaut mieux faire envie que pitié, et à quoi mène la colère contre un père, et surtout contre un père qui a la force en main, revenez au palais. »

Périandre tâchait ainsi de faire rentrer son fils en  ; lui-même mais celui-ci se contenta de lui dire qu’en lui parlant il avait encouru l’amende. Périandre, comprenant par cette réponse que le mal de son fils était extrême et que rien ne pouvait le vaincre, l’éloigna de sa présence, et le fit embarquer pour Corcyre, qui était aussi de sa dépendance. Périandre, l’ayant relégué loin de lui, marcha contre son beau-père Proclès ; parce qu’il était le principal auteur des malheurs de sa maison. Il se rendit maître de la ville d’Épidaure, et fit prisonnier Proclès, à qui cependant il conserva la vie.

LIII. Dans la suite des temps, Périandre étant âgé, et ne se sentant plus en état de veiller aux affaires et de gouverner par lui-même, envoya chercher Lycophron à Corcyre, pour lui confier les rênes de l’État : car son fils aîné était stupide, et il ne voyait en lui aucune ressource. Lycophron ne daigna pas même répondre au message de son père. Mais Périandre, qui l’aimait tendrement, lui envoya ensuite sa sœur, qui était sa propre fille, dans l’espérance qu’elle aurait plus de crédit sur son esprit.

Quand elle fut arrivée à Corcyre : « Aimez-vous donc mieux, mon frère, lui dit-elle, voir la puissance souveraine passer en des mains étrangères, et les biens de votre père dissipés, que de revenir en prendre possession ? Revenez dans la maison paternelle ; cessez de vous nuire à vous-même : le zèle est un bien fâcheux ; ne cherchez point à guérir un mal par un autre. Bien des gens préfèrent les voies de la douceur à celles de la justice ; et plusieurs, en poursuivant les droits d’une mère, ont perdu ceux qu’ils pouvaient espérer de leur père. La tyrannie est une chose glissante ; mille amants aspirent à sa conquête. Périandre est déjà vieux et avancé en âge : n’abandonnez pas à d’autres un bien qui vous appartient. »

Instruite par son père, elle tint à Lycophron le langage le plus propre à le persuader ; mais il lui répondit qu’il n’irait jamais à Corinthe tant qu’il saurait Périandre en vie. La princesse fit, à son retour, part à son père de la réponse de Lycophron. Périandre lui envoya la troisième fois un héraut, avec ordre de lui dire qu’il avait dessein de se retirer en Corcyre, et qu’il pouvait revenir à Corinthe prendre possession de la couronne.

Le jeune prince accepta la proposition. Le père se disposait à partir pour Corcyre, et le fils pour Corinthe ; mais les Corcyréens, informés de ce qui se passait, et appréhendant de voir Périandre dans leur île, assassinèrent son fils. Ce fut cette raison qui porta ce prince à se venger des Corcyréens.

LIV. Lorsque les Lacédémoniens furent arrivés à Samos avec une puissante flotte, ils assiégèrent la ville et s’approchèrent des murailles, laissant derrière eux la tour qui est sur le bord de la mer, près du faubourg. Mais ensuite, Polycrate en personne étant tombé sur eux avec des forces considérables, ils furent contraints de reculer. Dans le même moment, les auxiliaires, accompagnés d’un grand nombre de Samiens, sortirent de la tour supérieure qui était sur la croupe de la montagne, et fondirent sur les Lacédémoniens. Ceux-ci, après avoir soutenu quelque temps leurs efforts, prirent la fuite ; et les vainqueurs, les ayant poursuivis, en firent un grand carnage.

LV. Si les Lacédémoniens qui se trouvèrent à cette action se fussent conduits comme Archias et Lycopas, Samos aurait été prise ; car ces deux braves guerriers étant tombés sur les Samiens, et les ayant mis en fuite, ils entrèrent dans la ville pêle-mêle avec les fuyards, quoiqu’ils ne fussent accompagnés de nul autre ; mais comme on leur coupa le chemin, et qu’ils ne purent en sortir, ils y périrent.

Je me trouvai un jour avec un autre Archias, fils de Samius, et petit-fils de cet Archias dont nous parlons. C’était à Pitane, bourgade où il avait pris naissance. Il faisait plus de cas des Samiens que de tous les autres étrangers, et il m’apprit qu’on avait donné à son père le nom de Samius, parce qu’il était fils de cet Archias tué dans Samos en combattant vaillamment. Il ajouta qu’il avait une estime particulière pour les Samiens, parce qu’ils avaient fait à son aïeul de magnifiques funérailles aux dépens du public.

LVI. Les Lacédémoniens, voyant que le siége traînait en longueur, et qu’après quarante jours il n’était nullement avancé, s’en retournèrent dans le Péloponnèse. On dit, mais sans fondement, que Polycrate leur donna une grande quantité de monnaie de plomb doré, frappée au coin du pays, et que, gagnés par ces présents, ils se retirèrent dans leur patrie. Ce fut la première expédition des Lacédémoniens-Doriens en Asie.

LVII. Ceux d’entre les Samiens qui avaient entrepris cette guerre contre Polycrate, se voyant sur le point d’être abandonnés des Lacédémoniens, s’embarquèrent aussi, et firent voile pour Siphnos, parce que l’argent leur manquait. Les Siphniens étaient alors dans un état très-florissant, et les plus riches des insulaires. Leur île abondait tellement en mines d’or et d’argent, que, de la dîme du revenu qui en provenait, ils offrirent à Delphes un trésor qu’on peut comparer aux plus riches qui soient en ce temple. Ils partageaient tous les ans entre eux le produit de ces mines. Tandis qu’ils travaillaient à ce trésor, ils consultèrent l’oracle, et lui demandèrent s’ils pourraient conserver longtemps les biens présents. La Pythie leur répondit : « Quand le Prytanée de Siphnos sera blanc, et que la place publique aura le même aspect, vous aurez alors grand besoin d’un homme prudent et sage pour vous garantir d’une embûche de bois et d’un héraut rouge. »

LVIII. La place publique et le Prytanée de Siphnos étaient alors de marbre de Paros. Les Siphniens ne purent cependant comprendre le sens de cet oracle, ni dans le temps qu’il leur fut rendu, ni même après l’arrivée des Samiens. Ceux-ci n’eurent pas plutôt abordé en Siphnos, qu’ils envoyèrent à la ville un de leurs vaisseaux avec des ambassadeurs. Autrefois tous les navires étaient peints en vermillon ; et c’était là ce que la Pythie avait prédit aux Siphniens, en les avertissant de se tenir sur leurs gardes contre une embûche de bois et contre un ambassadeur rouge. Les ambassadeurs, étant donc arrivés, prièrent les Siphniens de leur prêter dix talents[9]. Sur leur refus, les Samiens pillèrent leurs campagnes. Les Siphniens, à cette nouvelle, coururent sur-le-champ aux armes, livrèrent bataille, et furent battus. Il y en eut un grand nombre de coupés dans leur retraite, et qui ne purent rentrer dans la ville. Après cette défaite, les Samiens exigèrent d’eux cent talents[10].

LIX. Les exilés de Samos ayant reçu des Hermionéens, au lieu d’argent, l’île d’Hydrée, qui touche au Péloponnèse, ils la donnèrent en gage aux Trézéniens. De là ils firent voile en Crète, où ils bâtirent la ville de Cydonie, quoiqu’ils n’y fussent pas allés dans ce dessein, mais seulement pour chasser les Zacynthiens de l’île. Ils y fixèrent leur demeure ; et, durant cinq ans, leur prospérité fut si constante, que non-seulement ils bâtirent tous les temples qu’on voit encore aujourd’hui à Cydonie, mais encore le temple de Dictyne. La sixième année, les Éginètes, les ayant vaincus dans un combat naval, les réduisirent en esclavage avec le secours des Crétois. Ils désarmèrent les proues de leurs vaisseaux, en ôtèrent les sangliers qui leur servaient d’ornements, et les offrirent à Égine, dans le temple de Minerve. Les Éginètes se portèrent à cette vengeance par la haine invétérée qu’ils avaient contre les Samiens. Ceux-ci les avaient attaqués les premiers dans le temps qu’Amphicrate régnait à Samos, et leur avaient fait beaucoup de mal ; mais les Éginètes le leur avaient bien rendu.

LX. Je me suis d’autant plus étendu sur les Samiens, qu’ils ont exécuté trois des plus grands ouvrages qu’il y ait dans toute la Grèce.

On voit à Samos une montagne de cent cinquante orgyies[11] de haut. On a percé cette montagne par le pied, et l’on y a pratiqué un chemin qui a deux bouches en ouvertures. Ce chemin a sept stades de longueur sur huit pieds de hauteur et autant de largeur. Le long de ce chemin, on a creusé un canal qui traverse toute cette montagne. Il a vingt coudées de profondeur sur trois pieds de largeur. Il conduit à la ville, par des tuyaux, l’eau d’une grande fontaine. L’architecte qui a entrepris cet ouvrage était de Mégare et s’appelait Eupalinus, fils de Naustrophus. C’est un des trois ouvrages des Samiens. Le second consiste en un môle, ou une grande digue faite dans la mer, près du port, d’environ vingt orgyies de haut et de deux stades et plus de long. Leur troisième ouvrage est un temple, le plus grand dont nous ayons connaissance. Le premier architecte de cet édifice est un homme du pays, nommé Rhœcus[12], fils de Philéus. C’est à cause de ces ouvrages que je me suis étendu sur les Samiens.

LXI. Tandis que Cambyse, fils de Cyrus, passait en Égypte son temps à faire des extravagances, deux mages, qui étaient frères, profitèrent de cette occasion pour se révolter. Il avait laissé l’un d’eux en Perse pour y gérer ses biens, et ce fut l’auteur de la révolte. Ce mage n’ignorait pas la mort de Smerdis ; il savait qu’on la tenait cachée, qu’elle n’était connue que d’un petit nombre de Perses, et que la plupart croyaient ce prince vivant. Cette mort, jointe aux circonstances dont je vais parler, lui fit prendre la résolution de s’emparer du trône. Il avait un frère qui, comme je l’ai déjà dit, était compagnon de sa révolte. Ce frère ressemblait parfaitement à Smerdis, fils de Cyrus, que Cambyse avait fait tuer, et portait le même nom que ce prince. Pour lui, il s’appelait Patizithès. Celui-ci plaça son frère sur le trône, après lui avoir persuadé qu’il aplanirait toutes les difficultés. Cela fait, il envoya des hérauts dans toutes les provinces, et particulièrement en Égypte, pour défendre à l’armée d’obéir à Cambyse, et lui ordonner de ne reconnaître à l’avenir que Smerdis, fils de Cyrus.

LXII. Tous les hérauts firent cette proclamation. Celui qui avait été envoyé en Égypte trouva Cambyse avec son armée à Agbatanes, en Syrie. Il publia au milieu du camp les ordres dont le mage l’avait chargé. Cambyse, ayant entendu la proclamation du héraut, et pensant qu’il disait vrai, se persuada qu’il avait été trahi par Prexaspes, et que celui-ci n’avait point exécuté l’ordre qu’il lui avait donné de tuer Smerdis. « C’est donc ainsi, Prexaspes, lui dit-il en le regardant d’un œil fixe, que tu as fait ce que je t’ai ordonné ? — Seigneur, répondit Prexaspes, ne croyez rien de ce que vient de dire le héraut. Votre frère Smerdis ne se révoltera jamais contre vous, et vous n’aurez point avec lui la plus légère contestation. J’ai moi-même exécuté vos ordres, et je lui ai donné la sépulture de mes propres mains. Si les morts ressuscitent, attendez-vous à voir aussi le Mède Astyages se soulever contre vous. Mais, s’il en est du présent comme du passé, soyez certain qu’il ne vous arrivera jamais de mal, du moins de la part de Smerdis. Au reste, je suis d’avis qu’on envoie après le héraut, et qu’on lui demande de quelle part il vient ici nous dire d’obéir aux ordres du roi Smerdis. »

LXIII. Cambyse approuva le conseil de Prexaspes. On envoya sur-le-champ après le héraut, et on le ramena au camp. Prexaspes l’interrogea en ces termes : « Vous dites, mon ami, que vous venez de la part de Smerdis, fils de Cyrus. Avouez-nous donc maintenant la vérité, et on vous laissera aller sans vous faire aucun mal. Avez-vous vu Smerdis ? Vous a-t-il lui-même donné ces ordres ? Les tenez-vous de quelqu’un de ses ministres ? — Je n’ai point vu, répondit le héraut, Smerdis, fils de Cyrus, depuis le départ du roi Cambyse pour son expédition d’Égypte ; mais le mage qui gère les biens de Cambyse m’a donné les ordres que j’ai apportés ; c’est lui qui m’a dit que Smerdis, fils de Cyrus, me commandait de venir vous les annoncer. » Le héraut parla ainsi, sans déguiser en rien la vérité.

Alors Cambyse dit à Prexaspes : « Vous avez exécuté mes ordres en homme de bien ; je n’ai rien à vous reprocher : mais quel peut être celui d’entre les Perses qui, s’emparant du nom de Smerdis, s’est révolté contre moi ? — Seigneur, lui répondit-il, je crois comprendre ce qui s’est passé : les mages se sont soulevés contre vous ; c’est Patizithès, que vous avez laissé en Perse pour prendre soin des affaires de votre maison, et son frère Smerdis. »

LXIV. Au nom de Smerdis, Cambyse fut frappé de la vérité du discours de Prexaspes et de celle de son songe, dans lequel il lui semblait voir un héraut lui annoncer que Smerdis, assis sur le trône, touchait de la tête au ciel. Reconnaissant alors qu’il avait fait tuer son frère sans sujet, il le pleura. Après lui avoir donné des larmes et s’être plaint de l’excès de ses malheurs, il se jeta avec précipitation sur son cheval, dans le dessein de marcher en diligence à Suses contre le mage ; mais, en s’élançant, le fourreau de son cimeterre tomba, et le cimeterre étant resté nu le blessa à la cuisse, au même endroit où il avait auparavant frappé Apis, le dieu des Égyptiens. Comme sa plaie lui parut mortelle, il demanda le nom de la ville où il était alors : on lui dit qu’elle s’appelait Agbatanes.

L’oracle de la ville de Buto lui avait auparavant prédit qu’il finirait ses jours à Agbatanes. Il s’était imaginé qu’il devait mourir de vieillesse à Agbatanes en Médie, où étaient toutes ses richesses ; mais l’oracle parlait d’Agbatanes en Syrie. Lorsqu’il eut donc appris le nom de cette ville, accablé par le chagrin de la révolte du mage et par la douleur que lui causait sa blessure, il revint de son erreur ; et, comprenant le sens de l’oracle : « C’est ici, dit-il, que Cambyse, fils de Cyrus, doit terminer ses jours, suivant l’ordre des destins. »

LXV. Il n’en dit pas alors davantage ; mais, environ vingt jours après, il convoqua les Perses les plus distingués qui se trouvaient à l’armée, et leur tint ce discours : « Perses, les choses en sont au point que je ne puis plus me dispenser de vous découvrir ce que j’ai tâché, jusqu’à présent, de tenir extrêmement caché. Lorsque j’étais en Égypte, j’eus, pendant mon sommeil, une vision. Eh ! plût aux dieux que je ne l’eusse point eue ! Il me sembla voir un courrier, arrivé de mon palais, m’annoncer que Smerdis était assis sur le trône, et que de sa tête il touchait au ciel. Cette vision me faisant craindre que mon frère ne m’enlevât la couronne, je pris des mesures où la précipitation eut plus de part que la prudence : car il n’est pas possible aux hommes de changer l’ordre des destinées. J’envoyai follement Prexaspes à Suses, pour tuer Smerdis. Ce crime commis, je vivais tranquille et sans crainte, ne pouvant m’imaginer qu’après m’être défait de mon frère, quelque autre se soulevât contre moi. Mais l’événement s’est trouvé contraire à mon attente. J’ai versé le sang d’un frère, un sang que je n’aurais pas dû répandre, et je n’en perds pas moins la couronne. C’était le mage Smerdis qu’un dieu me montrait en songe ; c’était lui qui devait se révolter contre moi. Le coup est fait ; Smerdis, fils de Cyrus, est mort. Le mage Patizithès, que j’ai laissé pour avoir soin de mes biens, et son frère Smerdis, se sont emparés de la couronne. Celui qui aurait dû principalement me venger de leur traitement honteux a été tué par les mains impies de ses plus proches parents. Mais enfin, puisqu’il n’est plus, il ne me reste qu’à vous donner mes ordres ; et c’est une nécessité pour moi de vous faire connaître ce que je veux que vous fassiez après ma mort. Je vous prie donc, ô Perses, par les dieux protecteurs des rois, je vous conjure tous, et vous principalement, Achéménides, qui êtes ici présents, de ne point souffrir que l’empire retourne aux Mèdes. S’ils s’en sont rendus maîtres par la ruse, recouvrez-le par la ruse ; s’ils s’en sont emparés par la force, reprenez-le par la force. Si vous faites ce que je vous recommande, et si vous conservez votre liberté, puisse la terre produire pour vous des fruits en abondance ! puissent vos femmes vous donner un grand nombre d’enfants, et vos troupeaux se multiplier par une heureuse fécondité ! Mais si vous ne recouvrez point l’empire, et si vous ne faites aucun effort pour le reconquérir, non-seulement je fais des vœux pour que le contraire vous arrive, mais, de plus, je souhaite à tous les Perses, en particulier, une fin telle que la mienne. »

LXVI. Cambyse, ayant parlé de la sorte, déplora son sort ; les Perses, voyant couler les larmes de leur prince, déchirèrent leurs habits en poussant de grands gémissements. Peu de temps après, l’os se caria ; et, la gangrène ayant promptement gagné toute la cuisse, Cambyse fut emporté après avoir régné en tout sept ans et cinq mois. Il mourut sans laisser d’enfants, ni garçons ni filles. Les Perses qui étaient présents ne pouvaient croire que les mages se fussent emparés de la couronne ; ils pensaient plutôt que ce que Cambyse avait dit de la mort de Smerdis était un effet de sa haine contre ce prince, afin que tous les Perses lui fissent la guerre. Ils regardaient, en effet, comme une chose certaine que c’était Smerdis, fils de Cyrus, qui s’était soulevé ; et ils en étaient d’autant plus persuadés, que Prexaspes niait fortement de l’avoir tué : car, après la mort de Cambyse, il n’aurait pas été sûr pour lui d’avouer que le fils de Cyrus avait péri de sa main.

LXVII. Cambyse étant mort, le mage, à la faveur du nom de Smerdis, qu’il portait ainsi que le fils de Cyrus, régna tranquillement pendant les sept mois qui restaient pour accomplir la huitième année de son prédécesseur. Pendant ce temps, il combla tous ses sujets de bienfaits ; de sorte qu’après sa mort il fut regretté de tous les peuples de l’Asie, excepté des Perses. Dès le commencement de son règne, il fit publier dans toutes les provinces des édits par lesquels il exemptait ses sujets, pour trois ans, de tous tributs et subsides, et de servir à la guerre.

LXVIII. Il fut reconnu, le huitième mois, de la manière que je vais dire. Il y avait à la cour un seigneur nommé Otanes, fils de Pharnaspes ; sa naissance et ses richesses le faisaient aller de pair avec ce qu’il y avait de plus illustre en Perse. Ce seigneur soupçonna le premier le nouveau roi de n’être pas Smerdis, fils de Cyrus, mais le mage, comme en effet il l’était. Sa conjecture était fondée sur ce qu’il ne sortait jamais de la citadelle, et qu’il ne mandait auprès de lui aucun des grands de Perse. Se doutant donc de l’imposture, voici ce qu’il fit pour la découvrir.

Cambyse avait épousé sa fille Phédyme. Elle appartenait alors au mage, ainsi que toutes les autres femmes du feu roi. Otanes lui envoya demander quel était celui avec qui elle habitait ; si c’était Smerdis, fils de Cyrus, ou quelque autre. Phédyme répondit qu’elle ne le savait pas, qu’elle n’avait jamais vu Smerdis, fils de Cyrus, et qu’elle ne connaissait pas plus celui qui l’avait admise au nombre de ses femmes. « Si vous ne connaissez pas Smerdis, fils de Cyrus, lui fit dire une seconde fois Otanes, du moins demandez à Atosse quel est cet homme avec qui vous habitez l’une et l’autre : elle doit connaître parfaitement son frère Smerdis. » Sa fille répondit à cela : « Je ne puis parler à Atosse, ni voir aucune des autres femmes. Dès que cet homme, quel qu’il puisse être, s’est emparé du trône, il nous a dispersées dans des appartements séparés. »

LXIX. Sur cette réponse, l’affaire parut beaucoup plus claire à Otanes. Il envoya un troisième message à Phédyme. « Ma fille, lui fit-il dire, il faut qu’une personne bien née, comme vous, s’expose au danger ; c’est votre père qui vous y engage, c’est lui qui vous l’ordonne. Si le roi n’est point Smerdis, fils de Cyrus, mais celui que je soupçonne, il ne convient pas que vous soyez sa femme, ou qu’il occupe impunément le trône de Perse ; il mérite d’être puni. Suivez donc mes conseils, et faites ce que je vais vous prescrire. Quand il reposera auprès de vous, et que vous le saurez profondément endormi, tâtez-lui les oreilles : s’il en a, c’est le fils de Cyrus ; s’il n’en a point, c’est Smerdis, le mage. »

Phédyme lui fit dire qu’elle s’exposerait à un grand danger ; qu’il n’y avait pas à douter que, si le roi n’avait pas d’oreilles, et qu’il la surprît cherchant à s’en assurer, il ne la tuât sur-le-champ ; que néanmoins elle lui promettait d’exécuter ses ordres. Il faut remarquer que Cyrus, fils de Cambyse, avait fait couper, pendant son règne, les oreilles à Smerdis pour quelque affaire grave.

Les femmes, en Perse, ont coutume de coucher avec leurs maris chacune à leur tour. Celui de Phédyme étant venu, elle exécuta ce qu’elle avait promis à son père. Quand elle vit le mage profondément endormi, elle porta la main sur ses oreilles, et, ayant reconnu sans peine qu’il n’en avait point, elle en instruisit son père dès qu’il fut jour.

LXX. Otanes prit avec lui Aspathines et Gobryas, qui étaient les premiers d’entre les Perses, et sur la foi desquels il comptait le plus. Leur ayant fait part de tout ce qu’il venait d’apprendre, ils eurent d’autant moins de peine à le croire qu’eux-mêmes ils en avaient aussi quelque soupçon. Il fut donc résolu entre eux que chacun s’associerait l’un des Perses en qui il aurait le plus de confiance. Otanes engagea Intaphernes dans son parti, Gobryas Mégabyse, et Aspathines Hydarnes. Ils étaient au nombre de six lorsque Darius, fils d’Hystaspe, revenant de Perse, dont son père était gouverneur, arriva à Suses. À peine fut-il de retour, qu’ils résolurent de se l’associer aussi.

LXXI. Ces sept seigneurs[13], s’étant assemblés, se jurèrent une fidélité réciproque, et délibérèrent entre eux. Quand ce fut le tour de Darius de dire son avis : « Je croyais, leur dit-il, être le seul qui eût connaissance de la mort de Smerdis, fils de Cyrus, et qui sût que le mage régnait en sa place : et c’est pour cela même que je me suis rendu ici en diligence pour faire périr le mage. Mais, puisqu’il est arrivé que vous ayez aussi découvert le mystère, et que je ne sois pas le seul qui en ait connaissance, il faut sur-le-champ et sans délai exécuter l’entreprise ; autrement il y aurait du danger. — Fils d’Hystaspe, lui répondit Otanes, né d’un père illustre et courageux, vous montrez que vous ne lui êtes inférieur en rien. Gardez-vous néanmoins d’agir inconsidérément et de rien précipiter ; que la prudence soit votre guide. Pour moi, je suis d’avis de ne point commencer que nous ne soyons en plus grand nombre. — Perses, reprit Darius, si vous suivez les conseils d’Otanes, votre perte est assurée ; vous périrez misérablement. L’appât d’une récompense engagera quelqu’un à vous dénoncer au mage. Vous auriez dû exécuter l’entreprise vous seuls, et sans la communiquer à d’autres ; mais, puisque vous avez jugé à propos d’en faire part à plusieurs et de me mettre moi-même de ce nombre, exécutons-la aujourd’hui ; ou, si nous laissons passer la journée, je vous déclare que je n’attendrai pas qu’on me prévienne, mais que je prendrai les devants, et que j’irai moi-même vous dénoncer au mage. »

LXXII. Otanes, témoin de l’ardeur de Darius : « Puisque vous nous forcez, dit-il, à hâter l’exécution de nos projets, et que vous ne nous permettez point de la remettre à un autre temps, apprenez-nous donc comment nous pourrons pénétrer dans le palais et attaquer les usurpateurs : car enfin vous savez vous-même aussi bien que nous qu’il y a des gardes disposés de côté et d’autre ; si vous ne l’avez pas vu, du moins l’avez-vous ouï dire. Comment pourrons-nous passer ? »

« Il y a bien des choses, Otanes, reprit Darius, dont on ne peut rendre raison par des paroles, mais seulement par des actions ; il y en a d’autres, au contraire, qu’il est facile d’expliquer, et dont il ne peut résulter rien d’éclatant. Vous savez qu’il n’est pas difficile de passer au travers de la garde. Premièrement personne n’osera, par respect ou par crainte, refuser l’entrée du palais à des personnes de notre qualité ; en second lieu, j’ai un prétexte très-plausible pour entrer : je dirai que je viens de Perse, et que j’ai quelque chose à communiquer au roi de la part de mon père ; car, quand il est nécessaire de mentir, il ne faut point s’en faire de scrupule. Ceux qui mentent désirent la même chose que ceux qui disent la vérité : on ment dans l’espoir d’en retirer quelque profit ; on dit la vérité dans la vue de quelque avantage, et pour s’attirer une plus grande confiance. Ainsi, quoique nous ne suivions pas la même route, nous n’en tendons pas moins au même but ; car, s’il n’y avait rien à gagner, il serait indifférent à celui qui dit la vérité de faire plutôt un mensonge, et à celui qui ment de dire la vérité. Quant aux gardes des portes, s’il s’en trouve quelqu’un qui nous laisse passer sans difficulté, son sort en sera meilleur par la suite. Celui, au contraire, qui tentera de nous résister, qu’il soit traité sur-le-champ en ennemi. Pénétrons dans l’intérieur du palais, et achevons notre entreprise. »

LXXIII. Gobryas parla ensuite : « Quel honneur, mes amis, leur dit-il, ne sera-ce pas pour nous de recouvrer l’empire ! ou, si nous ne pouvons y réussir, quelle gloire de mourir les armes à la main ! Quelle honte pour des Perses d’obéir à un Mède, à un mage, à qui même on a coupé les oreilles ! Vous tous, qui vous trouvâtes auprès de Cambyse pendant sa maladie, vous ne pouvez avoir oublié les imprécations qu’il fit contre les Perses, lorsqu’il touchait à sa fin, s’ils ne s’efforçaient de recouvrer la couronne. Alors nous n’ajoutions pas foi à ses discours, et nous pensions qu’il ne parlait de la sorte que pour rendre son frère odieux. Mais je suis maintenant d’avis de suivre l’opinion de Darius, et je conclus qu’il ne faut rompre cette assemblée que pour aller droit au mage. » Le conseil de Gobryas fut unanimement approuvé.

LXXIV. Pendant qu’ils délibéraient, il arriva par hasard que les mages tenaient conseil entre eux. Ils résolurent de s’attacher Prexaspes, parce que Cambyse l’avait traité d’une manière indigne en tuant son fils d’un coup de flèche, et parce que lui seul avait connaissance de la mort de Smerdis, fils de Cyrus, l’ayant tué de sa main : d’ailleurs il était universellement estimé parmi les Perses. L’ayant mandé en conséquence, ils n’oublièrent rien pour le gagner. Ils exigèrent de lui qu’il leur donnât sa foi de ne découvrir à personne la tromperie qu’ils avaient faite aux Perses, et de leur en garder le secret ; et ils lui promirent avec serment de le combler de richesses. Prexaspes s’engagea à faire ce qu’on désirait de lui. Les mages, le voyant persuadé, lui proposèrent ensuite de monter dans une tour pour annoncer aux Perses, qu’ils allaient convoquer sous les murs du palais, que c’était véritablement Smerdis, fils de Cyrus, qui régnait sur eux, et non pas un autre. Ils lui avaient donné ces ordres à cause de son ascendant sur l’esprit des Perses, parce qu’il avait souvent déclaré que Smerdis, fils de Cyrus, était encore vivant, et qu’il était faux qu’il l’eût tué.

LXXV. Prexaspes ayant répondu qu’il était disposé à faire ce qu’ils désiraient, les mages convoquèrent les Perses, et le firent monter sur une tour afin de les haranguer. Mais Prexaspes, oubliant volontairement leurs prières, commença la généalogie de Cyrus par Achémènes ; et quand enfin il fut venu à Cyrus, il lit l’énumération de tous les biens dont il avait comblé les Perses. Après ce début, il découvrit la vérité, qu’il avait jusqu’alors tenue cachée, disait-il, parce qu’il eût été dangereux pour lui de dire ce qui s’était passé ; mais que, dans les conjonctures présentes, il s’y voyait forcé. Enfin, il assura qu’il avait tué Smerdis, fils de Cyrus, par les ordres de Cambyse, et que les mages régnaient actuellement. En même temps il fit beaucoup d’imprécations contre les Perses s’ils ne recouvraient l’empire et s’ils ne se vengeaient des mages : puis il se précipita de la tour, la tête la première. Ainsi mourut Prexaspes, qui, pendant toute sa vie, avait joui de la réputation d’un homme de bien.

LXXVI. Les sept Perses, ayant résolu d’attaquer les mages sur-le-champ et sans différer, se mirent en marche, après avoir prié les dieux. Ils ne savaient encore rien de l’aventure de Prexaspes ; ils l’apprirent à moitié chemin. Sur cette nouvelle, ils se retirèrent à l’écart pour tenir conseil et délibérer entre eux.

Otanes était toujours d’avis de différer l’entreprise, tandis que les affaires étaient dans une espèce de fermentation. Mais Darius représenta qu’il fallait marcher sur-le-champ, et exécuter sans délai ce qu’on avait résolu. L’affaire se discutait encore, lorsqu’ils aperçurent sept couples d’éperviers qui poursuivaient deux couples de vautours, et les mettaient en pièces avec le bec et les serres. Les Perses, à cette vue, se rangèrent tous de l’avis de Darius, et, pleins de confiance en ce présage, ils allèrent au palais.

LXXVII. Lorsqu’ils furent aux portes, ce que Darius avait prévu ne manqua pas d’arriver. Les gardes, par respect pour leur rang, et ne les soupçonnant point de mauvais desseins, les laissèrent passer sans même leur faire de questions. Ils marchaient en effet sous la conduite des dieux. Quand ils eurent pénétré dans la cour du palais, ils rencontrèrent les eunuques chargés de présenter au roi les requêtes. Ces eunuques leur demandèrent quel sujet les amenait ; et, menaçant en même temps les gardes parce qu’ils les avaient laissés entrer, ils firent tous leurs efforts pour les empêcher de pénétrer plus avant. Ces sept seigneurs, s’encourageant alors mutuellement, tombèrent, le poignard à la main, sur ceux qui voulaient les retenir, et, les ayant tués, ils coururent promptement à l’appartement des hommes. Les deux mages y étaient, pour lors, à délibérer sur l’action de Prexaspes.

LXXVIII. Le tumulte et les cris des eunuques étant venus jusqu’à eux, ils accoururent, et, voyant ce qui se passait, ils se mirent en défense. L’un se hâte de prendre un arc, l’autre une lance, et ils en viennent aux mains. Comme l’ennemi était trop près, l’arc devint inutile à celui qui s’en était armé ; l’autre se défendait mieux avec la lance : il blessa Aspathines à la cuisse, et Intaphernes à l’œil. Intaphernes perdit l’œil, mais il ne mourut pas de sa blessure. L’un des mages blessa deux des conjurés ; l’autre, voyant que son arc lui était inutile, s’enfuit dans une chambre qui communiquait à l’appartement des hommes. Il voulut fermer la porte ; Darius et Gobryas s’y jetèrent avec lui. Gobryas saisit le mage au corps ; mais, comme on était dans les ténèbres, Darius craignit de percer Gobryas, et se trouva très-embarrassé. Gobryas, s’apercevant de son inaction, lui demanda pourquoi il ne faisait nul usage de la main. « Je crains de vous blesser, répondit Darius. Frappez, lui dit Gobryas, dussiez-vous me percer aussi. » Darius obéit, et, par un heureux hasard, le coup qu’il porta n’atteignit que le mage.

LXXIX. Après avoir tué les mages, ils leur coupèrent la tête, et, laissant dans la citadelle ceux d’entre eux qui étaient blessés, tant pour la garder que parce qu’ils étaient hors d’état de les suivre, les cinq autres, tenant à la main les têtes des mages, sortirent en jetant de grands cris et faisant beaucoup de bruit. Ils appelèrent à haute voix les Perses, leur racontèrent ce qui s’était passé, en leur montrant les têtes des usurpateurs. Ils firent en même temps main basse sur tous les mages qui se présentèrent à eux.

Les Perses, instruits de l’action des sept conjurés et de la fourberie des mages, crurent devoir les limiter, et, mettant l’épée à la main, ils tuèrent tous les mages qu’ils rencontrèrent ; et si la nuit n’eût arrêté le carnage, il ne s’en serait pas échappé un seul.

Les Perses célèbrent avec beaucoup de solennité cette journée : cette fête, l’une de leurs plus grandes, s’appelle Magophonie (le massacre des mages). Ce jour-là, il n’est pas permis aux mages de paraître en public ; ils restent chez eux.

LXXX. Cinq jours après le rétablissement de la tranquillité, les sept seigneurs qui s’étaient soulevés contre les mages tinrent conseil sur l’état actuel des affaires. Leurs discours paraîtront incroyables à quelques Grecs ; ils n’en sont pas cependant moins vrais. Otanes exhorta les Perses à mettre l’autorité en commun. « Je crois, dit-il, que l’on ne doit plus désormais confier l’administration de l’État à un seul homme, le gouvernement monarchique n’étant ni agréable ni bon. Vous savez à quel point d’insolence en était venu Cambyse, et vous avez éprouvé vous-mêmes celle du mage. Comment, en effet, la monarchie pourrait-elle être un bon gouvernement ? Le monarque fait ce qu’il veut, sans rendre compte de sa conduite. L’homme le plus vertueux, élevé à cette haute dignité, perdrait bientôt toutes ses bonnes qualités. Car l’envie naît avec tous les hommes, et les avantages dont jouit un monarque le portent à l’insolence. Or, quiconque a ces deux vices a tous les vices ensemble : tantôt il commet, dans l’ivresse de l’insolence, les actions les plus atroces, et tantôt par envie. Un tyran devrait être exempt d’envie, du moins parce qu’il jouit de toutes sortes de biens ; mais c’est tout le contraire, et ses sujets ne le savent que trop par expérience. Il hait les plus honnêtes gens, et semble chagrin de ce qu’ils existent encore. Il n’est bien qu’avec les plus méchants. Il prête volontiers l’oreille à la calomnie ; il accueille les délateurs : mais ce qu’il y a de plus bizarre, si on le loue modestement, il s’en offense ; si, au contraire, on le recherche avec empressement, il en est pareillement blessé, et ne l’impute qu’à la plus basse flatterie ; enfin, et c’est le plus terrible de tous les inconvénients, il renverse les lois de la patrie, il attaque l’honneur des femmes, et fait mourir qui bon lui semble, sans observer aucune formalité. Il n’en est pas de même du gouvernement démocratique. Premièrement on l’appelle isonomie (l’égalité des lois) ; c’est le plus beau de tous les noms : secondement, il ne s’y commet aucun de ces désordres qui sont inséparables de l’État monarchique. Le magistrat s’y élit au sort ; il est comptable de son administration, et toutes les délibérations s’y font en commun. Je suis donc d’avis d’abolir le gouvernement monarchique, et d’établir le démocratique, parce que tout se trouve dans le peuple. » Telle fut l’opinion d’Otanes.

LXXXI. Mégabyse, qui parla après lui, leur conseilla d’instituer l’oligarchie. « Je pense, dit-il, avec Otanes, qu’il faut abolir la tyrannie, et j’approuve tout ce qu’il a dit à ce sujet. Mais quand il nous exhorte à remettre la puissance souveraine entre les mains du peuple, il s’écarte du bon chemin : rien de plus insensé et de plus insolent qu’une multitude pernicieuse ; en voulant éviter l’insolence d’un tyran, on tombe sous la tyrannie d’un peuple effréné. Y a-t-il rien de plus insupportable ? Si un roi forme quelque entreprise, c’est avec connaissance : le peuple, au contraire, n’a ni intelligence ni raison. Eh ! comment en aurait-il, lui qui n’a jamais reçu aucune instruction, et qui ne connaît ni le beau et l’honnête, ni le décent ? Il se jette dans une affaire, tête baissée et sans jugement, semblable à un torrent qui entraîne tout ce qu’il rencontre sur son passage. Puissent les ennemis des Perses user de la démocratie ! Pour nous, faisons choix des hommes les plus vertueux ; mettons-leur la puissance entre les mains : nous serons nous-mêmes de ce nombre ; et, suivant toutes les apparences, des hommes sages et éclairés ne donneront que d’excellents conseils. »

LXXXII. Tel fut l’avis de Mégabyse. Darius parla le troisième, et proposa le sien en ces termes : « L’avis de Mégabyse contre la démocratie me paraît juste et plein de sens ; il n’en est pas de même de ce qu’il a avancé en faveur de l’oligarchie. Les trois sortes de gouvernements que l’on puisse proposer, le démocratique, l’oligarchique et le monarchique, étant aussi parfaits qu’ils peuvent l’être, je dis que l’état monarchique l’emporte de beaucoup sur les deux autres ; car il est constant qu’il n’y a rien de meilleur que le gouvernement d’un seul homme, quand il est homme de bien. Un tel homme ne peut manquer de gouverner ses sujets d’une manière irrépréhensible : les délibérations sont secrètes, les ennemis n’en ont aucune connaissance. Il n’en est pas ainsi de l’oligarchie : ce gouvernement étant composé de plusieurs personnes qui s’appliquent à la vertu dans la vue du bien public, il naît ordinairement entre elles des inimitiés particulières et violentes. Chacun veut primer, chacun veut que son opinion prévale : de là les haines réciproques et les séditions ; des séditions on passe aux meurtres, et des meurtres on revient ordinairement à la monarchie. Cela prouve combien le gouvernement d’un seul est préférable à celui de plusieurs. D’un autre côté, quand le peuple commande, il est impossible qu’il ne s’introduise beaucoup de désordre dans un État. La corruption, une fois établie dans la république, ne produit point des haines entre les méchants ; elle les unit, au contraire, par les liens d’une étroite amitié : car ceux qui perdent l’État agissent de concert et se soutiennent mutuellement. Ils continuent toujours à faire le mal, jusqu’à ce qu’il s’élève quelque grand personnage qui les réprime en prenant autorité sur le peuple. Cet homme se fait admirer, et cette admiration en fait un monarque ; ce qui nous prouve encore que, de tous les gouvernements, le monarchique est le meilleur : mais enfin, pour tout dire en peu de mots, d’où nous est venue la liberté ? de qui la tenons-nous ? du peuple, de l’oligarchie, ou d’un monarque ? Puisqu’il est donc vrai que c’est par un seul homme que nous avons été délivrés de l’esclavage, je conclus qu’il faut nous en tenir au gouvernement d’un seul : d’ailleurs on ne doit point renverser les lois de la patrie lorsqu’elles sont sages ; cela serait dangereux. »

LXXXIII. Tels furent les trois sentiments proposés. Le dernier fut approuvé par les quatre d’entre les sept qui n’avaient point encore opiné. Alors Otanes, qui désirait ardemment d’établir l’isonomie, voyant que son avis n’avait point prévalu, se leva au milieu de l’assemblée, et parla ainsi : « Perses, puisqu’il faut que l’un de nous devienne roi, soit que le sort ou les suffrages de la nation le placent sur le trône, soit qu’il y monte par quelque autre voie, vous ne m’aurez point pour concurrent ; je ne veux ni commander ni obéir : je vous cède l’empire, et je m’en retire, à condition cependant que je ne serai sous la puissance d’aucun de vous, ni moi, ni les miens, ni mes descendants à perpétuité. »

Les six autres lui accordèrent sa demande. Il se retira de l’assemblée, et n’entra point en concurrence avec eux : aussi sa maison est-elle encore aujourd’hui la seule de toute la Perse qui jouisse d’une pleine liberté, n’étant soumise qu’autant qu’elle le veut bien, pourvu néanmoins qu’elle ne transgresse en rien les lois du pays.

LXXXIV. Les six autres Perses consultèrent ensemble sur le moyen d’élire un roi de la manière la plus juste. Il fut d’abord résolu que, la royauté étant destinée à l’un d’entre eux, on donnerait tous les ans par distinction à Otanes, à lui et à ses descendants à perpétuité, un habit à la médique, et qu’on lui ferait les présents que les Perses regardent comme les plus honorables. Cette distinction lui fut accordée, parce qu’il avait le premier formé le projet de détrôner le mage, et qu’il les avait assemblés pour l’exécuter. Ces honneurs le regardaient spécialement ; mais ils firent pour eux-mêmes des règlements généraux. Il fut arrêté premièrement que chacun des sept aurait au palais ses entrées libres, sans être obligé de se faire annoncer, excepté quand le roi serait au lit avec sa femme ; secondement, que le roi ne pourrait prendre femme ailleurs que dans la maison de ceux qui avaient détrôné le mage. Quant à la manière dont il fallait élire le nouveau roi, il fut décidé que, le lendemain matin, ils se rendraient à cheval devant la ville, et qu’on reconnaîtrait pour roi celui dont le cheval hennirait le premier au lever du soleil[14].

LXXXV. Darius avait un habile écuyer, nommé Œbarès. Au sortir de l’assemblée, Darius s’adressant à lui : « Œbarès, lui dit-il, il a été arrêté entre nous que, demain matin, nous monterions à cheval, et que celui-là serait roi dont le cheval hennirait le premier au soleil levant. Fais donc usage de toute ton habileté, afin que j’obtienne ce haut rang préférablement à tout autre. — Seigneur, répondit Œbarès, si votre élection ne dépend que de cela, prenez courage, et ne vous mettez pas en peine : personne n’aura sur vous la préférence ; j’ai un secret infaillible. »

« Si tu en as véritablement un, reprit Darius, il est temps d’en faire usage ; il n’y a point à différer : demain notre sort sera décidé. »

Sur cet avis, sitôt que la nuit fut venue, Œbarès prit une des cavales que le cheval de Darius aimait le plus. Il la mena dans le faubourg, l’y attacha, et en fit approcher le cheval de son maître, le fit passer et repasser plusieurs fois autour de cette cavale, et enfin il lui permit de la saillir.

LXXXVI. Le lendemain, dès qu’il fut jour, les six Perses, selon leur convention, se trouvèrent à cheval au rendez-vous. Comme ils allaient de côté et d’autre dans le faubourg, lorsqu’ils furent vers l’endroit où, la nuit précédente, la cavale avait été attachée, le cheval de Darius y accourut, et se mit à hennir. En même temps il parut un éclair, et l’on entendit un coup de tonnerre, quoique l’air fût alors serein. Ces signes, survenant comme le ciel eût été d’intelligence avec Darius, furent pour ce prince une espèce d’inauguration. Les cinq autres descendirent aussitôt de cheval, se prosternèrent à ses pieds, et le reconnurent pour leur roi[15].

LXXXVII. Tel fut, suivant quelques-uns, le moyen dont se servit Œbarès ; mais d’autres rapportent le fait différemment, car les Perses le content de deux manières. Ils disent donc qu’Œbarès passa la main sur les parties naturelles de cette cavale, et qu’ensuite il la tint cachée sous sa ceinture[16] ; que dans le moment que le soleil commençait à paraître, les chevaux faisant le premier pas pour se mettre en marche, il la tira de sa ceinture, l’approcha des naseaux du cheval de Darius ; que cet animal, sentant l’odeur de la cavale, se mit à ronfler et à hennir.

LXXXVIII. Darius, fils d’Hystaspe, fut proclamé roi ; et tous les peuples de l’Asie, qui avaient été subjugués par Cyrus et ensuite par Cambyse, lui furent soumis, excepté les Arabes. Ceux-ci, en effet, n’ont jamais été esclaves des Perses[17], mais leurs alliés. Ils donnèrent passage à Cambyse pour entrer en Égypte. S’ils s’y fussent opposés, l’armée des Perses n’aurait jamais pu y pénétrer. Ce fut avec des femmes perses que Darius contracta ses premiers mariages : il épousa deux filles de Cyrus, Atosse et Artystone. Atosse avait été femme de son frère Cambyse, et ensuite du mage ; Artystone était encore vierge. Il prit ensuite pour femme Parmys, fille de Smerdis fils de Cyrus, et Phédyme, fille d’Otanes, qui avait découvert l’imposture du mage.

Sa puissance étant affermie de tous côtés, il commença par faire ériger en pierre sa statue équestre, avec cette inscription : Darius, fils d’Hystaspe, est parvenu à l’empire des Perses par l’instinct de son cheval (son nom était marqué dans l’inscription) et l’adresse d’Œbarès, son écuyer.

LXXXIX. Cela fait, il partagea ses États en vingt gouvernements, que les Perses appellent satrapies, et dans chacune il établit un gouverneur. Il régla le tribut que chaque nation devait lui payer, et, à cet effet, il joignait à une nation les peuples limitrophes ; et quelquefois, passant par-dessus ceux qui étaient voisins, il mettait dans un même département des peuples éloignés l’un de l’autre.

Voici comment il distribua les satrapies, et régla les tributs que chacune lui devait rendre tous les ans. Il fut ordonné que ceux qui devaient payer leur contribution en argent la payeraient au poids du talent babylonien, et que ceux qui la devaient en or la payeraient au poids du talent euboïque : or le talent babylonien vaut soixante et dix mines euboïques[18].

Sous le règne de Cyrus, et même sous celui de Cambyse, il n’y avait rien de réglé concernant les tributs ; on donnait seulement au roi un don gratuit. Ces impôts, et autres pareils établissements, font dire aux Perses que Darius était un marchand, Cambyse un maître, et Cyrus un père : le premier, parce qu’il faisait argent de tout ; le deuxième, parce qu’il était dur et négligent ; et le troisième enfin, parce qu’il était doux, et qu’il avait fait à ses sujets le plus de bien qu’il avait pu.

XC. Les Ioniens, les Magnètes d’Asie, les Éoliens, les Cariens, les Lyciens, les Milyens, les Pamphyliens, composaient le premier département, et payaient ensemble quatre cents talents d’argent. Les Mysiens, les Lydiens, les Lasoniens, les Cabaliens et les Hygenniens, étaient taxés à cinq cents talents d’argent[19], et composaient la deuxième satrapie. Les habitants de l’Hellespont, qu’on trouve à droite en naviguant de ce côté, les Phrygiens, les Thraces d’Asie, les Paphlagoniens, les Mariandyniens et les Syriens, faisaient le troisième département, et payaient trois cent soixante talents. Les Ciliciens donnaient tous les jours un cheval blanc, trois cent soixante en tout ; et, outre cela, cinq cents talents d’argent, dont cent quarante se distribuaient à la cavalerie qui était pour la garde de ce pays : les trois cent soixante autres talents entraient dans les coffres de Darius. C’était le quatrième département.

XCI. Le suivant se prenait à commencer depuis la ville de Posideium, construite sur les frontières de la Cilicie et de la Syrie par Amphilochus[20], fils d’Amphiaraüs, jusqu’en Égypte, sans y comprendre le pays des Arabes, qui était exempt de tout tribut. Il payait trois cent cinquante talents. Ce même département renfermait aussi toute la Phénicie, la Syrie de la Palestine, et l’île de Chypre.

De l’Égypte, des Libyens voisins de l’Égypte, de Cyrène et de Barcé, villes comprises dans le gouvernement de l’Égypte, il revenait au roi un tribut de sept cents talents, sans compter le produit de la pêche du lac Mœris, et sept cents talents en blé[21] : car on en fournissait cent vingt mille mesures aux Perses en garnison dans le château blanc de Memphis, et aux troupes auxiliaires qui étaient à leur solde. Cette satrapie était la sixième. La septième comprenait les Sattagydes, les Gandariens, les Dadices et les Aparytes. Ces nations étaient du même gouvernement, et payaient cent soixante-dix talents. Suses et le reste du pays des Cissiens faisaient le huitième gouvernement, et rendaient au roi trois cents talents.

XCII. De Babylone et du reste de l’Assyrie, il lui revenait mille talents d’argent, et cinq cents jeunes eunuques : c’était le neuvième département. D’Agbatanes et du reste de la Médie, des Paricaniens et des Orthocorybantiens, qui faisaient le dixième gouvernement, il tirait quatre cent cinquante talents. Les Caspiens, les Pausices, les Pantimathiens et les Darites composaient le onzième gouvernement. Ils payaient ensemble deux cents talents. Tout le pays, depuis les Bactriens jusqu’aux Ægles, faisait la douzième satrapie, et rendait un tribut de trois cent soixante talents.

XCIII. Le treizième département payait quatre cents talents[22]. Il s’étendait depuis le Pactyice, l’Arménie et les pays voisins, jusqu’au Pont-Euxin. Les Sagartiens, les Sarangéens, les Thamanéens, les Outiens, les Myciens et les peuples qui habitent les îles de la mer Érythrée, où le roi envoie ceux qu’il relègue, payaient un tribut de six cents talents : ils étaient compris sous la quatorzième satrapie. La quinzième renfermait les Saces et les…, qui donnaient deux cent cinquante talents. Les Parthes, les Chorasmiens, les Sogdiens et les Ariens étaient taxés à trois cents talents : cette satrapie était la seizième.

XCIV. Les Paricaniens et les Éthiopiens asiatiques rendaient quatre cents talents. Ils composaient le dix-septième gouvernement. Le dix-huitième renfermait les Matianiens, les Sapires et les Alarodiens. Ils étaient taxés à deux cents talents. Les Mosches, les Tibaréniens, les Macrons, les Mosynœques, les Mardes, payaient trois cents talents. Ils faisaient le dix-neuvième département. Les Indiens sont, de tous les peuples qui nous soient connus, le plus nombreux. Ils payaient autant d’impôts que tous les autres ensemble, et ils étaient taxés à trois cent soixante talents de paillettes d’or. C’était le vingtième gouvernement.

XCV. Si l’on veut réduire au talent euboïque tout cet argent qui se payait au poids du talent babylonien, on trouvera neuf mille huit cent quatre-vingts talents ; et, si l’on met le prix de l’or à treize fois autant que celui de l’argent, en le réduisant aussi au talent euboïque, on aura quatre mille six cent quatre vingts talents de paillettes d’or. En réunissant toutes ces sommes, on verra que Darius retirait par an un tribut de quatorze mille cinq cent soixante talents euboïques, sans y comprendre d’autres sommes plus petites que je passe sous silence.

XCVI. Tels étaient les revenus que Darius tirait de l’Asie et d’une petite partie de la Libye. Il leva aussi, dans la suite, des impôts sur les îles, ainsi que sur les peuples qui habitaient l’Europe jusqu’en Thessalie. Le roi met ses revenus dans ses trésors, et voici comment. Il fait fondre l’or et l’argent dans des vaisseaux de terre ; lorsqu’ils sont pleins, on ôte le métal du vaisseau, et, quand il a besoin d’argent, il en fait frapper autant qu’il lui en faut.

XCVII. Tels sont les différents gouvernements et les impôts auxquels ils sont soumis. La Perse est la seule province que je n’aie point mise au rang des pays tributaires. Ses peuples en font valoir les terres sans payer d’impôts ; mais, s’ils ne sont point taxés, ils accordent du moins un don gratuit. Il en était de même des Éthiopiens, voisins de l’Égypte, que Cambyse subjugua dans son expédition contre les Éthiopiens-Macrobiens, et de ceux qui habitent la ville sacrée de Nyse, et qui célèbrent des fêtes en l’honneur de Bacchus. Ces Éthiopiens et leurs voisins observent, à l’égard des morts, les mêmes coutumes que les Indiens-Calaties, et leurs maisons sont sous terre. Ces deux peuples portaient tous les trois ans au roi deux chénices d’or fin, avec deux cents troncs d’ébène et vingt grandes dents d’éléphant. De plus, ils lui présentaient cinq jeunes Éthiopiens ; et cet usage s’observait encore de mon temps.

Les peuples de Colchide se taxaient eux-mêmes pour lui faire un présent, ainsi que leurs voisins, jusqu’au mont Caucase ; car tout le pays, jusqu’à cette montagne, est soumis aux Perses ; mais les nations qui habitent au nord du Caucase ne tiennent aucun compte d’eux. Ces peuples avaient coutume d’envoyer pour don gratuit, de cinq en cinq ans, cent jeunes garçons et autant de jeunes filles. Ce présent, auquel ils s’étaient taxés eux-mêmes, se faisait encore de mon temps. Les Arabes donnaient aussi tous les ans au roi mille talents[23] d’encens. Tels étaient les présents de ces différents peuples, sans compter les tributs dont nous avons parlé.

XCVIII. Quant à cette grande quantité de paillettes d’or dont les Indiens payent, comme je l’ai dit, leur tribut au roi de Perse, voici comment ils se les procurent. La partie des Indes qui s’étend vers le soleil levant est sablonneuse ; car, de tous les peuples que nous connaissions, et dont on dise quelque chose de certain, il n’y en a pas un qui soit plus près de l’aurore et du lever du soleil que les Indiens. Ils sont, de ce côté, les premiers habitants de l’Asie. À l’est, les sables rendent le pays désert. On comprend sous le nom d’Indiens plusieurs peuples qui ne parlent pas une même langue ; les uns sont nomades, et les autres ont une demeure fixe. Il y en a qui habitent dans les marais formés par les débordements du fleuve, et qui se nourrissent de poissons crus, qu’ils pêchent de dessous leurs canots de cannes ou roseaux. Ils coupent ces cannes de nœud en nœud ; chaque morceau fait une nacelle. Ces Indiens portent des habits tissus d’une plante qui croît dans les rivières ; ils la recueillent, et, l’ayant bien battue, ils l’entrelacent en forme de natte, et s’en revêtent comme si c’était une cuirasse.

XCIX. Les autres Indiens, qui habitent à l’est de ceux-ci, sont nomades, et vivent de chair crue. On les appelle Padéens. Voici les lois qu’on leur attribue. Quiconque parmi eux tombe malade, si c’est un homme, ses plus proches parents et ses meilleurs amis le tuent, apportant pour raison que la maladie le ferait maigrir et que sa chair en serait moins bonne. Il a beau nier qu’il soit malade, ils l’égorgent impitoyablement, et se régalent de sa chair. Si c’est une femme, ses plus proches parentes la traitent de la même manière que les hommes en agissent entre eux. Ils tuent ceux qui sont parvenus a un grand âge, et les mangent ; mais il s’en trouve peu, parce qu’ils ont grand soin de tuer tous ceux qui tombent malades.

C. Il y a d’autres Indiens qui ont des usages différents. Ils ne tuent aucun animal ; ils ne sèment rien, n’ont point de maisons, et vivent d’herbages. Ils ont chez eux une espèce de grain que la terre produit d’elle-même. Ce grain est à peu près de la grosseur du millet, et vient dans une cosse. Ils le recueillent, le font bouillir avec sa cosse, et le mangent. Si quelqu’un d’entre eux tombe malade, il va dans un lieu désert et s’y tient, sans que personne s’en occupe, soit pendant sa maladie, soit après sa mort.

CI. Ces Indiens, dont je viens de parler, voient publiquement leurs femmes, comme les bêtes. Ils sont tous de la même couleur, et elle approche beaucoup de celle des Éthiopiens. La liqueur séminale n’est pas blanche chez eux, comme chez les autres hommes, mais noire comme leur peau, et ressemble à celle des Éthiopiens. Ces sortes d’Indiens sont fort éloignés des Perses ; ils habitent du côté du midi, et n’ont jamais été soumis à Darius.

CII. Il y a d’autres Indiens, qui habitent au nord : ils sont voisins de la ville de Caspatyre et de la Pactyice. Leurs mœurs et leurs coutumes approchent beaucoup de celles des Bactriens. Ils sont aussi les plus braves de tous les Indiens, et ce sont eux qu’on envoie chercher l’or. Il y a aux environs de leur pays des endroits que le sable rend inhabitables. On trouve dans ces déserts et parmi ces sables des fourmis plus petites qu’un chien, mais plus grandes qu’un renard. On en peut juger par celles qui se voient dans la ménagerie du roi de Perse, et qui viennent de ce pays, où elles ont été prises à la chasse.

Ces fourmis ont la forme de celles qu’on voit en Grèce ; elles se pratiquent sous terre un logement. Pour le faire, elles poussent en haut la terre, de la même manière que nos fourmis ordinaires, et le sable qu’elles élèvent est rempli d’or. On envoie les Indiens ramasser ce sable dans les déserts. Ils attellent ensemble chacun trois chameaux : ils mettent un mâle de chaque côté, et entre deux une femelle, sur laquelle ils montent. Mais ils ont l’attention de ne se servir que de celles qui nourrissent, et qu’ils viennent d’arracher à leurs petits encore à la mamelle. Leurs chameaux ne sont pas moins légers à la course que les chevaux, et portent néanmoins de plus grands fardeaux.

CIII. Je ne ferai point ici la description de la figure du chameau ; les Grecs la connaissent : je dirai seulement ce qu’ils ignorent. Le chameau a deux cuisses et deux genoux à chaque jambe de derrière ; et le membre passe entre les cuisses de derrière, et est tourné vers la queue.

CIV. Les Indiens, ayant attelé leurs chameaux de la sorte, règlent tellement leur marche vers les lieux où est l’or, qu’ils n’y arrivent et ne l’enlèvent que pendant la grande chaleur du jour ; car alors l’ardeur excessive du soleil oblige les fourmis à se cacher sous terre. Dans ce pays, le soleil est le plus ardent le matin, et non à midi, comme chez les autres nations. Ils l’ont aplomb sur la tête jusqu’à l’heure où l’on a coutume de sortir de la place publique. Dans cette partie du jour il est beaucoup plus brûlant qu’il ne l’est en Grèce en plein midi. Aussi dit-on que pendant ce temps-là ils se tiennent dans l’eau. À midi, il est à peu près aussi chaud dans les autres pays que chez les Indiens ; mais, après midi, la chaleur est aussi modérée chez eux qu’elle l’est le matin chez les autres peuples ; et plus il s’éloigne du midi, plus l’air devient frais, de sorte qu’à son coucher ils jouissent d’une grande fraîcheur.

CV. Les Indiens ne sont pas plutôt arrivés sur les lieux où se trouve l’or, qu’ils remplissent de sable les sacs de cuir qu’ils ont apportés, et s’en retournent en diligence : car, au rapport des Perses, les fourmis, averties par l’odorat, les poursuivent incontinent. Il n’est point, disent-ils, d’animal si vite à la course ; et si les Indiens ne prenaient pas les devants pendant qu’elles se rassemblent, il ne s’en sauverait pas un seul. C’est pourquoi les chameaux mâles, ne courant pas si vite que les femelles, resteraient en arrière, s’ils n’étaient point tirés ensemble et à côté d’elles. Quant aux femelles, le souvenir de leurs petits leur donne des forces. C’est ainsi, disent les Perses, que ces Indiens recueillent la plus grande partie de leur or : celui qu’ils tirent de leurs mines est plus rare.

CVI. Les extrémités de la terre habitée ont eu, en quelque sorte, en partage ce qu’elle a de plus beau, comme la Grèce a eu, pour le sien, la plus agréable température des saisons. L’Inde est, ainsi que je viens de le dire, la dernière contrée habitée à l’est. Les quadrupèdes et les volatiles y sont beaucoup plus grands que dans les autres pays ; mais les chevaux y sont plus petits que ceux de la Médie, qu’on appelle Niséens. Ce pays abonde en or : on le tire des mines, des fleuves, qui le charrient avec leurs eaux, et de la manière dont nous avons dit qu’on l’enlevait. On y voit, outre cela, des arbres sauvages qui, pour fruit, portent une espèce de laine[24] plus belle et meilleure que celle des brebis. Les Indiens s’habillent avec la laine qu’ils recueillent sur ces arbres.

CVII. Du côté du midi, l’Arabie est le dernier des pays habités. C’est aussi le seul où l’on trouve l’encens[25], la myrrhe, la cannelle, le cinnamome, le lédanon. Les Arabes recueillent toutes ces choses avec beaucoup de peine, excepté la myrrhe.

Pour récolter l’encens, ils font brûler sous les arbres qui le donnent une gomme appelée styrax, que les Phéniciens apportent aux Grecs. Ils brûlent cette gomme pour écarter une multitude de petits serpents volants, d’espèces différentes, qui gardent ces arbres, et qui ne les quitteraient pas sans la fumée du styrax. Ce sont ces sortes de serpents qui volent par troupes vers l’Égypte.

CVIII. Les Arabes disent aussi que tout le pays serait rempli de ces serpents, s’il ne leur arrivait la même chose que nous savons arriver aux vipères. C’est la Providence divine dont la sagesse a voulu, comme cela est vraisemblable, que tous les animaux timides, et qui servent de nourriture, fussent très-féconds, de crainte que la grande consommation qu’on en fait n’en détruisît l’espèce, et qu’au contraire tous les animaux nuisibles et féroces fussent beaucoup moins féconds.

Le lièvre trouve partout des ennemis ; les bêtes, les oiseaux, les hommes, lui font la guerre : aussi cet animal est-il extrêmement fécond. Sa femelle est, de tous les animaux, la seule qui conçoive quoique déjà pleine, et qui porte en même temps des petits dont les uns sont couverts de poil, les autres n’en ont point encore, et d’autres ne font que de se former, tandis qu’elle en conçoit encore d’autres.

La lionne, au contraire, cet animal si fort et si féroce, ne porte qu’une fois en sa vie, et ne fait qu’un petit : car sa matrice sort avec son fruit ; et en voici la raison. Dès que le lionceau commence à remuer dans le ventre de sa mère, comme il a les griffes beaucoup plus pointues que tout autre animal, il déchire la matrice ; et plus il croît, plus il la déchire. Enfin, lorsque la lionne est près de mettre bas, il n’y reste rien de sain.

CIX. Si donc les vipères et les serpents volants d’Arabie ne mouraient que de leur mort naturelle, il serait impossible aux hommes de vivre ; mais, lorsqu’ils frayent ensemble, la femelle, dans l’accouplement et dans l’instant de l’émission, prend le mâle à la gorge, s’y attache fortement, et ne lâche point prise qu’elle ne l’ait dévoré. Ainsi périt le mâle. La femelle en reçoit la punition ; ses petits, étant prêts à sortir, lui rongent la matrice et le ventre, se font un passage, et vengent de la sorte la mort de leur père. Les autres serpents, qui ne font point de mal aux hommes, pondent des œufs d’où l’on voit éclore une grande quantité de petits serpents. Au reste, il y a des vipères par toute la terre ; mais on ne voit qu’en Arabie des serpents ailés ; ils s’y trouvent en très-grand nombre.

CX. C’est ainsi que les Arabes recueillent l’encens. Voici comment ils font la récolte de la cannelle. Lorsqu’ils vont la chercher, ils se couvrent le corps entier, et même le visage, excepté les yeux, de peaux de bœufs et de chèvres. La cannelle croît dans un lac peu profond. Sur ce lac et tout à l’entour, il y a des animaux volatiles semblables à des chauves-souris. Ces animaux jettent des cris perçants et terribles, et sont très-forts. Les Arabes ont soin de les repousser et de se garantir les yeux, et avec cette précaution ils récoltent la cannelle.

CXI. Le cinnamome[26] se recueille d’une façon encore plus merveilleuse. Les Arabes eux-mêmes ne sauraient dire ni où il vient, ni quelle est la terre qui le produit. Quelques-uns prétendent qu’il croît dans le pays où Bacchus fut élevé ; et leur sentiment est appuyé sur des conjectures vraisemblables. Ils racontent que de certains gros oiseaux vont chercher ces brins ou bâtons que nous appelons cinnamome, nom que nous avons appris des Phéniciens ; que ces oiseaux les portent à leurs nids, qu’ils construisent avec de la boue sur des montagnes escarpées, et où aucun homme ne peut monter. Pour avoir ces brins de cinnamome, on prétend que les Arabes emploient cet artifice : ils prennent de la chair de bœuf, d’âne et d’autres bêtes mortes, la coupent en très-gros morceaux, et l’ayant portée le plus près des nids qu’il leur est possible, ils s’en éloignent. Les oiseaux fondent sur cette proie, et l’emportent dans leurs nids ; mais comme ces nids ne sont point assez solides pour la soutenir, ils se brisent et tombent à terre. Les Arabes surviennent alors, et ramassent le cinnamome, qu’ils font ensuite passer dans les autres pays.

CXII. Le lédanon[27], que les Arabes appellent ladanon, se recueille d’une manière encore plus merveilleuse que le cinnamome. Quoique très-odoriférant, il vient dans un endroit d’une odeur très-désagréable ; car on le trouve dans la barbe des boucs et des chèvres, tel que la moisissure qui se forme sur le bois. On le fait entrer dans la composition de plusieurs parfums, et c’est principalement avec le lédanon que se parfument les Arabes. En voilà assez sur les substances odoriférantes.

CXIII. On respire en Arabie une odeur très-suave. Les Arabes ont deux espèces de moutons dignes d’admiration, et qu’on ne voit point ailleurs : les uns ont la queue longue au moins de trois coudées. Si on la leur laissait traîner, il y viendrait des ulcères, parce que la terre l’écorcherait et la meurtrirait. Mais aujourd’hui tous les bergers de ce pays savent faire de petits chariots, sur chacun desquels ils attachent la queue de ces animaux. L’autre espèce de moutons a la queue large d’une coudée.

CXIV. L’Éthiopie s’étend au couchant de l’Arabie, en tirant vers le midi : c’est le dernier des pays habités. Elle produit beaucoup d’or, des éléphants monstrueux, toutes sortes d’arbres sauvages, et de l’ébène. Les hommes y sont grands, beaux, bien faits, et vivent fort longtemps.

CXV. Telles sont les extrémités de l’Asie et de la Libye. Quant à celles de l’Europe à l’occident, je n’en puis rien dire de certain ; car je ne conviendrai pas que les barbares nomment Éridan un fleuve qui se jette dans la mer du Nord, et dont on dit que nous vient l’ambre. Je ne connais pas non plus les îles Cassitérides, d’où l’on nous apporte l’étain : le nom même du fleuve est une preuve de mon sentiment. Éridanos n’est point un mot barbare, c’est un nom grec inventé par quelque poëte. D’ailleurs, je n’ai jamais trouvé personne qui ait pu me dire, comme témoin oculaire, quelle est cette mer que l’on place dans cette région de l’Europe. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’étain et l’ambre nous viennent de cette extrémité du monde.

CXVI. Il paraît constant qu’il y a une très-grande quantité d’or vers le nord de l’Europe ; mais je ne saurais dire avec certitude comment on parvient à se le procurer. On dit cependant que les Arimaspes enlèvent cet or aux Gryphons, et que ces Arimaspes n’ont qu’un œil. Mais qu’il y ait des hommes qui naissent avec un œil seulement, et qui, dans tout le reste, ressemblent parfaitement aux autres hommes, c’est une de ces choses que je ne puis me persuader. Quoi qu’il en soit, il paraît que les extrémités de la terre possèdent ce que nous estimons de plus beau et de plus rare.

CXVII. Il y a, en Asie, une plaine environnée de tous côtés d’une montagne qui a cinq ouvertures. Cette plaine appartenait autrefois aux Chorasmiens. Elle est située sur les frontières de ce même peuple ; sur celles des Hyrcaniens, des Parthes, des Sarangéens et des Thamanéens ; mais, depuis que les Perses sont en possession de la puissance souveraine, elle appartient au roi.

De cette montagne, qui renferme la plaine en question, coule un grand fleuve appelé Acès. Il prenait autrefois son cours par chacune des cinq ouvertures, se distribuait de tous côtés, et arrosait les terres des peuples dont je viens de parler. Mais, depuis qu’ils sont tous sous la domination des Perses, voici ce qui leur est arrivé. Le roi a fait faire, à chacune des ouvertures de la montagne, des portes ou écluses ; l’eau ne trouvant plus d’issue, et se répandant toujours dans la plaine qui est entre les montagnes, en a fait une vaste mer. Ces peuples ne pouvant plus se servir de ces eaux, dont ils faisaient usage auparavant, se trouvent exposés à de fâcheux accidents. Il est vrai qu’en hiver il pleut[28] chez eux comme chez les autres nations ; mais en été ils ont besoin d’eau lorsqu’ils sèment le panis et le sésame, et elle leur manque. Voyant donc qu’on ne leur en donne point, ils vont avec leurs femmes trouver les Perses ; et, se tenant aux portes du palais du roi, ils poussent des cris lamentables. Alors le roi ordonne de lâcher les écluses du côté de ceux qui ont le plus besoin d’eau. Lorsque leurs terres sont suffisamment abreuvées, on referme les écluses. Il vient ensuite un ordre de les ouvrir pour ceux dont les besoins sont les plus pressants. Mais, comme je l’ai ouï dire, le roi exige, pour les lâcher, de grandes sommes d’argent, sans compter le tribut ordinaire.

CXVIII. Intaphernes, un des sept Perses qui avaient conspiré contre le mage, se permit une insulte qui le fit punir de mort. Immédiatement après le soulèvement contre les mages, il voulut entrer dans le palais pour parler au roi ; car il avait été arrêté, entre les sept qui s’étaient ligués contre le mage, qu’ils auraient leurs entrées libres chez le roi sans avoir besoin d’introducteur, à moins qu’il ne fût pour lors avec une de ses femmes. Intaphernes voulut entrer chez Darius, croyant qu’il ne devait point se faire annoncer, parce qu’il était un des sept. Le garde de la porte et l’introducteur lui refusèrent l’entrée, disant que le roi était avec une de ses femmes. Intaphernes, s’imaginant qu’ils mentaient, tire son cimeterre, leur coupe le nez et les oreilles, qu’il fait attacher à la bride de son cheval, et, la leur ayant fait passer à l’entour du cou, il les laisse aller.

CXIX. Ils se présentèrent au roi, et lui dirent pourquoi on les avait ainsi maltraités. Darius, appréhendant que cette violence n’eût été commise de concert avec les cinq autres, les fit venir l’un après l’autre, et les sonda chacun en particulier, pour savoir s’ils approuvaient ce qui s’était passé. Quand il fut bien sûr que cela s’était fait sans leur participation, comme il avait tout lieu de croire qu’Intaphernes chercherait à se révolter avec ses parents, il le fit arrêter, lui, ses fils et toute sa famille. S’étant assuré de leurs personnes, il les fit mettre aux fers, et les condamna à mort.

La femme d’Intaphernes se rendait chaque jour aux portes du palais, tout éplorée, et poussant des cris lamentables. Ses pleurs et son assiduité firent impression sur le cœur de Darius. On vint lui dire, de la part de ce prince : « Le roi Darius vous accorde un des prisonniers ; vous pouvez choisir, parmi vos parents, celui que vous voulez délivrer du supplice. » Après un moment de réflexion, elle répondit : « Si le roi m’accorde la vie d’un de mes proches, je choisis mon frère préférablement à tous les autres. » Darius en fut surpris. « Quel motif, lui fit-il dire, vous fait préférer votre frère à votre mari et à vos enfants, quoiqu’il ne vous soit pas si proche que vos enfants, et qu’il doive vous être moins cher que votre mari ? — Grand roi, répondit-elle, si Dieu le permet, je pourrai trouver un autre mari, et avoir d’autres enfants lorsque j’aurai perdu ceux-ci ; mais, mon père et ma mère étant morts, il n’est pas possible que j’aie jamais d’autre frère[29]. Tels sont les motifs qui me l’ont fait préférer. » Darius, trouvant sa réponse pleine de sens et de raison, et l’ayant goûtée, il lui rendit non-seulement ce frère qu’elle avait demandé, mais encore l’aîné de ses enfants. Quant aux autres, il les fit tous mettre à mort. Ainsi périt, dès le commencement, l’un des sept.

CXX. Il arriva, à peu près vers le temps de la maladie de Cambyse, une aventure que je ne dois pas omettre. Orétès, Perse de nation, à qui Cyrus avait donné le gouvernement de Sardes, conçut le projet abominable de se saisir de Polycrate de Samos, et de le faire mourir, quoiqu’il n’en eût jamais reçu la moindre offense ni en paroles ni en actions, et qu’il ne l’eût même jamais vu. Mais voici la raison qu’en donnent la plupart de ceux qui racontent cette histoire.

Orétès, se trouvant un jour à la cour[30] avec Mitrobates, gouverneur de Dascylium, de discours en discours, ils en vinrent aux reproches. Comme leur dispute roulait sur le courage : « Vous êtes véritablement, dit Mitrobates à Orétès, un homme de cœur, vous qui ne vous êtes pas encore emparé de l’île de Samos, quoiqu’elle soit contiguë à votre gouvernement, et si facile à subjuguer, qu’un de ses habitants l’a prise avec quinze soldats, et en est maintenant le maître. » Orétès fut, dit-on, si sensible à ce reproche, qu’il chercha moins les moyens de se venger de celui qui le lui avait fait, que de perdre entièrement Polycrate, à l’occasion duquel il l’avait reçu.

CXXI. Quelques-uns, mais en plus petit nombre, racontent qu’Orétès envoya un héraut à Samos lui faire une demande quelconque ; on ne dit point ce que c’était. Quand le héraut arriva, ce prince était sur un lit de repos dans l’appartement des hommes, ayant près de lui Anacréon de Téos. Le héraut s’étant avancé pour lui parler, Polycrate, qui avait alors le visage du côté du mur, soit qu’il se trouvât par hasard dans cette posture, soit qu’il s’y fût mis exprès pour montrer le mépris qu’il faisait d’Orétès, ne daigna point se tourner, ni même lui répondre.

CXXII. On rapporte ces deux causes de la mort de Polycrate : chacun est libre de croire celle qui lui paraîtra la plus probable. Orétès, étant à Magnésie sur le Méandre, envoya à Samos un Lydien nommé Myrsus, fils de Gygès, vers Polycrate, dont il connaissait le caractère. Polycrate est le premier de tous les Grecs que nous connaissions qui ait eu le dessein de se rendre maître de la mer, si l’on excepte Minos de Cnosse, ou quelque autre plus ancien que ce législateur, supposé qu’il y en ait eu. Quant à ce qu’on appelle les temps historiques, Polycrate est le premier qui se soit flatté de l’espérance de s’emparer de l’Ionie et des îles. Orétès, instruit de ses vues, lui envoya ce message :

« Orétès parle ainsi à Polycrate :

» J’ai appris que vous aviez conçu de vastes projets, mais que vos richesses n’y répondaient pas. Si donc vous suivez mes conseils, vous vous élèverez, et vous me mettrez moi-même à couvert de tout danger. Cambyse a dessein de me faire mourir ; on me le mande comme une chose certaine. Donnez-moi une retraite chez vous, et recevez-moi avec mes trésors ; la moitié est à vous, laissez-moi l’autre : ils vous rendront maître de toute la Grèce. Au reste, si vous avez quelque doute au sujet de mes richesses, envoyez-moi quelqu’un de confiance, je les lui montrerai. »

CXXIII. Polycrate, charmé des offres d’Orétès, lui accorda d’autant plus volontiers sa demande, qu’il avait une grande passion pour l’argent. D’abord il lui envoya Mæandrius, son secrétaire, fils d’un père du même nom. Ce Mæandrius était de Samos ; ce fut lui qui, quelque temps après, consacra dans le temple de Junon le riche ameublement de l’appartement de Polycrate.

Orétès, sachant qu’on devait venir visiter ses trésors, fit remplir de pierres huit grands coffres presque jusqu’aux bords. Il fit couvrir ces pierres de pièces d’or, et ayant fait fermer les coffres avec un nœud, il les tint prêts[31]. Cependant Mæandrius arrive, visite les trésors, et retourne faire son rapport à Polycrate.

CXXIV. Celui-ci partit pour se rendre auprès d’Orétès, malgré les représentations des devins et celles de ses amis. D’ailleurs sa fille avait cru voir en songe son père élevé dans les airs, où il était baigné par les eaux du ciel, et oint par le soleil. Effrayée de cette vision, elle fit tous ses efforts pour le dissuader de partir ; et, comme il allait s’embarquer sur un vaisseau à cinquante rames, elle lui rapporta des choses de mauvais augure. Alors il la menaça de ne la marier de longtemps, s’il revenait sain et sauf de ce voyage. « Je souhaite, lui répondit-elle, que vos menaces aient leur effet ; et j’aime mieux rester longtemps vierge que d’être privée de mon père. »

CXXV. Polycrate, sans aucun égard pour les conseils qu’on lui donnait, s’embarqua pour se rendre auprès d’Orétès avec plusieurs de ses amis, et entre autres avec le médecin Démocèdes, fils de Calliphon, de la ville de Crotone, et le plus habile homme de son temps dans sa profession. Étant arrivé à Magnésie, il y périt misérablement, et d’une manière indigne de son rang et de la grandeur de son âme. En effet, de tous les tyrans qui ont régné dans les villes grecques, il n’y en a pas un seul, si l’on excepte ceux de Syracuse, dont la magnificence mérite d’être comparée à celle de Polycrate. Orétès l’ayant fait périr d’une mort que j’ai horreur de rapporter[32], le fit mettre en croix. Il renvoya tous les Samiens qui l’avaient suivi, et leur dit qu’ils devaient lui savoir gré de la liberté qu’il leur laissait. Quant aux étrangers et aux esclaves qui avaient accompagné Polycrate, il les retint tous dans la servitude. Polycrate, élevé en l’air, accomplit toutes les circonstances du songe de sa fille. Il était baigné par les eaux du ciel et oint par le soleil, dont la chaleur faisait sortir les humeurs de son corps. Ce fut là qu’aboutirent les prospérités de Polycrate, comme le lui avait prédit Amasis.

CXXVI. La mort de Polycrate ne tarda pas à être vengée sur Orétès. Cambyse étant mort, et les mages s’étant emparés du trône, Orétès, qui résidait à Sardes, bien loin de rendre aucun service aux Perses, à qui les Mèdes avaient enlevé la couronne, profita de ces temps de troubles et de désordres pour faire périr Mitrobates, gouverneur de Dascylium, qui lui avait fait des reproches au sujet de Polycrate, et son fils Cranapes, quoiqu’ils fussent l’un et l’autre en grande considération parmi les Perses. Outre une infinité d’autres crimes, un courrier lui ayant apporté de la part de Darius des ordres qui ne lui étaient pas agréables, il aposta des assassins pour l’attaquer sur le chemin lorsqu’il s’en retournerait. Ils le tuèrent lui et son cheval, et en firent disparaître les cadavres.

CXXVII. Darius ne fut pas plutôt sur le trône, qu’il résolut de ne point laisser impunis les crimes d’Orétès, et particulièrement la mort de Mitrobates et de son fils. Mais il jugea d’autant moins convenable d’envoyer une armée directement contre lui au commencement de son règne, et dans le temps que les affaires étaient encore dans une espèce de fermentation, qu’il savait qu’Orétès avait des forces considérables. Sa garde, en effet, était composée de mille Perses, et son gouvernement comprenait la Phrygie, la Lydie et l’Ionie. Voici ce qu’il imagina.

Il convoqua les Perses les plus qualifiés. « Perses, leur dit-il, qui d’entre vous me promettra d’exécuter une chose où il ne s’agit que d’habileté, et où il n’est pas nécessaire d’employer la force et le grand nombre ? car la violence est inutile quand il ne faut que de l’adresse. Qui d’entre vous tuera Orétès ou me l’amènera vif, lui qui n’a jamais rendu aucun service aux Perses, et qui a commis plusieurs crimes ? Il a fait périr deux d’entre nous, Mitrobates et son fils ; et, non content de cela, il a fait assassiner tous les courriers que je lui envoyais pour lui ordonner de se rendre auprès de moi. C’est une insulte qu’on ne peut supporter. Prévenons par sa mort des maux encore plus grands qu’il pourrait faire aux Perses. »

CXXVIII. Sur cette proposition, trente Perses promirent, à l’envi l’un de l’autre, de le servir. Pour terminer leurs contestations, Darius ordonna que le sort en déciderait. On tira donc ; et le sort étant tombé sur Bagéus, fils d’Artontès, voici comment il s’y prit. Il écrivit plusieurs lettres sur différentes affaires, les scella du sceau de Darius, et partit pour Sardes avec ces dépêches. Aussitôt qu’il y fut arrivé, il alla trouver Orétès, et donna les lettres, l’une après l’autre, au secrétaire du roi, pour en faire la lecture : car tous les gouverneurs de province ont auprès d’eux des secrétaires du roi. En donnant ces lettres, Bagéus avait intention de sonder les gardes du gouverneur, pour voir s’ils seraient disposés à l’abandonner. Ayant remarqué qu’ils avaient beaucoup de respect pour ces lettres, et encore plus pour les ordres qu’elles contenaient, il en donna une autre, conçue en ces termes : « Perses, le roi Darius vous défend de servir désormais de gardes à Orétès. » Là-dessus, ils mirent sur-le-champ bas leurs piques. Bagéus, encouragé par leur soumission, mit entre les mains du secrétaire la dernière lettre, ainsi conçue : « Le roi Darius ordonne aux Perses qui sont à Sardes de tuer Orétès. » Aussitôt les gardes tirent leurs cimeterres, et tuent le gouverneur sur la place. Ce fut ainsi que la mort de Polycrate de Samos fut vengée par celle du Perse Orétès.

CXXIX. Les biens de celui-ci ayant été confisqués et transportés à Suses, il arriva, peu de temps après, que Darius, étant à la chasse, se donna une entorse au pied, en sautant en bas de son cheval. Elle fut si violente, que la cheville du pied se déboîta. Darius avait à sa cour les médecins qui passaient pour les plus habiles qu’il y eût en Égypte. S’étant mis d’abord entre leurs mains, ils lui tournèrent le pied avec tant de violence, qu’ils augmentèrent le mal. Le roi fut sept jours et sept nuits sans fermer l’œil, tant la douleur était vive. Enfin, le huitième jour, comme il se trouvait très-mal, quelqu’un qui, pendant son séjour à Sardes, avait entendu dire quelque chose de la profession de Démocèdes de Crotone, lui parla de ce médecin : Darius se le fit amener en diligence. On le trouva confondu parmi les esclaves d’Orétès, comme un homme dont on ne faisait pas grand cas. On le présenta au roi couvert de haillons, et ayant des ceps aux pieds.

CXXX. Darius lui ayant demandé s’il savait la médecine, Démocèdes n’en convint point, dans la crainte de se fermer à jamais le chemin de la Grèce s’il se faisait connaître. Darius, s’étant aperçu qu’il tergiversait en disant qu’il n’était pas médecin, quoiqu’il le fût effectivement, ordonna à ceux qui le lui avaient amené d’apporter des fouets et des poinçons. Démocèdes ne crut pas devoir dissimuler plus longtemps. Il dit qu’il n’avait pas une connaissance profonde de la médecine, mais qu’il en avait pris une légère teinture en fréquentant un médecin. Sur cet aveu, le roi se mit entre ses mains. Démocèdes le traita à la manière des Grecs ; et, faisant succéder les remèdes doux et calmants aux remèdes violents, il parvint à lui procurer du sommeil, et en peu de temps il le guérit, quoique ce prince eût perdu toute espérance de pouvoir jamais se servir de son pied. Cette cure achevée, Darius lui fit présent de deux paires de ceps d’or. Démocèdes lui demanda s’il prétendait doubler ainsi son mal, en récompense de sa guérison. Le roi, charmé de cette repartie, l’envoya à ses femmes. Les eunuques qui le conduisaient leur dirent que c’était lui qui avait rendu la vie au roi. Ces femmes firent présent à Démocèdes de statères qu’elles puisaient dans un coffre avec une soucoupe. Ce présent fut si considérable, que le domestique qui le suivait, et qui s’appelait Sciton, fit une grosse somme des pièces d’or qu’il ramassa à mesure qu’elles tombaient des soucoupes.

CXXXI. Voici à quelle occasion Démocèdes avait quitté Crotone, sa patrie, et s’était attaché à Polycrate. Il vivait avec un père d’un caractère dur et colère. Ne pouvant plus supporter son humeur, il alla à Égine, où s’étant établi, il surpassa, dès la première année, les plus habiles médecins, quoiqu’il ne se fût point préparé à y exercer sa profession, et qu’il n’eût aucun des instruments nécessaires. La seconde année, les Éginètes lui donnèrent un talent de pension sur le trésor public[33]. La troisième, les Athéniens lui firent une pension de cent mines[34]. Enfin, la quatrième année, Polycrate lui offrit deux talents[35], et, par cette amorce, l’attira à Samos. C’est à lui que les médecins de Crotone doivent la plus grande partie de leur réputation. Il fut un temps où on les regarda comme les premiers médecins de toute la Grèce, et les Cyrénéens comme les seconds. Vers le même temps, les Argiens passaient pour les plus habiles musiciens de la Grèce.

CXXXII. Démocèdes ayant parfaitement guéri Darius, on lui donna une très-grande maison à Suses ; il mangeait à la table du roi, et rien ne lui manquait, que la liberté de retourner en Grèce. Il obtint du roi la grâce des Égyptiens qui étaient auparavant ses médecins ordinaires, et qui, pour s’être laissé surpasser en leur art par un médecin grec, avaient été condamnés à être mis en croix. Il fit rendre la liberté à un devin d’Élée qui avait suivi Polycrate, et qu’on avait mis au nombre des esclaves, sans qu’on songeât à lui. Enfin Démocèdes jouissait auprès du roi d’une très-grande considération.

CXXXIII. Il survint, peu de temps après, à Atosse, fille de Cyrus et femme de Darius, un tumeur au sein, qui s’ouvrit et fit de grands progrès. Tant que le mal fut peu considérable, cette princesse le cacha par pudeur, et n’en dit mot à personne. Mais quand elle vit qu’il devenait dangereux, elle manda Démocèdes et le lui fit voir. Il lui promit de la guérir ; mais il exigea d’elle, avec serment, qu’elle l’obligerait à son tour dans une chose dont il la prierait, l’assurant, au reste, qu’il ne lui demanderait rien dont elle eût à rougir.

CXXXIV. Atosse, guérie par les remèdes de Démocèdes, résolut de lui tenir parole. Étant au lit avec Darius, elle lui parla ainsi, selon les instructions de Démocèdes : « Je m’étonne, seigneur, qu’ayant tant de troupes à votre disposition, vous demeuriez tranquillement dans votre palais, sans songer à conquérir de nouveaux pays et à étendre les bornes de votre empire. Cependant il convient à un monarque jeune, et qui possède de grandes richesses, de se signaler par des actions qui fassent connaître à ses sujets qu’ils ont un homme de cœur à leur tête. Il vous importe, par deux raisons, de suivre mon conseil : la première, pour montrer aux Perses qu’ils ont un roi plein de courage et de valeur ; la seconde, afin qu’accablés de travaux, l’oisiveté ne les porte point à se soulever contre vous. Faites donc quelques grands exploits, tandis que vous êtes dans la fleur de l’âge. L’âme croît avec le corps ; mais, à mesure que le corps vieillit, l’âme vieillit aussi, et devient inhabile à tout. » Ainsi parla Atosse, suivant les instructions de Démocèdes.

« Vos discours, lui répondit Darius, s’accordent avec mes desseins. J’ai résolu de marcher contre les Scythes, et de construire à cet effet un pont pour passer de notre continent dans l’autre. Il ne faut que peu de temps pour en venir à bout. »

« Seigneur, reprit Atosse, ne commencez point, je vous prie, par les Scythes ; ils seront à vous quand vous le voudrez : marchez plutôt contre la Grèce. Car, seigneur, sur ce que j’ai ouï dire des femmes de ce pays, je ne désire rien tant que d’avoir à mon service des Lacédémoniennes, des Argiennes, des Athéniennes et des Corinthiennes. Vous avez ici l’homme du monde le plus propre à vous instruire de ce qui regarde la Grèce, et à vous servir de guide dans cette expédition ; c’est celui qui vous a guéri de votre entorse. »

« Puisque vous êtes d’avis, répondit Darius, que nous commencions par la Grèce, il me semble qu’avant tout il est à propos d’envoyer quelques Perses avec l’homme dont vous me parlez, pour prendre une connaissance exacte du pays ; et, lorsqu’à leur retour ils m’auront instruit de tout ce qu’ils auront vu et appris, je me mettrai en marche. »

CXXXV. À peine eut-il dit ces choses, qu’il les exécuta. Dès que le jour commença à paraître, il fit venir quinze Perses des premiers de la nation, leur commanda de suivre Démocèdes, de reconnaître avec lui tous les pays maritimes de la Grèce, et leur enjoignit surtout de prendre garde qu’il ne leur échappât, et de le ramener avec eux, quelque chose qui arrivât. Ces ordres donnés, il manda Démocèdes, et le pria de revenir dès qu’il aurait fait voir aux Perses toute la Grèce. Il lui commanda aussi de porter avec lui tous ses meubles, pour en faire présent à son père et à ses frères, lui promettant de le dédommager au centuple ; et, outre cela, il lui dit qu’il le ferait accompagner par un vaisseau de charge rempli de ces présents et de toutes sortes de richesses. Les promesses de ce prince étaient, comme je le crois, sans artifice ; cependant Démocèdes, craignant qu’il n’eût dessein de l’éprouver, accepta tous ces dons sans montrer beaucoup d’empressement. Mais pour les meubles et autres effets qui lui appartenaient, il dit qu’il les laisserait à Suses, afin de les retrouver à son retour. Il se contenta du vaisseau de charge que lui promettait le roi, afin de porter les présents qu’il faisait à ses frères.

CXXXVI. Darius, lui ayant aussi donné ses ordres, lui dit de se rendre avec les Perses sur les bords de la mer. Lorsqu’ils furent arrivés en Phénicie, ils allèrent à Sidon, où ils firent équiper sur-le-champ deux trirèmes et un gros vaisseau de charge, qu’ils remplirent de toutes sortes de richesses. Leurs préparatifs achevés, ils passèrent en Grèce, dont ils visitèrent les côtes et levèrent le plan. Enfin, après en avoir reconnu les places les plus célèbres, ils firent voile en Italie, et abordèrent à Tarente. Aristophilides, roi de ce pays, fit ôter, par bonté pour Démocèdes, le gouvernail des vaisseaux des Mèdes[36], et arrêter en même temps les Perses comme espions. Tandis qu’on les tenait en prison, Démocèdes se retira à Crotone. Lorsqu’il fut arrivé chez lui, Aristophilides relâcha les Perses, et leur rendit ce qu’il avait fait enlever de leurs vaisseaux.

CXXXVII. Les Perses, ayant remis à la voile, poursuivirent Démocèdes, et arrivèrent à Crotone. Ils l’arrêtèrent dans la place publique, où ils le rencontrèrent. La crainte de la puissance des Perses avait disposé une partie des Crotoniates à le leur remettre ; mais d’autres l’arrachèrent de leurs mains, et les repoussèrent à coups de bâtons. « Crotoniates, leur disaient les Perses, prenez garde à ce que vous faites : celui que vous nous enlevez est un esclave fugitif ; il appartient au roi. Pensez-vous donc que Darius souffre impunément une telle insulte, et que vous vous trouviez bien de nous avoir arraché Démocèdes ? car enfin votre ville ne sera-t-elle pas la première que nous attaquerons, et que nous tâcherons de réduire en servitude ? »

Ces menaces furent inutiles. Les Crotoniates, sans y avoir égard, leur enlevèrent non-seulement Démocèdes, mais encore le vaisseau de charge, qu’ils avaient amené avec eux. Les Perses, privés de leur guide, retournèrent en Asie, sans chercher à pénétrer plus avant dans la Grèce pour reconnaître le pays.

Démocèdes, à leur départ, leur enjoignit de dire à Darius qu’il était fiancé avec la fille de Milon. Le nom de ce lutteur était alors fort connu à la cour de Perse. Pour moi, je pense qu’il hâta ce mariage, et qu’il y dépensa de grandes sommes, afin de faire voir à Darius qu’il jouissait aussi dans sa patrie d’une grande considération.

CXXXVIII. Les Perses ayant levé l’ancre, les vents les écartèrent de leur route, et les poussèrent en Iapygie, où on les fit prisonniers. Mais Gillus, banni de Tarente, les délivra, et les ramena à Darius. La reconnaissance avait disposé ce prince à lui accorder toutes ses demandes. Gillus lui raconta sa disgrâce, et le pria de le faire rétablir à Tarente. Mais, pour ne pas jeter l’épouvante et le trouble dans la Grèce, comme cela n’aurait pas manqué d’arriver si l’on eût envoyé à cause de lui une flotte considérable en Italie, il dit que les Cnidiens suffiraient seuls pour le rétablir dans sa patrie, et qu’étant amis des Tarentins, il était persuadé qu’à leur sollicitation on ne ferait nulle difficulté de lui accorder son rappel. Darius le lui promit ; et, sans différer plus longtemps, il envoya un exprès à Cnide, avec ordre aux Cnidiens de ramener Gillus à Tarente. Les Cnidiens obéirent ; mais ils ne purent rien obtenir des Tarentins, et ils n’étaient point assez puissants pour employer la force. C’est ainsi que les choses se passèrent. Ces Perses sont les premiers qui soient venus d’Asie en Grèce pour reconnaître le pays.

CXXXIX. Après ces événements, Darius prit Samos. De toutes les villes, tant grecques que barbares, celle-ci fut la première qu’il attaqua, pour les raisons que je vais dire. Beaucoup de Grecs avaient suivi Cambyse, fils de Cyrus, dans son expédition en Égypte ; les uns, comme on peut le croire, pour trafiquer, d’autres pour servir, et quelques-uns aussi par curiosité et pour voir le pays. Du nombre de ces derniers fut Syloson, banni de Samos, fils d’Æacès et frère de Polycrate. Il lui arriva une aventure qui contribua à sa fortune. Se promenant un jour sur la place de Memphis, un manteau d’écarlate sur les épaules, Darius, qui n’était alors qu’un simple garde du corps de Cambyse, et qui ne jouissait pas encore d’une grande considération, l’aperçut et eut envie de son manteau. Il s’approcha de cet étranger, et le pria de le lui vendre. Syloson, remarquant que Darius en avait une envie extrême, lui répondit, comme inspiré de quelque dieu : « Pour quelque prix que ce soit, je ne veux point le vendre ; mais, puisqu’il faut que les choses soient ainsi, j’aime mieux vous en faire présent. » Darius loua sa générosité, et accepta le manteau.

CXL. Syloson croyait avoir perdu son manteau par son trop de facilité ; mais, quelque temps après, Cambyse étant mort, les sept Perses détrônèrent le mage, et Darius, l’un des sept conjurés, monta sur le trône. Syloson, ayant appris que la couronne était échue à celui à qui, sur ses vives instances, il avait donné son manteau en Égypte, part pour Suses, se rend au palais, et, s’étant assis au vestibule, il dit qu’il avait autrefois obligé Darius. Le garde de la porte, qui avait entendu ce discours, en fit son rapport au roi. « Quel est donc ce Grec, se dit en lui-même Darius étonné, qui m’a prévenu de ses bienfaits ? Je n’ai que depuis peu la puissance souveraine, et depuis ce temps à peine peut-il en être venu un seul à ma cour. Pour moi, je ne sache point qu’aucun Grec m’ait rien prêté. Mais qu’on le fasse entrer ; je verrai ce qu’il veut dire. »

Le garde ayant introduit Syloson, les interprètes lui demandèrent qui il était, et en quoi il pouvait se vanter d’avoir obligé Darius. Syloson raconta tout ce qui s’était passé au sujet du manteau, et ajouta que c’était lui-même qui l’avait donné.

« Ô le plus généreux de tous les hommes ! répondit Darius ; vous êtes donc celui qui m’avez fait un présent dans le temps où je n’avais pas la moindre autorité ! Quoique ce présent soit peu de chose, je vous en ai cependant autant d’obligation que si j’en recevais aujourd’hui un considérable ; et, pour reconnaître ce plaisir, je vous donnerai tant d’or et d’argent, que vous n’aurez jamais sujet de vous repentir d’avoir obligé Darius, fils d’Hystaspes. — Grand roi, reprit Syloson, je ne vous demande ni or ni argent ; rendez-moi Samos, ma patrie, et délivrez-la de l’oppression. Depuis qu’Orétès a fait mourir mon frère Polycrate, un de nos esclaves s’en est emparé ; c’est cette patrie que je vous demande ; rendez-la-moi, seigneur, sans effusion de sang, et ne permettez pas qu’elle soit réduite en servitude. »

CXLI. Darius lui accorda sa demande. Il envoya une armée sous les ordres d’Otanes, un des Sept qui avaient détrôné le mage, et lui recommanda d’exécuter tout ce dont Syloson le prierait. Otanes se rendit sur les bords de la mer, où il fit embarquer ses troupes.

CXLII. Mæandrius, fils de Mæandrius, avait alors la puissance souveraine dans l’île de Samos ; Polycrate lui en avait confié la régence. Il voulut se montrer le plus juste de tous les hommes ; mais les circonstances ne le lui permirent pas. Quand il eut appris la mort de Polycrate, il érigea d’abord un autel à Jupiter Libérateur, et traça autour de cet autel l’aire sacrée qu’on voit encore aujourd’hui dans le faubourg de Samos. Ensuite il convoqua une assemblée de tous les citoyens, et leur tint ce discours : « Vous savez, Samiens, que Polycrate m’a confié son sceptre avec son autorité, et qu’aujourd’hui il ne tient qu’à moi de conserver l’empire sur vous. Mais, autant que je le pourrai, je ne ferai jamais ce que je condamne dans les autres. J’ai blâmé Polycrate de s’être rendu maître de ses égaux, et je n’approuverai jamais la même conduite dans un autre. Mais enfin il a rempli sa destinée. Quant à moi, je me démets de la puissance souveraine, et je rétablis l’égalité. Accordez-moi seulement, je vous prie, par une sorte de distinction que je crois juste, six talents[37] de l’argent de Polycrate. Permettez encore que je me réserve, à moi et à mes descendants, à perpétuité, le sacerdoce de Jupiter Libérateur, à qui j’ai élevé un autel, et je vous rends votre ancienne liberté. »

Telles furent les demandes et les promesses de Mæandrius ; mais un Samien, se levant du milieu de l’assemblée, lui dit : « Vous ne méritez pas de nous commander, vous qui avez toujours été un méchant et un scélérat. Il faut bien plutôt vous faire rendre comte de l’argent que vous avez eu en maniement. » Celui qui parla de la sorte s’appelait Télésarque ; il jouissait d’une grande considération parmi ses concitoyens.

CXLIII. Mæandrius, faisant réflexion que s’il se dépouillait de l’autorité souveraine, quelqu’un s’en emparerait et se mettrait en sa place, ne pensa plus à la quitter. Dès qu’il fut rentré dans la citadelle, il manda les citoyens l’un après l’autre, comme s’il eût voulu leur rendre compte de l’administration des finances ; mais ils furent arrêtés et mis aux fers. Pendant qu’ils étaient en prison, Mæandrius tomba malade. Son frère Lycarète crut qu’il n’en reviendrait point, et, pour usurper plus facilement la puissance souveraine dans Samos, il fit mourir tous les prisonniers : car il paraît bien que les Samiens regardaient comme une chose indigne d’un homme libre d’obéir à un tyran.

CXLIV. Cependant les Perses qui ramenaient Syloson étant arrivés à Samos, n’y trouvèrent pas la moindre résistance. Ceux du parti de Mæandrius, et Mæandrius lui-même, leur déclarèrent qu’ils étaient prêts à capituler et à sortir de l’île. Otanes accepta cette proposition ; et lorsque le traité eut été conclu, les gens les plus distingués d’entre les Perses firent apporter des siéges, et s’assirent devant la forteresse.

CXLV. Le tyran Mæandrius avait un frère, nommé Charilée, dont l’esprit n’était pas fort sain, et qu’on tenait enchaîné dans une prison souterraine pour quelque faute qu’il avait commise. Charilée, informé de ce qui se passait, et ayant vu par une ouverture de sa prison les Perses tranquillement assis, se mit à crier qu’il voulait parler à son frère. Mæandrius, qui l’avait entendu, ordonna de le délier, et de le lui amener. Il n’eut pas plutôt été amené, que, chargeant son frère d’invectives, il tâcha de l’engager à se jeter sur les Perses. « Ô le plus lâche de tous les hommes ! tu as bien eu le cœur assez dur pour me faire enchaîner dans une prison souterraine, moi qui suis ton frère, et qui n’ai mérité par aucun crime un pareil traitement, et tu n’as pas le courage de te venger des Perses, qui te chassent de ta maison et de ta patrie, quoiqu’il te soit facile de les vaincre ! Mais, si tu les redoutes, donne-moi tes troupes auxiliaires, et je les ferai repentir d’être venus ici. Quant à toi, je suis prêt à te renvoyer de cette île. »

CXLVI. Ainsi parla Charilée. Mæandrius prit en bonne part son discours. Il n’était pas cependant, à mon avis, assez insensé pour s’imaginer qu’avec ses forces il pourrait l’emporter sur le roi ; mais il enviait à Syloson le bonheur de recouvrer sans peine la ville de Samos, et de la recevoir florissante, et sans qu’on y eût fait le moindre dégât. En irritant les Perses, il voulait affaiblir la puissance des Samiens, et ne les livrer qu’en cet état. Il savait bien, en effet, que, si les Perses étaient maltraités, ils s’aigriraient contre les Samiens. D’ailleurs il avait un moyen sûr pour se retirer de l’île quand il le voudrait. Il avait fait pratiquer sous terre un chemin qui conduisait de la forteresse à la mer. Et en effet il sortit de Samos par cette route, et mit à la voile. Pendant ce temps-là Charilée, ayant fait prendre les armes à toutes les troupes auxiliaires, ouvrit les portes, et fit une sortie sur les Perses, qui, bien loin de s’attendre à cet acte d’hostilité, croyaient que tout était réglé. Les auxiliaires tombèrent sur ces Perses de distinction, qu’ils trouvèrent assis, et les massacrèrent. Tandis qu’ils les passaient au fil de l’épée, le reste de l’armée perse vint au secours, et poussa les auxiliaires avec tant de vigueur, qu’ils furent contraints de se renfermer dans la forteresse.

CXLVII. Otanes s’était ressouvenu jusqu’alors des ordres que Darius lui avait donnés en partant, de ne tuer aucun Samien, de n’en réduire aucun en servitude, et de rendre l’île de Samos à Syloson, sans permettre qu’on y fit le dégât ; mais, à la vue du carnage qui s’était fait des Perses, il les oublia. Il ordonna à son armée de faire main basse sur tout ce qu’elle trouverait en son chemin, hommes et enfants, sans aucune distinction. Ainsi, tandis qu’une partie de ses troupes assiégeait la citadelle, les autres passèrent au fil de l’épée tous ceux qu’ils rencontrèrent, tant dans les lieux sacrés que dans les profanes.

CXLVIII. Mæandrius, s’étant sauvé de Samos, fit voile à Lacédémone. Lorsqu’il y fut arrivé avec les richesses qu’il avait emportées, il fit tirer de ses coffres des coupes d’or et d’argent, et ses gens se mirent à les nettoyer. Pendant ce temps-là, il alla trouver Cléomène, fils d’Anaxandride, roi de Sparte ; et, s’entretenant avec lui, il l’amena insensiblement dans sa maison. Voyant ce prince saisi d’admiration à la vue de ces vases, il le pressa d’en prendre autant qu’il le voudrait, et de les faire porter dans son palais.

Cléomène montra en cette occasion qu’il était le plus juste et le plus désintéressé des hommes. Quoique Mæandrius insistât jusqu’à deux ou trois fois, il ne voulut jamais accepter ses dons. Mais, ayant appris que ce Samien faisait présent de ces vases à d’autres citoyens, et que, par ce moyen, il se procurerait du secours, il alla trouver les éphores, et leur remontra qu’il était de l’intérêt de la république de faire sortir du Péloponnèse cet étranger, de crainte, ajouta-t-il, qu’il ne me corrompe moi-même et d’autres citoyens aussi. Les éphores approuvèrent le conseil de Cléomène, et firent signifier à Mæandrius par un héraut qu’il eût à sortir des terres de la république.

CXLIX. Quand les Perses eurent pris tous les habitants de Samos comme dans un filet, ils remirent la ville à Syloson, mais déserte et sans aucun habitant. Quelque temps après, Otanes repeupla cette île, à l’occasion d’une vision qu’il eut en songe, et d’un mal dont il se sentit attaqué aux parties de la génération.

CL. Tandis que l’armée navale se rendait à Samos, les Babyloniens se révoltèrent après avoir fait de grands préparatifs. Pendant le règne du mage, et tandis que les sept Perses se soulevaient contre lui, ils profitèrent de ce temps et des troubles qu’il y eut à cette occasion, pour se disposer à soutenir un siége sans que les Perses en eussent la moindre connaissance. Après qu’ils eurent secoué ouvertement le joug, ils prirent les mesures suivantes : de toutes les femmes qui se trouvèrent dans Babylone, chaque homme, indépendamment de sa mère, ne se réserva que celle qu’il aimait le plus de toutes celles de sa maison. Quant aux autres, ils les assemblèrent toutes en un même lieu, et les étranglèrent. Celle que chacun s’était réservée devait lui apprêter à manger ; et ils étranglèrent le reste, afin de ménager leurs provisions.

CLI. À la première nouvelle de leur révolte, Darius assembla toutes ses forces, et marcha contre eux. Lorsqu’il fut arrivé devant la place, il en forma le siége ; mais les Babyloniens firent voir qu’ils s’en inquiétaient peu. Ils montèrent sur leurs remparts, et se mirent à danser et à faire des plaisanteries contre Darius et son armée ; et l’un d’entre eux leur dit cette parole remarquable : « Perses, pourquoi perdre ainsi le temps devant nos murailles ! Retirez-vous plutôt ; vous prendrez Babylone lorsque les mules engendreront. » Ainsi parla un Babylonien, ne pensant pas qu’une mule pût jamais engendrer.

CLII. Il y avait déjà un an et sept mois que Darius était avec son armée devant Babylone sans pouvoir la prendre : il en était très-affligé. Il s’était, mais en vain, servi de toutes sortes de stratagèmes ; il avait même eu recours à celui qui avait autrefois réussi à Cyrus ; mais les Babyloniens se tenaient sans cesse sur leurs gardes, et il n’était pas possible de les forcer.

CLIII. Le vingtième mois du siége, il arriva un prodige chez Zopyre, fils de ce Mégabyse qui, avec les six autres conjurés, détrôna le mage : une des mules qui lui servaient à porter ses provisions fit un poulain. Il n’en voulut d’abord rien croire ; mais, s’en étant convaincu par ses yeux, il défendit expressément à ses gens d’en parler. S’étant mis ensuite à réfléchir sur ce prodige, il se rappela les paroles du Babylonien qui avait dit, au commencement du siége, qu’on prendrait la ville lorsque les mules, toutes stériles qu’elles sont, engendreraient. Il crut, en conséquence de ce présage, qu’on pouvait prendre Babylone, que le Babylonien avait parlé de la sorte par une permission divine, et que la mule avait mis bas pour lui.

CLIV. Ayant reconnu que les destins assuraient la prise de Babylone, il alla trouver Darius, et lui demanda s’il avait fort à cœur la conquête de cette place. Ce prince lui ayant répondu qu’il le souhaitait ardemment, il délibéra comment il ferait pour s’en emparer, et pour que la prise de cette ville ne pût être attribuée à d’autre qu’à lui. Les Perses estiment en effet beaucoup les belles actions ; et chez eux c’est le plus sûr moyen de parvenir aux plus grands honneurs. Ayant fait réflexion qu’il ne pouvait se rendre maître de cette place qu’en se mutilant, pour passer ensuite chez les ennemis en qualité de transfuge, il ne balança pas un instant, et ne tint aucun compte d’une difformité à laquelle il n’était pas possible de remédier. Il se coupa donc le nez et les oreilles, se rasa d’une manière honteuse le tour de la tête, se mit le corps en sang à coups de fouet, et, en cet état, il alla se présenter au roi.

CLV. Darius, indigné de voir un homme de ce rang si cruellement traité, se lève précipitamment de son trône, et lui demande avec empressement qui l’avait ainsi mutilé, et pour quel sujet. « Personne que vous, seigneur, répondit Zopyre, n’est assez puissant pour me traiter de la sorte. Une main étrangère ne m’a point mis en cet état ; je l’ai fait moi-même, outré de voir les Assyriens se moquer des Perses. — Ô le plus malheureux des hommes, s’écria Darius ; en disant que vous vous êtes traité à cause des assiégés d’une manière irrémédiable, vous cherchez à couvrir d’un beau nom l’action la plus honteuse ! Insensé ! les ennemis se rendront-ils donc plus tôt, parce que vous vous êtes ainsi mutilé ? N’avez-vous donc pas perdu l’esprit quand vous vous êtes mis en cet état ? — Seigneur, reprit Zopyre, si je vous avais communiqué mon dessein, vous ne m’auriez jamais permis de l’exécuter : aussi n’ai je pris conseil que de moi-même. Babylone est à nous, si vous ne nous manquez pas. Dans l’état où vous me voyez, je vais passer dans la ville en qualité de transfuge ; je dirai aux Babyloniens que ce traitement m’a été fait par votre ordre : j’espère que, si je réussis à les persuader, j’obtiendrai le commandement d’une partie de leurs troupes. Pour vous, seigneur, le dixième jour après que j’aurai été reçu à Babylone, choisissez mille hommes dont la perte vous importe peu ; placez-les près de la porte de Sémiramis. Sept jours après, postez-en deux mille autres près de la porte de Ninive. Laissez ensuite passer vingt jours, et vous enverrez quatre mille hommes près de la porte des Chaldéens. Mais que les uns et les autres n’aient pour se défendre d’autres armes que leurs épées. Enfin, le vingtième jour après, faites avancer le reste de l’armée droit à la ville pour donner un assaut général. Mais surtout placez-moi les Perses aux portes Bélides et Cissiennes. Je ne doute point que les Babyloniens, témoins de mes grandes actions, ne me confient entre autres choses les clefs de ces portes : alors nous aurons soin, les Perses et moi, de faire ce qu’il faudra. »

CLVI. Ce discours achevé, il s’enfuit vers les portes de la ville, se retournant de temps en temps, comme s’il eût été un véritable transfuge. Ceux qui étaient en sentinelle sur les tours, l’ayant aperçu, descendirent promptement ; et, ayant entr’ouvert un guichet de la porte, ils lui demandèrent qui il était et ce qu’il venait chercher. Il leur répondit qu’il était Zopyre, et qu’il venait se rendre aux Babyloniens. Sur cette déclaration, les gardes de la porte le conduisirent à l’assemblée de la nation. Lorsqu’il fut arrivé, il se mit à déplorer son malheur : il attribua à Darius le traitement qu’il s’était fait, et leur dit que ce prince l’avait mis en cet état parce que, ne voyant nulle apparence de forcer la place, il lui avait conseillé d’en lever le siége. « Maintenant donc, leur dit-il, je viens vers vous, ô Babyloniens, et pour votre plus grand avantage, et pour le plus grand malheur de Darius, de son armée et des Perses. Tous ses projets me sont connus ; il ne m’aura point ainsi mutilé impunément. »

CLVII. Les Babyloniens, voyant un Perse de la première qualité le nez et les oreilles coupés, le corps déchiré de coups et tout en sang, crurent qu’il disait vrai, et qu’il venait les secourir. Ils étaient disposés à lui accorder tout ce qu’il souhaitait. Il leur demanda des troupes ; on lui en donna, et il fit tout ce dont il était convenu avec le roi.

Le dixième jour après son arrivée, il sortit à la tête des troupes dont les Babyloniens lui avaient confié le commandement, et, ayant investi dans leur poste les premiers mille hommes que Darius avait envoyés par son conseil, il les tailla en pièces. Les Babyloniens, ayant reconnu que ses actions répondaient à ses discours, en témoignèrent une grande joie, et n’en furent que plus disposés à lui obéir en tout.

Zopyre laissa passer le nombre de jours dont il était convenu avec Darius ; et, s’étant mis à la tête de l’élite des troupes babyloniennes, il fit une seconde sortie, dans laquelle il tua deux mille hommes. Les Babyloniens, témoins de cette action, ne s’entretenaient que de Zopyre.

Après ce second exploit, laissant encore écouler le nombre de jours convenu, il fit une troisième sortie, mena ses troupes vers le poste où il avait dit à Darius d’envoyer quatre mille hommes ; et, les ayant investis, il les massacra. Ce nouveau succès le rendit tout-puissant parmi les assiégés : il était tout, on lui confia tout, le commandement de l’armée et la garde des remparts.

CLVIII. Enfin Darius fit, au jour marqué, approcher son armée de toutes parts pour donner un assaut général. Alors Zopyre manifesta sa fraude : Tandis que les Babyloniens, montés sur les remparts, se défendaient contre l’armée de Darius, Zopyre ouvrit les portes Cissiennes et Bélides, et introduisit les Perses dans la place. Ceux des Babyloniens qui s’en étaient aperçus se réfugièrent dans le temple de Jupiter Bélus ; mais ceux qui ne l’avaient pas vu tinrent ferme dans leurs postes, jusqu’à ce qu’ils eussent aussi reconnu qu’on les avait livrés aux ennemis.

CLIX. Ce fut ainsi que Babylone tomba pour la seconde fois en la puissance des Perses. Darius, s’en étant rendu maître, en fit abattre les murs et enlever toutes les portes. Cyrus, qui l’avait prise avant lui, n’avait fait ni l’un ni l’autre. Il fit ensuite mettre en croix environ trois mille hommes des plus distingués de Babylone. Quant aux autres, il leur permit d’habiter la ville comme auparavant. En même temps il eut soin de leur donner des femmes pour la repeupler ; car les Babyloniens, comme nous l’avons dit au commencement, avaient étranglé les leurs dans la vue de ménager leurs provisions. Il ordonna donc aux peuples voisins d’envoyer des femmes à Babylone, et chaque nation fut taxée à un certain nombre. Elles se montaient en tout à cinquante mille. C’est de ces femmes que sont descendus les Babyloniens d’aujourd’hui.

CLX. Il n’y a jamais eu en Perse, au jugement de Darius, dans les siècles les plus reculés ou dans les derniers temps, personne qui ait surpassé Zopyre par ses belles actions, excepté Cyrus, à qui jamais aucun Perse ne se jugea digne d’être comparé. On rapporte que Darius déclarait souvent qu’il eût mieux aimé que Zopyre ne se fût pas traité si cruellement, que de devenir maître de vingt autres villes comme Babylone. Il lui accorda les plus grandes distinctions : tous les ans, il lui faisait présent de ce que les Perses regardent comme le plus honorable. Il lui donna la ville de Babylone, sans en exiger la moindre redevance, pour en jouir sa vie durant, et y ajouta beaucoup d’autres choses. Zopyre eut un fils, nommé Mégabyze, qui commanda en Égypte contre les Athéniens et leurs alliés. Mégabyze eut un fils, qui s’appelait aussi Zopyre. Celui-ci quitta les Perses, et passa volontairement à Athènes.


FIN DU TROISIÈME LIVRE.

Histoire d’Hérodote — Livre III
  1. Urotal signifie le soleil et la lumière ; Alitat, la lune lorsqu’elle est nouvelle : elle s’appelait aussi Alitta. Tel est le sentiment de Scaliger et de Selden. (L.)
  2. 45,000 liv. de notre monnaie.
  3. Épaphus était le fils d’Io, fille d’Inachus. Les Grecs, qui rapportaient tout à eux, prétendaient qu’il était le même que le dieu Apis. Mais les Égyptiens rejetaient cela comme une fable, et disaient qu’Épaphus était postérieur à Apis de plusieurs centaines de siècles. (L.)
  4. Nous ne savons pas ce que c’est que ces pataïques, et, suivant toutes les apparences, nous l’ignorerons toujours. Hérodote est le seul auteur qui en ait parlé : il ne leur donne point le nom de dieux ; j’ai cru devoir l’imiter, quoique Hésychius, qui ne fait que l’interpréter, les décore de ce titre. Ce qui peut faire croire que les pataïques n’étaient pas des dieux, c’est que les anciens ne mettaient qu’à la poupe les figures des dieux tutélaires des vaisseaux, et jamais à la proue, et que cette dernière place était destinée seulement à des figures d’animaux qui donnaient le nom aux vaisseaux. (L.)
  5. Dans une fête solennelle qu’on célébrait à Samos en l’honneur de Junon, tous les citoyens se rendaient processionnellement au temple de la déesse, avec leurs armes. Polycrate, ayant amassé sous ce prétexte beaucoup d’armes, les distribua à ses partisans, qui avaient pour chefs ses frères Syloson et Pantagnote. La procession finie, les Samiens mirent bas les armes, afin de se disposer au sacrifice. Les partisans de Polycrate, s’étant saisis de ces armes, massacrèrent tous ceux qui n’étaient pas de leurs amis, et, s’étant emparés des postes les plus avantageux, ils firent venir de l’île de Naxos Lygdamis, qui en était tyran, et, par son moyen, ils se rendirent maîtres de la citadelle, nommée Astypalée. (L.)
  6. Il y a seulement dans le grec : C’était l’ouvrage de, etc. J’y ai substitué le genre d’ouvrage que le terme de cachet suppose. Ce Théodore de Samos inventa l’équerre, le niveau, la tour et les clefs. Pausanias, en parlant de l’art de jeter en fonte les statues, fait mention de Théodore de Samos, fils de Téléclès, et de Rhœcus, fils de Philéus, qui en avaient été les inventeurs ; et à propos de Théodore il parle de cette émeraude. (L.).
  7. Ce tyran est mis au nombre des sept sages. Cependant Platon met en sa place Myson, de Chen en Laconie. Je ne puis croire que ce philosophe l’ait jugé indigne de ce titre à cause qu’il était tyran, comme le pense saint Clément d’Alexandrie : je crois plutôt que la tradition sur ces sept sages étaient fort incertaine, puisqu’on mettait en la place de Périandre tantôt Anarcharsis, tantôt Épiménis de Crète, tantôt Arcésilaüs d’Argos, et Myson de Chen. (L.)
  8. Corcyre fut fondée l’an 3938 de la période julienne, 736 ans avant Jésus-Christ.
  9. 54 000 liv. de notre monnaie.
  10. 540 000 livres.
  11. 141 toises 4 pieds, mesure de France.
  12. Rhœcus, fils de Philéus, était non-seulement un habile architecte, mais encore il inventa, avec Théodore de Samos, l’art de faire des moules avec de l’argile, longtemps avant que les Bacchiades eussent été chassés de Corinthe ; et ils jetèrent les premiers en fonte l’airain, et en firent des statues. Pausanias ajoute que, sur la balustrade qui est au-dessus de l’autel de Diane, dite Protothronia, à Éphèse, on voit à l’extrémité une statue de ce même Rhœcus. C’est une femme en bronze, que les Éphésiens disent être la Nuit. Il eut deux fils, Téléclès et Théodore, tous deux habiles statuaires. (L.)
  13. Mithridate, roi de Pont, qui fit dans la suite tant de peine aux Romains, descendait d’un de ces sept conjurés. (L.)
  14. Les Perses avaient coutume d’adorer le soleil levant. Au reste, il n’est pas question de tirer un présage du hennissement du cheval : c’était seulement une convention faite entre les conjurés. Les passages qu’apporte M. l’abbé Brotier pour prouver que les Perses tiraient des présages des chevaux, ne le prouvent pas. Dans le premier, il s’agit d’une convention ; dans le second, il est question de chevaux sacrés ; mais il n’est point dit qu’on en tirât des présages. (L.)
  15. Lorsque Cyrus perdit la vie, Darius avait environ vingt ans ; Cambyse régna sept ans cinq mois ; le mage Smerdis ne fut sur le trône que sept mois. Par conséquent, Darius avait environ vingt-neuf ans lorsqu’il parvint à la couronne. (L.)
  16. Le grec porte dans ses anaxyrides. Les anaxyrides étaient de larges culottes qui descendaient jusqu’à la cheville du pied. (L.)
  17. Les Arabes n’ont jamais été asservis, et à présent ils sont encore indépendants. « Cette nation a été de tout temps extrêmement jalouse de sa liberté ; elle n’a jamais admis de prince étranger. Aussi les rois de Perse, et après eux les rois de Macédoine, n’ont jamais pu les subjuguer. Des forces étrangères ne peuvent s’emparer de leur pays, parce qu’il est en partie désert et qu’il manque d’eau, et qu’il y a seulement, d’espace en espace, des puits cachés qui ne sont connus que des habitants. » (Diodore de Sicile, lib. ii, § i.) (L.)
  18. Le talent d’Eubée valait, selon la remarque d’Appien, 7 000 drachmes d’Alexandrie, c’est-à-dire 70 mines. Le talent babylonien était de la même valeur que celui d’Eubée ; l’un et l’autre valait donc 6 300 livres de notre monnaie. (L.)
  19. 2 700 000 livres de notre monnaie. On peut être surpris de ce que cette satrapie, qui était la plus petite des vingts, payât une si forte contribution. Il faut faire attention qu’elle comprenait la Lydie, pays très-riche, et que le Pactole, qui l’arrosait, roulait des paillettes d’or. (L.)
  20. Cet Amphilochus, fils d’Amphiaraüs et d’Ériphyle, fut un célèbre devin. Il fut roi d’Argos, mais il ne put se maintenir dans ce royaume, et il en sortit pour aller fonder la ville d’Argos Amphilochium, dans le golfe d’Ambracie. Il bâtit aussi Malle en Cilicie. Les Pamphyliens qui servaient sur la flotte des Perses descendaient des Grecs qui, avec Amphilochus et Calchas, avaient été dispersés par la tempête après la prise de Troie. Ce ne peut être que ce même Amphilochus, puisque Strabon parle du voyage d’Amphilochus, fils d’Amphiaraüs, avec Calchas. (L.)
  21. 35 301 livres 2 onces 2 gros 32 grains pesant.
  22. Indépendamment de cette somme, « les Arméniens, dit Strabon, donnaient tous les ans au roi, pendant les fêtes de Mithra, vingt mille chevaux. » Ces chevaux venaient de la plaine Niséenne. Il paraît par là que Strabon pensait que cette plaine était en Arménie, quoiqu’elle fût réellement en Médie. Mais peut-être que, du temps de ce géographe, cette plaine dépendait de l’Arménie. (L.)
  23. 51 432 livres 4 onces 5 gros 24 grains.
  24. C’est le coton. Les anciens l’appelaient byssus, et le regardaient comme une espèce de lin, et tantôt comme une sorte de laine qui croissait sur un arbre dans l’Inde. Théophraste appelle ces arbrisseaux arbres portant laine, ἐριοφόρα δένδρα. Ctésias dit, au rapport de Varron, qu’il y a dans l’Inde des arbres qui portent de la laine. Pomponius Méla est du même avis. « L’Inde, dit-il, est si grasse et si fertile, que le miel découle des feuilles des arbres, et que les bois y portent de la laine. » Il ajoute ensuite que les Indiens sont habillés de lin, ou de la laine dont il vient de parler. Cet auteur confond ici le lin avec le coton, les Indiens n’ayant jamais connu le lin. (L.)
  25. L’arbre qui porte l’encens ne croît qu’en Arabie ; on le trouve particulièrement dans cette partie qu’on appelle Thurifère, dans un canton qui est vers le milieu de l’Arabie, après les Atramites, proche la ville de Saba, capitale du pays des Sabéens. Ce canton est naturellement inaccessible, étant entouré de rochers. On y voit des forêts d’encens qui ont vingt schènes de long sur dix de large. Elles sont voisines des Minéens, qui habitent un autre pays par lequel on apporte l’encens, et de là vient qu’anciennement on appelait l’encens thus minæum. (L.)
  26. C’est le nom que les Grecs et les Latins du Bas-Empire ont donné à notre cannelle, qui est le casia d’Hérodote, et le casia syrinx ou casia fistula de la plupart des auteurs. Mais les anciens entendaient sous le nom de cinnamome l’arbre même qui donne la cannelle. (L.)
  27. Le lédum est un arbrisseau odoriférant qui s’élève à deux ou trois pieds. Les chèvres broutent les feuilles du lédum, sur lesquelles il y a une matière gommeuse dont leur barbe se charge. Les paysans ont soin de la ramasser avec des peignes de bois faits exprès ; ensuite ils la fondent, la coulent, et la mettent en masse ; c’est ce qu’on appelle lédanon ou ladanon. « On l’amasse aussi avec une espèce de fouet à long manche et à double rang de courroies, qu’on fait rouler sur ces plantes, et qui se chargent ainsi de la glu odoriférante attachée sur les feuilles. » (Tournefort.)
  28. Il y a dans le grec : En hiver le dieu (Jupiter) pleut ; telle était l’expression ordinaire. Τί γὰρ ὁ Ζεὺς ποιεῖ ; quel temps fait-il ? (Aristoph., Av., 1501.) Χῶ Ζεὺς ἄλλοκα μὲν πέλει αἴθριος, ἄλλοκα δ’ὕει ; tantôt il pleut, et tantôt il fait beau. (Théocrit., Idyll., iv, vers 43).
  29. Cette opinion paraît bien étrange ; c’était cependant celle du siècle d’Hérodote ; et l’on croirait qu’elle était universellement établie, puisque Sophocle n’a pas craint de la mettre dans la bouche d’Antigone : « Après la mort d’un époux, un autre peut le remplacer ; la naissance d’un fils peut dédommager de celui qu’on a perdu : mais lorsque les auteurs de nos jours sont ensevelis dans la tombe, on ne peut plus compter sur la naissance d’un frère. »
  30. Il y a dans le grec : à la porte du roi. Les grands seigneurs attendaient à la porte des rois en Perse. Cet usage, établi par Cyrus, s’est conservé aussi longtemps que la monarchie ; et même encore actuellement en Turquie, on dit la porte ottomane, pour la cour. (L.)
  31. Avant l’usage des serrures, on avait coutume, dans les temps anciens, de fermer les coffres, etc., avec des nœuds. Il y en avait de si difficiles, que celui seul qui en avait le secret pouvait les délier. Tout le monde connaît le fameux nœud gordien. On trouve souvent cet usage dans Homère. (L.)
  32. Orétès le fit sans doute écorcher vif, genre de supplice assez ordinaire en Perse. (Wesseling.)
  33. 5 400 livres de notre monnaie.
  34. 9 000 livres.
  35. 10 800 livres.
  36. Pour bien entendre ce passage, il faut se rappeler que les Grecs désignaient fréquemment les Perses sous le nom de Mèdes, quoique les Mèdes fussent des peuples auxquels les Perses avaient enlevé l’empire. (Miot.)
  37. 32 400 livres.