Hilda ou le christianisme au Ve siècle/02

Hilda ou le christianisme au Ve siècle
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 286-321).
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V.


Tandis que Lucius, emporté par son coursier de Thessalie, poursuivait les sangliers à travers la forêt qui retentissait des cris de sa meute laconienne ; tandis que Capito se rendait auprès des rhéteurs, occupé de l’effet que produiraient ses périodes sur la docte assemblée où il était attendu, Macer pressait le pas des esclaves qui, tout ruisselans de sueur, portaient sa litière vers la ville. De vagues et accablantes rumeurs, arrivant de plusieurs côtés à la fois, n’avaient pas tardé de confirmer les paroles d’Hilda. Macer était parti sur-le-champ pour Trêves, après avoir fait à la hâte convoquer la curie. Il mettait un grand empressement à remplir ses fonctions municipales ; c’était la seule activité qui lui fût permise, et, malgré ses mécontentemens, il saisissait avec ardeur toutes les occasions de déployer quelque autorité dans sa ville. Les ambitieux se plaisent toujours à l’exercice du pouvoir, même d’un pouvoir qu’ils méprisent.

Arrivé dans le lieu où se réunissaient les décurions, il ne trouva que les moins considérables d’entre eux, ceux à qui leur condition inférieure ou leur caractère timide ne permettait pas de se soustraire à cette corvée municipale, dont, à cette époque de désorganisation politique, tous ne subissaient le poids qu’à regret. Ses émissaires envoyés à la recherche des membres absens du collège curial en amenèrent quelques-uns dont l’indifférence égoïste pour les affaires publiques cédait à la crainte de déplaire au duumvir. Quand ils furent rassemblés à grand’peine, Macer les instruisit du danger qui les menaçait et prononça un discours bref et énergique sur la nécessité d’aviser sans délai à la défense de la cité menacée par les Barbares. Il ne vit sur tous les visages qu’une consternation muette et un morne découragement. Les plus riches étaient agités d’une terreur qu’ils ne cherchaient pas à déguiser, en songeant à leurs trésors et à leurs palais qui allaient peut-être devenir la proie des Francs. Les plus misérables montraient une résignation stupide ; leur regard fixe et terne semblait dire qu’ils étaient indifférens à toutes les calamités et à tous les désastres, que le fisc ne leur avait laissé presque rien à perdre, et qu’une existence triste et opprimée, remplie de vexations et d’inquiétudes, n’était pas un bien qu’ils fussent très jaloux de conserver.

Cependant, quelques-uns des décurions influens s’étant un peu remis de leur premier trouble, la délibération commença, confuse et pleine d’avis contradictoires ou insensés. Aucun de ces hommes n’était préparé à l’événement terrible, aucun ne l’avait prévu. Celui qui était chargé de veiller à la défense de la cité, pressé de questions, avoua qu’il avait entièrement négligé l’objet de ses fonctions. Une partie des fossés avaient été comblés dans des intentions d’agrément ou d’utilité privée. La plupart des tours dont les murailles étaient flanquées tombaient en ruines. Le malencontreux édile confessa même en rougissant avoir soustrait à une portion de murailles qui bordait l’extrémité de ses jardins ce qu’il lui fallait pour bâtir un portique. C’est ainsi que chacun, au lieu de veiller à la conservation de l’état, en tirait à soi les débris.

Pris au dépourvu, les infortunés décurions ne savaient que résoudre. L’un conseillait d’acheter la paix des Barbares. Cette motion, inspirée par la misérable politique qui depuis cent ans perdait l’empire, excita une violente rumeur dans l’assemblée. On parla pour et contre avec vivacité, selon que la peur était plus forte que l’avarice, ou l’avarice plus forte que la peur. D’autres proposèrent gravement d’envoyer une députation à l’empereur pour qu’il préservât des Barbares la Rome des Gaules, ne réfléchissant pas que les Barbares n’auraient peut-être pas la patience d’attendre qu’on eût rassemblé des forces contre eux à Milan ou à Constantinople. On trouvait plus facile de chercher l’abri lointain du manteau impérial que de préparer sur les lieux une résistance énergique. C’est que l’organisation municipale, dont le pouvoir avait fait un odieux moyen de tyrannie, était sans vigueur ; on avait usé l’instrument, faussé le ressort, brisé le levier.

La discussion, s’étant graduellement animée, finit par devenir extrêmement bruyante. Ce n’était pas un zèle sérieux pour le bien public qui dictait tant d’impétueux discours, c’était l’emportement de la discussion et l’entêtement d’opinions une fois émises qu’on attaquait et défendait avec un puéril acharnement. Au milieu du tumulte, peu à peu les décurions s’éclipsèrent. Un intérêt plus puissant que celui des affaires publiques les appelait à l’amphithéâtre, où l’on devait donner un combat de bêtes et de gladiateurs. Bientôt Macer se trouva seul ; il haussa les épaules avec mépris en voyant sortir le dernier de ses collègues. « Il n’y a plus de gouvernement romain, il n’y a plus de société romaine, dit-il ; allons dans ma famille, où du moins toute tradition d’ordre et de discipline n’est pas anéantie ; allons surveiller mes esclaves et revoir mon fils. »

Cependant l’amphithéâtre se remplissait d’une foule inquiète ; chacun s’y rendait autant pour apprendre des nouvelles dans ce lieu de réunion générale que pour obéir à l’indomptable passion que les Romains conservaient pour les sanguinaires divertissemens de l’arène. On s’abordait en se demandant si les Francs étaient proches, s’il était vrai qu’ils se fussent montrés sur telle hauteur, qu’ils eussent brûlé tel village ; puis, au milieu de ces alarmes, on en venait insensiblement à parler des jeux qui allaient commencer. L’un vantait un lion amené de la province d’Afrique et qui était célèbre pour avoir déjà dévoré vingt hommes ; l’autre opposait à ces éloges ceux d’un Barbare qui, dans une même journée, avait combattu successivement dix Bructères sans être vaincu ; chacun prenait fait et cause pour le lion ou pour le gladiateur. Les esprits s’échauffaient par la discussion ; on en venait aux injures, et l’on oubliait dans les vaines querelles le sérieux danger qui menaçait ; puis un survenant rendait à l’assemblée ses terreurs, dont elle était bientôt distraite par les apprêts du spectacle et par son impatience de le voir commencer. Cette impatience était plus vive encore et plus furieuse que de coutume, car cette fois il s’agissait d’écarter des craintes importunes par des joies bruyantes, et la foule se précipitait vers ces joies avec le double emportement de la cruauté et de la peur. Les magistrats de la cité, consternés d’un péril qu’ils ne savaient comment conjurer, hésitaient à donner le signal des jeux ; mais le cri — les bêtes ! les bêtes ! — retentissant toujours avec plus de violence, il fallut bien s’y résoudre. On tira les animaux féroces de leurs loges souterraines et l’on plaça en face d’eux un certain nombre d’esclaves condamnés. Ils étaient sans armes et ne purent faire aucune défense ; cependant il y eut quelque plaisir à voir les animaux affamés s’élancer sur leur proie, la déchirer et la traîner dans le sang. Ce fut comme un prélude aux scènes de carnage qui allaient suivre, comme un avant-goût de l’égorgement des gladiateurs, principal objet de la fête.

Ici le spectacle fut encore interrompu. Les gladiateurs amenés dans l’arène pour la première fois refusèrent de combattre. La plupart étaient des Francs qui avaient été surpris et faits prisonniers dans une expédition récente. Le bruit de l’approche de leurs frères avait pénétré jusqu’à eux ; ils lisaient leurs progrès sur les fronts épouvantés des employés de l’amphithéâtre ; ils contemplaient avec joie l’attitude inquiète des magistrats et jusqu’à la fiévreuse ardeur du peuple. Immobiles, ils semblaient chercher de l’œil la flamme de quelque signal allumé sur les montagnes et prêter l’oreille à des rumeurs lointaines ; puis ils se couchèrent au milieu de l’arène, promenant des regards farouches sur les spectateurs. La multitude, furieuse de voir ainsi différer ses plaisirs, indignée de la désobéissance inaccoutumée de ces gladiateurs, qui se faisaient attendre pour mourir, leur prodigua la menace et l’outrage. Les huées, les sifflets retentirent, et, de la colline à laquelle étaient adossés les gradins de l’amphithéâtre, on fit pleuvoir sur eux des pierres, du sable et de la boue. Le Barbare ne sut jamais supporter l’opprobre. Les Francs se levèrent d’un même bond : les deux troupes qui devaient combattre l’une contre l’autre, et qui s’étaient réunies, se séparèrent, et, frappant sur leurs boucliers, s’apprêtèrent au combat ; mais, au moment de le commencer, on les vit, entraînées toutes deux par un mouvement inattendu, s’élancer l’une vers l’autre, et chaque gladiateur saisir et serrer la main de son adversaire, puis reculer de quelques pas pour revenir fondre sur lui. Cette mêlée fut terrible. Les Barbares semblaient transportés d’une joie sauvage et d’une rage désespérée ; ils semblaient dire : « Combattons et mourons ; cette fois, nous serons vengés. » Jamais gladiateurs ne s’étaient heurtés plus rudement. Le peuple était transporté. Son ivresse sanguinaire redoublait avec l’ivresse belliqueuse des combattans ; eux et lui étaient comme enveloppés d’un vertige de sang, et ne s’apercevaient pas que la nuit approchait. Soudain des bruits terribles furent entendus, et l’on vit dans le crépuscule une bande de Francs courir sur les hauteurs qui dominaient l’amphithéâtre. Les préposés à l’office des jeux s’enfuirent, le peuple se leva tout entier sur les gradins, pâle et muet d’effroi. Les Francs de l’arène, cessant leur combat, répondirent par un cri aux cris que leurs frères poussaient dans la montagne : s’élançant par-dessus les barrières, qu’on ne gardait plus, ils se ruèrent dans le podium, place d’honneur réservée aux magistrats, et commencèrent à les égorger. En ce moment, le ciel, que brunissaient les premières ombres du soir, s’éclaira de lueurs sinistres : c’étaient les reflets que jetait Trêves incendiée. À cet aspect, le peuple, arraché à la consternation par le désespoir, voulut s’échapper ; mais les Francs avaient mis le feu à l’amphithéâtre et l’entouraient. Alors se confondirent les gémissemens lamentables des citoyens, les cris de guerre des Barbares et les hurlemens des bêtes féroces, qui brûlaient dans leurs souterrains ou bondissaient au travers du feu. Au bout de quelque temps, tous ces bruits avaient cessé. Les Francs se précipitaient vers la ville pour la piller, et l’on n’entendait plus dans l’amphithéâtre que le craquement des colonnes qui se fendaient ou le pétillement de la flamme calcinant les cadavres écrasés sous les ruines.

Dans l’église cathédrale de Trêves se passait une scène bien différente. Quelques chrétiens véritables s’y étaient rassemblés, avec leurs femmes et leurs enfans, pour y célébrer une dernière fois l’office divin. Les voix de ces chrétiens et le chant des prêtres s’élevaient alternativement vers le ciel avec le calme accoutumé. On n’eût pu reconnaître la présence du danger qu’à l’accent, encore plus recueilli, à l’expression encore plus fervente de la prière. Par momens, les flammes de l’incendie brillaient à travers les vitraux de la basilique, et un jour sinistre tombait d’en haut sur les fronts inclinés des fidèles ; on entendait d’horribles cris, qui ne les faisaient point tressaillir ; seulement ils se serraient toujours davantage autour de leur évêque. Maxime se tenait debout au pied de la chaire épiscopale, d’où il était descendu pour être plus près de ses fils dans le péril. À quelque distance, Priscilla, entourée des saintes femmes et des vierges tremblantes, tantôt levait avec ardeur les yeux vers le ciel, tantôt les tournait vers l’évêque avec une tendresse pleine de respect et mêlée d’une horrible inquiétude. Les mères approchaient leurs enfans des pieds de Maxime, et l’une d’elles avait caché le sien sous la robe épiscopale, tant l’évêque, qui dans la vie commune était le père et le juge de la communauté chrétienne, semblait, dans le désastre universel, être encore son dernier protecteur et son dernier refuge.

Maxime était saisi d’une profonde douleur en contemplant autour de lui tout ce peuple destiné à la servitude ou à la mort, et parmi ce peuple celle qu’il avait nommée son épouse et qu’il nommait maintenant sa sœur bien-aimée devant Dieu. Il rassembla toute l’énergie de son ame pour soutenir ses frères à ce triste moment. La religion seule pouvait trouver quelques paroles dans une telle extrémité. Maxime éleva les yeux et les mains vers le ciel pour en faire descendre sur lui les forces dont il avait besoin ; puis, s’adressant aux fidèles d’une voix triste, mais affermie par la foi, il leur dit ces simples paroles : — Frères bien-aimés, le temps des épreuves est venu ; il a plu au Dieu très bon de nous éprouver par de grandes misères, moindres pourtant que nos péchés et que son amour. Il importe que nous ne murmurions point contre la peine qu’il plaît au Seigneur de nous infliger, de peur que nos âmes ne perdent le fruit de notre châtiment et qu’il ne nous ait été envoyé en vain. Souvenons-nous de la constance des saints martyrs de la foi, et sachons comme eux attendre la mort avec fermeté. Si Dieu juge à propos de nous retirer de ce monde, voudrions-nous y rester contre son désir ? L’enfant que son père appelle à lui refuse-t-il d’obéir à sa voix ? Et d’ailleurs, ajouta Maxime avec un accent mélancolique, est-il si doux de vivre dans ces temps déplorables ? Dans ces temps proches de la fin, où tout se dissout et se brise, où l’empire est envahi par les Barbares, où l’église est déchirée par les hérésies, ne vaut-il pas mieux se coucher au pied des marches de l’autel pour se relever avec les saints ? Heureux, mes frères, ceux qui, après s’être beaucoup aimés, meurent ensemble, dans le Seigneur ! — Et l’évêque ne put s’empêcher de jeter un regard du côté de Priscilla, qui écoutait dans un ravissement céleste ces dernières paroles de Maxime. — Mais, hélas ! nous pouvons être séparés par la mort ou par l’esclavage ; si ce sort nous est réservé, que Dieu nous fasse la grâce d’en supporter la cruelle amertume ! — Ici la voix de Maxime faiblit visiblement ; il reprit avec un grand effort : — Mes frères, nous allons communier ensemble pour la dernière fois et nous donner le baiser de paix, qui sera le baiser d’adieu ; mais auparavant nous devons prier pour les malheureux infidèles, qui, dans leur ignorance, attirent de plus en plus sur eux le fléau de la colère céleste. Redites après moi la prière que je vais adresser à Dieu, et prononcez-la du plus profond et du plus vrai de votre cœur. « Mon Dieu, aie pitié de nos ennemis, et sauve ceux qui désirent notre sang ! »

Ces paroles d’une charité sublime, répétées par toute cette assemblée dévouée à mourir, montaient vers les voûtes de l’église comme un encens pacifique ; ensuite tous les assistans s’approchèrent avec recueillement pour recevoir la communion, et chacun, après l’avoir reçue, embrassait le saint évêque. La solennité lugubre de la circonstance fit oublier à Maxime un peu de sa sévérité accoutumée, et quand Priscilla, humble et rougissante, se présenta devant lui, il posa en présence des fidèles ses chastes lèvres sur le front de sa compagne.

En ce moment, quelques zélés néophytes entrèrent avec précipitation dans l’église par une porte secrète. — Mon père, s’écrièrent-ils en tombant aux pieds de Maxime, les Barbares vont venir, tu peux leur échapper encore. Suis-nous à travers les détours du souterrain qui conduit jusqu’à la Moselle ; là, une petite barque t’attend, et, à la faveur de la nuit… — Mes enfans, dit en souriant Maxime, est-ce ainsi que vous venez tenter votre évêque ? N’avez-vous pas lu dans l’Évangile que c’est le pasteur mercenaire, et non pas le bon pasteur, qui abandonne son troupeau à l’heure du danger ? Mais l’offre de votre zèle charitable ne sera pas perdue : je vous confie ma sainte sœur Priscilla, conduisez-la dans un couvent du midi de la Gaule ; qu’elle y prie pour nos âmes, si nos âmes doivent paraître aujourd’hui devant Dieu !

Maxime n’avait pas achevé de prononcer ces paroles, que Priscilla s’était précipitée à ses pieds, et, les baignant de larmes, le conjurait de ne pas la repousser loin de lui en ce moment. — Frère vénérable, lui disait-elle, tu es aussi mon père, mon pasteur : ta fille, ton ouaille soumise ne peut te désobéir et te résister ; mais permets-moi de mourir ici avec mes sœurs et avec toi. Dieu ne nous commande point cette séparation ; sois miséricordieux comme lui. Oh ! grâce, Maxime, fais grâce à Priscilla ! — Il y avait une expression passionnée dans ces paroles par lesquelles une pauvre femme éplorée suppliait qu’on lui permît de mourir, et Maxime hésitait à la contrister par un refus.

En ce moment, un jeune lévite couvert de sang entra dans l’église : c’était un orphelin qui avait perdu ses parens quinze ans plus tôt à la prise de Cologne, et qu’avaient adopté Maxime et Priscilla. Maxime fondait les plus grandes espérances sur ce jeune homme, déjà remarquable par l’ardeur de sa piété et la fougue de son éloquence. Il avait traversé les hordes de Barbares, et, blessé légèrement, il venait rejoindre ses parens adoptifs pour mourir avec eux. En le voyant paraître, Priscilla, comme par une inspiration subite, s’écria : — Voilà celui qu’il faut sauver, voilà celui qui sera un jour une des palmes de l’église ! Sa langue sera une de ces langues de feu qu’allume l’Esprit saint pour éclairer et embraser les cœurs ! Mon père, laissez-moi mourir avec vous, et conservez Salvien ! — Eh bien ! dit Maxime, vaincu par l’ardente prière et l’accent prophétique de Priscilla, qu’il soit fait selon le généreux désir de ma sainte sœur ! Que le jeune espoir de l’éloquence chrétienne vive pour édifier et orner l’église par sa parole, et nous, vieux et inutiles serviteurs de Dieu, soyons unis par la gloire et par la félicité du martyre !

Salvien, à son tour, ne voulait pas s’éloigner de ses frères ; mais cette fois Maxime éleva la voix avec une imposante autorité, et le jeune lévite n’osa pas résister à cette voix puissante. Après avoir reçu en sanglotant la bénédiction épiscopale de Maxime et la bénédiction maternelle de Priscilla, il s’apprêtait à sortir par la porte secrète. Tout à coup, avant d’en franchir le seuil, il s’arrêta, et, comme saisi de l’esprit de Dieu, il s’écria d’une voix tonnante : Eh bien ! oui, je pars, puisque mon père vénérable l’ordonne ainsi ; moi dont le berceau a été trempé de sang, moi qui aujourd’hui encore ai senti dans ma chair le fer des Barbares, je vivrai, si le Seigneur le veut ainsi, pour flageller de ma parole les chrétiens déchus, dont les péchés ont fait couler ce sang, ont suscité ces Barbares. Je dirai les corruptions de l’église, je raconterai les turpitudes de la société romaine, et l’on comprendra pourquoi Dieu livre le monde aux hordes féroces de l’aquilon ! mon Dieu ! quand leur fureur renverse tes temples et immole tes saints, on ne peut s’expliquer tes voies, et les faux sages, nourris des traditions de la philosophie païenne, nous disent : où donc est la providence de votre Dieu ? Cette providence, ô insensés ! elle remplit le ciel et la terre, elle gouverne le désordre apparent du monde comme elle règle les tempêtes ; elle éclate dans le mal comme dans le bien ; elle brille dans la foudre comme dans le soleil ; c’est elle qui est allée chercher les Barbares pour vous punir ; c’est elle qui leur a donné le courage et la force, et à vous la lâcheté et l’impuissance. Il lui plaît de s’entourer de mystère et d’ombre ; mais je la découvre et la salue dans la nuit qui l’enveloppe, ainsi que le pilote découvre et salue à l’horizon ces feux sauveurs qui ne s’allument que dans les ténèbres.

Comme Salvien achevait de proclamer cette grande idée de la Providence, qu’il devait célébrer si éloquemment dans ses écrits, et tandis qu’on l’entraînait vers la porte secrète du sanctuaire, les Francs inondaient l’église, vers laquelle leur cupidité, distraite d’abord par de nombreux objets, s’était enfin dirigée. À leur tête bondissait un jeune Barbare à l’œil candide et farouche, aux longs cheveux blonds et flottans jusqu’à la ceinture. Gundiok était le chef d’une bande de Francs qui habitait une partie reculée de la forêt Hercynienne, et qui s’était trouvée moins que les tribus plus avancées en contact avec les Romains. Gundiok était le Barbare pur, sans aucune atteinte de la civilisation, c’est-à-dire quelque chose qui tenait à la fois de l’homme et de la bête sauvage. Arrivé au milieu de l’église, il se trouva face à face avec Maxime. Celui-ci, debout au milieu des chrétiens agenouillés, les bras étendus sur leur tête pour les bénir et les protéger, regardait le jeune chef avec une sécurité intrépide et une compassion presque affectueuse. Cette expression du noble visage de l’évêque étonna Gundiok ; il s’arrêta un moment comme pour tâcher de comprendre ; mais cette impression fut rapide et fugitive, et ne fit que traverser l’âme du Barbare. Sa férocité naturelle reprit bien vite le dessus, et, poussant un rire sauvage, il leva sa framée sur l’évêque. À ce signal, le massacre commença. Quand Maxime vit que les chrétiens qui l’entouraient étaient livrés à une mort inévitable, il se pencha sur eux, et, serrant avec force tous ceux qu’il put attirer sur son cœur, le digne pasteur mourut avec joie en les embrassant.

Quand Priscilla avait vu le fer se lever sur Maxime, elle s’était élancée vers lui ; blessée mortellement, elle vint tomber à ses pieds, tandis qu’il respirait encore ; Maxime, soulevant une main mutilée, lui montra le ciel et expira. Alors Priscilla se glissa timidement à ses côtés ; elle osa placer sa tête sur la poitrine de son époux, et mourut en bénissant Dieu, qui le lui avait enlevé dans la vie pour le lui rendre dans la mort et dans l’éternité.

Après avoir pillé l’église de Trêves, les Francs de Gundiok, conduits par l’odieux Bléda, se dirigèrent vers la demeure des Secundinus. Tout y était dans le plus grand désordre : les esclaves francs étaient allés rejoindre leurs frères ; le reste avait fui, car les Barbares prenaient les esclaves comme les autres portions du mobilier domestique. Pourquoi Macer aurait-il cherché à fuir ? Il ne pouvait emporter avec lui ses grandes propriétés territoriales, l’importance qu’elles lui donnaient, les chances qu’elles ouvraient à son ambition pour son fils. Quand tout avenir se fermait devant lui, il lui était indifférent d’être égorgé près de son foyer par les Barbares ; assis dans son atrium, il les attendait d’un air impassible, se comparant intérieurement aux sénateurs romains attendant sur leurs chaises curules les Gaulois maîtres du Capitole.

Pour Capito, dont l’arrivée des Francs avait brusquement dérangé les divertissemens littéraires, il semblait ne rien concevoir à ce qui se passait autour de lui. Il était comme un homme réveillé en sursaut, et dont les premières paroles continuent un rêve interrompu. Tantôt il lisait des phrases du discours de Glabrio et de son propre panégyrique ; tantôt, ramené par quelque circonstance au sentiment de la calamité présente, il y faisait de classiques allusions en récitant des vers du second livre de l’Enéide sur la prise de Troie. La frayeur avait troublé ses idées, mais elle n’avait pu lui en donner de nouvelles. Lucius, négligemment renversé sur quelques coussins aux pieds de Macer et tenant un glaive magnifiquement orné, attendait le moment de défendre son père, et c’est tout au plus si la terrible situation où il se trouvait l’empêchait de sourire en entendant les exclamations mythologiques et les citations incohérentes de Capito.

Gundiok, suivi de ses Francs, se précipita dans l’atrium, et s’élança vers Macer, qui demeura immobile. En un clin d’œil, Lucius fut debout, et para de son glaive le coup destiné à son père. L’arme brillante se brisa dans sa main sous le coup terrible de l’arme barbare. Gundiok sourit, regarda fixement Lucius, et fut frappé de l’intrépidité tranquille et insouciante du jeune Romain, qui avait osé opposer à sa force une si fragile défense. Ce courage lui plut, et il lui prit fantaisie d’épargner Lucius et sa famille. Un signe de protection avertit les Francs ; quelques-uns s’emparèrent des trois Secundinus, et, tandis que leurs compagnons se dispersaient dans l’habitation pour la piller, ils emmenèrent avec eux les captifs ; des esclaves qu’on avait surpris cachés dans quelque coin de l’habitation furent entraînés avec leur maître. Bléda marchait parmi les Francs qu’il avait guidés. Hilda, échappée par miracle au massacre des chrétiens dans l’église de Trêves, vint volontairement se joindre à la petite troupe qui, d’un pas rapide et silencieux sous la conduite des Barbares, s’avançait vers les montagnes.


VI.


Après quelques jours d’une marche pénible, les Francs arrivèrent aux confins de la forêt Hercynienne. Les traces de la vie barbare, mêlée à quelques rudimens et à quelques débris de civilisation, donnaient à ce pays une physionomie singulière. Ici l’on voyait des portions vierges de la forêt, formées de chênes séculaires, de sapins gigantesques ; là, des espaces libres dans lesquels on avait employé le feu pour abattre les troncs, et où subsistaient des vestiges de défrichement et les restes d’une culture essayée un moment et bientôt abandonnée par l’inconstance barbare. Au centre, une vaste enceinte palissadée renfermait les troupeaux de la tribu et les produits variés du pillage. Çà et là dans les clairières, au bord des marais, s’élevaient des huttes mobiles couvertes de branchages ou de roseaux dans lesquelles se trouvaient quelques instrumens d’une industrie imparfaite, et tandis que des chariots servaient encore de demeure à ceux qui conservaient le plus fidèlement la simplicité des aïeux, des masures grossièrement bâties attestaient, chez quelques autres, le désir d’imiter les habitations sédentaires des Romains.

Les Francs établis dans cette contrée avaient fait la guerre au service de l’empire. Les hauteurs imprudentes et l’avarice mal entendue de l’administration romaine les avaient rejetés dans les forêts, et ils gardaient, au sein de leur existence actuelle, quelques habitudes de leur première condition. Ils affectaient de reproduire certains usages militaires de l’empire ; presque tous avaient parmi leurs armes, outre la framée et l’épieu germain, la pique ou le glaive du légionnaire. Les termes latins du commandement leur étaient restés, très altérés, il est vrai, par la rudesse de leur prononciation. Enfin les vices des Romains s’étaient entés sur leurs propres vices. Rien n’est pire qu’un Barbare civilisé à demi.

C’était surtout chez leur chef Viriomar que ces prétentions étaient marquées et souvent risibles. Affublé, par-dessus sa tunique franque, d’un baudrier romain usé par le temps, il portait un casque de centurion dont le cimier avait été brisé, et, dans les jours solennels, il s’attachait des sandales qui gênaient un peu l’agilité naturelle de sa marche. Il ne parlait jamais des Romains qu’avec mépris et colère ; mais il aimait beaucoup à en parler, à raconter qu’il avait été passé en revue par l’empereur Valens et avait monté la garde devant la tente de l’empereur Gratien. Du reste, intempérant comme un Barbare et débauché comme un Romain, il alliait les instincts brutaux des races sauvages aux débordemens raffinés des générations corrompues.

Les prisonniers furent momentanément confiés aux Francs de Viriomar. La bande de Gundiok, aussitôt l’expédition terminée, était partie pour une grande chasse qui devait durer plusieurs semaines. Les premiers jours furent employés, par Viriomar et les siens, à se partager les objets précieux enlevés pendant le pillage de Trêves, et à vider dans de longs banquets quelques-uns des tonneaux de vin de la Moselle, qui provenaient de ce pillage. Pendant ce temps, on fit peu d’attention aux captifs. On les avait enfermés dans la grande enceinte centrale avec les bestiaux dérobés, en attendant qu’on prononçât sur leur sort, qu’on décidât quels seraient leurs travaux et leurs maîtres.

Macer était toujours morne et silencieux ; Capito commençait à s’accoutumer à sa situation nouvelle ; il se comparait à Ovide exilé chez les Gètes, et voulait, comme lui, apprendre la langue des Barbares pour composer dans cette langue des vers qui ne pourraient manquer de les charmer. Lucius trouvait un secret plaisir dans la bizarrerie de cette aventure, dans la nouveauté des objets qui l’environnaient et du genre d’existence qui s’ouvrait devant lui. Indifférent à tout, il ne regrettait rien ; dégoûté de tout, une situation si extraordinaire rendait à son ame quelque énergie. Il retrouvait, pour sa destinée qu’il avait depuis long-temps délaissée, un intérêt au moins de curiosité. Couché sur des monceaux de riches étoffes ou de tapis précieux, débris de ce butin dont lui-même faisait partie, il aimait à fermer les yeux et à voir passer devant son souvenir les scènes si différentes qu’il avait traversées ; il se retrouvait tour à tour dans les écoles d’Athènes, dans les rues bruyantes d’Alexandrie, passant la mer, abordant en Gaule, à Massalie, enfin voguant doucement avec les siens sur les eaux de la Moselle éclairée par la lune, puis rentrant dans la demeure de ses pères, au milieu d’un peuple d’esclaves. Ici, le candide visage d’Hilda lui apparaissait éclairé par la joie céleste du martyr. Il s’arrêtait à contempler la jeune fille telle qu’il l’avait aperçue tout à coup sous les arbres de la forêt, tandis qu’il invoquait une révélation subite pour éclairer son ame troublée. Il croyait entendre encore les paroles pleines de foi, de douceur et d’une certaine tendresse qu’avait prononcées la chrétienne. Il avait remarqué, avec un sentiment de joie et d’admiration, qu’elle était venue volontairement partager la captivité de ses maîtres. Séparé du monde, enfoui dans les bois de la Germanie, son imagination n’avait pas d’autre objet qu’Hilda, et bientôt Hilda la remplit tout entière.

Pour la jeune fille, depuis qu’un même sort avait établi entre elle et ses anciens maîtres l’égalité de la servitude, loin de mettre avec eux dans ses rapports plus de familiarité qu’auparavant, elle se montrait au contraire plus docile esclave que jamais. L’humilité de sa condition ne coûtait plus rien à sa fierté native, depuis qu’elle l’avait embrassée volontairement, croyant que son devoir était de rester fidèle au malheur de ceux à qui Dieu l’avait donnée. Peut-être l’attrait qu’elle ressentait pour le jeune Romain, et dans lequel elle ne voyait qu’un vif désir de sa conversion, rendait-il plus facile à la chrétienne le parti que lui imposait sa conscience ; car, sans ce motif religieux auquel se mêlait à son insu un mouvement de tendresse humaine, Hilda eût été bien combattue par les sentimens qu’avait fait naître en elle ou plutôt qu’avait réveillés l’aspect de la vie sauvage et de la forêt natale. En mettant le pied sous les ombrages des solitudes hercyniennes, en se voyant entourée des hommes de sa race, en entendant le langage qui avait été celui de ses premières années, la jeune Franque avait éprouvé un ébranlement subit et une agitation violente : la fibre barbare avait frémi dans son sein ; elle avait été prise par momens d’un immense désir de s’échapper, de s’enfuir, de courir sur la mousse, comme une biche légère, pour aller boire à la source où, enfant, elle buvait avec ses sœurs et ses frères, pour aller se suspendre aux branches du vieux chêne qui avait ombragé la cabane paternelle ; puis elle pensait que cette cabane avait été brûlée avec ses sœurs et sa mère, que ses frères s’étaient égorgés dans l’amphithéâtre de Trêves, et les colères du sang se rallumaient dans ses veines. Priscilla ni Maxime n’étaient plus là pour calmer ces émotions ardentes ; mais la douce figure de Lucius venait se placer entre Hilda et les Romains qu’elle allait maudire et peut-être quitter ; Hilda leur pardonnait et ne partait point.

Ce réveil des affections de la famille et de la patrie, agissant de concert avec l’ardeur de sa foi, qui tendait toujours à se communiquer et à se répandre, produisit encore un autre effet sur l’ame d’Hilda : elle lui inspira un désir pressant de faire entendre la parole de Dieu à ses frères. La bande de Gundiok était une portion de sa propre tribu ; elle avait même reconnu le jeune chef, qui était un de ses parens, et avec lequel elle avait joué, dans son enfance, sous les vieux arbres de la forêt : c’était lui surtout qu’elle désirait sauver. Elle se faisait une grande joie d’arracher son propre sang à l’empire du démon. Bien que Gundiok lui eût apparu dans l’église de Trêves au milieu des chrétiens égorgés, elle ne désespérait pas de réussir à le toucher ; elle avait une confiance sans bornes dans la grâce toute-puissante de Dieu ; elle se souvenait que Maxime et les fidèles avaient prié pour le salut de leurs ennemis, et il lui semblait que le souhait d’une si admirable charité devait être exaucé. Elle n’avait pas dans les Francs dégénérés de Viriomar la même confiance, et, malgré la férocité plus grande de Gundiok et des siens, elle regrettait presque leur absence ; mais les prisonniers ne devaient guère tarder à se retrouver sous leur empire.

Voici ce qui se passa pendant que dura cette absence. Viriomar, malgré la hauteur qu’il affectait envers ses captifs, n’était pas insensible à la vanité de leur montrer qu’il parlait la langue latine, qu’il connaissait les usages et les mœurs des Romains. Il les faisait amener devant lui pour se donner le plaisir de pérorer en leur présence, et de les étonner par tout ce qu’il savait ou croyait savoir de l’état dans lequel se trouvaient les armées, les forteresses, les provinces, et même des intrigues un peu anciennes auxquelles, sous Gratien, il avait pris une part obscure. Lucius et Capito, par des raisons diverses, ne prêtaient à ces discours qu’une oreille distraite et indifférente. Macer les écouta d’abord avec un silencieux dédain, mais bientôt il crut découvrir dans cette faiblesse de Viriomar une chance dont il pourrait profiter ; il conçut l’espoir secret de parvenir à dompter le Barbare en flattant ses prétentions, de dominer ainsi son esprit grossier et vain tout ensemble, et, caché derrière lui, de jouer un rôle, ce rôle que depuis jouèrent en grand plusieurs Romains auprès de différens chefs, Léonce sous Eurik, et sous Théodorik Boëce et Cassiodore.

Une fois cette nouvelle perspective offerte à son incurable ambition, Macer marcha de ce côté avec toute l’ardeur de son ame et toute la souplesse de son caractère. En peu de temps, d’habiles flatteries et un art prudent de se faire valoir auprès du maître, sans offenser son orgueil, eurent donné au Romain un certain ascendant sur Viriomar. Son plan était d’amener ce chef à prendre de l’empire sur les tribus voisines, en introduisant parmi elles le plus possible la discipline et l’organisation romaines. Par ce moyen, Viriomar jetterait les fondemens d’une puissance qui pourrait devenir redoutable, et il serait en mesure de fonder un établissement considérable sur la frontière. Macer ne reculait point devant la pensée de conquêtes faites aux dépens de l’empire, au contraire il rêvait déjà un royaume franc qui comprendrait une portion de la Gaule, et qu’il gouvernerait par l’entremise du chef, dont il serait le ministre. Ce plan n’était point entièrement insensé : moins d’un siècle plus tard, Clovis devait le réaliser et au-delà ; seulement l’heure n’avait pas sonné, et l’homme n’était pas venu. Tout ce qui arrive en ce monde a été anticipé par la pensée : il n’est pas d’événement que des hommes inconnus n’aient pressenti, et que des tentatives obscures n’aient devancé.

En voulant suivre les avis de son nouveau conseiller, Viriomar ne tarda pas à mécontenter ceux qui l’entouraient. Il tenta d’établir dans la cour sauvage que formaient autour du chef germain ses compagnons, qui furent plus tard ses leudes et ses fidèles, une imitation grossière de l’étiquette impériale. Un tronc d’arbre, recouvert de lambeaux d’étoffe volés dans le pillage de Trêves, servait de trône à cette majesté barbare. A certaines heures seulement, elle permettait de soulever les peaux de bêtes qui, en guise de rideaux de pourpre, fermaient sa tente ; elle choisissait ceux qu’elle admettait à ses festins ou à ses jeux. Enfin Viriomar commençait à parler d’un tribut fixe au lieu des dons volontaires qu’il recevait des guerriers, afin de pouvoir, disait-il, entreprendre une expédition dont les résultats fussent plus importans et plus durables que ceux de toutes les incursions passagères tentées jusqu’alors. Quelques-unes de ces âmes propres à la servitude, comme elle en trouve partout où elle se montre, se prêtèrent aux projets de Viriomar et de Macer ; mais le plus grand nombre leur résista opiniâtrement : ceux-ci conçurent une aversion profonde pour le Romain, qu’ils regardaient comme l’instigateur de mesures détestées. N’étant pas certains de l’emporter sur lui, ils résolurent d’attendre le retour de Gundiok et de ses Francs, bien assurés de trouver dans cette bande si pure de tout contact avec la civilisation romaine l’horreur qu’ils ressentaient eux-mêmes pour tout ce qui lui ressemblait.

Bléda, qui, après avoir guidé les Francs, les avait suivis pour ne rien perdre de la misère de son ancien maître, et pour ne pas manquer une occasion d’accroître cette misère, s’il était possible, Bléda avait contribué par ses discours à irriter la horde de Viriomar, et, quand il sut que celle de Gundiok approchait, il alla au-devant d’elle. Il lui fut facile d’irriter la colère de ce chef et de ses principaux guerriers, en leur montrant dans Macer un rusé Gallo-Romain qui, leur esclave, travaillait à les asservir. Gundiok s’avança terrible à la tête de sa troupe peu nombreuse, mais formidable, et que vinrent grossir, les mécontens de la troupe de Viriomar : tous ensemble représentaient la barbarie dans son intégrité ; ceux qui étaient restés auprès de Viriomar, la barbarie qui s’essaie gauchement à la civilisation. Les premiers devaient avoir l’avantage ; en effet, ils intimidèrent par leur résolution des adversaires indécis : ils réclamaient leurs prisonniers et leur butin. Viriomar voulut, pour leur imposer, s’entourer à leurs yeux de sa dignité récemment apprise ; ils rirent de ses efforts maladroits. Il voulut les amuser et les tromper par les expédiens d’une diplomatie novice ; mais bientôt, impatienté de ces lenteurs, Gundiok, poussant un grand cri, fendit d’un coup de frimée la porte de l’enceinte où les prisonniers étaient renfermés, et, s’y précipitant, fit main basse sur eux et sur le butin. En un clin d’œil, ils furent séparés. Gundiok entraîna Lucius. Capito fut le jouet de quelques mécontens, qui, bien à tort, le soupçonnaient d’avoir eu aussi de l’influence sur Viriomar. Pour Macer, objet principal de la haine commune, on le livra à Bléda, qui demanda cette récompense de son zèle et promit, avec un affreux sourire, qu’on ne se repentirait pas de lui avoir donné le Romain à tourmenter. — Maître, tu es habile, lui dit-il d’un ton ironique, tu connais les lettres ; sais-tu ce qu’on a écrit sur mon front ? Tiens, regarde, lis, c’est… vengeance ! — Heureusement pour Lucius, il n’entendit pas ces paroles ; il ne vit pas qui s’était emparé de son père. Au moment où Gundiok l’entraînait lui-même, le père et le fils se jetèrent un rapide et sombre regard ; chacun semblait dire à l’autre qu’ils ne se reverraient plus et qu’ils ne leur restait plus qu’à mourir. Lucius fut conduit dans une partie beaucoup plus reculée de la forêt. Ici il n’y avait aucune trace de culture et presque aucun vestige d’habitation. De vastes pâturages au milieu de bois immenses, de petites cahutes de bergers, de grandes multitudes de vaches, de brebis, de pores et de chevaux, voilà tout ce que l’œil pouvait apercevoir dans ces déserts de verdure. Lucius fut chargé de veiller à la garde de quelques chevaux qui paissaient dans une vallée profonde et au penchant des collines qui la cernaient. Laissé seul dans ce ravin si lointain, si perdu, au cœur des impénétrables forêts de la Germanie, il pouvait à peine comprendre ce qui lui était arrivé. Pendant quelque temps, ses pensées furent trop vagues et trop confuses pour être bien douloureuses ; mais bientôt se dissipa l’étourdissement où l’avaient jeté son brusque enlèvement et sa translation rapide à travers des solitudes inconnues, et, comme on sent la souffrance à mesure qu’un membre blessé se refroidit, il sentit l’horreur de sa situation à mesure que son esprit agité se calmait. Alors il songea à son père livré à des travaux pénibles pour sa vieillesse, exposé à des traitemens intolérables pour son orgueil. Loin des petites circonstances qui pouvaient par momens mettre entre eux quelque froideur, la nature parla seule, et les entrailles de Lucius furent déchirées à la pensée de son vieux père souffrant le froid, la faim, ou accablé d’humiliations par les Barbares. Il donna un regret sincère au pauvre Capito, si peu préparé par la frivolité de sa vie aux graves infortunes. Lui-même il avait fui depuis long-temps les pensées sérieuses ; à défaut des croyances qui soutiennent, il avait cru par sa légèreté pouvoir éviter les maux réels. Maintenant qu’une réalité terrible était venue le frapper, il était contre elle sans armes. Assis dans son palais d’Alexandrie ou à la table opulente de son père, il pouvait railler agréablement les opinions et les travers des hommes : ce désenchantement avait son charme, cette amertume avait sa douceur ; mais quelle parole railleuse trouverait-il dans son isolement, en présence de labeurs ignobles ou de grossiers outrages ? Contre de tels maux il n’y avait pas de distraction possible. Des convictions morales auraient pu seules les faire supporter, et toutes les convictions avaient été déracinées par le doute dans l’âme de Lucius. Le doute a une apparence de grandeur et de force tant que la vie est facile ; mais douter du malheur lorsqu’il vient est impossible ; il est funeste de ne pas croire à autre chose quand on est forcé de croire à lui. Alors il n’y a plus qu’à mourir, et c’est le parti que prit froidement Lucius. Il choisit un lieu commode, abrité par un beau chêne, d’où l’on avait une perspective agréable et pittoresque ; il tira de son doigt son anneau, s’assura que le poison était toujours là, et, délivré de toute inquiétude, il se coucha sur la mousse pour se recueillir dans un sentiment de volupté et savourer par la pensée la mort avant de la goûter. En ce moment solennel pour les âmes les plus légères, Lucius éprouva une impression étrange : il lui semblait sentir le vieux monde romain expirer avec lui ; il s’abandonnait avec charme à cette illusion, et, fermant les yeux, il s’absorbait dans la pensée de la destinée universelle s’affaissant au sein du vide infini avec sa propre destinée. Seule, l’image d’Hilda flottait dans ces ténèbres. Quand il rouvrit les yeux pour saluer une dernière fois, à la manière antique, la lumière du jour avant de la quitter, il vit la jeune chrétienne debout devant lui et qui le regardait.

— Ah ! s’écria-t-il, quelle que soit la divinité qui t’envoie, jeune fille, que ce soit Libera, la compagne mystique du Bacchus infernal, celle qui délivre les âmes des morts et les initie à l’immortalité ; que ce soit le Dieu que tu sers ou celui que j’adore, l’aveugle hasard, sois la bienvenue à mon heure suprême ; je m’endormirai plus doucement du dernier sommeil si tu es près de moi, et si, comme Tibulle le disait à Délie, — mourant, je tiens ta main de ma main défaillante !

— Il ne faut pas mourir, dit Hilda d’un ton ferme, il faut croire !

— Croire ? reprit Lucius avec un sourire ; le moment est bien choisi ! Il me semble que les Barbares brûlent les églises aussi bien que les amphithéâtres. Le christianisme ne semble pas devoir tenir devant eux mieux que l’empire.

— La religion de Jésus-Christ ne périra point comme la puissance des hommes ; et d’ailleurs, ajouta vivement Hilda, si les Barbares triomphent, pourquoi le Christ ne les aurait-il pas appelés ? pourquoi ne recevraient-ils pas le don de la foi ? Moi aussi je suis une Barbare, et pourtant je l’ai reçu de la bonté divine. Ô noble Lucius, si je pouvais faire passer dans ton ame la certitude et la paix qui remplissent la mienne ! si tu pouvais dire un mot, pousser un soupir, verser une larme ! Mais je suis une esclave d’un esprit grossier ; je ne trouve pas les paroles qu’il faudrait. Malheureuse ! je ne puis rien pour te sauver !

— Et d’où vient en toi, étonnante jeune fille, un si vif désir de mon salut ? dit Lucius surpris et charmé de la véhémence d’Hilda.

— N’es-tu pas le maître qu’il a plu au Seigneur de me donner, et n’as-tu pas été pour moi un maître bon et charitable ? Mon vénérable père Maxime, qui maintenant, à côté de ma sainte mère Priscilla, me regarde du sein de la gloire céleste, ne m’a-t-il pas recommandé de lui ramener son fils Lucius ? Ah ! si tu étais resté dans ton opulent prœdium, au sein de ta famille, riche, heureux selon le siècle, j’aurais pu me contenter de prier en, silence pour toi, attendant patiemment l’heure où il plairait à la grâce divine de te toucher ; mais aujourd’hui je te vois captif, séparé de tous les tiens ; tu ne peux attendre, tu as besoin de Dieu ! Si tu tardes à te tourner vers lui, tu voudras mourir, car j’ai surpris ton dessein, et moi, Lucius, entends-tu, je ne veux pas que tu meures et que tu sois damné.

— Tu veux que je vive, Hilda ? dit Lucius avec impétuosité. Ah ! je vivrai si tu peux m’aimer. Vois-tu, il n’y a plus ici de maître et d’esclave, il n’y a plus qu’une belle jeune fille et un jeune insensé qui a jeté sa vie à toutes les folies humaines et qui n’a jamais possédé une heure de félicité ; mais cette heure toujours attendue et jamais trouvée, tu peux la lui donner, Hilda. Précipité dans une condition intolérable, il allait s’en délivrer par la mort, quand tu as paru, et maintenant que tu es là, qu’il a entendu le son de ta voix, qu’il contemple ta beauté, il ne veut plus mourir, il demande à ta pitié de le sauver. Oh ! ici, loin des hommes, dans ces profondes forêts, sous ces noirs ombrages, unis par l’amour, nous goûterions d’indicibles voluptés ; l’incertitude de notre existence les rendrait plus vives. La mort est l’aiguillon qui fait sentir la vie. Ton ame est forte, Hilda, tu ne craindrais pas un bonheur plein de périls ; tu saurais mourir avec joie dans les bras de ton amant.

Hilda était saisie d’un grand trouble et d’une profonde tristesse. Cette passion violente allait remuer au fond de son cœur celle qu’à son insu elle éprouvait pour Lucius, et en même temps elle souffrait amèrement de la différence de leurs sentimens et de leur amour. Elle eût voulu lui révéler avec le christianisme l’amour que le christianisme inspire et sanctifie ; mais la chaste jeune fille ne trouvait point de paroles pour répondre au discours qui la faisait rougir. Elle se contenta de dire à Lucius avec émotion et gravité : — Je suis venue ici pour chercher le chef des Francs ; je voulais adoucir ton sort et celui des tiens : adieu, j’ai hâte de l’aller trouver ; tu me contrains à te servir en l’évitant.

Lucius, humilié par ces fières paroles d’Hilda, lui dit avec amertume : — Ne t’occupe pas de ma destinée ; va, laisse-moi mourir ; tu es une froide Germaine, une austère chrétienne ; tu ne sais pas aimer.

Hilda, qui allait s’éloigner, se retourna vers Lucius. — Ah ! pauvre Lucius, dit-elle avec vivacité, tu ne connais ni les Germains ni les enfans du Christ. J’ai été élevée dans ces bois où nous sommes ; j’ai entendu raconter à ma mère tout ce que mon vaillant père avait fait pour l’obtenir ; j’ai vu ma sœur aînée attendre son fiancé absent pour une expédition périlleuse ; j’ai surpris les battemens de son cœur, que sa fermeté comprimait. Chez les Germains, le jeune guerrier et la jeune fille se choisissent librement et ne se quittent plus ; ils partagent les mêmes fatigues, les mêmes dangers ; on a vu même l’épouse suivre l’époux dans les combats et dans la mort. Parmi vous, je le sais par les discours des esclaves, les jeunes filles achètent à grands frais un époux qui les relègue dans les gynécées et les y délaisse pour des danseuses ou des joueuses de flûte ; le mariage peut se briser par un caprice. Les Barbares sont plus près que vous de la sainteté du mariage chrétien, et les chrétiens, Lucius, leur loi est tout amour.

— Oui, la charité universelle ! dit Lucius avec mépris ; il est précieux sans doute d’être l’objet d’un sentiment qui embrasse le genre humain tout entier !

— Lucius, reprit Hilda, le Christ ne défend point que nous portions à quelqu’un de nos frères une affection plus tendre. Oh ! si tu avais vu ma mère Priscilla saintement embrasser son époux expirant, tu ne douterais pas qu’une chrétienne pût aimer. Une chrétienne, Lucius, peut avoir horreur du péché, et cependant avoir mis tout son cœur dans la pensée de sauver une ame choisie entre mille ; elle peut s’être sentie attirée vers un infidèle presque avant de le connaître, et depuis n’avoir pas eu d’autre désir, d’autre occupation, d’autre but de ses prières et de ses larmes, que de le gagner à Dieu et de le dérober à l’enfer ; elle peut l’avoir suivi dans l’esclavage et jusqu’au fond des solitudes, pour le rendre à la liberté des enfans de Dieu, pour le ramener dans la cité céleste ; elle peut en être venue à ce degré de faiblesse d’écouter trop long-temps des discours qu’elle n’aurait pas dû entendre, de ne pouvoir s’arracher d’auprès de lui, de craindre qu’il ne veuille mourir, de lui dire pour l’en détourner ce qu’elle ne devrait pas lui dire : que, s’il mourait dans son infidélité, elle craindrait pour elle-même le désespoir et le blasphème. Oh ! oui, elle peut faire tout cela, la pauvre chrétienne indigne : est-ce donc ne pas aimer ?

Lucius vaincu se prosterna devant Hilda comme un croyant se prosterne devant une sainte, et lui dit : — Pardonne à un misérable, pardonne ! Jamais une de mes paroles n’offensera tes oreilles. Je m’efforcerai de triompher de mon cœur et de t’aimer comme un chrétien.

— Et tu vivras ?

— Je vivrai, puisque tu le commandes… à moins, ajouta-t-il, qu’un outrage… Dans ce cas, je ne te promets rien, et en revenant demain tu ne trouverais qu’un cadavre.

Hilda frissonna. — Lucius, lui dit-elle, j’ai un dessein : je veux te réunir à ton père et à ton oncle ; je veux te garantir, ainsi qu’eux-mêmes, de tout mauvais traitement et de toute insulte, et Dieu bénira ce dessein, afin qu’après que j’aurai fait tout cela pour toi, tu fasses pour moi quelque chose et te convertisses à lui.

— Ah ! mon cœur est dans ta main, tu peux le tourner où il te plaît, dit Lucius ; mais par quel moyen crois-tu agir sur les hommes farouches au pouvoir desquels nous sommes tombés ?

— Ne connais-tu pas l’empire des femmes sur mon peuple ? Et puis, dans cette forêt, je suis la fille d’un chef illustre, le sang de Marcomir. Dieu m’est témoin que je ne m’enorgueillis point de cette naissance qui devait me fermer les portes de la vie éternelle. Si ce n’est pour servir mes anciens maîtres, je ne veux être que la pauvre Hilda, l’humble esclave des Secundinus, en tout ce qu’ils me commanderont de permis.

— Esclave chez mon père, ici fille d’un chef illustre ! dit Lucius avec douleur. Nous sommes toujours séparés !

— Eh bien ! Lucius, dit Hilda en s’éloignant, crois à ce que je crois, et je ne serai plus pour toi l’esclave ni la Barbare, je serai avec toi en Jésus-Christ.

En quittant Lucius, Hilda se hâta d’aller chercher Gundiok. Il aiguisait en ce moment sa framée. Autour de lui, quelques guerriers étaient assis sous un chêne, et un vieux chanteur aveugle hurlait un chant sauvage. Le cœur plein d’un double désir, celui d’obtenir du chef farouche ce qu’elle souhaitait en faveur des Secundinus et aussi de faire luire à ses yeux la première aurore de la foi chrétienne, la jeune Franque s’avança d’un pas ferme à travers les guerriers, qui la regardaient avec surprise. Elle s’arrêta tout près de Gundiok, et, le souvenir de sa première enfance lui revenant tout à coup, elle lui dit d’une voix grave, où l’on sentait un attendrissement mélancolique : — Gundiok ! Gundiok ! te souviens-tu du jour où tu aiguisas ta première framée sous le chêne qui couvrait la cabane de Marcomir ?

Ces mots prononcés dans sa langue par une voix qu’il lui semblait vaguement reconnaître, ce nom du chef de sa tribu retentissant tout à coup à ses oreilles, émurent fortement le jeune Barbare. Il leva la tête, et attacha son œil bleu et perçant sur la blonde vierge qui se tenait debout devant lui.

— Qui es-tu ? lui dit-il en la considérant avec une curiosité pleine d’étonnement.

— Je suis la plus jeune des filles de Marcomir, la seule qui vive. Sais-tu encore le nom d’Hilda ?

À ce nom, un souvenir soudain brilla comme un éclair dans les yeux du Barbare. L’égorgement de Marcomir et de sa famille les enflamma de colère, mais une sorte de charme vint se mêler à leur expression irritée, tandis qu’il les promenait rapidement sur Hilda. Gundiok contemplait comme une apparition la dernière fille de ce chef illustre, au sang duquel il était fier d’appartenir.

— Ainsi la fille de Marcomir, dit-il avec un grincement de dents, a été l’esclave des Romains !

— Oui, reprit Hilda avec douceur, il a plu au Dieu tout-puissant de me réduire à cette condition misérable. Et elle ajouta d’une voix forte, en levant les yeux au ciel : Oh ! que mes misères et mes larmes ne peuvent-elles obtenir de ce Dieu le salut des hommes de ma race, et combien je serais heureuse à ce prix d’endurer de nouveau les oppressions et la servitude !

— La fille des Francs croit au Dieu des Romains ? dit Gundiok ; l’esclavage a abaissé son cœur.

— Ce n’est pas le Dieu des Romains seulement, Gundiok, c’est le Dieu et le père de tous les hommes. Il n’est pas comme ces divinités prétendues, ces orgueilleux démons à qui les Romains élevaient des autels, et qui ne favorisaient qu’une race, la race de vos ennemis : il aime toute race et toute tribu, il veut être béni en toute langue ; c’est pour toutes les nations qu’il a donné son fils. Francs, vous rachetez le meurtre par le prix du sang ; c’est par son sang que Dieu a racheté le monde !

Tandis qu’Hilda tâchait ainsi de faire arriver l’idée sublime du Dieu sauveur à ces intelligences grossières en cherchant dans leurs idées ce qui pouvait les y conduire, elle fut interrompue par le chantre aveugle, dépositaire des antiques traditions communes aux peuples germaniques, et que celui-ci conservait, bien qu’altérées. — Ma fille, lui dit-il, le vieil aveugle est le dernier scalde de sa tribu ; il ne sait qu’un petit nombre de chants anciens ; il ne connaît que confusément l’origine antique de son peuple. Après lui, les Franks de Marcomir pourront dire à peine ce que croyaient leurs pères ; mais le vieux scalde sait cependant encore quelque chose de la croyance des aïeux : il sait que les armées venues de loin, en marchant avec le soleil, adoraient le soleil qui les avait conduites, comme un guerrier ennemi des mauvaises puissances ; qu’elles adoraient un autre dieu terrible dont le marteau est la foudre. Pour nous, nous avons oublié le nom de ces grandes divinités, mais nous connaissons ceux des esprits qui habitent les arbres et les rochers, nous leur portons des victimes, nous promenons en leur honneur des flambeaux et nous allumons dans la nuit sacrée les brandons sur la montagne ; enfin nous révérons avec terreur quelque chose d’invisible et de muet dans la profondeur de ces bois. Pourquoi donc viendrait-on nous apporter de nouveaux dieux ? pourquoi la fille de Marcomir viendrait-elle dans la forêt natale faire entendre des paroles nouvelles à l’oreille de son peuple ?

— Parce que la fille de Marcomir est dévorée de l’amour de son peuple, parce qu’elle ne peut, quand la lumière a lui pour elle, le laisser dans les ténèbres. Oui, vieillard, tu l’as dit, les anciens chants s’oublient, les vieux souvenirs périssent ; par là. Dieu-prépare la voie à des enseignemens nouveaux ; par là, il amène le moment où, ne croyant plus aux mensonges périssables, il vous faudra bien croire à l’éternelle vérité ! Ce moment approche, ajouta-t-elle avec un accent prophétique ; les yeux de beaucoup de ceux qui vivent le verront. Alors vous ne croirez plus, comme nos pères, que le soleil et la foudre soient des divinités : vous croirez à celui dont la main allume chaque jour le soleil et dont la foudre est le marchepied. Alors vous irez encore sous les vieux arbres, au pied des rochers, au bord des fontaines ; mais ce ne sera plus pour invoquer les démons qui les habitent, ce sera pour honorer les esprits bienheureux qui les protègent. Alors vous adorerez encore avec trouble quelque chose d’invisible et de muet dans la profondeur des bois ; seulement vous saurez que c’est la majestueuse présence de Dieu.

Le langage inspiré d’Hilda, le soin qu’elle prenait, comme le firent tous les premiers missionnaires du christianisme, de rattacher autant qu’il était possible la foi nouvelle aux croyances populaires des nations germaniques, produisirent une certaine impression sur ceux qui l’entouraient. Ils recueillaient avec curiosité ces paroles qu’ils ne comprenaient pas entièrement. La beauté d’Hilda aidait à l’effet de son discours, et en sa présence les plus jeunes des guerriers surtout sentaient le pouvoir de ce je ne sais quoi de divin que les Germains reconnaissaient dans le génie des femmes. On s’écriait : C’est une magicienne, c’est une Vola, c’est une prophétesse ! Gundiok, dominé tour à tour par son mépris pour tout ce qui tenait aux Romains et par le charme magique qu’exerçaient la parole et la présence d’Hilda, éprouvait, dans les profondeurs de son ame, comme une sourde lutte entre des impulsions violentes et confuses. Cette lutte ne se trahissait que par l’inquiétude farouche de son regard. Enfin le vieux scalde, irrité de l’empire qu’Hilda semblait prendre sur les guerriers, empire dont il était averti par leurs brusques clameurs, et qu’il ne pouvait concevoir parce qu’il ne la voyait point, le vieux scalde, dans son dépit, jeta sa harpe contre terre pour la briser ; mais Hilda la releva sur-le-champ, et, se rappelant que dans son premier âge elle avait fait résonner sous ses doigts le simple instrument de son pays, elle se mit à accompagner de quelques accords pénétrans un beau cantique de saint Ambroise. Les Barbares étaient comme fascinés par le regard, par les traits, par la voix de la jeune chrétienne. Ces paroles dont ils ne comprenaient pas le sens, mais auxquelles la foi prêtait son émotion contagieuse, mêlées aux vibrations de la harpe nationale, les remuait d’une manière étrange, comme plus tard les discours latins de saint Bernard enflammèrent pour la croisade les paysans de l’Allemagne, qui n’entendaient pas la langue du prédicateur.

Gundiok, assailli par les souvenirs de son enfance et de sa famille, que le son de la harpe avait évoqués, et gagné par l’émotion de ceux qui l’entouraient, regardait avec une sorte de ravissement stupide l’enthousiasme surhumain dont s’illuminait la radieuse figure d’Hilda, et une émotion indicible gravait cette naïve et céleste figure dans le cœur étonné du Barbare. Jetant sa framée contre le tronc d’un arbre où elle s’enfonça profondément, il s’élança vers Hilda et lui dit : Fille de Marcomir, tu es mon sang ; que veux-tu de moi ?

En ce moment, Hilda comprit que Dieu maîtrisait par elle l’ame de ce lion, et sur-le-champ, voulant profiter de l’ascendant qui lui était donné, elle demanda que les trois Romains qui avaient été ses maîtres lui fussent livrés. — Cela est juste, dit Gundiok, bien loin de se douter de la généreuse intention d’Hilda ; qu’ils soient tes esclaves, en dédommagement de les parens que tu as perdus ! Dès ce moment, tous trois t’appartiennent, et si quelqu’un portait la main sur les esclaves de la fille de Marcomir, ma framée fendrait sa poitrine comme elle a fendu le tronc de cet arbre. — Et il retira avec effort l’arme terrible du chêne, qu’elle avait entamé jusqu’au cœur.

Hilda ressentit une grande joie en entendant les paroles de Gundiok, et adressa intérieurement d’ardentes actions de grâces à Dieu, qui semblait vouloir bénir tous ses desseins. Elle était remplie du double espoir de sauver Lucius et d’amener les hommes de sa tribu à partager sa foi. Pour ce jour, elle n’avait rien à leur dire de plus ; il fallait laisser l’impression qu’elle avait fait naître produire ses fruits avec l’aide de la grâce, avant qu’une autre circonstance lui fournît l’occasion de faire un pas de plus vers une conversion complète ; puis, elle était pressée d’aller chercher Macer, pour le soustraire aux persécutions de Bléda et le ramener dans les bras de son fils. Elle se hâta donc de quitter les Francs émerveillés et comme frappés de stupeur, écoutant encore les paroles pour eux étranges, les chants et la harpe de la chrétienne, long-temps après qu’elle avait disparu à travers les chênes de la forêt.


VII.


Hilda avait fait quelques pas à peine quand elle rencontra Capito, qu’une troupe de Francs suivaient avec des rires bruyans et de brutales clameurs. Les mauvais traitemens avaient achevé de déranger la faible raison du malheureux rhéteur, déjà troublée par un déplacement subit et un changement complet de toutes ses habitudes. Les Francs auxquels il était livré s’étaient aperçus qu’il avait l’intention de chanter dans leur langue, et, se faisant un cruel divertissement de sa folie, ils avaient placé entre ses mains la harpe d’un de leurs poètes, et lui avaient ordonné de s’en servir et de chanter pendant leurs repas. Le pauvre insensé, chez lequel la vanité littéraire survivait à la raison, s’était efforcé avec joie d’obéir à ses maîtres. Ceux-ci l’avaient enivré avec la liqueur fermentée qui leur tenait lieu de vin, et, dans cet état, après l’avoir accablé d’hommages dérisoires et de grossiers outrages déguisés sous les formes du respect, ivres eux-mêmes, ils le promenaient en triomphe comme un chantre inspiré ; Capito marchait au milieu d’eux sa harpe à la main et affublé d’un vêtement bizarre. Une couronne de chêne était sur sa tête. Égaré par l’ivresse et par la folie, abusé par un reste de stupide orgueil, il se croyait entouré d’admirateurs ; au milieu des moqueries, des insultes, il conservait sur ses lèvres l’imperturbable sérénité d’un niais et béat sourire.

Hilda ressentit une tristesse profonde en voyant où la manie de ce qu’il appelait le culte des muses avait conduit leur misérable adorateur. Elle adressa en sa faveur quelques paroles aux Francs, qui, malgré leur emportement, s’arrêtèrent au nom de Gundiok, et laissèrent le rhéteur seul avec Hilda. Elle voulut alors le décider à la suivre ; mais, la regardant avec colère, il lui reprocha d’avoir éloigné de lui ses disciples. Mêlant dans son délire à ce dépit du moment le souvenir de son ancienne irritation contre les livres chrétiens, dont Hilda avait préféré la lecture à celle de ses propres œuvres, il s’écria : — Que les dieux te maudissent, jeune fille impie qui viens troubler Orphée tandis que, par les sons de sa lyre, il adoucissait des hommes farouches, semblables aux premiers nés de la race mortelle qui se nourrissaient de glands ! Sibylle funeste, périssent tes oracles menteurs et tes doctrines profanes, par lesquelles, si elles triomphaient, serait anéantie la gloire des lettres ! Dangereuse sirène, je n’écouterai point ta voix, je fermerai mes oreilles à tes discours, comme fît le sage Ulysse ; j’irai rejoindre mes élèves dociles, mes enfans chéris, qui me traitent comme un hôte aimé de Jupiter, qui placent dans mes mains la lyre d’or et me font chanter dans leurs banquets ainsi que le roi des Phéaciens faisait chanter le divin Phemius.

Et, tirant des sons discordans de la harpe qui s’était dérangée sous ses doigts, moitié chantant, moitié déclamant des vers, mélange grotesque de mots latins et de mots inintelligibles, le malheureux Capito s’éloigna d’un pas chancelant. Bientôt des rires lointains mêlés à d’ironiques applaudissemens apprirent à Hilda qu’il avait rejoint son auditoire, et qu’il était de nouveau le jouet des Barbares.

Hilda ne pouvait s’attacher à ses pas et s’emparer de lui malgré lui-même ; elle comprit en soupirant que désormais rien n’avait prise sur son délire, et que l’idée fixe qui avait dominé sa vie, devenue en ce moment une folie complète, opposait une barrière invincible à tout espoir d’améliorer son sort ou de sauver son ame. Enfoncé dans la stérile étude et voué à l’impossible reproduction du passé, il avait fermé ses yeux à toute idée, à toute lumière nouvelle, et sa raison, usée par un labeur impuissant, s’abîmait au sein du néant qu’elle avait choisi. Hilda reprit sa route, se dirigeant du côté où elle espérait rencontrer le frère de Capito. Tout à coup elle se trouva face à face avec Bléda, et, en le voyant seul, elle frémit pour elle et pour Macer. En deux mots, elle apprit au Hun ce que Gundiok avait décidé touchant les captifs, et lui demanda ce qu’il avait fait du sien. Bléda, en entendant l’ordre du chef redouté, exprima par son regard un mélange de mécontentement et de bassesse. On eût dit un chien farouche auquel le bâton levé a fait abandonner sa proie, et qui se retire en rampant avec un grognement sourd. — Tu peux prendre le Romain, dit-il, puisqu’il t’appartient ; mais je crois que tu auras quelque peine à le trouver, ajouta-t-il avec un sourire de satisfaction féroce, car je le cherche avec ardeur depuis ce matin. Il s’est échappé pendant mon sommeil, et, pour que je n’aie pu découvrir sa trace, il faut qu’il se soit enfoncé dans la portion la plus épaisse de la forêt, dans la Vallée-Noire, là où ceux qui chassent l’uroch et le sanglier peuvent eux-mêmes pénétrer difficilement. Puisqu’il devait m’être enlevé, je me réjouis qu’il ait pris ce chemin, car il ne peut manquer d’y mourir de faim, s’il n’est dévoré par les bêtes de proie. Je regrette seulement de ne pas le voir mourir. — Et il se retira en jetant à Hilda un de ces regards qui, malgré la forte trempe de son ame, la faisaient toujours frissonner.

Pour elle, elle marcha rapidement vers le lieu que les paroles du Hun lui avaient indiqué. Arrivée au bord de la Vallée-Noire, elle vit devant ses pieds se creuser un vaste enfoncement encombré de rochers, de troncs d’arbres, de broussailles et de grandes herbes dont la hauteur dépassait la taille humaine. Aucun bruit ne sortait de ce gouffre de sombre verdure ; une brume épaisse, éclairée par un jour blafard, se traînait lourdement à la cime muette des arbres, et sous un ciel grisâtre quelques milans tournoyaient silencieusement dans les airs. La jeune fille, animée par la charité chrétienne et aussi par la pensée de Lucius, plongea courageusement dans l’affreuse vallée, se frayant un chemin à travers tous les obstacles avec l’instinct de sa race et le souvenir de ses premières habitudes. Bientôt, à certains signes qu’une Barbare seule pouvait reconnaître, elle découvrit que quelqu’un avait passé récemment par le lieu où elle se trouvait. Son cœur battit d’espoir en voyant que les branches avaient été écartées et même brisées en différens endroits, que la mousse avait été foulée, que la fange portait l’empreinte récente de pas fugitifs. En suivant ces vestiges, elle parvint à un amphithéâtre de rochers qui s’élevait au centre de la vallée, et là elle trouva Macer assis sur un quartier de granit. Le Romain semblait absorbé dans une morne méditation. En entendant le bruit des pas d’Hilda, il tressaillit, tourna de son côté la tête avec effroi, puis, voyant qu’elle venait seule, il reprit son attitude de rêverie sombre et son air de froide impassibilité.

— Seigneur Macer, dit Hilda en s’approchant, votre humble esclave vient vous enlever aux poursuites de l’impur Bléda et vous conduire auprès de votre fils.

— Je n’ai pas besoin du secours de mes esclaves, reprit le vieux patricien sans tourner la tête vers celle qui lui parlait. Quant à Bléda, je ne retomberai pas vivant entre ses mains, et, pour mon fils, je n’ai que faire de le revoir : le spectacle de nos maux serait une misère de plus pour tous deux ; il vaut mieux souffrir seul.

— Autrefois le seigneur Macer aimait son noble fils ; peut-il refuser maintenant d’aller vers lui ?

— Oui, j’aimais mon fils, murmura Macer à demi-voix et se parlant à lui-même plutôt qu’il ne s’adressait à Hilda, je l’aimais quand je voyais en lui l’héritier opulent du nom illustre des Secundinus s’élevant aux honneurs, à la puissance ; mais l’esclave Macer n’a rien à dire au pâtre Lucius.

— Le noble Macer n’est point esclave, dit Hilda. Le chef des Francs, touché par Dieu sans doute, a abandonné à la pauvre Hilda le sort de ses maîtres, et ils seront aussi libres dans la forêt Hercynienne qu’ils l’étaient dans le prædium de Trêves.

Macer fut frappé d’un étonnement qui ressemblait à l’admiration. — Et que fait à la jeune Franque, dit-il, le sort de ceux qu’elle a dû maudire dans sa servitude ? D’ailleurs cette liberté indigente et méprisée, sous la protection d’une esclave, à quoi serait-elle bonne ?

— La jeune Franque n’a jamais maudit ceux à qui Dieu l’avait donnée ; chaque jour, elle a prié pour eux le Seigneur. En ce moment, elle le prie encore de décider l’illustre Macer à ne pas refuser cette chance de salut qui s’offre à lui. Qui sait si elle ne pourra pas un jour, avec l’aide céleste, tirer lui et les siens de cette solitude et les ramener dans sa patrie ?

— Y a-t-il encore pour moi telle chose qu’une patrie ? dit Macer d’un ton de plus en plus sombre. La Gaule est ouverte aux Barbares, l’empire s’écroule, la puissance romaine s’en va ! Et quand je retournerais sur les bords de la Moselle, qu’y trouverais-je ? Mes possessions ravagées, mes habitations dévorées par l’incendie, mes esclaves dispersés. Moi, un Secundinus, rentrer en Gaule pour y mener la vie d’un mendiant ! Non, par Hercule ! Esclave, laisse-moi, j’ai résolu de mourir ici.

Désolée d’entendre ces paroles, car elle songeait à la douleur de Lucius, si elle retournait vers lui sans son père, et tremblant qu’en revenant tous deux vers Macer ils ne le trouvassent plus vivant, Hilda se mit à genoux devant son ancien maître, et lui dit avec une émotion pénétrante : — Mourir ! le seigneur Macer n’est-il pas chrétien ?

— Non, je ne suis pas chrétien, répondit le vieux Romain avec colère ; non, je ne l’ai jamais été. Je n’ai jamais cru à ces superstitions nouvelles, à ces rêveries des Juifs qui ont abaissé les âmes et qui ont affaibli l’empire. Une seule joie dans la condition misérable à laquelle je suis réduit, la seule chose qui me console d’être ici perdu dans les forêts de la Germanie, c’est de pouvoir enfin me dépouiller d’un faux respect que la prudence me commandait, et de pouvoir dire tout haut à la face du ciel : Je ne suis pas chrétien ! Opprobre sur les chrétiens et sur le Christ !

— Et qu’es-tu donc ? dit Hilda, qui, en entendant ce blasphème, ne put consentir à laisser outrager même par son ancien maître ce qu’elle adorait. Le sage Macer peut-il croire aux fables païennes ?

— Je ne crois point aux fables païennes, je ne crois point aux mensonges dont le patriciat de Rome amusait la plèbe ignorante, je ne crois point aux amours de Mars et de Vénus, je méprise les terreurs de l’Achéron, je n’imagine point que les âmes des morts aillent errer sur les bords fabuleux du Styx ou du Léthé ; mais je regrette ces croyances utiles que la sagesse de nos pères avait forgées pour le peuple, je m’indigne qu’on les ait remplacées par une religion insensée qui permet aux mendians et aux esclaves de se croire en possession des choses divines, qui enhardit une fille franque née pour servir à discourir sur ces choses devant son maître, comme si elle était une prêtresse initiée aux mystères ou une docte amie de la sagesse, comme si, au lieu d’être une Barbare sans lettres, elle était la savante Eustochie que les chrétiens ont fait mourir à Bordeaux ! Je m’indigne contre moi-même d’en venir, tant est grand le désordre universel, à lui répondre, au lieu de lui ordonner le silence qui convient à son origine et à sa condition abjecte !

Hilda s’était relevée ; le regard fixé vers la terre, elle écoutait avec calme et avec douleur les paroles pleines d’endurcissement et d’outrages que Macer proférait ; elle sentait avec une affliction profonde que sa conviction ne pouvait entamer ce cœur défendu par le triple airain de l’orgueil ; elle était pénétrée d’une vive compassion pour cette opiniâtreté inflexible, elle était remplie d’un immense désir de fléchir et de sauver cette ame qui se raidissait contre le salut ; elle ne pouvait se résoudre à quitter le père de Lucius dans cette position désespérée. Se recueillant dans une ardente prière et dans un dernier effort, elle lui dit ; — Foule aux pieds ton esclave, Macer, mais daigne l’entendre encore un moment. Écoute : tu as été pour moi un maître sévère ; un jour, sans l’intervention de mon père Maxime, tu allais faire imprimer sur mon front la marque du feu. Aujourd’hui tu es livré à ces Barbares que tu regardais mourir dans l’amphithéâtre, et moi j’ai retrouvé les miens, je suis libre dans ces forêts. Comment se fait-il donc que tout à l’heure j’étais prosternée à tes pieds, te suppliant de vivre ? Comment se fait-il que je sois venue ici te chercher à travers les rochers et les marécages, sans craindre, faible jeune fille, la morsure des serpens ou la dent des bêtes féroces, pour te délivrer de tes ennemis, pour t’arracher à un odieux persécuteur, pour te ramener vers ton fils ? Ah ! il y a là quelque chose qui doit t’étonner et que tu dois ne pas comprendre. Eh bien ! ce qui a fait faire ces choses étranges à une pauvre pécheresse, c’est ma foi, c’est mon Dieu ; c’est ce Dieu qui est aussi le tien, et que tu voudrais renier ! Ce Dieu qui est mort pour nous deux (pardonne-moi de dire nous) veut se servir de moi pour te préserver de la mort du corps et de celle de l’ame. Tu me méprises avec raison : je ne suis rien, comme tu dis, qu’une Barbare. Méprise-moi, outrage-moi, n’écoute pas mes vains discours ; Dieu, je l’espère, parlera mieux à ton cœur ; mais, au nom de ton fils, ne le plonge pas dans une désolation sans remède ! Je ne te demande point de céder à mes paroles : ordonne seulement à ton esclave de te conduire hors d’ici, ordonne-lui de te sauver.

Malgré sa dureté impitoyable, Macer ne put s’empêcher d’être de nouveau frappé de surprise en voyant ce zèle de la charité ; mais, sa fierté reprenant bientôt le dessus, il se sentit humilié de cette vertu qui, partie de si bas, osait prétendre à le protéger, et il se contenta de dire froidement à Hilda : — Esclave, je t’ai déjà commandé de te retirer. Mon intention est de mourir de faim en ce lieu, comme fit le sage. Diagoras ; si tu m’importunes encore par tes discours, je me briserai devant toi la tête contre ce rocher.

Hilda consternée se retira en silence ; mais elle ne pouvait s’éloigner brusquement de Macer. Elle s’agenouilla à peu de distance, derrière de grands arbres qui la cachaient, et pria pour lui avec une vivacité que redoublait son amour pour Lucius. Macer était toujours à la même place et dans la même attitude, assis sur un rocher et immobile comme lui, présentant l’image de l’orgueil romain pétrifié. Tout à coup un bruit se fit entendre dans le feuillage ; c’était un élan qui fuyait un loup-cervier. Macer tressaillit. — C’est Bléda, s’écria-t-il ; il ne m’aura pas. — Et, comme il l’avait dit à Hilda, il heurta sa tête contre le rocher avec tant de force, qu’au bout de peu d’instans il expira. Hilda s’élança en le voyant tomber ; quand elle arriva près de lui, il n’existait plus. La tête de Macer était fracassée et sanglante ; mais son visage conservait l’expression de dureté stoïque et de hauteur froide qu’il avait eue jusqu’au dernier moment.

Hilda couvrit à la hâte le cadavre de mousse et de feuillage, prononça sur lui une rapide et fervente prière, puis courut trouver Lucius. Que ce moment eût été doux pour elle, si elle avait eu seulement à lui dire qu’il n’était plus l’esclave de Gundiok ! Mais il fallait lui annoncer aussi qu’il n’avait plus de père. L’affreuse nouvelle foudroya Lucius. Il y a dans la douleur que cause la perte d’un père quelque chose de poignant et d’aigu qui manque à d’autres douleurs. On se sent atteint dans la source de sa vie ; il semble qu’un lien de chair se rompt au plus profond de notre être ; on se sent déraciné et blessé comme d’un coup de hache au cœur. S’il en est ainsi, même quand la mort ne brise qu’un rapport de famille entre deux âmes du reste à peu près étrangères l’une à l’autre, qu’est-ce donc, hélas ! quand celui qu’on perd était l’ami le plus tendre et le plus passionné de son fils ?

Macer n’avait jamais été un tel père pour Lucius ; cependant celui-ci ressentit un déchirement affreux dans ses entrailles en apprenant qu’il était désormais orphelin. Durant sa longue absence, il lui était souvent arrivé de passer bien du temps, à ce qu’il lui semblait, sans souci et sans mémoire du foyer paternel ; mais, en dépit de lui, son imagination s’y reportait et s’y reposait toujours. Alors l’image de son père lui apparaissait vague et lointaine. Il y avait toujours au fond de son cœur un secret désir d’aller plus tard soigner les dernières années du chef de famille en cheveux blancs. Depuis qu’ils étaient tous deux réduits en captivité, la tendresse filiale de Lucius avait redoublé, car le malheur développe toutes les affections sérieuses. En outre il y avait dans le genre de mort de Macer quelque chose d’atroce et de soudain qui en accroissait l’horreur. Lucius, malgré la présence d’Hilda, fut donc tout entier d’abord au malheur affreux qui l’accablait ; le jeune et frivole Romain, qui traitait dédaigneusement la vie et la mort, tomba comme atteint d’un coup subit sur la mousse de la forêt en poussant des gémissemens inarticulés et en versant un torrent de larmes.

Hilda, entraînée par sa vive tendresse, que fortifiait encore sa douleur, osa soulever de terre la tête du malheureux Lucius et la poser sur son épaule. Penchée sur lui, elle laissa passer ainsi les premières convulsions du désespoir ; puis, quand il put parler, quand il se mit à se reprocher tous ses torts envers son père, ses longs oublis, ses résistances fréquentes, des soins négligés, des paroles amères, et jusqu’au temps perdu par l’absence, elle s’efforça de le défendre contre lui-même et d’excuser des fautes qu’il s’exagérait dans l’emportement du repentir. Mêlant insensiblement quelques paroles de religion aux consolations qu’elle lui prodiguait, elle lui parla de ce qu’il pouvait faire pour réparer ce qu’il déplorait et pour retrouver ce qu’il avait perdu ; elle lui disait, inspirée par l’enthousiasme, par sa tendresse, et par le souvenir des discours de Maxime et de Priscilla : Oui, si tout finissait par la mort, il faudrait mourir avec ceux qu’on aime, il faudrait imiter les hommes de mon peuple, qui brûlent avec un guerrier vaillant tout ce qui l’a aimé et servi dans ce monde, car la pensée des maux qu’ont soufferts ceux qui ne sont plus, et surtout des torts qu’on a eus envers eux, serait une torture constante et une affliction irréparable ; mais s’ils vivent, — et comment, nous chrétiens, n’aurions-nous pas ce sentiment, qui est si puissant chez mes frères les Barbares au milieu des ténèbres de leur ignorance ? — s’ils vivent ceux que nous pleurons, oh ! alors nous pouvons nous prosterner devant eux et leur demander grâce, nous pouvons penser qu’ils nous entendent, qu’ils nous pardonnent, et ne pas mourir de douleur. Ton père, Lucius, a besoin lui-même de miséricorde ; mais il est dans le sein de la miséricorde infinie, comme disait Priscilla de ceux qui mouraient dans l’erreur ; maintenant, sans doute, il voit la lumière à laquelle il fermait les yeux ; il te voit aussi, il voit tes larmes, ton repentir. Ah ! Lucius, ne la sens-tu pas enfin la vérité sans laquelle on ne saurait vivre, surtout quand on souffre ? Tu as trop besoin de croire pour pouvoir douter. N’est-il pas vrai, quand on est bien malheureux, ne pas croire, ah ! c’est impossible !

Lucius ne put tenir contre l’irrésistible accent avec lequel la voix bien-aimée appelait son cœur à la foi ; il crut, ou plutôt, dans l’exaltation de la douleur et de l’amour, il lui sembla qu’il croyait comme Hilda ; il lui sembla que cette vérité qu’il avait cherchée si long-temps venait d’éclore subitement dans son cœur et qu’elle n’en sortirait plus. Hilda le conduisit au lieu où elle avait laissé le cadavre de Macer. Tous deux creusèrent ensemble la fosse où ils le déposèrent ; tous deux prièrent ensemble sur la terre fraîchement remuée. Dès ce moment, il y eut entre ces âmes rapprochées de si loin un pacte saint, une union tendre et sacrée, fondée sur une communauté de prière et d’espérance. Dès ce moment aussi, une vie nouvelle commença pour Lucius. Cette ame blasée avait besoin, pour renaître, des fortes secousses qui venaient de l’ébranler. Desséchée par le doute et les voluptés, elle ne pouvait se raviver que par la foi et l’amour. Ce qu’il y avait d’extraordinaire dans sa situation et dans celle d’Hilda, ce renversement des rapports sociaux au sein desquels il avait vécu, cette esclave qui était devenue l’arbitre de sa destinée et le guide de sa croyance, cette vie consumée dans la solitude après tant d’années passées au centre de la civilisation grecque et romaine, — toutes ces choses jetaient l’imagination de Lucius dans une sorte d’égarement qui lui permettait à peine de réfléchir sur le changement qui s’était opéré en lui. Il se laissait aller avec bonheur au sentiment de cette existence étrange née, comme tant d’autres non moins bizarres, de la grande subversion sociale qui s’accomplissait alors, et qui devait bouleverser toutes les positions, confondre tous les rangs, mêler toutes les races, et, par cette fusion immense, préparer l’unité des peuples modernes.

Deux soins partageaient et remplissaient la vie d’Hilda, celui de propager de plus en plus les semences de la foi chrétienne, surtout parmi les femmes de sa tribu, et celui de consoler et d’affermir Lucius. Le lieu où ils se réunissaient d’ordinaire était le lieu où tous deux ensemble avaient rendu à Macer les derniers devoirs et où une simple pierre plantée par eux marquait sa tombe. Quand le temps eut un peu adouci la douleur de Lucius, c’est là qu’il aimait à se trouver avec Hilda. Elle lui avait enseigné un sentier de chasseurs qu’elle avait découvert et par lequel il se rendait chaque jour auprès du tombeau paternel. Là, parmi les rochers qui occupaient le centre de la Vallée-Noire, l’ame de Lucius se retrempait au sein de cette forte nature. Étendu sur ces rochers, lui pour lequel autrefois il n’y avait pas de duvet assez moelleux, il attendait la venue d’Hilda. Le moment où il la voyait paraître illuminait son ame d’un rayon de joie, et tous deux passaient de longues heures dans des entretiens pleins de douceur et de tristesse.

Depuis qu’Hilda l’avait vu naître sincèrement à la foi, elle évitait de faire régner uniquement la religion dans ces entretiens ; elle ne voulait point fatiguer le néophyte qu’elle avait ramené. Changeant de rôle, elle devenait un auditeur attentif, tandis que Lucius lui expliquait, en souriant parfois d’une ignorance naïve qui l’enchantait, tout ce qu’il pouvait lui faire comprendre de ce monde auquel elle était étrangère, il éprouvait un grand charme à lui raconter les événemens et les aventures de sa vie : les plus ordinaires prenaient un aspect de nouveauté et de merveilleux en se réfléchissant dans l’imagination ignorante de la Barbare, et par là ces souvenirs acquéraient un plus vif intérêt aux yeux de Lucius lui-même. Son esprit, lassé des redites infinies qu’il trouvait dans les livres et les discours des hommes, se reposait et se rajeunissait délicieusement au spectacle de cette ame neuve et de cette pensée ingénue qui s’épanouissait librement sous son regard. Hilda, de son côté, jouissait avec délices du bonheur de voir s’ouvrir à son intelligence ces perspectives nouvelles que l’amour éclairait de sa lumière ; elle questionnait Lucius sur toutes choses pour avoir le plaisir de l’entendre répondre et pour se sentir à chaque réponse plus rapprochée de lui. Ainsi ces deux êtres que le destin avait faits si différens se développaient et se complétaient l’un l’autre : Lucius donnait à Hilda la maturité et la science, Hilda rendait à Lucius la jeunesse et la vie.

Unis par l’ame, vivant uniquement l’un pour l’autre dans la solitude, il était impossible qu’ils n’éprouvassent pas le besoin de confondre entièrement leur destinée. Lucius, subjugué par l’angélique nature d’Hilda, osait à peine laisser paraître à ses yeux une passion dont chacun de leurs entretiens solitaires augmentait l’ardeur. De jour en jour il souffrait davantage de tous les mouvemens qu’il réprimait. Pour Hilda, il lui semblait qu’elle ne désirait rien autre chose que de passer ainsi toute sa vie. Depuis que Lucius croyait comme elle, ses sentimens ne lui inspiraient plus aucune inquiétude ; mais, accoutumée à examiner son ame et à sonder sa conscience devant Dieu, elle ne tarda pas d’apercevoir avec confusion que les agitations contenues de Lucius, sans la gagner, ne lui étaient pas indifférentes, et qu’elle trouvait un sensible plaisir à les causer. Sa droiture naturelle et l’éducation morale que le christianisme lui avait donnée lui firent sentir le danger que l’innocence de son ame l’eût empêchée de comprendre. Cette découverte mit dans son maintien, dans son langage, dans toutes ses manières, un embarras dont Lucius s’aperçut et dont s’accrurent les émotions qu’il ressentait. Un jour, il ne put les contenir, et, voyant Hilda épouvantée de leur violence, il osa lui ouvrir toute son ame et parler d’un mariage chrétien, d’une sainte union pour la vie et pour l’éternité. Hilda était bouleversée en l’écoutant. Les paroles de Lucius et l’indicible bonheur qu’elles lui causaient achevèrent de déchirer les derniers voiles qui pouvaient encore lui cacher la nature des sentimens de son cœur. Être la compagne bénie de ce noble Lucius qu’elle avait aperçu comme un ange protecteur du fond de sa servitude, puis au salut duquel elle s’était dévouée avec un zèle dont le motif lui avait d’abord caché le caractère, de Lucius que la Providence avait amené avec elle dans un vallon de la Germanie pour qu’elle achevât de gagner à Dieu cette ame qu’elle aimait, c’était pour Hilda une félicité miraculeuse sur laquelle elle n’avait jamais osé arrêter sa pensée. Lucius, éperdu d’amour, la pressait de répondre. Pleine de trouble, elle balbutia quelques mots de différence de rangs, de maître et d’esclave ; mais Lucius lui ferma la bouche en lui disant : — C’est moi, Hilda, qui suis maintenant ton esclave. C’est toi qui es libre et maîtresse dans ces forêts. Nous avons changé de condition. Le monde, ajouta-t-il en souriant, semble vouloir faire comme nous, et l’empire passer aux Barbares. Hilda, tu m’as conservé la vie, tu m’as ouvert le ciel ; j’ai besoin de toi pour la vie et pour le ciel. — Hilda était de plus en plus troublée. — Et qui, dans cette solitude, bénirait l’union de deux chrétiens ? dit-elle en rougissant. — Il faut fuir, Hilda, s’écria Lucius ; il faut fuir ensemble. Tu. me guideras à travers les détours de cette forêt, qui est ta patrie, et moi je te protégerai contre les animaux farouches ou contre les Barbares ; procure-moi un arc ou un javelot, et je te nourrirai de ma chasse. Nous pêcherons le poisson des torrens, nous cueillerons les fruits des arbres sauvages. Marchons ensemble à travers ces solitudes en nous tenant la main ; nous vivrons comme Maxime et Priscilla, jusqu’à ce que nous trouvions un prêtre chrétien qui fasse de nous deux époux chrétiens.

Hilda voyait mieux que Lucius toutes les difficultés de cette fuite ; mais les obstacles et les dangers ne pouvaient rien sur ce cœur intrépide ; bravés avec Lucius, ils étaient pour elle pleins de douceur. Un seul motif combattait dans son esprit le plan de Lucius, c’était le désir de convertir sa tribu. Elle se reprochait de laisser le champ avant la moisson ; elle craignait que Dieu ne la punît de cet abandon, et que la punition ne s’étendît à Lucius. En même temps, elle sentait qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre pour eux, et qu’après un pareil entretien ils ne pouvaient plus demeurer comme par le passé. Il fallait s’unir ou se séparer, et se séparer, était-ce possible ?

Une pensée, qu’elle ne communiqua pas à Lucius, tira Hilda de ces perplexités. Le jour où elle avait apparu à Gundiok sous le chêne, la harpe du vieux scalde à la main, Gundiok avait été frappé subitement de la beauté d’Hilda ; il avait ressenti une impression pour lui nouvelle en l’entendant parler et chanter en inspirée, au milieu des Francs étonnés et ravis. Jusqu’à cette heure, le cœur de Gundiok n’avait battu que pour la chasse et la guerre. On sait qu’un jeune Germain eût rougi de faire attention aux femmes avant l’âge de vingt ans, et d’offrir à une jeune fille de sa nation une main qu’il n’eût pas trempée plusieurs fois dans le sang de ses ennemis. Une chaste jeunesse disposait ces peuples aux attachemens profonds. L’amour de Gundiok fut soudain et violent, comme tous les sentimens qui venaient assaillir les âmes des Barbares, et peu de jours avant celui où eut lieu entre Hilda et Lucius l’entretien que je viens de raconter, Gundiok, ayant par hasard rencontré la chrétienne, avec l’impétuosité de son caractère et de sa race, lui avait offert brusquement de venir dans sa cabane pour y être l’épouse du chef de leur tribu, de celui qui, comme elle, avait dans les veines du sang de Marcomir. Hilda lui avait répondu : — Gundiok, tu es le dernier rejeton de ma famille, et ta sœur Hilda désire ardemment pour toi le plus grand des biens ; le jour où elle te verrait, fier Sicambre, courber docilement la tête sous le joug glorieux de la foi chrétienne, elle rendrait de ferventes actions de grâces au Dieu qui aurait touché ton cœur ; mais elle ne songe point à s’unir, par une alliance illustre, au noble chef de sa tribu : elle ne veut être que la fiancée du Christ. — Hilda était sincère en parlant ainsi, nulle pensée d’union terrestre n’était encore entrée dans son ame virginale. En même temps l’affection qu’elle éprouvait pour Lucius, et dont elle n’avait pas démêlé le caractère, l’éloignait de tout projet pareil, et lui faisait croire qu’elle passerait sa vie uniquement vouée à Dieu.

L’amour et la fierté sauvage de Gundiok avaient été blessés profondément du refus d’Hilda, et, depuis cet entretien, il avait évité sa présence ; seulement elle avait cru s’apercevoir qu’il épiait de loin ses pas, et, le jour où elle se rendait près de Lucius, elle avait rencontré le jeune chef avec Bléda. Tous deux s’étaient éloignés en la voyant paraître, mais elle avait cru entendre comme un sourd rugissement de colère s’échapper de la poitrine de Gundiok.

Dans cette situation, qui l’effrayait vaguement pour Lucius, il lui sembla que cette fuite qu’il lui proposait était un moyen indiqué par la Providence pour le sauver des dangers qui le pouvaient menacer, et cette idée, qui s’empara vivement de son esprit, put seule la décider à s’éloigner des siens avant que leur conversion fût plus avancée. Elle se dit que la jalousie de Gundiok et la haine de Bléda seraient des obstacles puissans à sa prédication évangélique, et pourraient peut-être compromettre le succès qu’elle avait déjà obtenu. Tout cela n’était que trop vraisemblable, et d’ailleurs elle avait besoin de croire qu’il en était ainsi pour pouvoir écouter Lucius sans remords. Elle céda donc à ces réflexions, et consentit à partir avec lui, se confiant en Dieu et le priant intérieurement d’achever l’œuvre commencée par elle. La joie que Lucius fit éclater à ses pieds, quand il eut entendu sa réponse, acheva de lui ôter toute incertitude.

Dès-lors il ne fut plus question entre eux que d’assurer leur évasion et de vaincre les difficultés qu’elle présentait. Une fois décidée, Hilda, appelant à son secours les ressources que lui fournissait sa connaissance des lieux et de la vie barbare, forma tout le plan de la fuite et indiqua à Lucius toutes les mesures qui pouvaient l’assurer. Elle éprouvait un indicible bonheur à conduire l’œuvre de cette délivrance, et lui n’était pas moins heureux d’être délivré par Hilda, de sentir briser ses fers par les mains de cet ange sauveur qu’il adorait. Bientôt son imagination, insouciante des périls et disposée toujours à se tourner vers des perspectives riantes, eut franchi les limites de la forêt Hercynienne, et le transporta de l’autre côté du Rhin. Il se voyait déjà rendu à la société des hommes ; son séjour chez les Barbares lui apparaissait dans le passé comme un épisode de sa vie errante, comme un voyage aventureux d’où il avait rapporté un trésor sans prix, et, s’élançant dans l’avenir, il choisissait l’asile de son bonheur. Ce n’était pas à Trêves, ravagée par les Francs, où il n’eût trouvé que les vestiges de l’habitation de son père, où le souvenir de l’ancienne condition d’Hilda eût été pénible pour tous deux. En outre, durant son long séjour en Grèce et en Asie, il avait pris l’habitude de vivre sous un soleil plus brillant que celui de la Gaule. Nulle ville dans ses voyages ne l’avait séduit et attaché autant que la ville de Rome, déjà abandonnée pour Constantinople et peu habitée, mais brillante encore à ce moment, avant qu’Alaric et Genséric y eussent passé, radieuse de l’éclat de ses temples aux toits dorés, embellie par ses jardins magnifiques et le retentissement de ses mille fontaines. Il disait à Hilda : « Nous habiterons une maison modeste sur la cime déserte de l’Aventin ; nous nous promènerons au bord du Tibre ; je te raconterai l’histoire merveilleuse de Rome avant que cette histoire finisse et que Rome succombe ; je te montrerai les lieux où s’est vingt fois décidé le sort du monde, et où il ne se décidera plus. J’aime Rome parce qu’elle est délaissée ; elle me plaît à cause de sa grandeur et de sa tristesse, et puis nous oublierons avec délices tout souvenir de la puissance romaine pour nous entretenir de la Germanie et de la Gaule. Nous nous rappellerons ensemble cette vallée où nous sommes ; nous parlerons de la forêt Hercynienne au pied du Capitole. »

Alors Hilda, pour qui Rome était le lieu de la captivité de saint Paul et du martyre de saint Pierre, interrompant cette peinture de la cité païenne, lui demandait des détails sur les basiliques des apôtres, sur les reliques des martyrs, sur les sépultures des catacombes, dont elle savait confusément l’existence par les récits de quelques esclaves venues d’Italie. Elle se faisait une grande joie de vivre sur une terre aussi sanctifiée. Elle se voyait unie à Lucius par l’évêque de Rome, dont Priscilla lui avait parlé comme du grand évoque : le salut de Lucius et le sien lui en semblaient plus assurés. Plus heureuse que lui, parce qu’elle était plus fermement croyante, elle savourait en idée la félicité d’un amour éternel.

Enfin il fallut s’arracher à cet enivrement céleste. Avant de se séparer pour la dernière fois, Lucius et Hilda convinrent de se retrouver le lendemain avant l’aurore à l’entrée du chemin qui conduisait dans la Vallée-Noire. Hilda, suivant la coutume germaine, tendit la main à Lucius, qui, avec un geste passionné, serra cette main sur son cœur. Il ne pouvait quitter la jeune fille et la contemplait avec un ravissement inexprimable, tandis qu’elle baissait les yeux à terre, s’efforçant de vaincre son trouble par la prière et ne trouvant plus de mots pour prier. Tout à coup un bruit qui se fit entendre à quelques pas d’eux tourna leurs regards de ce côté. Deux hommes sortirent du bois touffu qui les entourait : c’étaient Gundiok et Bléda.

Bléda s’était aperçu de la passion jalouse du chef franc, et, concevant l’espoir de se venger à la fois d’Hilda et d’un Secundinus, il avait attisé celle passion par ses discours. Depuis plusieurs jours, il les observait tous deux à leur insu, et il avait révélé à Gundiok leurs entretiens prolongés dans la Vallée-Noire. Il lui avait appris que là était la tombe de Macer, et l’avait amené pour les observer, pensant que ce qu’il apercevrait de leur innocent amour ne pourrait manquer d’enflammer sa colère. Un hasard funeste avait servi Bléda, et il avait eu la joie de voir une affreuse colère se peindre sur le front du terrible chef, à mesure qu’il lui traduisait dans sa langue les discours d’Hilda et ceux de Lucius. Leur projet de fuite avait mis le comble à la rage de Gundiok. Enfin, quand il les avait vus se prendre la main en se regardant avec amour, hors de lui, il s’était élancé du bois où il était caché. D’un bond, il vint tomber à quelques pas de Lucius, pâle de fureur, lançant des regards semblables à ceux d’une hyène qui fond sur le chasseur, brandissant de la main droite sa framée et tenant de la gauche un javelot, suivant l’usage de sa nation. Lucius le regardait avec une intrépidité qui semblait le défier encore. Ces deux jeunes hommes, beaux et fiers tous deux, mais d’une beauté et d’une fierté différentes, demeurèrent quelques instans face à face et immobiles, ne pouvant se rien dire, car l’un n’entendait pas la langue de l’autre, mais exprimant tous deux par le regard la haine et l’orgueil. Hilda épouvantée levait les yeux au ciel, dans une attente pleine d’angoisse. Gundiok, qui eût voulu insulter par ses paroles le Romain avant de le frapper, s’élança sur la tombe de Macer, et la foula aux pieds devant lui. Lucius ne pouvait recevoir un outrage plus sensible à sa piété filiale et à son orgueil de patricien. Furieux de son impuissance à rendre injure pour injure, il parvint à mettre tant de mépris dans son regard, et dans sa bouche muette une telle expression d’insulte, que Gundiok le comprit. Aussitôt sa framée vint frapper Lucius et le fit rouler à ses pieds. À cette vue, Hilda redevint un instant la femme barbare, la lionne des forêts : elle se précipita sur Gundiok pour le déchirer. Gundiok, après avoir lancé sa framée, s’était mis en défense, par habitude, en présentant le fer du javelot, dans l’attitude d’un Frank se préparant au combat. Le mouvement d’Hilda avait été si prompt, qu’avant que Gundiok eût pu retirer son javelot, le fer était entré dans le corps de la jeune fille, qui, blessée mortellement, alla tomber près de Lucius.

Bléda, craignant le désespoir de Gundiok, s’enfuit plein de peur et de joie. Quand Hilda sentit le froid du fer dans sa poitrine, l’élan de fureur qui l’avait possédée un moment s’arrêta. Son sang qui coulait rafraîchit son ame et la calma. Sûre maintenant de mourir avec Lucius, sûre de célébrer avec lui dans le ciel les noces sans fin, elle ne ressentait plus aucun désir de vengeance, elle était radieuse d’espérance, et se penchant vers lui : — mon Lucius, lui dit-elle, ce n’est pas en ce monde que nous devions être unis, c’est dans le sein de notre père céleste. Qu’il soit béni, Lucius, de nous faire mourir ensemble ! Peut-être, Lucius, si nous étions restés sur la terre, tu te serais repenti un jour d’avoir épousé la pauvre esclave, la grossière Barbare ; mais dans le ciel il n’y a plus ni maître, ni esclave, ni Romain, ni Barbare ; il n’y a plus que des âmes qui s’aiment au sein de Dieu. Allons donc ensemble avec joie nous aimer à jamais dans le ciel ; donne-moi ta main, ô mon époux bien-aimé, et dis-moi que tu crois, ainsi que moi, qu’après nous être endormis dans notre couche sanglante, nous allons nous réveiller parmi les chants des anges ! — Et Hilda mourante souriait à Lucius avec une merveilleuse douceur, et la sérénité de la foi se confondait dans son regard avec l’ivresse de l’amour.

L’agonie du jeune Romain n’était pas si douce, car sa foi était loin d’être aussi assurée : c’était une exaltation passagère qui lui avait fait illusion sur sa croyance. Son ame, accablée par la douleur, s’était tournée vers une espérance qui le consolait ; mais cette ame, durant toute une vie dominée par les influences païennes, avait reçu trop profondément l’empreinte de la mollesse et de l’incrédulité pour pouvoir embrasser facilement la foi du Christ. L’amoureux Lucius, en écoutant Hilda, avait cru entendre la voix de Dieu, mais il avait besoin du bonheur terrestre pour croire aux joies célestes. Perdre Hilda au moment où il allait la posséder était un coup de la destinée qui le rejetait dans le désespoir. Cependant l’accent irrésistible des paroles d’Hilda mourante agissait sur lui. Ce qui se passa alors dans cette ame flottante et partagée, nul ne le saura jamais. Lucius, attachant son regard passionné sur Hilda, semblait faire effort pour croire à force d’aimer. Enfin quelque chose parut se décider en lui et triompher. « Je crois, dit-il en fermant les yeux, je crois au Dieu d’Hilda, » et il ne les rouvrit plus.

Quand elle eut vu mourir Lucius, Hilda se mit à prier Dieu d’une voix défaillante, lui demandant pardon de son dernier mouvement de colère, et implorant la grâce de ne pas beaucoup attendre pour rejoindre son bien-aimé.

Pendant ce temps, Gundiok la regardait avec égarement. Son ennemi était mort, il était vengé, et devant lui était couchée sur la terre cette belle Hilda, la compagne de son enfance, l’ornement de sa tribu, la seule femme qui lui eût fait sentir l’amour, une femme qui avait été pour lui l’objet d’une adoration presque superstitieuse. C’était lui qui l’avait frappée et l’avait couchée ainsi dans son sang. Il fut pris d’un mouvement subit de rage contre lui-même.

— Hilda, dit-il, je me tuerai.

— Ne meurs pas, Gundiok, dit Hilda, et ne perds pas ton ame.

— Mais si je meurs, j’irai avec toi, dit Gundiok.

— Non, dit Hilda, car tu ne crois pas au Christ. Moi, je suis heureuse, je vais auprès de lui ; mais toi, je te plains, car je te laisse sous l’empire du démon.

— Tu me plains ! dit Gundiok.

— C’est que je suis chrétienne, reprit Hilda.

Gundiok la regardait avec une admiration stupide. Une idée soudaine le frappa : — Et moi, si j’étais chrétien !

Hilda sembla se ranimer. L’espoir de convertir le chef de sa tribu, et par lui sa tribu tout entière, fit briller ses yeux mourans d’un éclat extraordinaire.

— Si tu étais chrétien, dit-elle, nous nous retrouverions, Gundiok, dans la gloire céleste.

Et, rassemblant un reste de forces, elle se mit à le supplier d’écouter cette voix qui parlait à son cœur, et, au nom de son sang qu’il avait versé, elle l’adjura, lui, le meurtrier de celui qu’elle aimait, d’embrasser la foi chrétienne pour être sauvé. Certes jamais la religion de Jésus-Christ ne l’emporta sur une ame un plus grand triomphe. Hilda pouvait parler ainsi à Gundiok, parce qu’elle savait qu’elle allait rejoindre Lucius.

Gundiok, éperdu d’étonnement en présence de ce miracle de la charité, entraîné par le désir de retrouver Hilda au-delà du tombeau, hésitait, en proie à une lutte violente. Cette lutte ne pouvait durer long-temps dans une intelligence grossière, mais énergique, qui ne concevait qu’une idée de la foi, mais qui alors la saisissait fortement, Tourmenté par une agitation puissante, il répétait : — Chrétien, moi, chrétien !

— Hâte-toi, dit Hilda d’une voix faible et avec une ineffable joie ; hâte-toi, car je vais mourir.

À cette voix, à ce sourire, Gundiok tomba devant elle à genoux en s’écriant : Je suis chrétien !


J.-J. Ampère.