High Life, stances satiriques

High Life, stances satiriques
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 715-721).
HIGH LIFE
STANCES SATIRIQUES

I


Souvent trop de naissance gêne,
Il n’est donné
Qu’à peu d’être Julie Angène
Ou Sévigné ;

Pour être Eléonore d’Esté,
Il faut beaucoup :
La dignité, le ton, le geste,
Et puis le goût !

Pour le goût, je sais qu’on s’en pique
Jusqu’au travers ;
On peint, on aime la musique,
On fait des vers ;

On a clartés sur toute chose ;
Grands et petits,
Tous les noms servent à la glose,
Au cliquetis ;

On tient pour œuvre obligatoire
D’aller s’asseoir,
Le dimanche, au Conservatoire
En velours noir.

Ce n’est pas que le sacrifice
N’ennuie un peu ;
Mais on va là comme à l’office,
Pour le bon Dieu !


Quant au diable, c’est autre histoire ;
A celui-là,
Tous les honneurs, toute la gloire,
Tout le gala !

C’est lui qu’on veut, qui vous attire,
Son art à lui
Au moins n’a rien de la satire,
Ni de l’ennui,

Il est aimable, il est bon prince ;
A tout moment,
Il vous prend la taille et la pince
D’un air charmant.

Beethoven et ses symphonies,
Gluck et Mozart,
Tous ces héros, tous ces génies,
Tout ce grand art,

Il faut au sérieux les prendre,
Les écouter,
Faire semblant de les comprendre,
Les respecter !

Car ils vous respectent eux-mêmes,
Et de si haut !
Ils ont tant ces grâces suprêmes
Du comme il faut,

En leur présence olympienne
Que force est bien
De se montrer patricienne
Dans son maintien !

Mais parlez-moi de ces théâtres
Un peu lointains
Où florissent les jeux folâtres
Et clandestins,

Où, quand le monde un soir vous livre
La liberté,
Vite on court s’amuser et vivre
De son côté !


L’époux allume son cigare,
Et sort à pied ;
Au clavier, où sa main s’égare,
Elle s’assied,

Joue un moment à l’aventure,
Puis tout d’un trait
Sonne, demande une voiture,
Et disparaît !

Dans son cachemire roulée,
Cachée à tous,
Elle vole, ardente, affolée,
Au rendez-vous.

Le spectacle est le point de mire,
L’attrait public ;
On va voir les Turcs, on va rire
A Chilpéric !

La Princesse de Trébizonde
Et les Brigands,
Où trouver des airs en ce monde
Plus élégans ?

C’est frais et pur comme la brise,
Et si badin,
On se croirait presque à Venise,
Dans ce jardin

Que hantent Jessica la brune
Et son amant,
Tandis que sur les fleurs la lune
Dort mollement,

Et que parmi les aubépines,
Et les jets d’eau,
Au grincement des mandolines,
Chante un rondeau !

Oh ! la musique honnête et douce,
L’heureux concert !
Des violettes plein la mousse,
Le ciel ouvert,


Un couple amoureux qui soupire
A l’unisson !
J’en sais qui préfèrent Shakspeare
Et sa chanson ;

Mais il faut être de son âge,
L’âge est si grand !
On est lancée, il faut qu’on nage
Dans le courant.

Eh bien ! non, on vous calomnie,
Non, vive Dieu !
Cette honteuse Polymnie
De mauvais lieu

Ne vous a point si fort séduites ;
Non ! tout cela
Ne vous plaît point tant que vous dites :
Le vice est là

Plus que le méchant goût encore,
Et c’est raison
De s’écrier, comme le More :
« Corruption ! »

Car cet art, sans qu’on en convienne
A haute voix,
Unit Clitandre à Célimène,
En tapinois ;

Il est bon diable et bon apôtre,
Fait des métiers
Que certes ne ferait pas l’autre
Si volontiers !

Il a des loges fort proprettes,
Qui, se grillant,
Cachent aux foules indiscrètes
Belle et galant ;

Et tandis qu’il mène sa fête,
Et nous rend sourds,
On est tout à son tête-à-tête,
A ses amours !


Amours d’un soir, délice extrême,
Rire effronté,
Qui trouve en son audace même
L’immunité !

Ainsi, plusieurs fois par semaine,
Voyez le jeu,
Ce beau spectacle vous ramène
Au même lieu.

Toujours la même drôlerie
Pour s’égayer,
La même loge, où seul varie
Le cavalier.

Mais celui-là disons qu’il change
Comme un vrai truc !
Avant-hier un agent de change,
Ce soir un duc,

Et demain, ô secret des choses
Et de l’amour !
Demain, le pître en maillots roses
Aura son tour !


II


Avez-vous vu, dans une illustre fresque,
Ce violoneux
De Hans Holbein, — un squelette grotesque,
Louche et cagneux ?

Debout à l’œuvre et raclant son vieux sistre,
La tête en eau,
Il exécute un rigodon sinistre
Sur son tonneau.
 
Tout à l’entour l’humanité s’agite
Éperdument,
Chacun se hâte, abandonnant son gîte,
Vers l’instrument.


Rustre, bourgeois, empereur, fille et dame,
Moine, valet,
Les voilà tous plongés de corps et d’âme
Dans ce ballet.

« Trémoussez-vous, cavaliers, à vos belles !
Changeons le pas ! »
Et la duchesse au commis des gabelles
Tend ses beaux bras !

Et la jeunesse au béquillard se livre,
Et la vertu
Laisse sa coiffe aux mains d’un lourdaud ivre,
Qui lui dit : Tu !

Et plus rapide en son entrain féroce,
Plus furibond,
Le rigodon butte contre une fosse,
Et roule au fond.

Criant, hurlant, à l’horrible débâcle,
S’ouvre l’enfer,
Sur son tonneau le ménétrier racle
Toujours son air.

Danse des morts, macabre sarabande,
Vos temps ont fui ;
Il semble encor pourtant qu’on vous entende
Presque aujourd’hui !

Le violoneux de la fresque de Bâle,
Si par hasard
C’était aussi cette muse banale,
Cet affreux art

Qui flétrit tout à son immonde haleine,
Gouverne tout,
Entremetteur, sur sa tonne d’or pleine
Toujours debout,

Réunissant dans une ligue indue,
Dans un tripot,
La grande dame et la fille perdue,
Qui parle argot !


Chassez, croisez, superbes perverties,
Fusionnez ;
Ne cachez plus vos belles sympathies,
Tourbillonnez !

Distinction, classes et rang, vieux rêve
Mystifiant ;
Il n’est ici rien que des filles d’Eve
Communiant !

Le violoneux sur son tonneau fait rage,
Trémoussez-vous,
Dansez, Willis, chantez avant l’orage,
Le ciel est doux ;

Au bois déjà poussent les anémones ;
Multipliez,
O blanches sœurs, échangez vos couronnes
Et vos colliers,

Enlacez-vous dans la même guirlande,
Vivez, tout fuit,
Et c’est la loi que toujours on s’amende
Quand vient la nuit.

La nuit pour vous sera morne et livide,
Et je vous plains,
Nul idéal pour combler ce grand vide
Des cœurs éteints !

Lourde en ces temps pèsera l’atmosphère,
J’en jurerais,
Nul souvenir du bien qu’on a pu faire,
Ennuis, regrets !

Car vous n’aurez à ces heures maussades,
Sous l’œil de Dieu,
Que l’écho sourd des lointaines cascades,
Et c’est trop peu !


HENRI BLAZE DE BURY.