Hieronymus van Aken, dit Jérôme Bosch
La Revue de l’art ancien et moderneXXXI, Janvier à Juin (p. 191-208).
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LE RÉALISME POPULAIRE DANS L’ART DES PAYS-BAS

HIERONYMUS VAN AKEN, DIT JÉROME BOSCH

(VERS 1460 † 1516)


Jérôme Bosch compte au premier rang des maîtres célèbres mal connus ou méconnus. Beaucoup veulent voir en lui un type absolu d’excentricité esthétique. Peut-être apparaîtra-t-il moins excentrique si l’on a soin de l’envisager dans son milieu et dans son temps. L’extrême singularité de ses fantasmagories n’a que trop détourné l’attention du reste de ses œuvres. Peut-être arrivera-t-on à se convaincre, d’une part, que ses scènes infernales ne sont pas uniquement des drôleries et, de l’autre, qu’on ne saurait le tenir exclusivement pour un artisan de visions cornues. Ses tableaux sont rares et dispersés. Les critiques (surtout en France) ont été le plus souvent induits à en analyser quelques-uns isolément, à la rencontre, sans chercher à se former et à donner une idée d’ensemble de sa carrière. Par suite, son rôle historiquement essentiel au profit de l’évolution de l’art septentrional, son ascendant de peintre totalement animé du génie populaire, ouvrant sans réserve à l’âme et à l’humeur du peuple les données mystiques et religieuses, créant un mode d’expression nouveau et aboutissant à la peinture des mœurs, est demeuré obscur. Si peu d’hommes ont exercé sur leur temps et sur le prochain avenir une action semblable, il est juste que celui-ci soit honoré en dehors de tout malentendu de détail, dans la claire et centrale conscience de ses vues, de ses exemples. La présente esquisse a pour premier objet de résumer et de grouper, sur le grand artiste, les notions bien établies. Et puisse-t-elle, en conclusion, avoir fait au moins sentir en lui le nécessaire précurseur des réalistes affranchis des formules, libres interprètes de la vie commune aux Pays-Bas !

Ce que nous savons par les textes de l’existence d’un maître si étrangement personnel est peu de chose. Suivant l’apparence, sa famille était venue à Bois-le-Duc (Hertogen Bosch) d’Aix-la-Chapelle (Acken ou Aken), car elle portait le nom de « Van Aken », c’est-à-dire « d’Aix ». Lui-même dut naître à Bois-le-Duc, puisqu’il n’eut jamais à y acquérir le droit de bourgeoisie et qu’il signa ses ouvrages d’une partie du nom de la ville (Bosch) ajoutée à son prénom particulier (Hieronymus). Très probablement, il y reçut son instruction complète, s’y mit en évidence, ne s’en éloigna guère. Comme il y était né, il y mourut. Dès l’année 1493, il y dessinait des vitraux pour la chapelle de la Confrérie de la Croix, à l’église Saint-Jean. En 1504, il peignait pour Philippe le Beau un Jugement dernier de grandes dimensions : c’est donc qu’il avait déjà fait ses preuves. Sa production fut considérable, fort répandue, gravée de bonne heure et très imitée. Lors de la prise de Bois-le-Duc, en 1629, l’église Saint-Jean s’enorgueillissait encore de ses tableaux la Création du monde, Salomon et Abigaïl, l’Adoration des Mages, la Prise de Béthulie, Judith et Holopherne, Esther devant Assuérus. Le clergé obtint du vainqueur, Frédéric-Henri, la permission de retirer ces peintures. Si l’on en croit l’ancienne inscription du Livre d’Heures de Philippe de Clèves, manuscrit de la bibliothèque du duc d’Arenberg, à Bruxelles : Hieronymi Boscii propria manus… Bosch aurait fait des travaux d’enlumineur. Au Palais royal de Madrid, des tapisseries du Jugement dernier et de divers épisodes de la Vie de saint Antoine sont données comme tissées d’après des patrons de lui, chose possible. Les gravures qu’on lui attribue sont douteuses. Alexandre Pinchart les estime de la main du graveur-architecte Alart du Hammeel, dont la carrière s’est faite à Bois-le-Duc, à Louvain et à Anvers[1]. Jérôme Cock, le peintre-graveur éditeur d’estampes anversois, a publié bon nombre de planches, notamment du burin de Pierre de Mercia, reproduisant de ses compositions. Maints artistes s’en sont inspirés, le vieux Breughel en tête. Au rapport de Philippe de Guevara, par qui d’importants ouvrages de Bosch passèrent en Espagne, l’artiste avait un élève adroit à pasticher sa manière et qui n’hésitait pas à signer ses pastiches du nom du maître pour mieux les vendre[2]. En réalité, nous verrons plus loin que les pasticheurs et les continuateurs de Hieronymus sont légion, mais qu’ils ont eu la plus grande action sur le développement de la peinture flamande.

Ecce Homo.
Musée de l’Escurial.

L’auteur du Schilderboeck nous spécifie judicieusement le goût et certains procédés du maître. Bosch a peint à l’huile et en détrempe. Ses œuvres traitées par ce second moyen ont, malheureusement, succombé au temps et surtout à l’acharnement des restaurateurs. D’une façon générale, il enlève ses morceaux largement, souvent du coup. Il conserve l’usage ancien de tracer complètement ses compositions sur le blanc du panneau et de revenir ensuite, par une légère teinte transparente pour les carnations, attribuant une part considérable dans l’effet aux « dessous ». Il rompt à la tradition des draperies à cassures multipliées. Ses inventions de démons, spectres et monstres infernaux étonnent l’écrivain qui les juge « moins agréables que terrifiants ». Mais Karel nous donne aussi quelque aperçu des tableaux qu’il a pu voir de l’artiste et rien n’est plus instructif. C’est une Fuite en Égypte où Joseph demande son chemin à un paysan. « Au fond est un rocher de forme fantastique, disposé comme une hôtellerie, avec de curieux épisodes, tels que le jeu d’un ours qu’on fait danser pour de l’argent. » C’est un Enfer comportant la descente du Christ aux limbes pour la délivrance des patriarches et une scène de Judas cherchant à s’échapper et pris au cou par une corde à nœud coulant et pendu. « On voit là les monstres les plus étranges. Il faut admirer l’art du peintre à rendre la flamme et
Le Portement de Croix.
Musée de l’Escurial
la fumée. » C’est un Saint moine disputant avec les hérétiques et faisant jeter dans un brasier, pêle-mêle, leurs livres et le sien, afin que Dieu, par un signe sensible, montre de quel côté est le vrai. Le livre du saint est immédiatement repoussé du brasier par une force surnaturelle. Flamboiement, bois fumant et cendreux, tout est représenté en perfection. De plus, le moine et son compagnon sont graves et dignes ; au contraire, les autres figures (les hérétiques) sont grotesques à plaisir. C’est encore un Portement de la croix en lequel Bosch a tenu son style plus sérieux qu’à l’ordinaire. Que si, pour complément, nous nous souvenons de la présence d’une Tentation de saint Antoine de Hieronymus chez Marguerite d’Autriche, d’un Crucifiement et d’un épisode de Chirurgien extrayant du cerveau du patient la pierre de folie, possédés, entre autres originaux de l’artiste, à la fin du XVIe siècle, par l’archiduc Ernest, et d’autres panneaux mentionnés par des textes, nous en venons à nous expliquer le genre du producteur. Son répertoire se décompose en quatre classes de sujets : 1o les sujets religieux à personnages à mi-corps ou en pied, de grandeur naturelle ou de petites proportions, et où s’opposent des visées très nobles et des éléments populaires et communs ; — 2o les sujets diaboliques ou fantastiques ; — 3o les sujets allégoriques ou moralités, — et 4o les sujets anecdotiques ou scènes de mœurs. Et ce qui prime tout, en définitive, dans ses manières de voir, non pas entièrement nouvelles, puisque le « Maître de Flemalle », le peintre-graveur Martin Schön ou Schongauer, de Colmar, le graveur anonyme dit « le Maître de 1466 » et, principalement, le graveur non moins mystérieux dit « le Maître de 1480 ou du cabinet d’Amsterdam » les avaient fait pressentir, mais développées pour la première fois avec tant de volonté et d’ampleur, c’est une violente affirmation de l’esprit du peuple de Néerlande.

Ses pages qui n’ont point péri rentrent toutes sous ces quatre rubriques. Les plus nombreuses sont en Espagne, à cause de l’admiration qu’eurent successivement Don Felipe de Guevara, fils du garde des tapisseries de Marguerite d’Autriche, pour le talent du maître, et le sombre roi Philippe II pour ses tableaux de visionnaire. Mais il est indispensable de les étudier cycle par cycle.


I. Sujets religieux


Quand on a vu, au musée de Valence, le tableau de forme circulaire de l’Ecce Homo ou, à l’Escurial, sa répétition originale, on n’oublie plus cette image de l’homme de douleur, à demi nu sous son royal manteau de dérision, couronné d’épines et le sceptre de roseau à la main, entouré de cinq types d’humanité courante diversement et puissamment significatifs. Un juge impassible, au long cou, au visage osseux, tête étroite coiffée d’un bonnet rond bizarrement gonflé, symbolise la faillible autorité qui se croit à l’abri de l’erreur ; un bourgeois ébouriffé, aux lèvres serrées, dissimule mal sa conscience mauvaise ; un gros citadin, au large feutre relevé, piqué sur le côté d’une flèche, insigne d’une corporation, marque le parfait contentement de soi ; un rustre éclate de rire ; un soudard vomit l’injure à l’Innocent condamné en tendant vers lui, d’un geste brutal, son bras et son poing ganté de fer. Jamais la peinture n’avait défini encore en traits si physiologiques la honteuse misère du vain orgueil, de la lâcheté, de l’égoïsme, de la moquerie haineuse et de la stupide violence, encerclant le Juste sublimement résigné au sacrifice. Une demi-figure et cinq bustes ont suffi à tout exprimer. Non moins saisissant, au même palais de l’Escurial, est la Marche au Calvaire, avec le Christ chancelant sous le faix de et flagellé par un bourreau chauve, tandis qu’un vieux Pharisien à la barbe blanche s’incline vers le charitable Simon de Cyrène pour lui insinuer le doute. Ce mode de commenter populairement les scènes sacrées par l’opposition de la vulgarité physique et de la laideur même à la beauté morale, se rapproche sans contredit de la conception dramatique du « Maître de Flemalle », mais les types, le dessin nerveux et hardi, le modèle tour à tour sommaire et précieusement traité en « clair-obscur », la couleur tantôt rude, tantôt moelleusement fondue, mais toujours forte, est la plus individuelle nouveauté. À Berlin, dans un Ecce Homo aux petites figures en pied, de la collection von Kaufmann, et très différent de celui du roi d’Espagne, un Pilate, d’une indicible cautèle, présente le Sauveur du haut d’une estrade à une foule odieusement impitoyable, composée des personnages ordinaires et si reconnaissables du peintre. Au musée de Gand, une seconde Marche au Calvaire entasse de sinistres figures autour du Christ martyr, conduit, sa croix sur l’épaule, là où il doit être crucifié. En tête du cortège s’avance un reître énorme, rubicond, les yeux injectés de sang, la moustache hérissée, les joues débordantes, le casque de travers. Le bon larron, barbu et pâle, lié de cordes et terrifié, chemine entre un frénétique qui l’invective et un Pharisien renfrogné, aux lèvres bestiales. Au premier plan, le mauvais larron, hirsute et trognonnant, se retourne pour répondre par un défi aux brutes qui l’insultent de leurs rires cruels. Des soldats de cauchemar, un affreux vieillard édenté, un homme coiffé d’un paradoxal chapeau nuancé comme un arc-en-ciel, d’où retombent des anneaux suspendus à des fils de métal, défilent en désordre. À l’angle gauche du cadre, la secourable Véronique, en coiffe bleuâtre, déploie le linge de la Sainte Face. Quelques-unes des figures ne sont peintes qu’en grisaille, soit que l’exécution n’ait pas été terminée, soit que les glacis aient disparu. Certains morceaux se prévalent, par contre, de délicatesses de tons raffinés. Ce tableau, de même que le précédent, nous montre d’ailleurs le rattachement d’une notable partie de l’œuvre de Bosch aux spectacles des Mystères, traduits d’une verve outrancière et fantastique[3]. Il conviendra, tout à l’heure, de revenir brièvement sur ce point de vue.


Le Portement de Croix.
Musée de Gand.



L’Adoration des Mages.
Madrid, Musée du Prado.

En un cercle d’idées plus calmes mais non moins curieuses, l’Adoration des Mages du Prado, de Madrid, commande et retient l’attention. Sous une branlante et ouverte masure de clayonnage et de chaume, la Vierge, assise, les pans de son manteau ramenés sur ses genoux, tient en ses mains le très petit Enfant Jésus. À ses pieds s’est agenouillé le plus vieux Mage, en grande chape rouge. Le second roi, en tunique verte à camail brodé, s’apprête à rendre son hommage à l’Enfant Dieu. Plus à notre gauche, debout, costumé de blanc, étrange et superbe, le Mage noir s’arrête avec respect, portant contre sa poitrine un beau vase d’offrande couronné d’une figure d’oiseau de proie en or ciselé. Par le trou béant de la porte, des hommes regardent sans oser faire un pas. Deux bergers, afin de satisfaire leur curiosité, ont escaladé le toit de chaume. D’autres glissent leur tête aux brèches de la cloison. Ainsi, jusque dans un sujet si poétique et si solennel, s’accuse l’humoristique observation de l’artiste. Au fond s’élargit une plaine semée d’accidents pittoresques et sillonnée de cavalcades, limitée par des montagnes d’où émerge une grande ville pleine de monuments. Bosch est un paysagiste de race – il l’a déjà prouvé dans la Marche au Calvaire de l’Escurial – et son paysage offre un caractère tout particulier de rusticité panoramique. Il déborde, ici, sur les deux volets, où prient, les genoux à terre, le Donateur et la Donatrice, sous les auspices de leurs patrons saint Pierre et sainte Agnès (?). Aucune composition de Bosch n’est ni plus pondérée, ni mieux peinte, ni plus originalement digne de son objet[4]. En l’église d’Anderlecht, M. Hulin a, le premier, signalé une Adoration des rois tout autre, de la main de Hieronymus. Elle est fort belle, quoique, partiellement, très repeinte. Le musée de Vienne expose encore du maître de Bois-le-Duc une scène légendaire, le Martyre de sainte Julie, crucifiée en vêtements de princesse, devant une assemblée dont plusieurs des personnages caractéristiques nous sont familiers. Le lecteur peut, dès maintenant, se rendre compte de la richesse de ce répertoire, autant que de sa singularité.


II. Sujets diaboliques ou fantastiques


La seconde catégorie des tableaux de Bosch comprend ses fantasmagories religieuses, généralement appelées « diableries ». On sait par la notice de van Mander et les vers latins de Lampsonius joints au portrait gravé du peintre que les amateurs du temps de l’humaniste considéraient surtout Hieronymus comme l’évocateur des démons et spectres volants de l’Érèbe, des demeures du Tartare (tartaræ domi) et des profondeurs de l’Averne (simus imus Averni) – autrement dit du monde des fantômes. Cette phraséologie classique, si mal appropriée aux moins classiques des conceptions, prête une importance excessive à l’une des branches de l’art d’un producteur fécond, au détriment des autres branches. Mais elle ne doit pas induire, par réaction, à en ravaler l’intérêt, d’autant plus que l’artiste mêle à ses chimères nombre d’éléments réels.


Le Jugement dernier.
Ancienne collection Pacully.

Les « diableries » ont leur source évidente dans l’art du moyen âge, qui a prodigué les monstres infernaux, sous des formes voulues effrayantes ou burlesques, en sa littérature, en sa sculpture, en sa peinture. Qu’on se rappelle les détails des Jugements derniers des peintres byzantins et ceux des Jugements derniers sculpté aux frontispices de nos cathédrales françaises ; les démons représentés en peinture au XIIe siècle au mur d’une des chapelles de Saint-Julien de Brioude ; les incarnations démoniaques décrites dans la Divine Comédie de Dante et dans les poèmes des visionnaires de l’école franciscaine, s’ajoutant à tant d’autres visions de moines anciens du midi et du nord ; les Jugements derniers peints par Giotto au palais du Podestat de Florence et à l’Arena de Padoue, et par ses successeurs immédiats, les retables sur le même sujet des van Eyck et de leur suite ; les gravures plus récentes du « Maître de 1466 » et de Martin Schön. Qu’on ait ce fait bien présent qu’une part considérable est faite, dans les Mystères, aux épisodes de « diablerie », terrifiants ou égayants. Qu’on se souvienne encore des contagions de la sorcellerie au xve siècle, du trouble et des fausses croyances qu’elles engendraient et des répressions auxquelles elles donnaient lieu. Enfin, qu’on ne perde pas de vue le goût septentrional pour les expressions phénoménales singulières. On reconnaîtra que le genre fantastique répond à des traditions bien constatées, évoluant avec les idées de la foule, et que son aboutissement en un talent d’artiste aussi prédestiné que celui de Jérôme Bosch à des données pareilles est assez naturel.


Jérôme Bosch. – Les Sept péchés capitaux.
Partie inférieure.
Palais de l’Escurial.

Bosch a peint, probablement plusieurs fois, le Jugement dernier, la Chute des anges rebelles, la Descente du Christ aux limbes, les Péchés capitaux, la Tentation de saint Antoine. Ces œuvres ont laissé des traces en des textes ; certaines se sont conservées en original ; presque toutes ont eu des répliques, des copies ou des imitations, dont beaucoup se retrouvent, et plus d’une a tenté le burin des graveurs, spécialement dans l’officine anversoise de Jérôme Cock. Les informations ne nous font donc pas défaut, bien que l’intervention des copistes soit une grande cause de trouble pour l’étude et la connaissance précise de ce cycle de productions du maître. On voit, au musée de Vienne, un triptyque du Jugement dernier, longtemps mis sous son nom et regardé par des érudits comme une réplique de la peinture exécutée en 1504 pour Philippe le Beau. La découverte d’une lettre gothique, prise d’abord pour la lettre M, fit penser à un monogramme de Jan Mandyn, à qui l’on crut devoir attribuer le triptyque. Depuis, on a constaté que l’œuvre ne répond pas à la facture de l’unique tableau connu et signé de Mandyn, à la galerie Corsini de Florence ; que la fameuse lettre M est un B renversé et qu’elle se rencontre communément tracée, comme elle l’est ici, sur une lame de couteau en d’autres compositions réputées de Bosch, par exemple les Sept péchés capitaux, le Chariot de foin et les Délices terrestres de l’Escurial. Y faudrait-il reconnaître un monogramme de Bosch lui-même ou toute autre chose qu’un monogramme ? Toutes les hypothèses ont le champ libre et tous les doutes sont permis[5]. Ce qui est certain néanmoins, c’est que nous avons là, pour le moins, de magnifiques répétitions d’inventions de Hieronymus et des manifestations de son style certifiées par l’estampe publiée par Jérôme Cock, d’après un triptyque de Bosch (Jugement dernier et ses volets). Si l’on n’eût relevé, en 1898, la signature de Breughel le Vieux et la date de 1562 sous la bordure de la Chute des anges rebelles, au musée de Bruxelles, jamais on n’aurait repris au peintre de Bois-le-Duc cette vision directement issue des siennes et qui reproduit en partie l’œuvre du Belvédère viennois. La Descente du Christ aux limbes, indiquée par van Mander, nous apparaît peut-être en original à Hampton-Court et en réplique au musée de Prague. À l’Escurial sont exposés les Sept péchés capitaux, c’est-à-dire la célèbre Mesa de Philippe II, formellement déclarée authentique par le texte de Guevara ; le triptyque du Chariot de foin, comprenant, sur le volet gauche, la double évocation du paradis terrestre, si vite perdu par nos premiers parents, et de la chute des mauvais anges, premier châtiment et première expansion du mal en ce monde, et, sur le volet droit, l’évocation de l’enfer ; puis, la légendaire Tentation de saint Antoine, d’où procèdent les copies à variantes du Prado, du palais d’Ajuda près Lisbonne, du palais Colonna à Rome, des musées de Bruxelles, d’Anvers, d’Amsterdam, de Bonn, de Wœrlitz, de Cologne, etc.[6]. Au Prado, c’est encore, parmi quantité de répétitions précieuses, le tableau d’un Jeune homme à qui un ange dévoile les supplices des damnés dans l’enfer (no 1181).

Ces scènes caractérisent par une multitude de figures diaboliques d’une stupéfiante complexité. Tels de ces monstres n’ont qu’une tête plantée sur des jambes et point de corps ; tels ont un groin de porc, un mufle d’animal, un bec d’oiseau gigantesque et grimaçant ; tels sont des poissons, des crustacés, des insectes, des crapauds, ou plutôt des composés d’éléments contradictoires, élancés ou trapus, charnus ou décharnés, squameux comme des lézards, visqueux comme des raies, munis d’appendices comme des pieuvres, velus comme des singes, cornus comme des boucs, ailés comme des chauves-souris, pourvus de trompes, de queues, d’antennes, de griffes, de dents saillantes. Il en est qui bondissent et volent, d’autres qui se glissent en rampant. Nous en voyons en la structure desquels s’amalgament des organes humains, des portions hideuses de squelettes, des détails végétaux, des ustensiles de matière inerte.


Le Jugement dernier.
Gravure d’Alant du Homel, d’après une œuvre perdue de Jérôme Bosch.

Un diable est fait d’un œuf porté sur des pattes de sauterelle et prolongé d’une queue de saurien. Celui-ci a des fleurs pour oreilles et pour museau une flûte à six trous. Celui-là se constitue de chair et d’os… et de poterie. D’énormes poissons, construits et grées à la façon des navires, transportent des gnomes captifs dont les extrémités s’étirent, au dehors, à travers des ouvertures pareilles à des hublots. Parfois même, (notamment dans le volet du paradis de l’Escurial), ces vivants esquifs semblent servir aux jeux des élus. À ce monde informe et difforme, réalistes et chimérique, extravagant, lugubre et comique, les signes d’une dérisoire humanité se superposent. Ces êtres inouïs tiennent en main des objets inexplicables, disparates, charivariques : un bâton surmonté d’une roue, un croissant, un plat ou un pot baroque, une arme excentrique, un instrument de musique, un instrument de torture. Ils se couvrent d’oripeaux sans noms, ils se coiffent d’entonnoirs. Ils ont pour fourmilières des édifices insensés, en forme de broc gigantesque ou d’entonnoir encore. Ils émergent de gouffres embrasés d’où montent fumée et flammes, de châteaux et de ruines sinistres, projetant des lueurs de fournaises aux reflets rouges, jaunes, verts. Ils s’agitent parmi toutes sortes d’innommables engins. Que représentent-ils ? Sans doute les péchés, les vices, les fléaux, les peines. On connaît une estampe d’un Jugement dernier où les figures du paradis et de l’enfer sont numérotées. C’est donc que la planche était accompagnée d’un commentaire. Comment ne pas deviner, par dessus tout, l’effréné caprice de l’artiste grisé par les intermèdes de diableries des Mystères et les subtilités des jeux des chambres de rhétorique, sur des thèmes populaires, les jours de fête ? Dans les épisodes fréquents que le peintre fait s’accomplir sur l’eau, on nous convie à deviner des interprétations paradoxales des joutes nautiques aimées des peuples marins[7]. Nul ne peut plus, au demeurant, pénétrer tout le secret de si déconcertants spectacles tournés en visions falotes, alors que, pour les saintes figures sacramentelles, on n’a pas sensiblement rompu aux traditions des Rogier et des Memling. En tout cas la longue fortune réservée aux « diableries » atteste l’intérêt qu’on y attache. Si Jérôme Bosch en a recueilli les données et s’il les a renouvelées et poussées selon son humeur à leurs extrêmes conséquences plastiques, que de peintres se sont engagés dans sa voie ! Après Hieronymus, c’est Jean Prévost, de Mons, c’est Jan Mandyn, de Harlem, c’est Pieter Huys, c’est Jan Crabbe, de Malines, c’est Franz Verbeeck, c’est Met de Bles, c’est Brueghel l’Ancien et sa lignée, c’est Teniers le Vieux et sa suite. Une nouvelle école néerlandaise s’élabore en ces « drôleries », qui se sauvera par « les sujets drôles » des dilettantismes italiens. Cela nous dit la force du mouvement.


Le Paradis, le Jugement dernier, l’Enfer.
Copie d’une peinture de Jérôme Bosch. — Vienne, Académie des Beaux-Arts.
  1. En dehors du Schilderboeck et des commentaires de M. H. Hymans, dans l’édit. française, Cf. Pinchart : Jérôme van Acken et Alart du Hammeel, Bulletin de l’Académie royale de Belgique (1838) et Archives des sciences, lettres et arts de Belgique.
  2. Commentarios dlla pintura, Madrid, 1787.
  3. Sur l’Ecce Homo Kaufmann, exposé à Bruges en 1902 sous le no 137 (H. 0m, 75. L. 0m, 61), cf. L. Maeterlinck, Gazette des Beaux-Arts, 1900, t. I — Sur le Portement de croix de Gand (même exposition, no 285 du catal. H. 0m, 72. L. 0m, 78), cf. L. Maeterlinck, dans la Revue, 1906, t. II.
  4. Cette Adoration des Mages, no 1175 du cat. du Prado (1904) est de forme cintrée. H. 1 m. 33, L. du panneau central, 0 m. 71. – Elle provient de l’Escurial. Elle passe pour avoir été commandée à l’artiste par la famille hollandaisevan Schryver et pour être restée jusqu’en 1629 en la cathédrale de Bois-le-Duc. Elle a fait partie de la collection de Philippe IV. On en connaît des copies anciennes aux musées de Saint-Omer, d’Avignon et d’Amsterdam.
  5. Sur cette question, cf. : 1o pour le monogramme, Hermann Dollmayer, Hieronymus Bosch (dans Jahrb. des Kunsthistor. Samml. des Allerhœchsten Kaiserhauses, Vienne, 1898). – Contre le monogramme, cf. Gustav Glück : Zu einen Bilde von H. Bosch (dans Jahrb. des Kœngl. Kunstsamml, Berlin, 1905), et von Frimmel, Geschichte der Wiener Gemalde Samml., t. V, 461. M. von Frimmel va jusqu’à se demander si la lettre B renversée ne serait pas une simple marque de coutelier de Bois-le-Duc, ville connue au xve siècle pour sa bonne coutellerie. Cf. aussi Maeterlinck, les Imitateurs de Bosch, dans la Revue, 1908, t. XXIII, p. 145.
  6. Les trois copies du palais Colonna, du musée de Bruxelles et du musée d’Anvers sont décorées de signatures dues à des faussaires.
  7. Cf. R. de Bastelaer et Hulin de Loo : Brueghel l’Ancien (Bruxelles, 1906). Introduction.