Hier et demain (RDDM)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 338-357).
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HIER ET DEMAIN [1]

LE BOURGEOIS

Dans une phrase célèbre, Rudyard Kipling comparait la guerre mondiale à un gigantesque iceberg dont le huitième seulement nous fut visible, le reste demeurant enseveli dans l’abime. Tout comme la véritable physionomie politique et militaire du cataclysme, ses conséquences économiques et financières ne se sont dégagées que graduellement. Nous percevons de plus en plus que ses conséquences sociales ne sont pas moindres.

La guerre a singulièrement élargi l’activité féminine, accru les exigences ouvrières, étendu l’accession du paysan à la propriété. Elle a si profondément bouleversé les conditions de vie de la bourgeoisie française que celle-ci traverse une véritable crise dont on ne saurait exagérer la gravité. Je n’ai pas la prétention, dans les pages qui suivent, de traiter à fond ce phénomène considérable qui, au surplus, est à l’heure actuelle, encore en pleine évolution. Je me bornerai, mettant en œuvre un certain nombre de documents et d’observations dont la majorité sont empruntés à l’intéressante enquête ouverte l’hiver dernier sur ma proposition par le Musée Social[2], à essayer de montrer son importance et de formuler à cette occasion quelques réflexions.


Et tout d’abord, que faut-il entendre au juste par bourgeoisie ?

Une remarque préliminaire s’impose. C’est que ce mot d’un usage si courant ne saurait aujourd’hui rien désigner qui ressemble à une caste. En vain, les apôtres de la lutte de classes prétendent opposer les unes aux autres des entités artificiellement schématisées. Il n’y a plus de cloisons étanches entre les Français. Notre bourgeoisie n’est pas une corporation privilégiée, mais, si l’on peut dire, un « moment social, » une catégorie très ouverte, très mouvante, fournissant au pays ses états-majors, et sans cesse renouvelée dans l’élite du prolétariat urbain et rural.

Quelles en sont les caractéristiques ?

Dans une conférence prononcée l’an dernier, M. Martin Saint-Léon, l’éminent historien des corporations, a analysé d’une manière fort clairvoyante les nuances qui séparent la petite, la moyenne et la haute bourgeoisie. Elles se rapprochent par un grand nombre de traits communs. De la multitude des définitions qui ont tenté de les dégager, en voici trois qui me paraissent assez topiques. Louis Blanc proposait d’appeler bourgeois « l’ensemble de ceux qui possèdent des instruments de travail et un capital. » M. André Liesse a défini le bourgeois : « un homme qui a de l’ordre et possède le sens de l’économie et le sens vrai de la famille. » « J’appelle bourgeois, écrit M. René Johannet, tout homme à qui le régime de la propriété individuelle fournit une indépendance sociale totale ou partielle, directe ou indirecte, et qui, en bénéficiant de certains loisirs, consacre son activité directrice, soit à l’agriculture, soit au commerce, soit à l’industrie, soit aux carrières libérales, y compris l’armée. On est bourgeois par ses parents, par sa manière de manger, de boire, de se loger, de se vêtir, par la nature de ses revenus, par l’éducation qu’on a reçue, par les efforts que l’on dépense, par les enfants que l’on a, par l’emploi qu’on fait de son temps, par sa manière de concevoir un budget. En général, l’ouvrier type dépense tout et soigne attentivement sa nourriture. Avec un budget identique, un bourgeois économise, se loge mieux, s’habille autrement. » — Nous inspirant de ces trois définitions, nous dirons que la bourgeoisie commence dès que l’homme, épargnant sur son salaire, devient propriétaire, et accède ainsi à un ordre nouveau d’idées, de besoins et de jouissances. Elle disparaît au moment où, cessant de travailler, il devient un parasitaire.

En somme, le bourgeois moderne se reconnaît : 1° à ce qu’il possède ; 2° à ce qu’il travaille ; 3° à ce qu’il économise ; 4° à ce qu’il pratique certaines habitudes et attitudes sociales. Un certain nombre de raffinements au moins extérieurs de culture, d’hydrothérapie, de costume et de logement, l’orthographe, le tub, le chapeau haut de forme, le jour de réception, l’emploi de domestiques, les vacances à la mer et à la montagne, le voyage en chemin de fer en première ou en deuxième classe, etc. : cet ensemble de signes, sans qu’ils fussent immuables, et pour futiles que puissent paraître quelques-uns, n’en déterminaient pas moins, avant la guerre, d’une manière assez expressive, les limites de la catégorie sociale que j’envisage.

Elle avait un passé glorieux. Historiquement issue du Tiers-Etat, c’est principalement elle qui, collaborant avec la royauté, avait formé la France. La Révolution de 1789 lui avait donné le pouvoir politique. Le XIXe siècle fut l’histoire de son enrichissement et de son accommodation à la démocratie. Si les revendications grandissantes du prolétariat tendaient depuis un demi-siècle à balancer son pouvoir, elle n’en continuait pas moins, au début du XXe, à fournir à la nation à peu près la totalité de ses élites.


Or, la grande guerre de 1914-1918 a été pour la bourgeoisie française la cause d’un terrible affaiblissement.

Affaiblissement en nombre d’abord. L’impudence du mensonge étant sans limites, il est couramment affirmé dans l’évangile communiste que la guerre fut déchaînée par la bourgeoisie capitaliste, et aussi que l’on ne vit jamais un de ses fils dans les tranchées. Hélas ! quand on regarde les chiffres, il faut constater que de toutes les classes de la nation, y compris les paysans, c’est la bourgeoisie qui a été la plus cruellement meurtrie. C’est dans ses rangs que se sont recrutés la quasi totalité de nos officiers. Or, parmi eux, le nombre des tués atteignit 18,5 pour 100 de l’effectif. Celui des hommes fut seulement de 16 pour 100. L’infanterie, notamment, a perdu 29 pour 100 de ses officiers, et 23 pour 100 de ses hommes. Alimentées uniquement dans la bourgeoisie, les professions libérales comptèrent 71 000 tués. D’après le Bulletin des Écrivains de 1914, 1918, 1919, publié par MM. Divoire, Bizet et Picard, sont tombés au champ d’honneur : 460 professeurs de l’enseignement secondaire, 5 500 instituteurs, 405 étudiants de la Faculté de droit de Paris, 70 de la Faculté de médecine, 160 de la Faculté des lettres, 330 élèves de l’École des Beaux-Arts, 260 élèves de l’Ecole des Hautes Études Commerciales, 230 élèves de l’École des Sciences Politiques, 368 élèves de l’Institut Catholique, 518 élèves ou anciens élèves de l’École Centrale, 725 élèves ou anciens élèves de l’École Polytechnique. L’Ecole Normale supérieure a perdu 112 élèves et 400 anciens élèves. Dès 1916, M. Ernest Lavisse écrivait : « Dix promotions sont allées directement de l’École au feu, soit 293 élèves : 87 ont été tués, 17 ont disparu depuis longtemps, 101 ont été blessés, 24 sont prisonniers. » Ajoutons enfin 350 écrivains, journalistes, hommes de lettres (ce chiffre est sûrement beaucoup trop faible).


Si cruellement décimée dans ses effectifs, la bourgeoisie n’a pas été moins maltraitée par la crise économique de la guerre et de l’après-guerre.

Sans doute y eut-il des bourgeois qui en tirèrent des avantages. C’est dans leurs rangs que se sont recrutés nombre de spéculateurs et de nouveaux riches. Des industriels et des trafiquants ont réalisé de gros profits, édifié des fortunes. Prise dans son ensemble, la classe bourgeoise est néanmoins celle qu’a le plus éprouvée la perturbation économique dont la cherté de la vie est le phénomène essentiel. Le paysan, vendant ses denrées à des prix élevés, y a en somme trouvé son compte. La rapidité avec laquelle il s’est porté vers l’acquisition de la terre est le meilleur signe des économies qu’elle lui a permis de réaliser. L’ouvrier a vu croître ses salaires dans des proportions qui ont souvent égalé, parfois dépassé, l’accroissement des frais de la vie. La femme ouvrière, l’adolescent ont également trouvé des emplois fructueux dans les usines. Le train de vie moyen de la famille ouvrière s’est, en conséquence, sûrement amélioré pendant la guerre.

La situation du bourgeois a été toute différente. La majorité de ses épargnes était placée dans ce que l’on appelait « des valeurs de tout repos, » de « père de famille : » rentes sur l’Etat et actions ou obligations de chemin de fer. Leur valeur en capital a diminué d’un tiers ou de moitié. D’autres placements, tels que fonds russes, ont cessé de lui rapporter aucun intérêt et sont, en partie au moins, irrémédiablement perdus. Les pensionnés et les retraités de l’État n’ont vu leurs revenus accrus que d’une manière très faible en comparaison de leurs dépenses. L’augmentation de traitement des fonctionnaires, — voyez là-dessus les chiffres significatifs donnés par M. Martin Saint-Léon, — est tout à fait disproportionnée avec celle des salaires ouvriers ou du coût de la vie. Nombre de professions libérales, — artistes, écrivains, etc. — ont vu, durant plusieurs années, leur gagne-pain presque complètement supprimé. La bourgeoisie a été particulièrement frappée dans deux habitudes sociales qui tiennent étroitement à l’intimité même de sa vie : le logement et les domestiques.

Bien plus que par son alimentation, souvent inférieure à celle de l’ouvrier, le bourgeois se caractérise par un certain raffinement dans son logement. Il lui devient de plus en plus difficile de le conserver. Sans doute, grâce aux dispositions édictées par l’État, les loyers n’ont pas suivi la courbe ascendante des autres dépenses et la majorité des locataires a pu être maintenue en jouissance. Mais la cessation des constructions nouvelles, le déplacement vers les villes des populations des pays ravagés, les quantités d’immeubles accaparés par les services publics ou les entreprises privées, la concurrence des nouveaux riches ont amené la redoutable crise du logement à laquelle nous assistons.

Le petit ou le moyen bourgeois en est la victime principale. Il maintient à grand peine son foyer. Ses enfants ne peuvent en fonder un. Et sa vie quotidienne y est cruellement transformée par la raréfaction ou la quasi disparition de la domesticité. Elle formait déjà avant la guerre l’objet de nombreuses doléances, tant au point, de vue du nombre que de la qualité. La catastrophe mondiale a fortement aggravé une crise que nous confirmaient toutes les statistiques. Les usines de guerre, les emplois publics et privés de toute sorte que la mobilisation des hommes rendit accessibles aux travailleuses de l’autre sexe, détournèrent de leur besogne traditionnelle une grande partie du personnel domestique. Gardons-nous de traiter à la légère un phénomène dont la conséquence est de transformer profondément la vie familiale elle-même.

Au milieu de tant de difficultés, comment le bourgeois ne se sentirait-il pas profondément ébranlé, humilié, déconcerté ? Hier, il était une manière de privilégié, faisait partie d’une modeste aristocratie sociale. Aujourd’hui, il n’arrive plus à vivre. On nous contait, l’autre hiver, la navrante histoire du commis-greffier du tribunal d’Orléans, un vieillard qui, depuis trente et un ans, était le serviteur irréprochable de la justice. Ce malheureux fonctionnaire dut avouer avoir détourné 1 200 francs sur une somme de 5 500 saisie sur un des bandits des Aubrais. Après un tiers de siècle de loyaux services, il touchait 175 francs par mois, soit un peu plus de cinq francs par jour. Encore venait-il de bénéficier d’une augmentation. L’année précédente, il ne touchait que 125 francs par mois. « C’est avec ce monceau d’or, constate un journaliste, qu’il devait se nourrir, et nourrir sa femme et sa fille (malades toutes deux), se loger, se vêtir, se chauffer et sans doute payer des impôts. »

Ce navrant fait divers est entre cent l’anecdote qui illustre et qui souligne une situation générale immorale et inadmissible. Un homme ne peut pas vivre, porter jaquette et soutenir une famille avec 125 francs ou même 175. Un professeur aux Hautes Etudes ne peut pas continuer à gagner 6 000 francs par an quand un souffleur de bouteilles reçoit quarante francs par jour. La conséquence de ce bouleversement des valeurs ne tarde pas à se faire sentir. Quel que soit son idéalisme, son traditionnalisme, ou, si vous voulez, son snobisme de classe, le bourgeois est contraint de s’adapter aux circonstances nouvelles. Sous peine de succomber, il lui faut déserter des professions où l’on ne gagne plus de quoi vivre, pour se tourner vers celles qui lui permettent de subsister. Or, ces professions qu’il déserte, celles qui ne nourrissent plus leur homme, ce sont avant tout celles qui nécessitent de longues et coûteuses études, celles où il est irremplaçable : ce sont les professions libérales, c’est le service de l’Etat.


« La grande misère des fonctionnaires de France. » Le journal l’Œuvre ouvrit l’an dernier une enquête sur ce grave sujet. Les confidences qu’il reçut sont innombrables. J’en détache deux.

Un instituteur s’est engagé. Au bout de deux ans, il est nommé sergent-major : « Si je rengage, écrit-il à notre confrère, je toucherai pour débuter une solde que je ne connaîtrai jamais dans ma carrière d’instituteur, sans compter les nombreux avantages qui viennent se greffer sur la carrière militaire (habillement gratuit, voyages à quart de place, denrées à prix réduit). » Il a devant lui, d’une part, une situation aisée et un travail peu pénible, de l’autre, le métier le plus ingrat et le plus délicat qui soit pour, en fin de compte, « toucher un modeste traitement qu’un valet de ferme ne saurait envier. » En conséquence, il rengagera. « Je ne ferai, dit-il, qu’imiter la légion de camarades qui ont déserté l’école pour une situation leur permettant de vivre. »

Deuxième exemple : « Admissible à l’École Polytechnique, professeur de français dans une école de commerce de… (ici le nom d’une des grandes capitales européennes), lieutenant commandant une compagnie dans un très beau régiment pendant la guerre, chevalier de la Légion d’honneur, j’ai pensé qu’il me serait difficile de vivre dans une carrière libérale, et j’ai décidé d’embrasser une profession plus vulgaire, mais aussi plus rémunératrice. Poussant la logique jusqu’au bout, je suis devenu, après quelques étapes dans l’hôtellerie, le concierge de… (Ici le nom d’un des premiers hôtels de Paris). » Et la lettre ajoute : « Vous pourrez m’y voir non pas sous l’uniforme militaire, ou la redingote râpée du professeur de mathématiques que rêvaient pour moi mes parents, mais sous une simple livrée que j’apprécie fortement parce qu’elle me permet de vivre largement. » Largement au point de vue matériel, largement encore, — et ceci est le comble, — au point de vue intellectuel ; car la lettre conclut : « Grâce à elle, je trouverai le moyen de m’instruire encore et d’acheter les livres nécessaires au développement de mon instruction. »

On ne saurait de quelques faits-divers tirer une conclusion générale. Aussi les statistiques recueillies par M. Martin-Saint-Léon sont-elles, dans leur sécheresse, d’une éloquence bien autrement significative. Voici celles qui concernent quelques concours. À l’Ecole Normale Supérieure se présentaient en 1914 (section lettres), pour 35 places, 212 candidats. En 1920, pour 30 places, 156 candidats. À la même Ecole (section sciences), il y avait en 1914, 296 candidats pour 22 places. En 1920, 185 candidats pour 20 places.

Pour entrer dans la magistrature, le nombre des candidats, avant la guerre, était en moyenne de 70 ; celui des admis de 40. Au concours de 1920, il y eut 18 candidats et 14 reçus. À l’Ecole militaire de Saint-Cyr, il y avait, en 1913, 997 candidats, 550 admis. En 1914, 1 332 candidats, 774 admis. En 1920, 386 candidats, 166 admis. À l’Ecole des Chartes, se présentaient en 1913 29 candidats pour 19 places. En 1919, 20 candidats pour 12 places. En 1920, 14 candidats pour 10 places.

Voici les chiffres comparés des étudiants de nos Facultés pour 1914 et 1920 : Droit : 6 637 et 3 332 ; Médecine : 3 245 et 1 522 ; Sciences : 1 175 et 1 558 ; Lettres : 1 327 et 907 ; Pharmacie : 562 et 315 ; Totaux : 12 946 contre 7 364.

Remarquons que si, dans la section des sciences, le nombre des étudiants s’est accru, c’est parce que le diplôme de licencié permet d’être ingénieur civil et d’obtenir un emploi rémunéré. Les carrières nécessitant comme la médecine des études longues et coûteuses sont celles qui subissent le plus fort déchet.


Nul ne saurait méconnaître la gravité de la crise que dénoncent ces chiffres auxquels il serait aisé d’en joindre tant d’autres.

Il nous arrive dans nos heures de mauvaise humeur de déblatérer contre nos fonctionnaires. Nul, quand il est de sens rassis, ne peut méconnaître l’admirable armature qu’ils ont constituée pour la chose publique depuis que Napoléon en dota la France, l’immense bénéfice que la Nation a retiré de leur travail, de leur compétence et de leur probité. Or, ce n’est pas seulement leur recrutement qui risque d’être tari en même temps que leurs qualités diminuées, c’est celui de l’élite intellectuelle tout entière. Ainsi est-ce la vie spirituelle de la France elle-même, sa raison d’être dans l’humanité, le principe lui-même de la civilisation qui est compromis.

Une des plus insoutenables prétentions du socialisme marxiste est celle qui consiste à représenter la richesse, et d’une manière générale la civilisation comme le fruit du travail matériel. Si nous ne sommes plus dans l’état physique et moral de l’âge des cavernes, c’est seulement parce que l’homme est un animal intelligent. Les travaux de l’apparence la plus spéculative ont été les générateurs des progrès les plus concrets. C’est parce que des milliers de médecins, de physiciens et de chimistes ont obscurément peiné, qu’il a pu surgir un Pasteur, un Berthelot, et un Edison, dont le génie a ouvert à l’humanité plus de possibilités de jouissances que le labeur accumulé durant des siècles de centaines de millions de prolétaires conscients ou non. « S’il n’y avait eu, a écrit le philosophe anglais Bagehot, des gens paisibles qui demeuraient en repos à étudier les sections du cône, si d’autres hommes n’étaient restés aussi paisiblement occupés à construire la théorie des quantités infinitésimales ou à poursuivre le calcul des probabilités qui pour un esprit pratique est un pur clair de lune, un vrai rêve ; si les paresseux, les contemplateurs d’étoiles n’avaient observé dans le temps et avec soin les mouvements des corps célestes, notre astronomie moderne eut été impossible. Or, sans notre astronomie, nos vaisseaux, nos colonies, nos marins, tout ce qui fait la vie moderne n’eût jamais existé. » Les conquêtes successives de l’intelligence passant graduellement dans l’application et l’exploitation sont les causes réelles du progrès. Supposez que la guerre n’eût rien détruit, mais que s’effaçât de la mémoire des hommes la connaissance que nous avions de la physique, de la chimie ou de la médecine : il n’y aurait aucune proportion entre cet inimaginable désastre qui nous ramènerait à la totale barbarie et tout ce que la rage des 420 les plus monstrueux, des gothas et des sous-marins a pu accumuler de ravages. La civilisation humaine, matérielle et morale, est le résidu des épargnes de l’intelligence servie par le travail.

Sans doute, il y a quelques années, des sociologues dénonçaient avec raison notre prédilection excessive pour le fonctionnarisme et la spéculation intellectuelle. Hélas ! M. Demolins lui-même ne pourrait méconnaître le péril que fait aujourd’hui courir à la chose publique la désaffection qui les environne. Ecoutez, dans le Temps, l’appel quasi désespéré que lançait, il y a quelques mois, le docteur Charles Nicolle, directeur de l’Institut Pasteur de Tunis, le vainqueur du typhus : « Je viens de faire en France un séjour de deux mois et j’en reviens épouvanté. Les études microbiologiques se meurent. Le pays qui a produit Pasteur, Duclaux, Laveran, Roux, pour ne citer que les plus illustres et qui a recueilli Metchnikoff, laisse, sans en témoigner nul souci, périr une science qui lui a valu jusqu’à présent une belle part de sa gloire et dont il a le premier éprouvé les bienfaits. Il n’y a plus d’argent dans notre pays pour les recherches les plus utiles à l’humanité. Nos savants, non payés, s’usent en luttes journalières contre les difficultés matérielles de l’existence. Enfin, fait le plus grave de tous, nul ne vient plus à nous. Notre recrutement est tari. Nul jeune ne se soucie d’entrer dans une carrière aussi misérable et que la mesquinerie des budgets de laboratoire rend, d’autre part, inféconde. Nous n’aurons plus, nous n’avons pas de successeurs. »

Qui oserait méconnaître la gravité tragique d’un tel appel ? qui ignore que la situation est la même dans tous les compartiments de l’élite intellectuelle ? Le préjugé qui existait en faveur des professions dites libérales n’était pas complètement un préjugé. La crise économique qui menace leur recrutement n’est pas une incommodité pour elles seulement. C’est un danger pour l’humanité. Dans une pièce récente, M. Maurice Donnay nous montrait un licencié en droit devenant chauffeur, et une bachelière revêtant le tablier de la femme de chambre. Solutions en apparence fort raisonnables. Mais supposez que cette bachelière fût capable de devenir une autre Mme Curie, et que cet économiste fût appelé à donner la formule de l’entente entre le capital et le travail : en les perdant, la civilisation a fait une perte inestimable. Il n’y a qu’à désespérer du progrès, s’il arrête le recrutement des élites qui sont ses états-majors et qui sont indispensables à l’élaboration et au jaillissement du génie dont un seul coup d’aile diminue davantage la souffrance humaine et nous découvre vingt fois plus de jouissances que le séculaire et stagnant labeur des masses obscures.


Destruction des cadres de l’Etat, affaiblissement de l’intelligence française : ces périls sont assez graves pour que, semble-t-il, il n’y ait pas grand’chose à y ajouter. Encore peut-on estimer que leur échéance n’est pas immédiate. Il faudra quelques années pour que s’en manifestent toutes les désastreuses conséquences. Cela permettrait à notre égoïsme de continuer à dormir : « Après nous le déluge, » murmurerait volontiers notre imprévoyance. Hélas ! la crise qui secoue actuellement la bourgeoisie française présente un troisième risque, celui-ci si proche, si imminent, que la myopie la plus têtue ne saurait le méconnaître. Ce risque, c’est que, travaillée par tout ce qui la désagrège, la rebute, l’humilie et l’affole, sous l’empire de l’amertume ou de la détresse, elle perde partiellement ou totalement le sentiment de sa mission historique et de son devoir social, et succombe aux tentations du désespoir et de la chimère.

Les révolutions n’ont jamais réussi dans l’histoire que quand une portion des classes dirigeantes a passé à l’ennemi. La Révolution française fut déchaînée par le mécontentement de la majeure partie de la bourgeoisie irritée par les pratiques de la monarchie en décadence, et le bolchévisme n’a pu durer qu’avec le concours de beaucoup d’éléments du régime tsariste. Toute secousse qui désaxe les intelligences, les consciences, les intérêts, crée des mécontents, des déclassés, fournit aisément des chefs et des cadres à des assauts révolutionnaires. Le rôle de la bourgeoisie fut immense en France au XIXe siècle. Elle a modelé l’Etat sur ses conceptions. Un grand bourgeois écrivait, il y a un tiers de siècle : « Il n’y a eu dans le monde qu’une bourgeoisie possédant des traditions, un esprit de suite dans ses desseins, une clientèle pour les accomplir. C’est la bourgeoisie française[3]. » Malgré les impatiences confuses de la démocratie naissante, tantôt tenant tête aux revendications excessives du prolétariat, et tantôt cédant à ce qu’elles renfermaient de justice, elle a continué pendant notre dernier demi-siècle à diriger notre pays et à assurer son relèvement après la catastrophe de 1870. Dans la terrible crise que nous venons de traverser, au front comme à l’arrière, c’est elle qui a incarné notre suprême volonté de vivre. Ses économies ont subvenu aux besoins financiers de la nation. Ses fils ont commandé et versé leur sang devant l’ennemi.

Un écrivain distingué, parmi ceux que nous a révélés la guerre, M. Antoine Redier, a défini avec noblesse dans son dernier roman[4] le rôle qui incombe à la bourgeoisie, en même temps que les difficultés qu’il comporte. L’un de ses personnages, Julien Fresnay, le frère robuste et probe de la faible Leone, s’exprime ainsi : « Nous sommes des bourgeoises, Leone, c’est-à-dire la classe d’hommes qui porte sur ses épaules tout le poids de l’humanité. Depuis la guerre, on dit tous les jours aux paysans qu’ils sont nos sauveurs et nos maîtres. Ce n’est pas joli de flatter ainsi ces pauvres gens. Ils se sont bien battus sous nos ordres et leur âpre travail féconde la terre française. Mais ce sont des serviteurs. Les maîtres, c’est toi, c’est moi, ce sont nos pareils, tous les bourgeois. A une condition. Soyons dignes de notre tâche. Ayons la force de la remplir… Toutes les autres classes sont fortes. Les ouvriers ont leur nombre. Les grands financiers… ont leur argent. Les ruraux disposent du sol dont ils sont devenus peu à peu propriétaires. Et nous ?… » — Notre puissance à nous, reprend l’écrivain, est dans notre sagesse… Un bourgeois c’est un homme raisonnable. A l’heure présente, pris entre les convoitises du bas peuple et la voracité des grands écumeurs, le monde court au brigandage. Nous seuls, formés par de solides traditions et nourris de savoir et d’expérience, nous, les bourgeois honnêtes, nous portons dans nos têtes solides le salut d’une civilisation… Mais nous n’imposerons notre loi qu’à force de vigueur intellectuelle et de rectitude morale. »

Cette vigueur, cette rectitude, résisteront-elles à l’épreuve d’aujourd’hui ? Frappée dans les fibres les plus intimes de sa tradition et de sa sensibilité, atteinte dans toutes ses habitudes de vie et ses amours-propres, traquée jusque dans la paix désormais incertaine de ses foyers, la bourgeoisie ne va-t-elle pas s’étioler, se disperser, se dissoudre ? Ne va-t-elle pas s’aigrir, abjurer ses anciennes vertus, céder à la tentation de fournir elle-même des mauvais bergers au lieu de leur tenir tête, tourner sa critique contre une société qui, dédaignant ses services, lui rendant impossible de continuer à les assumer, semble se trahir elle-même ? Ainsi se précise pour notre pays la menace d’une des aventures les plus périlleuses où il puisse sombrer.


Nous pensons qu’elle lui sera épargnée.

J’énumère brièvement les raisons principales qui doivent assurer notre confiance.

La première, l’essentielle, c’est que la crise économique qui a créé, puis exaspéré le risque, semble avoir franchi le point le plus critique. D’une part, la vie tend à baisser depuis quelques mois. D’autre part, le moment est passé où quiconque avait n’importe quoi à vendre, fût-ce le travail nonchalant d’une paire de bras inéduqués, faisait figure d’un privilégié au regard de l’intellectuel famélique et du fonctionnaire en jaquette élimée. Le temps n’est plus où, également immoraux, le spéculateur et le manœuvre représentaient des aristocraties brutalement triomphantes. La crise industrielle et ses graves répercussions attestent la fragilité des fortunes bâties sur le sable ou dans les nuages, remettent en lumière les avantages des carrières où les profits immédiats sont moindres, mais l’avenir moins instable. La crise du chômage, la tendance à la baisse des salaires préparent une plus juste redistribution des valeurs entre le travail manuel et celui de l’esprit.

Parmi les difficultés qui subsistent, nul doute que des innovations qui déjà se dessinent ou qu’il est aisé de prévoir n’en atténuent quelques-unes. Quand on recommencera à construire, les logements mieux compris faciliteront à leurs hôtes une vie, peut-être plus simple, mais où la bourgeoisie conservera ses habitudes essentielles. Nous ne reverrons pas les serviteurs irréprochables du bon vieux temps, — ils n’ont d’ailleurs jamais existé qu’à l’état exceptionnel, — mais certaines corrections à nos mœurs, la multiplication des agents mécaniques et les services extérieurs suppléeront au trouble créé par la raréfaction de leurs services. En somme, la balance sociale, complètement renversée par des circonstances économiques exceptionnelles, tend et semble devoir tendre davantage à reprendre un équilibre plus normal.

L’Etat y a contribué par des initiatives raisonnables. Quelles que fussent nos difficultés financières, il a compris que, pour trouver des collaborateurs, il fallait leur assurer des conditions d’existence acceptables. Postérieurement à l’enquête du Musée social, à l’occasion du vote du budget de 1921, les traitements d’un grand nombre de fonctionnaires, en particulier ceux de l’enseignement, ont subi d’équitables relèvements. Un certain prestige, des avantages modestes, mais appréciables, sont désormais assurés de nouveau à des carrières dont le recrutement était gravement menacé. On peut croire qu’il tend à être conjuré, au moins partiellement, le grave péril que constituait l’affaiblissement général qui se dessinait dans les cadres mêmes de l’Etat français.

Sous l’empire de la nécessité, la bourgeoisie a trouvé en elle-même et manifesté des ressources d’énergie, un sens de l’initiative et de l’organisation qui, trop souvent dans l’histoire, lui avaient fait défaut. Dans une remarquable conférence, M. Georges Risler notait à juste titre combien, jusqu’ici, elle était demeurée réfractaire aux ressources de l’association. Prenant un fait concret, il montrait, par exemple, combien elle avait été inférieure à la classe ouvrière pour se servir de l’association à l’effet d’améliorer les conditions de son logement. Les difficultés avec lesquelles elle s’est trouvée aux prises semblent lui avoir rendu plus sensible la nécessité de serrer les coudes pour défendre son existence menacée. On a vu dans ces dernières années surgir à l’envi des ligues de commerçants, de propriétaires, de locataires, de consommateurs, dont l’action n’a pas été stérile.

Parmi tant d’organisations, il en est deux sortes qui méritent de retenir l’attention, tant par leur caractère original que par l’activité qu’elles ont déployée.

La première, c’est celle de ces groupements de citoyens, de ces « ligues civiques » qui se sont spontanément constituées dans plusieurs des villes où l’agitation ouvrière tendait à paralyser la vie publique et où les mouvements grévistes revêtaient un caractère révolutionnaire. Résolus à ne pas se laisser brimer, on a vu des bourgeois de tout âge et de tout sexe courir à la défense de l’ordre et suppléer par leur initiative personnelle aux défections du prolétariat. Le fait de s’être révélés aptes à conduire des autobus ou des tramways, à assurer la distribution du gaz et de l’électricité, à protéger la liberté de la rue, est un témoignage concret de la capacité de combat qui s’est révélée chez les membres de la bourgeoisie menacée.

Dans un domaine tout différent, notons un autre phénomène singulièrement suggestif : la formation des premiers syndicats d’intellectuels. Il y a cent ans, au lendemain des guerres de l’Empire, en face de l’énorme développement de la richesse matérielle, l’intelligence avait couru un risque analogue à celui qui se dessine aujourd’hui. Et l’une des originalités les plus curieuses du saint-simonisme avait été de revendiquer ses droits. La même tendance se dessine en ce moment dans tous les compartiments de notre monde intellectuel. Ingénieurs, médecins, littérateurs, etc. manifestent à l’envi leur résolution de ne pas se laisser écraser entre les puissances nouvelles qui tendent à dominer le monde. La constitution dégroupements tels que la « Confédération générale des Intellectuels » ou « Les Compagnons de l’Intelligence » est un symptôme qui ne saurait être négligé[5].

De tels faits, dont il serait aisé de multiplier les exemples, sont la meilleure preuve que notre bourgeoisie n’est pas mûre pour l’abdication. Elle ne présente rien de cette passivité, de ce dilettantisme résigné, qui caractérisent les aristocraties qui se préparent à mourir : tels les privilégiés de l’Ancien Régime en 1789 ; telle l’oligarchie qui soutenait le tsarisme.

Ce n’est pas seulement au point de vue moral, c’est physiquement que nous voyons la bourgeoisie française en mesure d’assurer sa survivance. La jument de Roland eût été le plus admirable coursier du monde, si elle ne fût morte. En vain relèverions-nous chez la bourgeoisie française d’aujourd’hui les plus heureux symptômes d’énergie et d’intelligence : il n’y aurait qu’à désespérer d’elle, si elle apparaissait incapable de réparer les effroyables brèches que lui a causées le cataclysme. Mais ici encore, se dessinent des perspectives d’où peut sortir le salut. Il est encore trop tôt pour affirmer qu’elle est guérie de la funeste tendance malthusienne qui, avant la guerre, la conduisait, et avec elle la France tout entière, à la décadence et à l’anéantissement. Mais ne méconnaissons pas que, dans l’ardeur de « nuptialité » qui caractérise en ce moment notre société, ce sont peut-être les fils de la bourgeoisie qui montrent le plus d’avidité à fonder des familles nouvelles, qui sont le plus fermement résolus, en lui donnant les enfants qu’elle réclame, à assurer la durée de cette patrie pour laquelle ils ont sans compter versé leur sang. Les foyers bourgeois ravagés d’hier vont se repeupler.

Il va s’en ouvrir d’autres. Tous ces paysans propriétaires qui se sont multipliés pendant la guerre, ce sont les pères de futurs bourgeois, fraîchement trempés, riches, en puissance d’activité. Si peu d’enthousiasme que nous inspirent les enrichis de la spéculation, leurs enfants vaudront mieux qu’eux. En une génération, leur sang et leur mentalité s’épureront. Ils apparaîtront propres, eux aussi, à reformer nos cadres appauvris.

En somme, la bourgeoisie d’aujourd’hui affirme sa capacité de durée. Elle est en train de grossir de nouveaux éléments qui la fortifieront, y infuseront une vitalité neuve. Ou je me trompe fort, ou ce qui est en train de se dessiner en elle, ce n’est pas le déclin, l’alanguissement qui seraient le signe d’une crise de dégénérescence singulièrement scabreuse pour la nation, mais bien plutôt une évolution aussi vaste, aussi profonde, que celle qui suivit l’époque révolutionnaire, et aboutit à former la société de Juillet.

Qui ne reconnaîtrait dans l’époque que nous sommes en train de traverser les signes de cette espèce de déséquilibre qui se manifestait en France au moment où, sortant des convulsions de la Terreur, elle détendait ses nerfs dans les folies du Directoire, cependant que son besoin d’ordre aspirait au rétablissement napoléonien des disciplines, et son légitime « matérialisme » à l’épanouissement économique qui fut celui de la Restauration et de la monarchie de Juillet ? Le quart de siècle dont 1789 inaugura l’ouverture, fut, — relisez le remarquable tableau qu’en a tracé a Bardoux, — l’âge qui vit la refonte quasi totale de ce qui jadis s’intitulait le Tiers-Etat, et fut ensuite la bourgeoisie. Durant cette période, l’assiette morale, politique et économique des classes moyennes fut totalement bouleversée. Il y avait autant de différence entre son âme de 1820 et celle de 1788 qu’entre les paniers et les perruques poudrées de l’Ancien Régime et les modes du style Empire ou Louis-Philippe. Nous sommes aujourd’hui dans un creuset analogue, où la refonte se signale par des phénomènes identiques, par les plus graves aussi bien que par ceux qui ont l’apparence la plus futile. Nos bolchévistes dépassent les pires outrances du jacobinisme ou du babouvisme, et nos nouveaux riches les plus ineptes folies du Directoire. Notre haut de forme et nos redingotes ont sombré dans la bagarre, aussi bien que le croissant à un sou et l’empire des tsars. Si le règne de la salopette ne s’est pas établi, et si les jupes courtes recommencent de s’allonger, il est douteux que jamais ils recouvrent leur prestige. Peut-être beaucoup de raffinements de notre vie ont-ils aussi définitivement disparu que l’Europe politique de 1914. C’est un nouvel ordre de choses qui se constitue.

Sachons, en face de cet inquiétant devenir, nous reporter de cent ans en arrière et de l’expérience de nos aïeux essayer de retirer les leçons qu’elle comporte.


Rendons justice à l’œuvre qu’ils accomplirent, — tout l’essor de la France au XIXe siècle fut avant tout celui de sa bourgeoisie, — mais discernons, pour essayer de ne pas les renouveler, les erreurs qu’elle commit.

La première fut par amour de l’ordre, par haine de l’anarchie de remettre ses destins à la dictature d’un seul. Ni les gloires militaires de l’Empire, ni les magnifiques réalisations dans l’ordre civil ne sauraient, je pense, faire méconnaître à quel degré ses erreurs pesèrent sur toute l’histoire de notre XIXe siècle. Echappée au régime napoléonien, essoufflée par vingt années de militarisme à outrance, enfin dotée d’institutions politiques et libérales qui lui mettaient en main l’exercice et le contrôle du gouvernement, la bourgeoisie de la Restauration, puis celle de Louis-Philippe eurent ensuite le tort de s’imaginer que l’évolution politique était pour ainsi dire terminée, et de concentrer presque exclusivement leur activité dans le développement de la richesse. Quel meilleur régime imaginer que celui qui mettait le pouvoir aux mains d’une classe dont les rangs s’ouvraient à tous les gens de valeur ! La caractéristique et l’infériorité de la bourgeoisie de Juillet fut qu’elle se composa presque uniquement d’hommes d’affaires, arrivant graduellement à se détacher des hautes préoccupations intellectuelles comme de la politique elle-même. Aussi, voyons-nous rapidement se dessiner contre elle deux oppositions : l’opposition intellectuelle, l’opposition démocratique.

L’opposition intellectuelle : c’est le romantisme, avec toute sa fougue, toutes ses générosités, toutes ses outrances. Il s’acharne à ridiculiser, à déshonorer un régime médiocre et uniquement préoccupé de satisfaire les plus matériels instincts de l’homme. Tantôt ses critiques se réclament de la tradition politique de la vieille monarchie, tantôt elles font corps avec les revendications toujours plus bruyantes de la démocratie. C’est celle-là qui finira par renverser un régime n’ayant point su suffisamment tenir compte des nécessités spirituelles qui s’imposent à un peuple.

La Révolution de 1848 éclata, écrit A. Bardoux, parce que la « haute bourgeoisie n’avait pas eu un esprit politique assez sagace pour discerner les prétentions injustes des demandes raisonnables de l’opinion publique ; elle avait, pendant dix-sept ans, favorisé les progrès matériels de la démocratie, et elle n’avait pas su s’entendre pour mettre le gouvernement de son choix en harmonie avec la marche ascendante des idées et en contact avec le cœur de la nation. »


Les risques qui menacent la bourgeoisie d’aujourd’hui présentent une singulière analogie avec ceux qui menacèrent nos pères. Saurons-nous les éviter ? Je crois que nous pouvons, sans optimisme excessif, nous rassurer et rassurer nos voisins quant à une résurrection d’impérialisme. La victoire de 1918 marque la victoire du principe démocratique dans le monde entier. Seule, la prétention brutale d’une partie du prolétariat de reprendre à son compte les privilèges des vieilles oligarchies, aurait pu, par contre-coup, rejeter une nation dans les bras du sauveur capable de défendre les bases mêmes de la civilisation contre les assauts d’une barbarie nouvelle. Ce danger n’est plus à craindre. Le bolchévisme, contre-coup nerveux du cataclysme mondial, agonise dans l’Europe entière. Il n’a jamais été redoutable dans un pays d’intelligences claires et de fortunes moyennes, où socialement le résultat essentiel de la guerre a été d’augmenter dans des proportions énormes la force de la propriété paysanne. Je nous crois également immunisés contre toutes dictatures, y compris celle du prolétariat.

Mais les deux autres risques, qui furent les pierres d’achoppement de la monarchie de Juillet, sont plus graves. « Enrichissez-vous ! » Ce n’est qu’en la tronquant de son contexte que l’esprit de parti a pu donner à la fameuse apostrophe adressée par Guizot aux bourgeois, ses contemporains, la couleur de matérialisme égoïste et grossier qui lui est demeurée attachée dans la légende démagogique. « Enrichissons-nous… Par le travail et par l’économie. » Il n’est pas aujourd’hui de maxime dont la stricte observance soit plus étroitement commandée à une nation dont le sol est jonché de ruines et dont la dette s’est accrue de deux cents milliards. La bourgeoisie française a effectivement aujourd’hui à assurer la mise en valeur intensive de toutes les ressources de la France, de la plus grande France, à lui fournir tous les états-majors, comme elle a encadré toutes les forces du pays pour la défense nationale. Mais si immense que soit cette tâche, qu’elle ne s’y laisse pas totalement absorber. Qu’elle ne néglige ni son devoir intellectuel, ni son devoir politique.

Nous avons aussi besoin de réviser notre évangile spirituel que de relever nos cités dévastées. Il serait à coup sûr excessif de prendre trop au sérieux les excentricités du cubisme et les puérilités déjà désuètes de nos dadaïstes. Ne méconnaissons pas le devoir que nous avons de préciser et de nous assurer les disciplines de ce que j’appellerais volontiers un néo-clacissisme. Le monde l’attend de nous et il nous manque à nous-mêmes. Ne méconnaissons pas d’autre part, si âprement que nous sollicite la poursuite de nos intérêts matériels, la nécessité de veiller à la chose publique. Il est acquis que n’importe quel régime ne peut gouverner sans la bourgeoisie, même depuis que le suffrage universel a placé en définitive le pouvoir dans les masses populaires. Il lui reste, en effet, comme l’écrit A. Bardoux, « l’entente supérieure des intérêts, la prépondérance que donneront toujours l’expérience générale des affaires, les instincts du bon sens et les ressources d’élasticité qui l’ont tant de fois sauvée dans l’adversité. » Un Gouvernement qui rencontre pour adversaire raisonné les classes moyennes en France ne saurait durer : nous l’avons vérifié avant la guerre, et l’observation est aujourd’hui plus exacte que jamais. Mais il faut que la bourgeoisie d’aujourd’hui ne mérite pas le reproche que lui faisait hier l’un de ses chefs. Elle doit être capable de faire, non seulement de la politique de résistance, mais de la politique d’action. Un provincial écrivait en 1838 : « Chacun est à ses affaires sans songer qu’il y a un Gouvernement. » La bourgeoisie française a aujourd’hui le devoir de faire de la politique, de la bonne : c’est-à-dire d’administrer toutes les forces du pays avec la même vigilance qu’elle apporte à ses propres intérêts. Dans la mesure où elle se montrera à la hauteur de cette tâche, la démocratie lui fera confiance demain, comme hier, durant la guerre, le soldat inconnu a suivi son chef bien connu : l’officier, le bourgeois français.


Serons-nous égaux à notre destin ?

Grave problème qu’il serait puéril de prétendre trancher par des déclamations optimistes, aussi bien qu’il serait coupable de nous décourager par les exigences d’un idéalisme hypercritique. Ses contemporains et nous-mêmes avons certes exagéré les travers du bourgeois de Louis-Philippe. Il a rétabli la fortune de la France, et ce sont en somme ses enfants et ses neveux, qui se sont appelés Pasteur, Berthelot et Foch.

Et cependant à sa silhouette, comme à celle de son impitoyable persifleur Cabrion ou Schaunard, comme je préfère le portrait composite qu’un dessinateur pourrait donner de notre jeune génération ! C’est en effet, non seulement du haut de forme encombrant, du large col engloutissant le menton, du ventre proéminent et du parapluie historique ; c’est aussi de toute la défroque prétentieuse du romantisme, des systèmes pileux excessifs, des redingotes pincées à la taille, des pantalons ridicules, à pied d’éléphant, qu’elle s’est affranchie. Dans les visages osseux et presque totalement glabres de nos foot ballers, dans notre costume qui se simplifie et s’harmonise, dans le goût nouveau que je crois sentir pour la vie nette, l’hygiène et les idées claires, je vois des signes d’une mentalité plus aiguisée, plus adaptée à la réalité que celle des contemporains de Louis-Philippe. Une bourgeoisie nouvelle est en train de prendre corps, au sein de la crise que nous traversons. Elle ne redeviendra pas ce qu’était celle de 1914. Peut-être, à certains égards, la vie lui sera plus rude. C’est peut-être ce qui tiendra en haleine son esprit de vigilance et de combat. Il lui appartiendra de refaire la richesse de notre pays, d’assurer sa victoire intellectuelle comme sa victoire matérielle, et, associant de plus en plus étroitement la démocratie à la prospérité publique en même temps qu’à la gestion de ses propres intérêts, y renouvelant sans cesse sa propre substance, de guider la nation vers de nouveaux progrès.

Tâche immense, mais qui n’est pas supérieure à celle qu’elle a menée à bien depuis cinq siècles, ayant fait la France.


ANDRE LICHTENBERGER.

  1. Voyez la Revue des 1er mai et 1er août 1920.
  2. Conférences prononcées par MM. E. Martin Saint-Léon, André Liesse, André Lichtenberger, Auguste Souchon, Georges Hisler. — Voir Mémoires et documents du Musée social.
  3. A. Bardoux, La Bourgeoisie française, 1789-1848. Paris, 1886.
  4. Leone.
  5. Voyez Alfred de Tarde, les Compagnons de l’Intelligence et l’organisation des forces intellectuelles, dans les Mémoires et documents du Musée social, 1920, n° 9.