Eugène Ardant et Cie (p. 138-150).


LA LEÇON MATERNELLE.



Si les enfants songeaient à tous les tourments, à toutes les privations qu’éprouvent leurs parents pour diriger leur première éducation, ils se livreraient à l’étude avec plus de zèle, et par cela même s’épargneraient bien des dégoûts, bien des ennuis. Le jardinier qui soigne un jeune arbrisseau destiné à devenir un arbre utile n’est contrarié dans ses soins que par quelques coups de vent qui nuisent momentanément à son ouvrage ; mais une tendre mère qui ose entreprendre d’instruire à la fois ses deux jeunes fils d’un caractère impétueux et d’une espièglerie indomptable, ne saurait employer trop d’adresse, de dévouement et de patience pour atteindre le but qu’elle s’est proposé.

J’éprouve donc un grand plaisir à décrire ici le moyen tout à la fois ingénieux et touchant qu’employa une jeune dame de mes parentes, pour dompter la pétulance et l’insubordination de ses deux enfants, dont l’aîné comptait déjà neuf ans, et le cadet huit environ. L’un et l’autre avaient la figure la plus expressive, une force physique remarquable, mais ils étaient d’une vivacité, d’un entêtement et d’une insouciance que n’avaient pu comprimer ni la tendresse qu’ils portaient à leur mère, ni la crainte même qu’essayait vainement de leur inspirer leur père, colonel de cavalerie. Frédéric, beau petit gaillard à la chevelure noire, savait à peine épeler ; et son frère, Arthur, faisait des contorsions et des grimaces, aussitôt qu’on lui présentait un alphabet. Cet étrange retard dans leur éducation n’eût point eu lieu, sans doute, si leur père ne s’était pas souvent absenté de Paris, pour remplir ses devoirs militaires ; et la mère, femme d’un esprit séduisant et d’un savoir remarquable, avait toujours été retenue, dans ses projets de première instruction ; par l’aïeule paternelle des deux charmants espiègles, qui les aimait à l’idolâtrie, leurs folies charmant la fin de sa carrière. La vieillesse et l’enfance aiment à se rapprocher : l’une rajeunit près de l’autre, et celle-ci jouit du bonheur qu’elle procure à la première, et surtout de l’empire qu’elle exerce sur elle.

Déjà toutefois le colonel Darmincourt avait exprimé à ses deux fils le mécontentement que lui faisait éprouver leur ignorance. « À neuf ans, disait-il à Frédéric, ne pas savoir lire ? ignorer les premiers principes de sa langue, de l’histoire, de la géographie !… Et toi, maudit petit mauvais sujet, disait-il ensuite au pétulant Arthur, passer tout ton temps à jouer à la balle, à la corde, au cerceau ; employer tes matinées à préparer un cerf-volant, et tes soirées à le lancer aux Champs-Élysées ou sur la butte Montmartre…

— Bah ! bah ! lui répondait la vieille madame Darmincourt, laissez-les s’amuser tant qu’ils sont jeunes : les occupations et les soucis n’arrivent que trop tôt. À leur âge, mon fils, je vous laissais vos coudées franches ; à dix ans, vous n’étiez encore que l’enfant de la nature ; et vous voyez ce que vous êtes devenu. — Oui, ma mère, mais c’est par un travail forcé, par des efforts opiniâtres qui faillirent me coûter la vie ; et c’est ce que je prétends évitera mes enfants. » À ces mots, la vieille dame, qui n’aimait pas à être contredite, murmurait, s’emportait, tant était grande sa tendresse pour ses petits-enfants ; et le colonel, qui portait à sa mère un respect filial, une soumission sans bornes, s’éloignait et la laissait gâter tout à son aise ses deux fils, qui redoublaient alors pour leur aïeule de dévouement et de caresses.

Cependant l’étrange ignorance des deux frères finit par être remarquée dans le monde, et les exposa à des humiliations qui blessèrent vivement l’amour-propre de leur mère. Cent fois, dans les réunions des enfants de leur âge, ils furent en butte aux plus mordantes plaisanteries sur leur défaut de première instruction et, comme ils n’étaient pas endurants, des plaisanteries on en venait aux gourmades, dont plus d’une fois ils rapportèrent les traces à la maison paternelle. Leur aïeule, altière et despote, criait alors à l’insulte, et prétendait qu’il fallait en tirer vengeance ; mais que faire à de jeunes étourdis qui n’avaient fait que donner aux fils du colonel la leçon qu’ils méritaient ? Lui-même en faisait l’aveu, et prétendait que Frédéric et Arthur devaient être privés de se mêler aux jeux de leurs petits camarades, tant qu’ils ne sauraient ni lire ni écrire.

Madame Darmincourt, dont le savoir égalait la raison, ne put de son côté supporter plus longtemps la pénible pensée de voir ses deux fils devenir, parmi les enfants de leur âge, l’objet de querelles fréquentes qui pouvaient avoir de fâcheux résultats. Elle conçut donc le projet, digne à la fois d’une tendre mère et d’une femme d’esprit, de forcer Arthur et Frédéric à se livrer d’eux-mêmes à l’étude, à connaître les préliminaires d’une instruction indispensable. Elle s’entendit, pour réussir dans cette entreprise, avec son mari, qui ne désirait pas moins qu’elle soustraire ses deux fils à l’aveugle tendresse de leur aïeule, et les mettre à même d’être admis aux institutions qui devaient les conduire à la position sociale où les appelait leur naissance.

La veille du jour où il devait rejoindre son régiment, au moment où Frédéric et Arthur venaient offrir à leurs parents le salut du matin, ils trouvèrent leur mère assise sur son ottomane, la figure cachée dans ses mains, et paraissant accablée de douleur : le colonel, marchant à grands pas et affectant une grande colère, prononçait avec énergie ces mots effrayants : « Oui, Madame, je vous le dis pour la dernière fois : si, dans trois mois, lorsque je reviendrai de mon service, vos deux fils ne savent pas lire très-couramment, je vous prive de leur présence, et les mets entre les mains de maîtres qui les traiteront comme ils le méritent. » À ces mots, il jette un regard plein de courroux sur les deux espiègles, tremblants et stupéfaits de l’emportement de leur père. C’était, en effet, la première fois que le colonel éclatait de la sorte et, pour soutenir le ton de sévérité menaçante qu’il avait pris, il sortit furtivement et partit le soir même sans embrasser ses enfants.

Ceux-ci témoignèrent à leur mère la vive et profonde impression qu’avaient produite sur eux les menaces du colonel ; madame Darmincourt n’attendait que cet aveu pour exécuter le plan qu’elle avait formé ; elle leur déclara que, voulant éviter les humiliations qu’ils lui faisaient subir dans le monde, elle avait pris la résolution de ne plus s’y montrer jusqu’à ce qu’ils fussent en état de lire couramment trois grandes pages, prises au hasard dans tel livre qu’on choisirait. « Je me condamne aux arrêts, ajoutait-elle avec l’expression la plus touchante, pour me punir de ma faiblesse envers vous. Rien ne pourra me distraire de la solitude à laquelle je me voue, jusqu’à ce que vous puissiez vous montrer en public sans me faire rougir… C’est à vous seuls, Messieurs, qu’il appartient de faire cesser ou de prolonger ma captivité. »

Frédéric et Arthur se regardaient l’un l’autre, en cherchant ce que chacun pensait d’une semblable résolution. « Bah ! disait l’aîné, maman dit cela pour nous effrayer. — Ça c’est sur, disait à son tour le cadet ; mais quand une fois elle a résolu quelque chose… — Bon ! grand-maman ne souffrira pas qu’elle s’emprisonne de la sorte, et saura bien la forcer à paraître au salon, à faire les honneurs de la table, quand nous aurons du monde à dîner. — Je pense comme toi, frère : allons jouer à la balle, et ne songeons qu’à nous divertir. »

Le lendemain, nos deux insubordonnés, au lieu de trouver leur mère occupée avec sa femme de chambre, de sa toilette pour le soir, ne furent pas peu surpris de l’entendre annoncer à ses gens qu’elle ne sortirait pas. Elle reçut le bonjour accoutumé de ses enfants avec affection, mais en les observant bien, et donna devant eux l’ordre qu’on lui apportât à déjeuner dans son cabinet.

Elle se vêtit d’un simple peignoir de mousseline, releva ses cheveux sous un réseau de gaze, et dit à ses deux fils avec un sourire affectueux, et la plus grande sécurité : « Vous, mes chers amis, vous déjeunerez avec votre grand’maman ; vous aurez pour elle tous les égards qu’elle mérite ; et si elle s’aperçoit de mon absence, vous lui ferez part de la résolution que j’ai prise, et qui, je vous le répète, est irrévocable. »

« Dis donc, Frédéric, cela devient sérieux, au moins. — C’est une épreuve qu’elle veut faire sur nous ; mais il faut tenir ferme et ne pas céder. — Je ne demanderais pas mieux ; mais cette idée que notre mère garde pour nous les arrêts… Oh ! c’est bien dur à penser. — Et moi je te soutiens qu’elle n’y restera pas vingt-quatre heures sans que l’ennui s’empare d’elle. — Nous irons la voir tous les jours, et plutôt dix fois qu’une ! Sans doute ; mais nous ne lui parlerons de rien ; il faut la voir venir : oh ! moi, j’ai du caractère. Pardine ! je n’en manque pas non plus : cependant je t’avouerai que j’aime encore plus maman que je n’ai de fierté. — Je ne l’aime pas moins que toi ; mais il faut savoir être homme. »

Telle fut la conversation des deux frères, en descendant au salon, où ils se livrèrent à leurs jeux accoutumés, jusqu’à ce que parut leur vénérable aïeule, qui leur prodigua les plus tendres caresses. « Eh bien ! mon Frédéric, avons-nous bien joué ce matin sous les beaux arbres du jardin des Tuileries ?… Et toi, mon Arthur, avons-nous bien disputé le prix du ballon, du cerceau ? J’avais recommandé à mon vieux valet de chambre de vous acheter des gâteaux, du sucre d’orge, et de vous faire boire à chacun une bonne limonade… Ces chers enfants ! qui n’en raffolerait pas ; ils sont si gentils ! si charmants ! si dociles. Ce sont de vrais petits anges. » Et là-dessus la grand’maman les couvrait de mille baisers, en répétant avec un enthousiasme maternel : « Oui, oui, ce sont de vrais petits anges ! »

Un laquais annonce que le déjeuner est servi. L’aïeule, qui déjà s’est emparée de l’épaule de Frédéric et tient Arthur par la main, gagne avec eux la salle à manger où elle s’étonne de ne pas trouver leur mère. Les deux enfants alors lui font part de la détermination qu’elle avait prise ; et la bonne vieille, riant aux éclats, s’écrie : « Le tour est ingénieux, il faut en convenir ; mais je la connais, et ne lui donne pas deux jours sans la voir redescendre parmi nous. Demain justement il y a grande soirée chez le commandant de la place de Paris, intime ami de mon fils ; et bien certainement elle ne manquera pas d’y assister. — C’est ce que je disais à mon frère, ajoute Frédéric : tenons ferme, et nous la forcerons de céder. — Pour moi, réplique Arthur, je ne serais pas surpris que maman persistât à garder les arrêts. — Si l’on apprend cela dans le monde, reprend l’aïeule, on en rira beaucoup… mais je me charge de la faire revenir de cette folle idée, et d’attendre que le temps de commencer votre éducation soit venu. — Mon frère a neuf ans, moi j’en ai huit, bonne-maman ! et pourtant nous ne savons même pas lire. — Bah ! bah ! vous en saurez toujours assez, mes petits amis : tranquillisez-vous, je me charge d’arranger tout cela. »

Le déjeuner fini, la vieille douairière monte à l’appartement de sa bru, qu’elle trouve seule dans son cabinet, occupée à peindre des fleurs, son occupation chérie. Une vive conversation s’engage entre elles : l’aïeule prend avec chaleur le parti de ses petits-enfants, et soutient qu’il faut laisser se développer leurs forces physiques, avant que de les fatiguer par l’étude et de leur faire subir toutes les privations qu’elle impose. Madame Darmincourt combat sa belle-mère avec toute la déférence qui lui est due. Elle soutient à son tour que lorsqu’on laisse de jeunes plantes trop longtemps sans culture, elles se fanent et sont avortées, même avant de rien produire. S’armant ensuite des paroles expressives qu’avait proférées le colonel devant ses enfants, la veille de son départ, elle déclara de nouveau qu’elle ne quitterait sa retraite et ne reparaîtrait dans le monde que lorsque ses deux fils seraient en état de s’y montrer sans la faire rougir.

« Après tout, ajoutait madame Darmincourt, d’un ton digne et prononcé, l’ignorance étrange où se trouvent mes enfants et l’isolement où elle me condamne sont votre ouvrage ; et permettez-moi de vous dire, avec tout le respect que je vous porte, qu’il est pénible et cruel pour une mère de famille, connaissant toute l’importance de ses devoirs, d’être sans cesse arrêtée dans les efforts qu’elle fait pour les remplir, par la crainte de déplaire à de grands parents qui ne tiennent pas toujours compte des sacrifices qu’on leur fait. Vous êtes si heureuse des espiègleries de vos petits-fils, et vous répétez si souvent qu’ils vous rajeunissent, que j’ai négligé jusqu’à ce jour de remplir les obligations d’une mère. Laissez-moi donc, je vous en supplie, réparer ma faute. Il en est temps : mon fils aîné devrait être en état d’entrer dans un lycée ; et le cadet, entraîné par l’exemple et l’insubordination de son frère, ne connaît pas même ses lettres. Mais j’espère beaucoup de sa sensibilité naturelle et du tendre attachement qu’il me porte. Comblez-les de hochets, de friandises, chaque fois qu’ils vous rendent leurs devoirs ; gâtez-les tout à votre aise, j’y consens ; mais daignez me promettre de ne vous mêler en rien de l’épreuve que je vais tenter, de les laisser se livrer à toutes réflexions que ma conduite leur fera naître, de ne pas les autoriser à me résister… et je serais bien trompée si, d’ici à quelques mois, je ne leur faisais pas réparer le temps perdu, si je ne les rendais pas, en un mot, tout à fait dignes de votre tendresse. Vous les idolâtrez pour l’expression de leurs figures, pour la vivacité de leurs reparties ; mais votre amour pour eux doublerait, ma chère belle-mère, si vous les voyez soumis sans contrainte, instruits sans prétention, caressants sans calcul et pourvus, par des lectures utiles, de ce qui forme à la fois et l’esprit et le cœur, fait aimer, rechercher dans le monde, et nous y entoure d’une considération que seules peuvent nous procurer une instruction véritable, une éducation suivie. »

L’aïeule ne put s’empêcher de reconnaître la vérité d’un pareil langage, et déclara qu’elle ne se mêlerait en rien de l’entreprise formée par sa bru. « Mais je suis sûre, ajouta-t-elle, que vous-même, ma chère, vous ne pourrez résister à renoncer pendant plusieurs mois aux attrait des cercles brillants dont vous faites l’ornement. Je ne vous donne pas quinze jours, sans que vous fassiez l’aveu qu’un pareil dévouement est au-dessus de vos forces, et qu’à votre âge, répandue comme vous l’êtes dans le grand momie, il n’est pas possible de s’enterrer vivante. — Eh bien ! je vous prouverai, je l’espère, de quels sacrifices peut-être capable une mère qui sent bien toute la dignité de son titre, et les devoirs que lui prescrit la nature.

Madame Darmincourt continua donc à se tenir dans la solitude, où ses deux enfants allaient chaque matin l’embrasser, mais auxquels jamais la tendre mère ne parlait de la résolution qu’elle avait prise. Elle était la première à leur dire d’aller se livrer aux jeux de leur âge, croquer les friandises que leur réservait leur grand’mère, et la bien divertir par leurs joyeuses espiègleries : ce qu’ils ne manquaient pas de faire ; et l’heureuse aïeule, s’imaginant l’emporter sur sa bru, redoublait de cajoleries pour ses petits-enfants et ne cessait de répéter : « La recluse n’y résistera pas ; et je gagerais que bientôt elle reconnaîtra sa romanesque extravagance. »

Cependant le bal avait eu lieu chez le commandant de la place de Paris, sans qu’on y vit paraître madame Darmincourt. Toutes les personnes qui se présentaient chez elle n’étaient reçues que par sa belle-mère s’égayant toujours à ses dépens, au point qu’on fut instruit, dans tous les cercles que fréquentait la femme du colonel, de l’étrange détermination qu’elle avait prise. Les uns la regardaient comme une singularité dont le principal motif était de se faire remarquer ; les autres prétendaient que c’était une idée noble, ingénieuse, un véritable héroïsme maternel. Enfin les gens plus sages, ou plus incrédules, disaient qu’il fallait attendre le résultat d’une semblable abnégation de soi-même, pour juger de l’influence qu’elle aurait sur les deux enfants.

Ceux-ci laissèrent quinze jours s’écouler, sans qu’ils parussent se ralentir de leurs jeux accoutumés. Ce qui surtout les maintenait dans leurs chères habitudes, c’était l’accueil gracieux que leur faisait leur mère, lorsqu’ils allaient la visiter. Jamais le moindre nuage sur son front, jamais le moindre reproche sur ses lèvres… Un soir cependant qu’elle était occupée à faire une lecture attachante, entre Arthur, l’air triste et la démarche incertaine. Il prend un tabouret, s’assied aux pieds de sa mère, et, la regardant, les yeux mouillés de pleurs, il lui dit du ton le plus expressif : « Voilà pourtant quinze grands jours que tu es prisonnière, tandis que mon frère et moi nous nous livrons à tous les plaisirs dont nous sommes entourés !… mais je n’y tiens plus ; et cette pensée que notre mère est captive, tandis que nous parcourons toutes les promenades, et qu’elle souffre lorsque nous nous amusons !… Oh ! cela me déchire et m’accable. Il faut absolument que cela finisse : et, dès demain, je prétends prendre une première leçon de lecture. Vois-tu cette alphabet que notre bonne gouvernante a bien voulu m’acheter sur mes semaines ? il ne me quittera pas que je ne sache lire tout couramment. » La mère, émue elle-même jusqu’aux larmes, prend son fils dans ses bras et le couvre de baisers, en s’écriant avec ivresse : « J’étais bien sûre que tu me reviendrais… Non, la nature ne perd jamais ses droits… Pourtant, je l’avouerai, j’ai trouvé la quinzaine un peu longue. » Et aussitôt la recluse s’empresse de donner la première leçon à son fils, qui ne cessait de répéter : « Oh ! maman, que c’est difficile ! je crains bien que tu ne restes longtemps prisonnière. — Ton aptitude et ta patience, cher enfant, abrégeront ma captivité. »

Le lendemain matin, Arthur retourna prendre sa seconde leçon, qui lui parut moins effrayante ; et comme il descendait de chez sa mère, son alphabet à la main, il rencontre Frédéric dans l’escalier qui lui dit : « Eh ! d’où viens-tu donc ? je t’ai cherché partout. — Je viens de chez maman prendre ma leçon de lecture. — Comment, sans m’en prévenir — Dame, tu répétais sans cesse : « Il faut tenir ferme… il faut la voir venir… » Moi, j’ai cru que c’était un fils qui devait aller au-devant de sa mère, et je suis allé me jeter dans les bras de la mienne, — Elle t’aura sans doute bien recommandé de m’amener avec toi ! — Elle ne m’a pas dit un mot de cela : elle est bonne, maman ; mais elle est fière, et je suis de son avis, ce n’est pas une mère à faire les avances. — C’est juste… ainsi me voilà, moi, délaissé, oublié, réduit à ne rien savoir, tandis que toi tu seras un docteur. — Il ne tient qu’à toi de le devenir à ton tour ; achète un alphabet sur tes semaines, et viens avec moi chez notre prisonnière… Je puis bien la nommer de la sorte, puisqu’elle a promis de ne pas reparaître dans le monde que nous ne sachions lire. — Ainsi donc, s’écria Frédéric avec une expression remarquable, c’est moi seul qui prolongerais sa captivité !… Oh ! non, non, j’en serais trop honteux, trop repentant… c’est fini, je suis vaincu : dès ce soir je t’accompagne, et nous verrons qui de nous deux fera le plus de progrès pour faire cesser la réclusion de notre chère institutrice. »

Je ne dépeindrai pas quels furent le triomphe et la joie de madame Darmincourt, en voyant Frédéric accompagner son frère. Rien n’était à la fois plus curieux et plus intéressant que ces deux enfants disputant entre eux de zèle et d’intelligence pour vaincre les fastidieux éléments de la lecture. Mais au lieu de deux leçons par jour, ils en prirent jusqu’à six, et furent bientôt en état d’épeler. Oh ! combien l’intérêt qu’ils éprouvaient leur donnait de force et décourage pour surmonter les difficultés qu’ils avaient à vaincre ; mais aussi quelle jouissance éprouvait leur tendre mère, en les voyant quitter leurs jeux accoutumés, abréger même leurs promenades, pour revenir, haletants de joie, auprès de la prisonnière, qui trouvait alors sa captivité délicieuse et la plus ravissante époque de sa vie ! Chaque matin les deux frères renouvelaient les fleurs les plus rares contenues dans un vase placé sur la table où ils recevaient leur leçon ; et tandis que l’heureuse mère, un bras posé sur les épaules d’Arthur, lui faisait lire le Petit Poucet ou Cendrillon, Frédéric, debout auprès d’eux s’habituait à parcourir la Petite Glaneuse ou le Petit Joueur de violon. Avec quelle ivresse l’excellente mère donnait alors sa leçon ! Avec quelle ardeur s’appliquaient les deux charmants enfants !

Au bout de trois mois, les deux frères, non-seulement lisaient couramment, mais possédaient les premières notions de ce qui compose une instruction véritable.

À cette époque, le colonel Darmincourt revint de son régiment, et retrouva sa femme dans la même solitude où elle avait promis de rester jusqu’à ce que ses deux fils fussent en état de lire à livre ouvert. Elle convoqua donc, dès le lendemain de l’arrivée de son mari, un grand nombre de leurs amis, propres à former un comité d’examen, et fit paraître devant eux ses deux élèves, dont les manières avaient déjà quelque chose de plus posé, et dont le langage offrait des expressions mieux choisies, Frédéric parut le premier dans la lice : on lui présente un grand in-8o qu’il ouvre au hasard et dans lequel il lit, sans se tromper, deux pages du Telémaque de Fénelon ; il est couvert d’applaudissements.

Arthur ensuite s’avance ; il lit avec non moins d’assurance que son frère, et surtout avec une expression ravissante, le joli conte de madame d’Aulnoy, intitulé Gracieuse et Percinet, pris au hasard dans son charmant recueil, et qui prouve le charme que possède une tendre mère pour instruire ses enfants tout en les amusant. Cet heureux à propos fait redoubler rassemblée d’applaudissements, qui vont droit au cœur de madame Darmincourt. Elle prie alors les examinateurs de ne pas se borner à la simple lecture, et de faire à ses chers élèves des questions préliminaires sur la Bible et l’Histoire de France. Ils y répondent avec une lucidité qui annonce une heureuse mémoire et une rare intelligence. Enfin il est reconnu par l’aréopage que Frédéric et Arthur ont, en quelque sorte, réparé le temps perdu, et que bientôt ils seront en état d’entrer au lycée. Le colonel ne peut contenir toute sa joie, et pressant dans ses bras sa femme et ses enfants, il avoue qu’il ne fut jamais plus heureux d’être époux et père.

La vieille madame Darmincourt, reconnaissant alors toute la force d’âme et la noble persévérance de sa bru, ne peut s’empêcher de lui adresser les plus honorables félicitations. Chacun, en un mot, reconnaît de quelle énergie, de quelle admirable patience est capable une tendre mère pour assurer le bonheur de ses enfants : et celle qui en offrait la preuve, profitant de cette importante circonstance pour donner aux grands parents un avis salutaire, dit à ses deux fils qu’elle pressait sur son sein, en jetant un regard expressif sur leur vénérable aïeule : « Ceux qui nous caressent le plus ne sont pas toujours ceux qui nous aiment le mieux… J’espère que vous n’oublierez jamais la leçon maternelle. »