Eugène Ardant et Cie (p. 108-116).

VIII. — Clisson.


On arriva à Clisson vers la fin du mois de mai. Le ravissement des enfants de M. Dorigny ne pouvait se comparer qu’à la joie de Delriau, qui saluait son pays avec des cris des larmes.

Mon Dieu, que cela est beau ! répétaient Laure, Amélie et Auguste ; quels rochers ! quelles cascades ! Et dans leur extase, ils bondissaient comme des chevreaux, ou restaient immobiles et pleins de respect devant ce sublime tableau d’une nature qui rappelle à la fois la Suisse et l’Italie.

Les ruines du vieux château d’Olivier de Clisson excitèrent la curiosité des deux sœurs, et elles prièrent leur père de les y conduire.

Le château d’Olivier de Clisson, leur dit M. Dorigny en leur disant prendre le chemin, est bien ancien, ses premières fondations remontent aux temps les plus reculés. Clisson s’appelait Clychia sous Jules-César ; de grands bois s’élevaient à la place du château ; Auguste, successeur de Jules César, fit tracer une route allant de Poitiers à Nantes ; elle passait au pied de ce roc imprenable ; Auguste comprit tout ce que cette position avait d’avantageux, et il y fit bâtir une forteresse.

Lorsque les Normands remontèrent la Loire et ravagèrent ce beau pays, la forteresse de Clychia fut détruite en grande partie. Et ce ne fut que sous Philippe-Auguste, dans le XIIe siècle, que le château dont vous voyez les ruines fut bâti sur les ruines de l’ancienne forteresse et prit le nom de Roche-Forte, pour reprendre plus tard celui de Clisson, qui dérive de Clychia.

Louis IX encore enfant fut amené par la reine sa mère au château de Clisson, où de grands intérêts se réglèrent. Les murailles de ce château étaient si hautes, que Jean Ier, duc de Bretagne, après s’être emparé de plusieurs autres châteaux appartenant à Olivier Ier, ne put obtenir de ses troupes effrayées qu’elles en fissent le siège ; elles se révoltèrent, et le duc fut obligé de se retirer.

François Ier vint à Clisson ; la reine Médicis et Charles IX, y vinrent aussi. Bien d’autres souverains ont posé leurs pieds sur cette terre où vous marchez aujourd’hui, et ces murs, avant d’être en ruines, ont repoussé bien des attaques, ont reçu bien des boulets de canon. Ce fut peu de temps après la visite de Charles IX qu’une guerre impie et sacrilège désola toute cette partie de la Vendée, et que la ligue s’étant formée, le duc de Mercœur plaça les ligueurs qu’il commandait dans le château d’Olivier de Clisson.

Toute la bravoure d’Henri IV vint échouer devant les imposantes murailles de ce château, et ce ne fut qu’une année après que le duc de Mercœur en fut expulsé.

L’abandon et la solitude firent pendant trois cents ans tomber en ruine cette belle forteresse du XIIe siècle, et l’incendie de 1793 la vit s’écrouler de toutes parts.

Quelque temps après cet affreux incendie, qui dévora non-seulement le château, mais toute la ville de Clisson, un peintre, Pierre Cacault ; osa le premier pénétrer au milieu de ces ruines. Il n’y trouva pas un être vivant, pas une maison habitable ! Les rues étaient encombrées de poutres et de pierres ; les ronces cachaient sous leur épaisse verdure la terre, noire encore du feu qui l’avait calcinée.

La ville n’offrait qu’une vaste plaine jonchée de décombres ; le plus profond silence régnait dans ces lieux désolés ; mais les cascades, les rochers, les ravissants paysages servant comme de ceinture à ces ruines abandonnées, parlèrent si haut au cœur et à l’imagination de l’artiste, qu’il ne voulut plus quitter Clisson, et cependant il arrivait d’Italie.

Une maison incendiée lui servit d’asile, ce fut là que, dessinant du matin au soir, il finit par se décider à relever Clisson de ses ruines et à y fixer sa demeure. Il écrivit à son frère, ambassadeur à Rome, et peu de temps après, son frère le rejoignit à Clisson.

Ce fut alors que l’on vit s’opérer un prodige semblable à celui qui éleva les murs de Thèbes. Des ouvriers furent appelés, et ils construisirent, sous les yeux de MM. Cacault, un muséum, ici à votre gauche, mes enfants. Ces généreux amis des arts firent venir de tous côtés les tableaux de nos grands maîtres, et dotèrent le musée des belles statues qu’ils avaient apportées d’Italie.

Le bruit de tant de bienfaits se répandit dans les campagnes environnantes, et ceux des malheureux habitants de Clisson, qui avaient survécu aux ravages du fer et de la flamme, revinrent chercher au milieu des débris de leur ville, la place où étaient leurs maisons. Guidés, encouragés par les deux frères, ils essuyèrent leurs larmes et se mirent au travail. Ce fut ainsi que Clisson fut rebâti ; toutes ses maisons ont des toits à l’italienne. M. Cacault a fait le plan de la ville, a dessiné les habiterions, et l’on se croit ici bien plus en Italie qu’en France.

Cette ville sortant de ses cendres comme par enchantement, et la beauté du muséum, attirèrent des étrangers ; le commerce y jeta de l’abondance, et le bonheur se fixa avec les arts et l’industrie dans ce petit coin de terre si bouleversé peu d’années auparavant.

Mais à la mort de M. Cacault tout changea de face : une partie du Muséum fut transportée à Nantes, le reste fut dispersé. Le bâtiment est vide aujourd’hui.

M. Lemot, cet habile artiste, auquel on doit la statue équestre d’Henri IV, que vous regardez toujours lorsque nous passons sur le Pont-Neuf, M. Lemot vint s’établir ici ; il acheta la Garenne, ce parc ravissant que vous voyez s’étendre au loin ; il acheta les ruines où nous sommes, et empêcha le temps de les dégrader davantage.

M. Lemot est mort : il était l’ami de MM. Cacault. Sa tombe a été placée près de la leur.

Les enfants de M. Dorigny avaient écouté avec beaucoup d’intérêt tout ce que leur père venait de leur apprendre, et lorsqu’ils eurent visité les ruines du château et les délicieuses promenades de la Garenne, on se mit en route pour la terre de M. Dorigny, située à une demi-lieue de Clisson ! Delriau, toujours en avant, ouvrait la marche ; ses longs cheveux noirs flottaient à tous les vents, et il ouvrait sa bouche large et riante, non pour parler, mais pour mieux respirer l’air natal ; il portait sous son bras une vierge qu’il avait sculptée avec un soin extrême, et qu’il destinait à sa mère.

Ils arrivèrent : on les attendait. Toute la ferme avait un air de fête ; un mât de cocagne[1] avait été dressé dans la cour ; un feu de joie brillait autour, et une grande quantité de coups de fusil furent tirés ; puis on apporta des bouquets aux enfants de M. Dorigny ! Pendant ce temps, Delriau passait des bras de son père dans ceux de sa mère, et il criait : « J’apporte autre chose que des bergers en bois : donne, Auguste, donne. » Lorsqu’il reprit des bras de son frère de lait sa belle statue blanche comme la neige, un cri d’admiration s’éleva ; on courut chercher M. le curé, et il fut décidé qu’au lieu de garder la Vierge à la ferme, on en ferait hommage à l’église du petit village. Le curé arriva, donna de grands éloges à Delriau et emporta la Vierge, tout fier de cette belle acquisition ; il fit écrire au pied de la statue : Ceci est l’ouvrage d’un enfant de onze ans.

M. Dorigny, après avoir dîné à la ferme, à une table dressée en plein air, et couverte de gibier et de laitage, se rendit au château situé à une portée de fusil de la forme ; il était tard, on était fatigué, et l’on fut se coucher.

« Cher papa, dit Auguste en traversant un long corridor, est-ce ici que l’on trouve la chambre aux portraits ?

— Oui, mon ami, nous venons de passer devant la porte : je te la montrerai demain.

— Pourquoi pas tout de suite, demandèrent les trois enfants.

— Parce que je veux que vous dormiez ; cette chambre vous rappellerait, surtout à Auguste, l’histoire effrayante du portrait qui marche.

— Ah ! papa ne vous moquez pas de moi, je n’ai plus peur de rien.

— Tu iras tout de même te coucher, mon ami, et tu attendras jusqu’à demain pour voir cette chambre si fertile en souvenirs. »

Il fallut se résigner ; la fatigue ferma les yeux des enfants presqu’au même moment où ils posaient leurs jeunes têtes sur l’oreiller, elle jour seul les éveilla. Il était si beau ce jour, si clair, si vif, si différent de celui de Paris ! — Des milliers d’oiseaux chantaient à s’égosiller. Laure et Amélie se levèrent promptement, et lorsqu’elles descendirent dans la salle à manger, elles y trouvèrent Auguste et Delriau occupés à faire des lignes, pour aller pêcher, disaient-ils, une belle friture pour le déjeuner

Lorsque l’heure du déjeuner sonna, ils n’étaient pas encore revenus ; enfin, comme on allait se mettre à table, ils accoururent portant en triomphe cinq ou six petits carpeaux. M. Dorigny les plaisanta gaiement sur leur superbe pêche et les engagea à rendre à l’étang cet innocent fretin.

On déjeuna sans friture, mais fort bien, et ce fut une joyeuse partie que celle que l’on fit à l’étang. Il fallait voir ces petits poissons bondir dans l’eau et renaître tout à coup à la vie ! On se promena pendant une heure, et M. Dorigny, cédant aux instances de ses enfants, les ramena au château pour leur faire voir la grande chambre, et surtout le portrait du grand-oncle. Une espèce de petit frisson involontaire saisit Auguste lorsque la porte de cette chambre s’ouvrit en criant sur ses gonds, car ils étaient rouillés ; mais il se contenta de se serrer contre Delriau, et de lui dire tout bas : « Tu ne connais pas l’histoire du portrait qui marche ? — Non répondit Delriau en riant ; qu’est-ce donc que cela ? — Je te le conterai, » reprit Auguste en s’arrêtant devant les portraits, et en interrogeant du regard son père chaque fois qu’il passait devant une tête à perruque poudrée.

« Non, mon enfant, ce n’est pas celui-là, » et son père, le prenant par la main, le conduisit au bout de la chambre. Là se trouvait un grand portrait un peu isolé des autres, et près de lui une petite porte. « Oh, le voilà ! s’écria Auguste ; je le reconnais, il n’a pas l’air trop bon dans le fait ; comme il me regarde ! est-il possible que mon oncle ait osé faire des grimaces à une figure aussi sévère ? Il est bien laid, papa ! — Oui, mon enfant, reprit M. Dorigny en souriant, j’avoue qu’il n’est pas beau et qu’il n’a pas une figure aimable, mais ce n’était pas une raison pour lui manquer de respect. Il avait d’ailleurs de grandes vertus, et il n’était sévère qu’aux méchants. Voici tous vos parents morts, mes chers enfants, rappelez-vous que ces portraits, quand je mourrai aussi, devront vous être sacres et passer de vos enfants à leurs enfants.

Voici votre grand-père, et la mère de votre bonne maman. — Oh qu’ils ont l’air bon ! s’écrièrent les trois enfants de M. Dorigny, et Auguste ôta de lui-même, et par un mouvement que son cœur imprimé à sa main, la petite casquette qui couvrait à demi ses cheveux blonds. Une légère pression de la main de son père lui fit comprendre qu’il avait bien fait.

« Voici la petite porte, dit M. Dorigny en tournant un bouton, et cet escalier est celui par lequel Jérôme descendit tout doucement : il n’eut qu’à faire ce je fais en ce moment, et décrochant le portrait, il se plaça derrière lui et le fit glisser. Je ne puis pas soulever les yeux et la bouche, ajouta-t-il, le portrait a été réparé, ainsi que vous pouvez le voir, « et le tournant du côté des enfants, il leur montra les pièces qui paraissaient à l’envers.

« Que cela est curieux ! répétaient les enfants en se pressant les uns contre les autres. — Et où était votre lit, cher papa, et celui de notre oncle Ernest ?

— Ils étaient au fond de la chambre, en face du portrait.

— Mon Dieu ! que je suis content, s’écria Auguste, que Fifine m’ait conté cette histoire ! je n’aurais jamais pris à cette chambre l’intérêt que je vais y prendre.

— Sois surtout content, mon ami, d’avoir eu assez de confiance en moi pour m’en parler, et me la redire telle qu’elle t’avait été contée ; agis toujours ainsi, tu te préserveras de bien des fautes, et de beaucoup d’erreurs.

— Oh oui, papa, vous saurez toujours tout ce que je penserai, tout ce que je ferai.

— Oui, oui, cher papa, » s’empressèrent d’ajouter Laure et Amélie.

M. Dorigny les pressa tous trois sur son cœur, et ils sortirent de la chambre, que l’imagination d’Auguste avait peuplée pendant longtemps de choses si effrayantes, qu’il en avait perdu le sommeil.

Delriau les suivit, il était triste et silencieux.

« Qu’as-tu, mon enfant ? lui demanda M. Dorigny avec intérêt.

— Rien, monsieur, quand je dis rien pourtant, j’ai tort, Je me suis senti tout je ne sais comment devant ces portraits. Je les ai d’abord admirés, puis la tristesse m’a pris ; je me suis dit que je n’avais point une si belle suite de parents, et que je ne pourrais jamais retrouver les traits, même de mon grand-père Jérôme. Cela est si beau de pouvoir s’entourer de sa famille et de montrer à ses enfants ses aïeux !

— J’espère que ce n’est pas un mouvement d’orgueil qui te fait parler ainsi, mon ami ?

— De l’orgueil ! non, monsieur. — Oh ! je ne suis pas envieux de parents ayant de belles robes de soie, de beaux habits de magistrat ou de militaire. Je suis content et fier de mes parents tels qu’ils ont été ; je sais qu’ils ont, toujours fait honneur au pays. Cela me suffit ; je n’ambitionne ni la fortune ni les beaux habits ; je sais bien que je suis le fils d’un paysan, et j’espère bien ne jamais l’oublier ; je ne désire qu’une chose, c’est de devenir assez habile pour faire les portraits de mon père et de ma mère : il est affreux de voir mourir ceux qu’on aime sans avoir rien d’eux, que le souvenir qu’on en garde.

— Tu es un singulier enfant !… et M. Dorigny l’embrassa, ému malgré lui. Je te ferai apprendre la peinture lorsque tu auras travaillé encore quelques années ; et d’ici là je ferai faire le portrait de ta mère et celui de ton père.

— Ah, merci ! s’écria Delriau en s’élançant au cou de son bienfaiteur.

— Je veux apprendre à peindre, » répéta Auguste une partie de la journée, tantôt à lui-même, tantôt à Delriau, tantôt à ses sœurs.

M. Dorigny proposa le lendemain à ses enfants, de venir visiter l’intérieur d’une chaumière vendéenne. — Lorsque vous en aurez vu une, mes petits amis, ce sera à peu près comme si vous les aviez toutes vues, car elles se ressemblent beaucoup, et ne diffèrent que par la grandeur et par le plus ou moins de meubles.

On se mit gaiement en route, et l’on arriva au bout d’une demi-heure, chez une des fermières de M. Dorigny.

  1. Cet usage fort ancien existe encore dans la Bretagne, la Vendée et le Poitou, quand le maître d’un château revient dans sa terre et qu’il y est aimé de ses fermiers.