Eugène Ardant et Cie (p. 67-72).

AUGUSTE
ou
LE CHOIX D’UN ÉTAT



i. — Les Grimaces.


— Mes chers enfants, vous aimez trop les contes ; je ne puis suffire à remplir nos longues soirées d’hiver : j’ai épuisé tout ce que j’avais recueilli, tout ce que ma mémoire avait mis en réserve pour vous.

— Et notre bonne, cher papa, s’écria un petit garçon de dix ans, notre bonne ! elle dit qu’elle en sait de fort beaux ; pourquoi ne voulez-vous pas qu’elle nous les dise ?

— Parce qu’à votre âge, mes enfants, les contes ont une grande influence sur la direction de l’esprit et du cœur ; vous n’êtes plus assez jeunes pour qu’on berce votre imagination endormie des merveilles de la féerie, et vous êtes trop enfants encore pour qu’on vous puisse expliquer toute la philosophie qui se cache souvent sous les écrits fabuleux. Il faut, à votre âge, de ces histoires qui parlent au cœur et à la raison, qui amusent vos loisirs et développent en même temps ce qu’il y a de bon en vous.

Les contes de revenants forment d’ordinaire le grand fond du magasin d’histoires que les bonnes aiment à raconter. Ces histoires sont bien belles, direz-vous : on frissonne même en y pensant !… Et vraiment, mes petits amis, voilà, selon moi, le plus dangereux moyen de s’amuser ; je connais des enfants qui n’osent pas aller d’une chambre dans l’autre sans lumière ; j’en connais qui tressaillent au moindre bruit, au moindre pas, faisant mouvoir devant eux leur ombre, qui leur apparaît tout à coup sous la forme d’un fantôme.

— Ah ! par exemple ! avoir peur de son ombre ! s’écria Auguste en relevant la tête avec un air si décidé, que ses deux sœurs éclatèrent de rire.

— Voyez-vous ce petit homme de dix ans, qui n’a pas peur de son ombre ! reprirent-elles en riant.

— Je n’ai peur de rien, mesdemoiselles ! et Auguste leur jeta un regard presque courroucé.

— Pourquoi donc ne veux-tu jamais aller te coucher seul, et pourquoi faut-il, depuis quelque temps, que notre bonne allume une veilleuse dans ta chambre ?

— Fi ! que c’est vilain, mesdemoiselles, d’avoir remarqué cela, et de le dire, pour qu’on gronde Fifine ! Je n’ai pas peur ; et de quoi aurais-je peur ? si on allume une veilleuse, c’est parce que je m’ennuie quand je n’y vois pas.

— Viens ici, Auguste ; M. Dorigny attira l’enfant sur tes genoux. Tu dis que tu t’ennuies quand tu n’y vois pas : allons, sois franc, Joséphine t’aura raconté quelque histoire de revenants ou de voleurs.

— Mon Dieu non, papa ; Fifine ne m’a jamais rien conté, elle dit que vous le lui avez défendu ; seulement elle m’a lu il y a quinze jours un livre, oh ! un beau livre, qui m’a bien amusé ! depuis ce temps-là j’y ai tant songé, que, ne pouvant plus m’endormir à force d’y penser, j’ai demandé de la lumière pour y voir clair : c’est si ennuyeux de ne rien voir !

— Et qu’est-ce que c’est que ce livre, mon enfant ? reprit M. Dorigny.

— Oh ! elle m’a bien défendu de le dire : c’est un livre qu’on lui a prêté en cachette.

— Dis toujours, je ne la gronderai pas.

— Eh bien ! c’est un livre qui a une couverture verte et qui est gros comme ma géographie.

— Je ne te demande pas de quelle couleur et de quelle grandeur est ce livre : je te demande comment il s’appelle.

— Ah ! je ne le sais pas ; Fifine ne m’en a point laissé voir le titre.

— Te rappelles-tu des histoires que Joséphine t’a lues dans ce livre ?

— Oh ! pour cela oui !

— Eh bien ! conte-nous-en une.

— Oui, conte-nous-en une ! Et les deux jeunes filles se pressèrent autour de leur frère.

— Voyez-vous les curieuses ! s’écria Auguste, elles se moquent de moi, et elles veulent entendre les histoires !… C’est bon pour un homme, papa, ajouta l’enfant en reprenant son air martial : voilà pourquoi Fifine me les a lues ; mais pour des femmes, cela ne servirait qu’à les effrayer.

— Oh ! nous sommes braves ! est-il drôle, Auguste ; un homme ! un homme de dix ans ! Tu oublies que Laure a treize ans et que moi j’en ai douze ! Allons, conte, puisque papa l’a dit.

— C’est que c’est vrai, voyez-vous ! Fifine dit que cela se voit souvent… « Il y avait une fois un petit garçon, un tout petit garçon ! il n’avait que sept ans ; il s’appelait Henri, et il avait un frère qui s’appelait Ernest ; celui-là avait dix ans. Ils couchaient tous les deux dans la même chambre, une grande chambre qui avait une tapisserie jaune et bleue, avec de grands tableaux ; et leur papa et leur maman couchaient dans une autre chambre tout à côté. Le petit Henri était fort doux et fort obéissant ; il priait Dieu tous les soirs et tous les matins, et il dormait aussitôt qu’il était couché. Ernest, au contraire, oubliait souvent sa prière ; il riait de tout, même de ce qu’il devait le plus respecter, et il avait toujours coutume, avant de s’endormir, de faire la grimace à un des portraits, qui se trouvait placé en face de son lit. Ce portrait représentait son grand-oncle ; il était poudré à blanc, avec une perruque qui avait une longue queue, et il était laid… laid comme je ne sais quoi.

— Fi donc ! Auguste, il ne faut pas dire cela, interrompit Laure.

— Va toujours, reprit Amélie, cela commence à m’amuser.

— Je ne sais plus où j’en suis… Papa, dites donc à Laure de ne plus m’interrompre ; parce qu’elle a treize ans, elle se croit toujours le droit de me réprimander ; c’est bête comme tout… J’en étais… oui, je disais que le portrait était bien laid ; il avait un air méchant, et on aurait dit qu’il allait ouvrir la bouche pour gronder. Bonsoir vilain, lui disait Ernest tous les soirs ; et il lui faisait une grimace… tiens, Laure, une grimace comme cela : et Auguste se mit à tirer la langue à sa sœur.

— Prends garde à toi ! s’écria Laure en le menaçant du doigt, moitié en riant, moitié fâchée : tu seras puni comme Ernest, car je devine bien qu’il paiera ses grimaces.

— Tais-toi, Laure, ne dis pas cela ; et Auguste devint tout à coup très-sérieux.

— Qu’est-ce qui t’empêche de continuer, mon enfant, reprit M. Dorigny en lui donnant une petite tape sur la joue.

— Laure l’interrompt toujours, se hâta d’ajouter Amélie ; allons, Auguste, conte, conte donc.

— Est-ce qu’on ne va pas allumer la lampe, papa ? voilà qu’on commence à n’y plus voir.

— Est-ce que tu as besoin d’y voir pour parler ?

— Non, papa, mais…

— Mais tu as peur ! s’écria Laure en éclatant de rire.

— Peur ! elle n’a que ce mot à la bouche ; et de quoi voulez-vous que j’aie peur ? Papa, elle me taquine toujours !… Faut-il sonner Joseph ? on n’y voit presque plus.

— Tout à l’heure, mon enfant ; continue l’histoire d’Ernest, elle m’intéresse. Eh bien ! tu disais qu’il faisait des grimaces au portrait de son grand-oncle…

— Oui, papa, reprit Auguste, dont le son de voix n’était plus aussi assuré ; il faisait des grimaces, et Henri lui disait que le bon Dieu le punirait d’être sans respect pour sa famille et pour les morts ; mais Ernest se moquait de son frère et l’appelait poltron.

— Un soir… Ici, Auguste s’arrêta, et son père sentit qu’il se serrait involontairement contre lui.

— Eh bien ! Auguste : un soir, reprit M. Dorigny en souriant.

— Eh bien ! papa, un soir… Et l’enfant s’arrêta encore.

— Sonne Joseph : je vois que nous n’aurions pas la fin de l’histoire.

Joseph alluma sur la cheminée deux lampes dont les épais garde-vues ne laissaient pénétrer qu’une douce et vague clarté.

— Tu n’as plus peur à présent, dit Laure en lui tirant une oreille, joyeuse privauté qu’en sa qualité de sœur aînée elle se permettait souvent.

— C’est toi qui auras peur tout à l’heure, méchante, et ce sera bien fait ; vois si Amélie est taquine comme toi ; laisse-moi tranquille, je n’ai pas envie de rire : papa, je vous en prie, dites-lui de finir.

— Allons, mes enfants, la paix, la paix ! Laure abuse peut-être de son titre de sœur aînée ; mais toi, Auguste, tu n’entends pas la plaisanterie ; tu fais la moue quand tu devrais rire, et tu oublies toujours que, même avec tes sœurs, il faut être doux et poli, parce que l’homme doit des égards à la femme, à tout âge, en toute circonstance.

— Ah bien ! par exemple, si Laure me tire l’oreille, faut-il l’en remercier ou l’embrasser ? Certainement, papa, vous êtes trop juste pour vouloir cela, et j’aime bien mieux lui tirer l’oreille aussi.

— Tu es un petit espiègle, tais-toi, finis ton conte. Amélie, en disant cela, embrassait son frère.

— Oh ! toi, je t’aime bien, tu ne fais pas la dame : et Auguste l’embrassa. Tenez, cher papa, j’ai beaucoup d’égards pour Amélie ; je ne lui fais jamais de malices, et je l’aide souvent à arroser son jardin, à soigner ses oiseaux ; quelquefois même je lui sers de dévidoir quand elle a des écheveaux de laine à pelotonner.

— Voilà de fort beaux traits, mon petit ami, et je te promets qu’on ne t’interrompra plus.

— Je ne sais pas d’où j’en étais… Ah ! je disais qu’Ernest… non, j’ai dit cela… Ah ! m’y voici. »