Eugène Ardant et Cie (p. 57-62).

xi. — Pierre et Loubette.


Il y avait près de trois ans que Pierre était chez le curé ; il avait dix-sept ans, et Loubette en avait quatorze.

— Où est Loubette, mon oncle ? s’écria-t-il un jour en accourant tout essoufflé à la hutte : je ne l’ai pas trouvé dans la prairie où elle a toujours coutume de m’attendre avec la petite Jeanne !

— Loubette vient de partir pour Olonne, mon ami : elle y restera pensionnaire un ou deux ans, pour y faire sa première communion, s’instruire dans sa religion, apprendre à bien écrire et à bien calculer ; c’est notre brave curé qui l’a voulu ainsi.

Pierre chancela à ces mots ; l’idée de ne plus voir sa jeune cousine, la compagne de tous ses jeux, l’amie de son enfance, le troubla à tel point qu’il fondit en larmes, et, de retour chez lui, s’enferma dans sa chambre, se coucha et ne put dormir. Le lendemain le curé ne fit pas semblant de s’apercevoir du chagrin de Pierre, qui, faisant effort sur lui-même, se remit au travail avec plus d’ardeur que jamais. Il avait fait de grands progrès dans tout ce qui lui avait été enseigné ; l’étude avait agrandi sa pensée et développé son raisonnement. Il se demandait souvent quelle pouvait être la main invisible qui, sous le nom de Providence, semblait influer depuis si longtemps sur sa vie et s’étendre jusqu’aux êtres qu’il aimait. Car depuis un an que la pauvre aveugle, la petite Jeanne et le petit François avaient été recueillis chez le bon curé, à la hutte et au bateau de son père, il avait reçu trois petits sacs d’argent refermant chacun cent francs, et portant les étiquettes suivantes : Pour acheter des habillements à la pauvre aveugle ; pour acheter des habits de matelot au petit François ; pour acheter de bons vêtements à la petite Jeanne.

Pierre sentait qu’on ne l’élevait pas pour redevenir un pauvre et simple pêcheur ; et cependant les goûts et les occupations de son enfance étaient sans cesse pour lui un sujet de regrets ; il soupirait après le bateau paternel, et les combats qu’il se livrait altéraient sa santé.

— Il faut choisir un état, mon ami, lui dit un matin le bon curé, qui depuis longtemps l’observait d’un air inquiet. Tu as aujourd’hui dix-neuf ans ; voici près de cinq ans que tu es avec moi : tes études sont terminées ; il faut te décider.

Pierre promit de donner sa réponse dans la soirée, et comme il avait besoin d’air et de solitude, il sortit, éloignant de lui jusqu’à Bianca, qui voulait le suivre et dont la gaieté l’importunait.

Le temps était superbe ; les oiseaux chantaient ; des milliers de fleurs nuançaient le gazon des plus riantes couleurs ; tout était joie et bonheur autour du jeune homme, lui seul restait étranger au charme d’une belle matinée du mois de mai. Sombre et enfoncé dans les plus tristes réflexions, il côtoyait les bords de la mer, enviant l’oiseau qui rasait l’onde de ses ailes et pouvait aller où bon lui semblait. Le souvenir de son père, de sa mère et du bateau, sa première et seule vraie patrie, gonflait son cœur de regrets et de larmes. Que lui faisait la ville, la richesse et l’état social qu’on lui offrait ! Tous ces biens pouvaient-ils compenser le bonheur de vivre avec ses parents ? Il avançait toujours et sans regarder souvent où il allait. Enfin, fatigué, ennuyé de marcher au hasard, il s’assit et promena ses regards autour de lui. Quelles furent sa surprise et son émotion en reconnaissant qu’il se trouvait dans le même lieu où, seul avec Loubette, assis dans son batelet, il avait prié le ciel de ne jamais le séparer d’elle !

— Oh ! s’écria-t-il en se rappelant tous les moments qu’ils avaient passés ensemble, mon Dieu ! vous nous avez abandonnés ! Ô Loubette, Loubette !

Et laissant tomber sa tête sur sa poitrine, il pleura amèrement… Tout à coup des pas légers se font entendre, et une voix bien connue lui dit :

— Ne pleure pas, me voilà.

Il retourne vivement la tête et reconnait Loubette : oui, c’était elle ; mais comme elle avait grandi ! comme ses traits s’étaient formés ! ce n’était plus une enfant, c’était une jeune fille remplie de grâce et de timidité.

Tous deux s’examinaient en ne cessant de répéter :

— Que tu as grandi !

— Que te voilà grand !

Ils s’assirent et se racontèrent ce qui leur était arrivé durant leur longue séparation. Bianca, qui avait suivi Loubette après mille sauts joyeux, mille caresses, s’était endormie au pied des deux jeunes gens.

Loubette ne parlait plus comme une paysanne : elle s’exprimait bien, elle pouvait causer de beaucoup de choses dont auparavant son cousin ne pouvait pas lui parler, car elle ne l’aurait pas compris. Pierre était enchanté, et de temps en temps il s’écriait :

— Te voilà bien instruite à présent ; j’espère qu’on ne nous séparera plus ; j’ai mon plan arrêté ; je veux suivre l’état de mon père. Je ne pourrais jamais m’habituer à la vie qu’on mène dans les grandes villes, et puis je ne veux point abandonner mon père et ma mère sur leurs vieux jours : j’emporterai des livres avec moi et je n’aurai jamais un moment d’ennui. Je vais donc aller trouver mon bon et cher instituteur, et je lui dirai que je te veux pour ma femme et qu’il faut qu’il nous marie ; puis j’irai trouver mon père et ma mère, et je leur dirai : Au lieu d’un enfant vous en aurez deux pour soigner votre vieillesse : le veux-tu, Loubette ?

Loubette répondit :

— Oui, je le veux bien.

Lorsqu’ils rentrèrent à la hutte le jour était avancé. Jeanne vint se jeter dans les bras de Loubette, et Pierre se rendit au presbytère. L’heure du souper était encore loin ; il n’eut pas le courage de l’attendre, et courut à la chambre du bon curé ; il s’enferma avec lui, et, dans un discours sans suite, mais plein de chaleur et de reconnaissance pour les soins qu’il en avait reçus depuis cinq ans, il expliqua ses goûts, ses motifs, ses projets, la tendresse qu’il avait depuis l’enfance pour sa cousine, et finit par déclarer qu’il n’ambitionnait pas d’autre état que celui du pêcheur, et qu’il voulait vivre pour Loubette et pour ses parents.

Le curé l’écouta sans l’interrompre. Enfin, il prit la parole et lui représenta tout ce qu’il perdrait en renonçant à un état honorable. Il lui parla du rang élevé auquel il pourrait parvenir, et lui fit observer que la réflexion viendrait tôt ou tard le faire repentir de la vie obscure et laborieuse qu’il allait mener de nouveau. Pierre resta inébranlable.

— Vous le voyez, disait-il, je ne suis pas fait pour le monde, je m’y ennuie ; le luxe au lieu de me plaire, me gêne et me fatigue ; l’air des villes m’étouffe, celui de la mer est mon seul élément ; je ne puis vivre que là ! si je n’avais ni mon père, ni ma mère, ni Loubette, il n’y a qu’un état qui me conviendrait, ce serait celui de marin ; mais il m’éloignerait de tous ceux que j’aime, tandis que celui de pêcheur me permettra de rester avec ma famille et de la rendre heureuse !

— Retourne donc près de ton père, mon enfant, répondit le bon curé en lui serrant la main. Je ne puis te blâmer, et peut-être dois-je au contraire t’approuver : car le bonheur est bien plus certain dans la solitude que dans le tumulte du monde. Les études que tu viens de faire seront pour toi une source continuelle de jouissances pures et variées ; tu en sentiras mieux le néant de tout ce que les hommes appellent plaisirs et richesses ! Le vrai riche, mon ami, est celui qui, n’ayant besoin que de peu de chose, trouve dans son travail l’argent nécessaire à son existence, et peut encore secourir quelques infortunés. Les villes sont remplies de riches pauvres ; le luxe dont ils font parade épuise leur fortune, et ils sont plus malheureux souvent dans leur intérieur que les humbles ouvriers dont ils paient les travaux. Ton père, moi, et une autre personne, nous avons voulu savoir si l’orgueil et la soif des honneurs t’éblouiraient assez pour te faire quitter la profession de ton enfance, et renoncer à tes vieux parents, pour aller vivre parmi des hommes qui se rappelleraient toujours ton premier état, et ne comprendraient ni ta franchise, ni ta sauvage indépendance. Retourne au bateau paternel ; je puis t’assurer que tes parents consentiront à ton mariage ; mais Loubette est encore bien jeune : laissons le temps de grandir à la petite Jeanne, afin qu’elle puisse un peu remplacer Loubette dans la hutte de ton oncle. Pierre se sépara de son digne instituteur, non sans beaucoup de larmes ; il alla faire ses adieux à son oncle, à sa tante, à Loubette, et il obtint de son oncle la promesse que son mariage se ferait aux fêtes de Pâques.

La joie d’Émeriau et de sa femme fut inexprimable en voyant leur fils venir se fixer près d’eux pour ne plus les quitter.

— Que le ciel soit béni, disait le père, tu as compris que le bonheur t’attendait ici bien plus que dans les villes !

Et le bon vieillard se sentait rajeunir en contemplant son fils et en le voyant reprendre son fusil et ses filets, comme s’il ne les avait jamais quittés.