Eugène Ardant et Cie (p. 10-14).


ii. — L’Orage.


Le brave Émeriau, le père du petit garçon dont je vais vous raconter l’histoire, était propriétaire d’un de ces bateaux ; il faisait partie de cette peuplade amphibie qui traînait avec elle sur l’océan sa cabane, sa famille, et tout ce qu’elle possédait. Ce fut dans la case étroite, élevée à l’extrémité de cette barque, que Pierre vint au monde : lorsqu’il put marcher, il s’aventura de la case au bateau et le parcourut dans toute sa longueur. C’était à la fois sa maison, sa promenade, son univers ; il n’imaginait rien au-delà de la mer ; le ciel et les nuages étaient constamment l’objet de sa curieuse admiration ; il se couchait dans la barque et là, le nez au vent, les yeux attachés sur les nuages aux mille palais fantastiques, il s’amusait à les voir courir poussés par le vent, à se former, à s’évanouir, à se revêtir des couleurs les plus belles et les plus variées. Pierre avait trois ans alors ; et comme on lui avait dit qu’il ne fallait point sauter hors de la barque s’il ne voulait pas mourir, et que Pierre était obéissant, il ne se penchait jamais sur les bords, et jouait avec les filets de son père. L’enfant avait cinq ans, lorsque pour la première fois sa mère le conduisit chez un habitant des huttes du marais ; c’était son oncle. Sa femme berçait dans ses bras une jolie petite fille de deux ans ; on allait la baptiser, et Pierre avait été amené dans la hutte pour y être baptisé en même temps.

Les deux enfants reçurent les noms de Pierre et de Loubette ; un repas moins frugal que de coutume succéda à cette touchante cérémonie, et quand vint le soir, les deux familles se séparèrent en se promettant de se revoir.

La hutte faite de murailles de terre glaise et de mottes d’herbes séchées au soleil, était pour le petit Pierre un continuel sujet de surprise et d’admiration, et durant tout le chemin, il accabla ses parents de questions. Mais lorsqu’il revint au bateau et que son père lui présenta une petite rame en disant :

— Tu as cinq ans, Pierre, et te voilà un homme puisque tu viens de recevoir le baptême ; il te faut commencer à travailler, mon fils.

L’enfant répondit en souriant :

— Oui, père. Et soulevant péniblement sa petite rame, il la plongea dans la mer avec un grand air de triomphe ; son père et sa mère applaudirent à ses efforts, et il oublia tout à fait la belle hutte de son oncle pour se livrer à cette nouvelle occupation. Lorsque son père l’emmenait dans son batelet, il ne manquait jamais de faire avec sa rame les mêmes mouvements qu’il voyait faire à son père et il s’écriait joyeux et fier :

— Le bateau marche, père, je fais marcher le bateau.

Ce qui n’était qu’un jeu, devint avec les années une réalité. Pierre n’avait que huit ans et déjà il connaissait l’heure de la marée, la direction du vent, savait faire manœuvrer le batelet attaché au bateau de son père et pouvait indiquer chaque place où se trouvait un écueil. Intrépide, leste et adroit, il aidait son père chaque jour davantage.

On était en hiver, l’enfant avait dix ans, la mer se soulevait orageuse et blanchâtre, le vent grondait au loin, les nuages s’abaissaient, et les oiseaux rasaient les vagues ; ils étendaient sur la mer en furie leurs ailes légères comme pour jouer avec les flocons mousseux qui s’élançaient autour d’eux : la mer était déserte et l’on ne voyait sur les côtes que les bateaux des Colliberts. Tout faisait pressentir une affreuse tempête et le tonnerre grondait avec fracas.

Le bateau d’Émeriau était à l’abri du vent du nord. On avait étendu la voile devant la porte de la cabane pour empêcher le froid de parvenir à l’intérieur ; il était quatre heures du soir, Émeriau fumait tranquillement assis auprès d’un bon feu de mottes ; sa femme préparait le souper, et Pierre faisait du filet en chantant à mi-voix une chanson du Poitou.

— Silence, enfant, s’écria tout à coup le père, et jetant brusquement sa pipe, il s’élança hors de la cabane ; un coup de vent venait de faire craquer et pencher le bateau… La mère et l’enfant étaient immobiles d’effroi…

— Pierre, Pierre ! à moi, garçon ! à moi, vite, vite !…

Le son de la voix du père fit tressaillir l’enfant, il courut sur l’avant du bateau…

— À l’eau, vite à l’eau ! répétait le pêcheur en étendant les bras ; vois-tu là-bas ce batelet renversé, qui flotte sur le flanc droit du côté du rivage ! nage vers lui, pousse-le à terre… et que Dieu nous soit en aide.

Achevant d’ôter sa veste, il s’élance à ces mots ; Pierre saute après lui, repousse de la faible force de ses petits bras les vastes lames d’eau qui viennent de moment en moment se briser sur son corps frêle, mais souple et plein de cette agilité qui ne redoute rien, et se fait presqu’un jeu de lutter contre le danger : il vient d’atteindre la nacelle ; il la pousse devant lui, et bientôt il sent la terre sous ses pieds ; alors il se dresse de toute sa hauteur, retourne le petit bateau, monte dedans, et touche au rivage à l’instant où son père y arrive traînant après lui l’homme que le vent venait de renverser de l’esquif dans les flots.

— Courage, enfant ; cria Émeriau à son fils ; amarre le batelet et viens m’aider à porter ce monsieur, car c’est un monsieur, il a de beaux habits ; ça ne l’eût pas empêché de mourir, ajouta-t-il en tordant les manches de sa grosse chemise de toile, dont l’eau s’échappait par torrents ; un riche se noie et meurt aussi vile qu’un pauvre, et souvent plus vite. Allons, mon garçon, prend ce monsieur par les pieds, car il est sans connaissance.

— Ils le mirent dans le batelet, ramèrent longtemps, tantôt avec force, tantôt avec adresse et arrivèrent enfin au bateau d’Émeriau. On alluma un grand feu et on parvint à force de soins à ranimer l’étranger, qui après avoir quitté ses vêtements mouillés, pour se revêtir d’un habillement qu’Émeriau ne mettait qu’aux jours de fête, prit place à la table de ses hôtes en leur exprimant sa vive reconnaissance.

Le calme et la joie avaient remplacé l’effroi et le bruit de la tempête ; et comme le repas frugal, composé de poissons secs, de lard et de fromage, s’achevait, et qu’il était déjà tard, l’étranger se leva, prit la main d’Émeriau, celle du petit Pierre, et, les pressant sur son cœur, il s’exprima ainsi :

— Je retourne à la ville voisine ; je n’ai sur moi qu’un peu d’or ; prenez-le, et demain je reviendrai : je vous dois tout, je ne l’oublierai jamais !

Émeriau repoussa l’or d’une main, tandis que de l’autre il reprit froidement sa pipe et s’apprêta à fumer.

— Gardez votre or, dit-il ; qu’en ferais-je ? croyez-vous que c’est pour lui que j’ai risqué ma vie, celle de mon enfant ? non, n’est-ce pas ? eh bien ! c’est dit ; gardez-le, n’en parlez jamais, et revenez nous voir quand bon vous plaira.

L’étranger pressa plus fortement la main d’Émeriau, une larme s’échappa de ses yeux, il prit le petit Pierre dans ses bras et l’embrassa ; l’enfant, quelque craintif qu’il fût, lui sortit, il se sentait heureux et fier ; et lorsque le monsieur l’eut remis à terre, il promena autour de lui un regard plein de joie et de triomphe.

L’étranger n’avait qu’un très-petit bras d’eau à traverser pour arriver à la ville voisine. La famille du pêcheur l’accompagna jusqu’à son batelet, et lorsqu’il fendit les flots, devenus calmes et unis comme l’onde du ruisseau le plus limpide, ils le suivirent des yeux jusqu’à l’autre rive, le cœur plein de ce profond intérêt qui s’attache toujours à l’être que l’on vient de sauver.

— Pierre ! cria l’étranger en descendant à terre, et repoussant son petit canot vers le bateau du pêcheur, garde-le, tu me feras plaisir ; il est à toi.

Pierre sauta de joie ; le courant entraînait de son côté le petit batelet ; il acheva de l’attirer à lui, puis il alla se coucher.

J’ai aidé à sauver un homme, pensait-il en s’endormant ; j’ai fait une bonne action ; je ne suis plus un être inutile, ne sachant que jouer ou que pleurer, et j’ai un bateau !