Heures de lecture d’un critique - Pope
Pope est, après Dryden, le nom le plus illustre de l’époque dite classique en Angleterre; mais je crains fort que cette réputation, déjà près de deux fois séculaire, ne lui soit à désavantage auprès de plus d’un lecteur de l’an de grâce 1888. Cette consécration classique détourne la curiosité au lieu de l’éveiller, et certainement ils sont nombreux ceux qui, s’ils étaient sincères, avoueraient qu’ils n’ont jamais ouvert ses poèmes, soit par crainte d’ennui, soit parce qu’ils croyaient savoir d’avance ce que pouvait contenir une poésie née d’une inspiration secondaire, enfermée dans des cadres de convention, et désormais surannée. J’entends d’ici leurs excuses : qu’avons-nous à faire aujourd’hui de Pope? trop de courans intellectuels ont passé sur nous, et de trop puissans. Cette poésie est refroidie désormais et fait partie de l’histoire littéraire, mais non de la poésie éternellement vivante où chaque génération peut venir puiser à tour de rôle l’enthousiasme et l’amour. Même en admettant qu’elle conserve en tout ou en partie les mérites qui ont fait la célébrité de son auteur, nous n’avons plus les qualités requises pour la goûter librement, puisqu’il faudrait oublier pour cela les sentimens nouveaux par lesquels nos âmes restent ensorcelées, et qui n’y laissent plus de place pour de plus petits et de plus discrets. Pour nous y plaire, il faudrait n’avoir pas connu une poésie autrement féconde avec Goethe, autrement variée avec l’école romantique française, autrement éloquente avec Shelley et Byron ; et que peuvent nous dire les élégantes descriptions de Pope, à nous qui avons été initiés par Wordsworth à une manière autrement profonde de voir la nature, et par Lamartine à une manière autrement vibrante de la sentir? Ces excuses sont, je crois, valables pour beaucoup; aussi ces pages ne s’adressent-elles qu’à ceux qui peuvent avoir conservé assez de souplesse morale pour sauver la liberté de leur esprit de la pression formidable des grandes poésies qui ont passé sur eux en ce siècle. Ceux-là peuvent ouvrir Pope sans crainte d’un froid voyage au pays des mânes, et ils s’étonneront, j’en suis sûr, de trouver ses sentimens et ses pensées si peu éloignés des leurs, et de découvrir en lui un précurseur inconscient sans doute, mais bien réel, de l’inspiration moderne.
Pour comprendre d’abord d’une manière générale combien Pope est rapproché de nous, on n’a qu’à le comparer à son prédécesseur John Dryden. A coup sûr, des deux, Dryden est le plus grand, mais il n’y a que des lettrés accomplis qui aient le droit de prononcer un pareil jugement, parce qu’eux seuls peuvent connaître la raison de cette grandeur. Tout le Dryden qui vaut qu’on s’y arrête aujourd’hui est compris entre les années 1678-1688; c’est sur cette courte durée que le lecteur doit concentrer toutes les forces de son imagination s’il veut en saisir l’esprit et la passion. C’est dire qu’on ne peut aborder Dryden sans préparation prolongée et nombreuses lectures antérieures, car la moitié au moins de son solide mérite est comme enfouie sous l’amas des circonstances historiques de son temps : frénésies politiques, controverses théologiques, intrigues obscures de factions, scandales de cour et d’église, toutes circonstances qui laissent singulièrement froid un lecteur moderne, surtout s’il est étranger. De bonne foi, quel homme de nos jours peut partager les passions nées de la querelle sur le bill d’exclusion au point d’entrer dans les sentimens qui ont donné naissance à Absalon et Achitophel? Qui donc peut ressentir assez de haine contre Ashley Cooper, premier comte de Shaftesbury, pour lire avec l’enthousiaste ardeur de ses contemporains ennemis le poème de la Médaille? Qui peut s’associer avec assez de sympathie aux menées politiques de Jacques II contre l’église anglicane pour éprouver l’admiration qu’il convient à la lecture de la Biche et la Panthère? l’érudit qui a remué cette cendre refroidie a seul puissance pour ressusciter en lui ces haines et ces sympathies; c’est donc pour lui seul que Dryden conserve encore tout son feu et toute son énergie. Jamais poète n’a été, au même point que Dryden, l’homme d’un temps; ce n’est pas assez de dire qu’il est l’esclave et le prisonnier du sien, qu’il écrit sous sa dictée immédiate comme un secrétaire ou un greffier; pour être tout à fait exact, il faut des images beaucoup plus fortes. Dryden est absolument enchâssé dans son époque, à la manière de ces cariatides à la posture robuste et pénible qui restent immobilisées dans l’édifice dont elles supportent les balcons et les galeries. De là une grandeur incontestable, puisque les poèmes de Dryden sont si indissolublement associés à cette courte et orageuse période, qu’ils sont assurés de vivre aussi longtemps que l’histoire d’Angleterre; de là aussi certaines conditions d’infériorité, et des défauts sérieux et souvent choquans.
Nous venons de nommer, dans les lignes précédentes, le premier et le principal de ces défauts, celui d’où découlent tous les autres. Comme Dryden, emprisonné qu’il est dans son temps, ne s’élève jamais au-dessus, il manque nécessairement d’idéal ; et comme il ne peut jamais s’en échapper ni rétrospectivement du côté du passé, pour lequel son éducation primitivement puritaine ne lui a donné aucune tendresse, ni par anticipation du côté de l’avenir, que ses doctrines étroites ne lui permettent pas de pressentir, il manque nécessairement d’horizon. Par conséquent, absence de tout caractère d’universalité par lequel il puisse se rendre accessible aux hommes de tous les âges. Avec lui nulle rêverie n’est possible, nul voyage d’imagination : ses œuvres composent la lecture la moins suggestive qui se puisse concevoir, et l’on en sort sans accroissement aucun de vie morale. Un autre défaut de Dryden, c’est de traiter les choses les plus générales, non dans leur caractère d’universalité, ni même selon l’esprit restreint de son siècle, mais au point de vue de telle ou telle année particulière, et de les traiter ainsi avec toute la chaleur de cette conviction momentanée qui fait le parfait journaliste, mais que tout homme éclairé a bien soin de secouer de son esprit avec la circonstance éphémère qui l’a produite. Qu’est-ce, en effet, que la Religio laici, sinon la religion traitée au point de vue des années qui précédèrent la rupture de Jacques II d’avec l’église anglicane? Et qu’est-ce que la Biche et la Panthère, sinon la religion traitée au point de vue de 1687, après cette rupture? Toutefois, comme il n’est pas rare que nous soyons mieux servi par nos vices que par nos vertus, rien n’a plus contribué à la gloire de Dryden que ce défaut, par l’énorme prise qu’il lui donnait sur les hommes de son temps. Aussi ses vrais lecteurs furent-ils ses contemporains; mais, pour ceux d’aujourd’hui, qui ont plus souci de poésie que d’histoire, n’étaient ses deux admirables odes : Sainte Cécile et la Fête d’Alexandre, il n’y aurait vraiment rien là pour eux.
La forme de ces œuvres, plus mémorables que séduisantes, et plus puissantes que sympathiques, est en rapport étroit avec cette servitude du poète. Elle a empêché et entravé en lui l’artiste à un degré presque incroyable. Par exemple, il aime à se servir de l’allégorie, et cette préférence est parfaitement justifiée par la nature des sujets qu’il a traités, l’allégorie étant en poésie le vêtement naturel des idées philosophiques, la forme qui peut le mieux les cacher et les montrer à la fois, leur enlever tout caractère d’abstraction et leur conserver en même temps leurs caractères d’idéalité et d’éternité; voyez l’emploi qu’en ont fait Dante, Spenser, Milton, Goethe. Seulement il est clair que, pour que l’allégorie ait son plein effet, il faut que le poète la soutienne jusqu’au bout, sans fléchir et sans laisser apparaître un seul instant l’idée ou les idées qu’elle est chargée de personnifier. Eh bien! si vous avez lu Dryden, avez-vous remarqué qu’il n’a jamais pu soutenir ses allégories vingt vers de suite? et d’où vient ce vice énorme, sinon de cette préoccupation constante des circonstances du moment qui le porte à moins se soucier de servir la vérité pour tous les âges que de la servir pour la semaine où il écrit? Voyez la Biche et la Panthère ; le début allégorique en est des plus heureux, mais ce charme dure peu, et, dès la troisième page, la fiction s’est pour ainsi dire liquéfiée pour laisser à sa place une controverse entre un Burnet et un père Petre quelconques sur les mérites comparés de l’église catholique et des diverses sectes protestantes. De même que cette servitude du temps entrave l’artiste chez Dryden, elle altère en lui le poète en le réduisant à la seule éloquence, éloquence admirable sans doute, mais tellement passionnée, ardente et pressée de convaincre, qu’elle n’en respecte pas les lois naturelles du discours, et qu’argumens de l’exorde et argumens de la péroraison se joignent et se confondent. Ce tour oratoire donne aux poèmes de Dryden les défauts indispensables à l’avocat, au tribun, au controversiste, au prédicateur, qui veut emporter la conviction d’emblée, sans temps d’arrêt, sans intervalles, sans repos. Cela est lancé d’un jet ininterrompu, dur, compact, fort, et vaut surtout par l’énergie et la véhémence. Pas d’air, pas d’atmosphère où les pensées puissent librement se mouvoir et faire valoir leur beauté, pas de plans heureusement et naturellement distribués : jamais grand poète n’a moins connu que Dryden les lois et la valeur de la perspective. Ah ! voilà une Muse pour laquelle n’a pas été faite l’expression antique, Musa ales, celle de Dryden ; car, si l’on veut absolument associer l’idée de vol à cette poésie, il faut penser aux allégoriques animaux d’Ezéchiel, mieux encore à leurs prototypes, les taureaux ailés des palais et des temples d’Assyrie : voilà la vraie figure de cette Muse. Le puissant quadrupède a beau être muni d’ailes, il est avant tout fait pour la terre, et si parfois il les agite, leur battement lourd, fort et court, ne sert qu’à faire mieux comprendre l’énormité du poids qu’elles soulèvent et la force d’attraction qui rappelle cet étrange Pégase au sol ferme d’en bas. Il est extrêmement remarquable que cette idée de puissante pesanteur s’est présentée presque toujours à l’esprit de qui a cherché à le juger d’un trait. Au cours d’une conversation. Voltaire dit à Boswell : « Pope conduit une belle voiture élégamment attelée de deux pur sang nerveux, et Dryden conduit un carrosse d’apparat attelé de six chevaux majestueux. » A quoi Johnson ajouta, lorsque Boswell lui rapporta cette comparaison d’une spirituelle justesse : «La vérité est qu’ils conduisent tous deux des carrosses attelés à six ; seulement les chevaux de Dryden sont toujours galopans ou trébuchans, tandis que ceux de Pope vont à un trot constant et égal. » Et Pope lui-même, lorsqu’il veut définir le génie de Dryden et les innovations dont la poésie anglaise lui fut redevable, comment s’exprime-t-il? Il nous apprit, dit-il, à réunir
…………… ... the full resounding line,
The long majestic march, and energy divine[1];
vers superbe qui, sous une autre forme et avec plus de respect, exprime par anticipation le même jugement que la comparaison de Voltaire.
Lorsque Dryden mourut, en 1701, Pope avait neuf ans, et dix ans après il était déjà célèbre ; mais ce n’est pas pour ce peu d’années que nous disons qu’il est plus rapproché de nous : c’est parce que, n’ayant rien en lui de ce que nous venons d’observer en Dryden, il ne réclame pas des érudits pour uniques lecteurs et qu’il est accessible à tout venant, pourvu qu’il y ait chez ce tout venant innéité suffisante de bon goût, imagination ordinaire, facilité modérée à l’émotion, jugement sans trop de lenteur, et liberté d’esprit assez grande pour ne pas s’en laisser imposer par les étiquettes consacrées. L’époque dans laquelle vécut Pope n’était pas au fond meilleure que celle où vécut Dryden, et si l’on tient que la brutalité séditieuse est moins dangereuse pour la moralité des sociétés que la pratique effrontée de l’intrigue, où peut soutenir qu’elle fut pire. Clandestinement factieuse, intolérante sous couleur de droits de conscience, oppressive sous couleur de libéralisme, corruptrice sous prétexte de bien public, elle réunit à la fois toutes les violences rusées des régimes encore mal assurés qui s’efforcent de s’affermir, et toutes les duplicités turbulentes des régimes renversés qui cherchent à revenir. L’égoïsme s’y déguise en prudence, la trahison y guette son heure sous le masque du patriotisme, l’esprit de parti y dissimule ce qu’il a de plus atroce sous le nom de loyauté. Mais que cette époque, dangereuse aux écrivains par les facilités de versatilité toujours justifiable qu’elle offrait à leurs consciences et les amorces qu’elle présentait aux gloutonneries de leurs ambitions, a peu pesé sur Pope! Vous pouvez le lire presque en entier sans prendre souci de l’histoire du temps, ce que l’on ne saurait dire ni de son ami Swift, ni de son confrère Addison, ni d’aucun autre de ses contemporains illustres. Vous pouvez ignorer à votre gré les victoires de Marlborough, le traité d’Utrecht, les intrigues jacobites de la cour de la reine Anne, le triomphe du parti protestant avec l’accession de la maison de Hanovre, car rien dans ces événemens ne vous est sérieusement nécessaire pour lire et goûter Pope, tant il a eu l’art de parler d’une manière générale, et de passer au travers de ses contemporains sans embarrasser son esprit, naturellement sain, de leurs opinions partiales. C’est que ce spectacle des luttes des partis lui était odieusement antipathique, et qu’il s’en tint toute sa vie à l’écart, non-seulement par obéissance à sa nature, mais par choix raisonné et volontaire. Pope eut très jeune l’ambition de la renommée, et semble avoir pris dès ce premier âge l’engagement envers lui-même de ne devoir cette renommée qu’à la seule poésie, tout autre moyen de la gagner lui paraissant acte d’intrigant politique ou de ruffian littéraire. Cet engagement intime, qui perce dès sa gentille petite ode à la Solitude, écrite dans sa douzième année, se découvre ouvertement dans nombre de passages de ses œuvres, mais nulle part avec autant d’éclat, d’éloquence et, disons le mot, de grandeur morale que dans la conclusion de son Temple de la Renommée :
... teach me, heaven! to scorn the guilty bays ;
Unblemished let me live, or die unknown;
Oh grant un honest fame, or grant me none[2]!
Le sentiment qu’il eut dès l’enfance d’appartenir à un parti irrévocablement vaincu, sentiment dont il est impossible de faire comprendre l’altière tristesse à qui ne l’a pas éprouvé, fut sans doute pour beaucoup dans cette résolution. Il était né d’un père catholique romain, si ardent contre le nouveau régime, qu’à la révolution de 1688 il abandonna les affaires et la capitale pour se retirer sur la lisière de la forêt de Windsor, où il préféra vivre sur ses capitaux plutôt que d’en aider le crédit public. On peut dire que Pope ne désavoua jamais l’héritage moral que lui faisaient de telles opinions. Quoique son catholicisme n’ait jamais été une gêne pour sa pensée, il se conduisit cependant toute sa vie comme s’il l’obligeait. On ne le vit jamais faire aucune avance aux sectes régnantes; il eut des évêques pour amis, et ne fut pas flatteur de l’église établie; il vécut au milieu de confrères et de rivaux qui appartenaient au christianisme protestant, et il n’eut aucune complaisance pour la religion triomphante. Il est vrai qu’il garda toujours à l’égard du catholicisme la même réserve ou la même neutralité; et si l’on songe que ses premiers maîtres étaient catholiques, qu’une grande partie de sa société habituelle, surtout dans sa jeunesse, était composée de catholiques, que les personnages de la Boucle de cheveux enlevée étaient tous catholiques, que ses deux amies, Thérésa et Martha Blount, sur lesquelles il porta tout ce que son pauvre corps débile permettait à son âme d’ardeur et de tendresse, étaient catholiques, cette neutralité ne sert qu’à faire mieux ressortir le souci constant qu’il eut de tenir son intelligence libre en restant à l’écart de toute controverse et de tout esprit de parti. Il n’eut donc avec la société de son temps d’autres relations que de vie mondaine; mais là encore il porta cette même indépendance et cette même réserve. Les noms aristocratiques que vous rencontrez dans ses œuvres sont ceux d’amis et presque de confrères, nullement ceux de protecteurs, de patrons et de maîtres. À aucun il n’a donné le droit d’ordonner, d’aucun il n’a sollicité la faveur de la dépendance, d’aucun il n’a consenti à servir les intérêts. Ce qu’il veut d’eux, c’est leur compagnie, ou leurs louanges, ou des conseils d’architecture et des modèles de décors naturels pour sa maison et ses jardins de Twickenham, non leurs passions ou leurs opinions. Ces rapports libres que l’artiste et l’écrivain de notre XIXe siècle entretiennent avec le monde du pouvoir et de la richesse. Pope les a devancés d’un siècle, et cela dans un temps et dans un pays où le patronage était encore la condition presque indispensable du succès. Le vœu que sa jeunesse avait formé a été réalisé par lui avec autant d’adresse que de discrétion, sans lever aucun drapeau de révolté, sans s’insurger contre aucun despotisme de doctrine, et cette conduite était tellement dans sa nature que ses contemporains la remarquèrent à peine et n’y virent qu’une légitime obéissance aux penchans de son esprit. Simple spectateur des choses de son siècle, il n’a connu d’autres passions que littéraires, n’a livré de batailles que contre les dunces et a mérité le bel éloge qu’il se décerne justement dans son épître à Bolingbroke : « Ce qui est vrai, ce qui est juste, ce qui est convenable, que cela soit tout mon souci, car cela est tout… Mais ne demande pas à quels docteurs je m’adresse. Ne jurant par aucun maître, je ne suis d’aucune secte… » Si ce rôle de spectateur était celui d’un indifférent à la vérité, l’Essai sur l’homme et les Epitres sont là pour répondre.
Il a été récompensé de ce noble souci de rester libre ; il lui doit en grande partie son inaltérable pureté et sa correction. Comme il n’appartient à aucune secte, il n’a besoin en effet de parler le jargon d’aucune, et il est exempt de ce pédantisme d’école et de ces modes de langage qui, de tous les vices d’esprit, sont peut-être ceux qui établissent les plus longues distances entre les écrivains et les lecteurs des générations suivantes. Comme il s’est abstenu de toute controverse, sa charmante voix qui, dans son enfance, l’avait fait surnommer le petit rossignol, est restée juste et sonore, et n’a contracté aucun accent rauque, comme il arriva à Dryden, qui, pour répondre aux sectaires de son temps, se vit amené à imiter leurs croassemens politiques et théologiques. Par la même raison qu’il chante avec justesse, il pense avec clarté. Ses idées qui ne prennent aucun mot de passe enflammé se déroulent harmoniquement, en bel ordre, enveloppées d’une lumière douce à l’œil de l’esprit, sans éclat fulgurant qui le tyrannise, ni ombre noire qui l’attriste, une lumière qui est bien le vêtement naturel de l’optimisme dont l’Essai sur l’homme est l’exposé si noble et parfois si touchant. Pope fut un libéral dans la plus ancienne et la meilleure acception, et voilà pourquoi ses œuvres nous apparaissent tout près de nous, séparées seulement par une distance aérienne où notre œil les atteint du premier regard, et pourquoi le lecteur qui s’y engage ne s’y sent nulle part dépaysé.
Cette proximité n’est encore que bien générale ; c’est celle qu’ont su se créer nombre de grands poètes avec les lecteurs de la plus lointaine postérité, et les plus étrangers aux formes de sociétés où ils ont vécu. Il y en a pour Pope une autre bien plus étroite et particulière. Par sa forme et ses cadres, il est presque notre contemporain, et il le paraîtra tout à fait par les sentimens, si l’on s’arrête plus exclusivement aux œuvres de sa jeunesse.
Il y a deux Pope, en effet, fort différens l’un de l’autre, séparés par l’énorme labeur de la traduction poétique d’Homère. Le premier est tout lyrique, d’une fantaisie ailée et hardie, d’une passion vive et charmante ; le second, fort noble de pensée et de faculté d’observation fort originale, est tout didactique. Aucun des deux ne nous est bien étranger, mais le plus voisin de nous c’est le premier. C’est aussi le plus vrai, celui que la nature avait voulu former, qu’elle avait pour ainsi dire décrété, et plus nous relisons celui-là, plus il nous semble apercevoir en lui un poète en puissance bien autrement grand que celui que nous connaissons. Ce premier Pope, en effet, a passé avec une rapidité extraordinaire et a été épuisé en quelques années. Il débute en 1709, atteint son zénith en 1711, et disparaît pour ne plus revenir avec l’édition générale des premiers poèmes en 1717. Pourquoi ce premier Pope s’éclipsa si vite sans tenir les promesses splendides de ses poèmes de jeunesse, il y a peut-être quelque intérêt à le chercher un instant.
Quand nous considérons d’ensemble la vie de Pope ou que nous sortons de la lecture de ses œuvres, nous éprouvons la sensation pénible d’un magnifique avortement, masqué de gloire et de succès. On n’aura aucune peine à comprendre que le poète qui était en lui en puissance n’ait pu se développer, si l’on sait qu’il y eut aussi en lui un homme moral qui ne parvint pas davantage à son plein épanouissement, et que ses contemporains ne surent pas toujours reconnaître. Il a gagné la réputation déplaisante d’un être taquin, susceptible à l’excès, irritable d’une manière enfantine, satirique jusqu’à la méchanceté, vindicatif et boudeur, mais il nous semble que la réputation qu’on a faite à son caractère, comme celle qu’on a faite à son talent, pourrait être soumise à délicate révision. Que Pope ait eu une très belle âme, il serait difficile de l’affirmer, mais qu’il ait eu de très nombreuses parties d’une très belle âme, voilà ce qu’on ne peut contester sans justesse et sans justice, il fut un fils admirable. Il entoura des soins les plus assidus sa vieille mère qui mourut nonagénaire, longévité qu’il a notée dans l’Essai sur l’homme comme une faveur particulière de cette Providence en laquelle il aimait à se confier. Et qu’elle est belle, la conclusion de l’épître à Arbuthnot où il venge avec une si noble fierté la mémoire de son père outragée par lady Mary Wortley Montagne, assistée de lord Hervey! Il n’y a de comparable à cela que l’épitre Ad librum meam, où Horace invite son livre à prendre sa volée et à aller raconter au monde comment, fils d’affranchi, il est devenu poète illustre. Pope s’en est certainement souvenu; mais, malgré ce souvenir, j’oserai dire que l’avantage est de son côté par la noblesse exceptionnelle du sentiment qu’il exprime, car enfin Horace ne mentionne son père l’affranchi que pour tirer orgueil d’avoir su s’élever au-dessus de sa condition, tandis que Pope rappelle son père le drapier pour redescendre jusqu’à lui des hauteurs où la renommée l’a placé, et s’effacer respectueusement derrière ses vertus. Rebuté par l’amour et chassé hors de ses joies, Pope prit sa revanche avec l’amitié, et il la prit complète. Il fut, presque à tous les égards, un ami incomparable. Boileau seul a su parler mieux encore de ceux qu’il aimait et admirait, mais il manque chez ce dernier cet accent si particulier de tendresse qui distingue Pope lorsqu’il s’adresse à ses amis. My saint John, my Swift : ce qui résonne d’affection presque enfantine dans ce my ne se peut dire. Jonathan Swift a fait à cet égard l’apologie de Pope dans une certaine pièce où il se représente mort, et calcule combien durera le regret de chacun de ses amis : « Le pauvre Pope en sera triste tout un mois, et Gay une semaine, et Arbuthnot un jour.» Il fut souvent un confrère grincheux et susceptible, jamais injuste, indélicat et jaloux. Il eut au plus haut point le sentiment de ce que les lettrés se doivent entre eux d’égards et de tolérance. Il ne sollicita de sa vie jamais pour lui, mais les sollicitations ne lui coûtaient rien dès qu’il s’agissait de tirer un malheureux de la détresse, ou de sortir d’embarras un homme de mérite, et il sollicitait alors non-seulement ses amis tories, mais ses ennemis whigs, Robert Walpole comme Harley et Bolingbroke. Jamais il ne refusa un secours à un confrère malheureux, et sa libéralité fut sans morgue et sans pédantisme. Rien n’est touchant comme la protection qu’il ne cessa d’étendre sur le misérable Richard Savage, sans qu’aucune des erreurs énormes de cet énigmatique et équivoque personnage, ni l’inconduite confinant au crime, ni la prodigalité confinant au vol, parvinssent à le rebuter et à le lasser. C’est lui qui eut l’idée d’une souscription pour faire vivre Savage dans le pays de Galles, et il fut un des seuls à la payer jusqu’à la fin.
Voilà bien des vertus, ce me semble, et de peu communes ; elles autorisent à croire que la beauté morale eût été plus entière encore chez Pope sans les fatalités de la nature. Beaucoup de nos lecteurs connaissent sans doute l’amusant portrait que M. Taine a tracé de notre poète dans son Histoire de la littérature anglaise. Qu’ils se rappellent cet homme rabougri et souffreteux, toujours enveloppé de lainages, les jambes tapissées de trois paires de bas mises l’une sur l’autre pour en dissimuler la minceur, si faible qu’il ne pouvait ni se déshabiller ni s’habiller sans aide, si petit que, lorsqu’il dînait en ville, il fallait le hausser jusqu’au niveau de la table au moyen de coussins ou d’in-folio à mettre des rabats, et puis qu’ils disent si un tel homme n’est pas excusable de ressentir les menues contrariétés de l’existence avec moins de calme qu’un homme de cinq pieds et quelques pouces, joyeux compère de par la grâce de la santé et dédaigneux des roquets humains de par la grâce de la force? Et cette faiblesse physique, non-seulement lui faisait ressentir injures et railleries avec une vivacité exceptionnelle, mais elle l’y exposait par la prise facile qu’elle donnait à la malignité de ses ennemis. Une si ridicule personne physique, un tel lusus naturœ, quelle matière admirable de plaisanteries faciles pour le plus sot et le plus vulgaire, et puis il est clair que, contre un homme si faible, on peut tout se permettre, même de nier son génie contre toute évidence. Par exemple, un critique d’une certaine autorité, du nom de Dennis, se croyant outragé par Pope, imprima qu’avec les initiales et la dernière lettre d’Alexandre Pope, on obtenait le mot ape, singe, et le poète fut peut-être excusable de ne pas goûter cette fine plaisanterie. Il eut peut-être tort, un certain jour, de parler des chemises sales et des négligences de toilette de son ex-amie lady Montagne; mais c’est qu’aussi il est bien blessant lorsqu’on est un Pope, parce qu’on a eu une minute de trop présomptueuse imagination, de se voir répondre par le plus insultant des éclats de rire et rappeler à l’humilité qui convient naturellement à un magot grotesque et impotent. La vie de Pope est pleine de ces misères-là; mais sous les irritations d’enfant qu’elles lui arrachaient, il y avait une raison supérieure qui les dominait au besoin de la manière la plus noble. Il vint un jour où ce John Dennis, qui l’avait si grossièrement insulté, vieux, malade, aveugle, tomba dans la plus noire détresse; une représentation à bénéfice fut organisée, et généreusement Pope écrivit le prologue chargé de recommander le vétéran à la bienveillance des contemporains. Plusieurs fois, il crut avoir à se plaindre d’Addison, la dernière fois assez grièvement ; mais se refusant à croire aux rapports qu’on lui faisait, il n’y répondit que par l’envoi de son épître sur le Dialogue des médailles. Nous voulions mettre les travers de Pope en regard de ses qualités ; remarquez-vous que, malgré nous, nous sommes ramenés à ses vertus?
Ce qui est certain, c’est qu’il ne permit jamais à son état d’éternel valétudinaire d’influer un instant sur son esprit. Pas le moindre accès d’amertume, nul mouvement de sérieuse misanthropie, nulle tristesse chagrine; sa pensée reste invariablement sereine. Satirique très aiguisé, il a des traits de malice pénétrante, voire de cruauté pour les individus, mais, les dunces mis à part, on ne lui voit sérieusement de mépris ou de haine pour aucune catégorie sociale. Voyez-le surtout dans son Essai sur l’homme, un vrai chef-d’œuvre, non-seulement pour la forme, qui est absolument exquise, mais pour le fond des doctrines, qui sont beaucoup plus fortes et plus neuves que ne l’ont cru Samuel Johnson et d’autres critiques à sa suite. C’est la seule œuvre poétique que je connaisse où le pessimisme des faits aboutisse à des conclusions optimistes, et cela naturellement, naïvement; si le poète n’est pas sans erreurs, il est au moins sans sophismes. La misère de la condition humaine est ouvertement confessée, la faiblesse et la cécité de la raison humaine sont hautement proclamées ; mais de cette misère Pope tire un motif d’espérance et de cette cécité un motif de confiance. Cette misère n’est extrême que pour nous et n’est que partielle pour l’ordre universel des choses ; cette cécité nous ordonne non la révolte contre un plan dont nous ne connaissons que quelques points, mais la soumission à un pouvoir universel dont le but nous échappe. Tout mal n’est qu’un acheminement à un bien que nous ignorons, et toutes nos dissonances terrestres disparaissent dans la musique d’universel amour que chantent les sphères. De la part d’un homme qui a passé sa vie enveloppé dans la flanelle, et qui aurait été si excusable d’accuser la Providence et de tirer de son état de valétudinaire un motif de blasphèmes éloquens, savez-vous que cela a quelque noblesse ?
L’histoire du poète répète celle de l’homme moral. Pas plus que de ses vertus, la nature, à la fois envers lui généreuse et marâtre, ne lui a permis le libre développement des dons qu’elle lui avait prodigués.
Sauf Victor Hugo, aucun poète n’a été célèbre aussi vite ni d’aussi bonne heure, et, sauf Mozart, personne n’a eu une pareille précocité de génie. En écrivant ces noms illustres, surtout le dernier, je n’entends faire aucune comparaison qui serait écrasante pour Pope; je veux simplement dire qu’il était maître de son art à un âge où d’ordinaire on a peine à en comprendre les premiers élémens. A douze ans, il était poète, ainsi qu’en témoigne une gentille petite Ode à la solitude où le sentiment horatien de la vie studieuse et tranquille s’allie à ce désir de gloire honnêtement acquise que nous avons déjà signalé comme étant très caractéristique de sa nature. On peut dire en toute vérité que Pope dut sa célébrité aux travaux de son enfance. Lorsqu’on 1709, il goûta pour la première fois aux plaisirs de la renommée, ce fut avec ses Pastorales, qui remontaient à 1704, date de sa seizième année, et qui, depuis cinq ans, circulaient parmi ses premiers admirateurs, allant des mains du vieux Wycherley à celles du satirique Garth, et de celles de Walsh à celles de Granville. Presque tous les poèmes qui suivirent les Pastorales sont antérieurs à 1709. Les traductions et imitations de Stace, Ovide, Chaucer, Rochester, surprenantes par le sentiment exact, juste et fin d’originaux si scabreux, ont été écrites entre sa douzième et sa seizième année. En 1713, il publia la Forêt de Windsor, mais la presque totalité de cette œuvre datait de 1704, comme les Pastorales, et ce que le poète y ajouta lors de la publication ne vaut pas la partie composée par l’enfant. Ce Temple de la Renommée, dont nous avons cité la noble conclusion, son Ode sur la musique, où il a essayé la fusion des deux célèbres odes de Dryden, Sainte Cécile et la Fête d’Alexandre, sont de 1708, et c’est probablement aussi à cette année qu’il faut rapporter son charmant petit poème didactique. Essai sur la critique, bien qu’il ait suivi de près les Pastorales en 1709. Si le lecteur de ces divers poèmes ignore l’âge qu’avait l’auteur lorsqu’il les écrivit, rien ne le lui révélera, tant l’instrument est parfait et tant le poète en joue avec maîtrise. Cet instrument, c’est le vers de Dryden choisi par Pope avec clairvoyance, comme celui qui, assoupli et adouci, pouvait le mieux se prêter à l’expression des pensées du nouveau siècle où les généralités philosophiques d’une part et les descriptions naturelles de l’autre allaient tenir une place qu’elles n’avaient pas eue dans le passé. Quant aux secrets propres à la poésie, il n’en est aucun que cet enfant n’ait pénétrés. Il sait quels effets délicats or peut obtenir par la répétition d’un vers ramené avec adresse et sentiment, il connaît la valeur de l’énumération poétique, il sait qu’il n’y a pas d’heureuse composition sans une juste distribution des parties, et que cette distribution équivaut à celle des plans, qui, en peinture, créent la perspective. Il sait que le coloris en poésie s’obtient surtout par le choix des épithètes[3] ; il sait même sur ce sujet quelque chose de beaucoup plus important, c’est-à-dire que, quel que soit le mérite d’une œuvre, un coloris faux ou seulement défectueux suffit pour lui enlever tout naturel et toute vérité. Cependant, ce qui étonne le plus dans ces productions juvéniles qui témoignent d’une lecture si étendue et n’ont pu être accomplies sans un savoir déjà très profond, c’est l’absence absolue de pédantisme. Jamais esprit d’enfant n’a porté avec une telle légèreté le poids de ses études. Voyez-le surtout dans ces traductions et imitations que nous avons signalées. Le choix de la plupart des sujets est fort risqué; c’est l’Épitre de Sapho à Phaon, tirée d’Ovide, le Prologue de la bonne femme de Bath, et le conte fort équivoque de Mai et Janvier de Chaucer, tous sujets qui dépassent de beaucoup l’expérience des passions, surtout des passions amoureuses, que peut avoir une âme d’enfant. Eh bien ! ces sujets, il les interprète librement, et ce n’est pas la moindre preuve de précocité qu’il ait donnée, il y a là un petit mystère que nous ne nous chargerons pas d’expliquer, mais qui peut nous aider à comprendre la ravissante audace des poèmes qui suivirent de si près ces productions juvéniles : la Boucle de cheveux enlevée; l’Élégie à la mémoire d’une dame malheureuse ; la Lettre d’Héloïse à Abélard, tous poèmes nés d’une veine tendre, ardente, passionnée, qui surprirent visiblement les cœurs, car ils lui conquirent une célébrité aussi rapide que son génie fut précoce. Ces poèmes parurent entre 1709 et 1717, et cette dernière date est celle de la fin du Pope lyrique.
Comment donc cette veine tendre et ardente s’est-elle arrêtée de si bonne heure pour ne reparaître jamais, et si complètement que rien plus ne la rappelle dans les œuvres de sa maturité? C’est que la faiblesse maladive qui fut la fatalité de Pope fit plus qu’altérer son caractère : elle restreignit son inspiration et en changea le cours et la direction. Il était fait pour la société des femmes, comme le prouvent les poèmes dont nous venons de citer les titres, et des relations de compatissante sympathie furent tout ce qu’il put obtenir d’elles. Ses aventures avec lady Montagne et Thérésa Blount sont célèbres, et si la société de Martha Blount lui resta jusqu’à la fin, ce fut à titre d’affectueuse garde-malade plutôt que d’amie enthousiaste. À cette défaveur de l’amour, il perdit toute cette source d’inspiration qui s’était exprimée par la Boucle de cheveux enlevée et la Lettre d’Héloïse à Abélard pendant le printemps si rapide de sa jeunesse. Sans la pratique des passions, il aurait pu suivre encore cette veine féconde de poésie par la simple ardeur de l’âme, mais cette ardeur ne peut aller sans une certaine force de tempérament qui puisse soutenir la verve et la renouveler lorsqu’elle est dépensée, et par là aussi cette veine lyrique était condamnée à se refroidir et à s’éteindre. Le pauvre Pope sentit de très bonne heure qu’il n’avait rien à espérer des Grâces et qu’il faudrait faire sa compagnie des seules Muses, et il concentra toute sa vie et tout son génie sur la seule littérature. Ah ! qu’ils sont touchans et qu’il y a de tristesse réprimée dans les vers qu’il adresse à Martha Blount en lui envoyant sa Forêt de Windsor : « Salut, ombrages autrefois aimés, autrefois inspirateurs, scènes de mes jeunes amours et de mes heures heureuses, où les tendres Muses m’arrêtèrent comme j’allais rêvant, et, me pressant doucement la main, me dirent : Sois nôtre. Prends tout ce que tu auras jamais, une Muse constante. A la cour, tu pourrais être apprécié, mais tu n’y gagnerais rien ; tu peux acheter et vendre des fonds, mais pour toujours perdre[4], et aimer les yeux les plus brillans, mais les aimer en vain. » Hélas! le commerce des Muses, même lorsqu’il est entièrement chaste, ne va pas non plus sans certaines conditions qui étaient encore refusées à Pope. Son imagination était curieuse, et toute sa vie il rêva voyages, vain rêve qu’il ne put jamais réaliser. Il aimait la nature, et il aurait excellé à la décrire : toute sa vie il lui fallut se contenter de celle qu’il pouvait embrasser de sa terrasse de Twickenham. De véhémente et d’errante qu’elle était à l’origine, son inspiration devint donc forcément casanière, sédentaire, et voilà l’origine de cette poésie de cabinet, de cette poésie chambrée qui remplit la seconde et plus longue partie de sa vie. Voilà aussi l’origine de cette correction qui lui est quelquefois reprochée comme excessive. L’inspiration étant chez lui intermittente, il employait le peu qui lui en venait chaque jour à remanier, retoucher, refaire. Nul poète n’a moins rougi des ratures, et ne s’est moins fié à la spontanéité de la verve. En vérité, de quelque côté qu’on regarde, on ne voit qu’empêchemens à la pleine expression de son génie poétique. Ainsi, il avait le goût de la peinture, et il en poussa l’étude et la pratique assez loin sous la direction de son ami Jervas[5]; mais sa myopie coupa court à cette poursuite et priva sa poésie des ressources qu’elle aurait pu trouver dans ce second art, qu’elle y trouva même dans un moment unique, ainsi que nous en témoignera tout à l’heure l’adorable poème de la Boucle de cheveux enlevée. Enfin, son indépendance même lui fut fatale. Dès qu’il fut arrivé à la célébrité, il pensa prudemment à l’avenir et s’attela à l’immense besogne de sa traduction poétique d’Homère. Il y gagna sa jolie maison de Twickenham, mais il y perdit ses années les plus fertiles, et avec elles l’inspiration charmante qui avait fait son nom. Toutes les circonstances se réunirent donc pour rejeter Pope dans une vie exclusivement et étroitement littéraire. Or, une vie littéraire trop assidue entraîne qui la mène à donner à la longue aux questions de forme et de technique une importance exagérée ; en sorte qu’on peut dire sans paradoxe que favorable à l’acquisition des subtilités et délicatesses du métier, elle est mortelle à l’inspiration, et qu’elle dépouille le poète tout en enrichissant l’ouvrier. Si jamais carrière poétique témoigna avec éclat des profits et des dangers d’une vie trop strictement littéraire, à coup sûr ce fut celle de Pope.
Le romantisme est tellement l’essence du génie poétique anglais, qu’il n’a jamais épargné aucun des vrais poètes qui ont eu des aspirations au classicisme. Voyez, par exemple, la très originale et très glorieuse mésaventure de Ben Jonson. En face de l’inspiration libre de Shakspeare, il eut la prétention de fonder un théâtre classique, soumis à l’observation des règles transmises par la critique et où l’exploitation habile et savante des richesses de l’antiquité aurait plus de part que les fantaisies d’une imagination relevant d’elle seule. Heureusement pour sa gloire, il y a mal réussi. Tous ses efforts pour vaincre sa robuste originalité ont été inutiles ; ils ne sont parvenus qu’à la meurtrir, à la fausser, à la faire dévier dans l’excentricité, à lui imprimer les formes les plus étrangement martelées qui se puissent concevoir. Cela un théâtre classique ! Figurez-vous un théâtre composé de personnages qui sont au moral ce que les Han d’Islande, les Quasimodo et les Triboulet de Victor Hugo sont au physique : des personnages porteurs d’âmes bossues, bancroches, affectées de strabisme, chargées de verrues et d’excroissances bizarrement placées, possédées de manies énormes offensives envers la morale à l’égal d’un crime, décorées de groins aptes à fouiller la fange appétissante et de gueules armées de crocs de mastiff anglais destinées à retenir sous leur prise cruelle la proie où elles ont une fois mordu. Ces âmes si singulièrement difformes, Ben Jonson ne se contente pas, pour nous les faire comprendre ou haïr, des actions résultant de leurs vices, il nous fait assister, par la plus monstrueuse des psychologies, à leur vie secrète, aux mystères à faire frémir de leurs convoitises, au somnambulisme de leurs vanités, aux gloutonneries de leurs ambitions, aux châteaux en Espagne de leur bestialité Imaginative. Regardez-les agir, ivres de leurs vices comme des buveurs invétérés sont ivres de vin; écoutez-les parler, éloquentes d’effronterie inspirée; entendez-les rêver, apoplectiques de sanguine sensualité, chaudes de passions grasses sous lesquelles elles étouffent et qu’elles suent par tous leurs pores ! En créant de tels personnages, Ben Jonson croyait créer la comédie de caractère, mais il s’est trouvé qu’en poursuivant ce projet il n’a réussi qu’à peindre encore plus de simples individus qu’aucun de ses contemporains, c’est-à-dire des personnages singulièrement dramatiques et intéressans, mais qui ne représentent rien qu’eux-mêmes et ne peuvent en rien aspirer à la dignité de types. Cet ambitieux de classicisme, après avoir bien sué, bien peiné dans sa forge savante pour fabriquer des créatures harmonieusement classiques, à l’instar du divin Vulcain, en sort avec des créatures barbarement romantiques, à l’instar du magicien-forgeron Veland des traditions norses ou du magicien-forgeron Ilmarinen du Kalewala.
Cependant Ben Jonson, bien qu’appartenant aux règnes d’Elisabeth et de Jacques, peut être dit un attardé de la pleine renaissance, et l’on sait ce que charriait d’élémens romantiques la sève épaisse et abondante que les hommes de cette époque puisaient, avec une avidité sans choix, dans le trésor de l’antiquité. Peut-être ce romantisme aura-t-il épargné les poètes de l’époque dite classique, qui ont subi l’influence de la littérature française? Charles II est monté sur le trône apportant avec lui la mode de l’esprit précieux des poètes qui fréquentaient à l’hôtel de Rambouillet, le goût des grands romans de La Calprenède et de Mlle de Scudéry, et l’enthousiasme de la tragédie représentée par Corneille, laquelle, changeant de nom en Angleterre, va s’appeler heroic play. Tenons-nous à ce dernier genre, qui est le seul important, et à l’homme qui, pendant les vingt-cinq années du règne de Charles, l’a représenté avec le plus d’abondance et de génie, John Dryden. Certes, il fut un grand admirateur de la tragédie française, car c’est à elle qu’il doit les innovations qu’il introduisit dans le drame anglais, par exemple la substitution du vers rimé au vers blanc et l’abus de la tirade. Que Corneille ait eu sur lui une prise assez facile, il n’y a pas à s’en étonner, car il y avait entre eux une certaine similitude de facultés, par exemple cet esprit de controverse et ce besoin de plaidoirie que l’un tenait de son origine normande et l’autre de son origine puritaine. Ce genre singulier de dialogue, renouvelé pour ainsi dire du jeu de volant, où les deux interlocuteurs se renvoient, comme à coups de raquette, leurs aimantes injures ou les subtilités de leurs raisonnemens, Dryden l’a emprunté à Corneille, comme Corneille l’avait emprunté au théâtre espagnol. C’est dire que le poète anglais a poussé l’imitation de notre grand tragique jusqu’à ses défauts; il n’y a que sa mâle décence et sa haute moralité qu’il ne lui ait pas empruntées. Mais, cela dit, on se tromperait grossièrement si l’on croyait que cette admiration pour la tragédie française l’empêcha de mettre quelque chose au-dessus du drame héroïque, et ce quelque chose c’est le drame anglais te! qu’il fut pratiqué par Shakspeare et ses contemporains. Tout ce qu’il vantait de la tragédie française, c’étaient ces innovations prosodiques dont nous parlons plus haut, mais il en repoussait le système comme monotone, manquant de variété et conduisant à des invraisemblances pires que l’indiscipline de composition qu’elle prétendait condamner ; les principes qu’il a exposés sur ce point, dans son Essai sur la poésie dramatique, auraient été acceptés par tout romantique. Classique, ce Dryden ! Il a eu beau faire effort pour le devenir, ses conceptions dramatiques, violentes, turbulentes, immorales, effrontées, font craquer de toutes parts le moule pur et correct du drame français. Il suffirait vraiment, pour dénoncer ce qu’il est réellement, du choix de ses sujets qui ressemblent aux sujets cosmopolites des contemporains de Shakspeare, surtout de Fletcher et de Massinger, plutôt qu’aux sujets, de nos deux célèbres tragiques. Et ne dites pas que le choix des sujets importe peu, car les sujets sont une indication probante de la nature de l’imagination de l’auteur, des tableaux où elle se complaît, des passions qu’elle préfère. Le sujet influe fatalement sur la liberté du poète, qui est entraîné à lui donner une expression qui lui soit adéquate, et c’est là ce qui arrive à Dryden ; par la véhémence des discours, la profusion des images, l’audace des sentimens, sa poésie, qu’elle s’exprime en vers rimes ou en vers blancs, reste romantique au premier chef. Non moins que par l’expression des sentimens, Dryden est romantique par la pompe du spectacle et l’emploi qu’il fait du merveilleux et du surnaturel : apparitions, fantômes, démons et génies, tout comme s’il était un contemporain même de Shakspeare, et comme si cette tragédie française, objet de son admiration, n’avait pas réduit tout le merveilleux aux seuls songes. La part faite à l’imagination reste aussi grande chez Dryden que chez aucun de ses prédécesseurs, et il suffirait de ce caractère pour dénoncer le romantique caché sous le classique équivoque, incertain, partagé.
A l’époque de Pope, l’influence de notre véritable littérature classique, celle qui va de 1680 à 1700, avait eu le temps de se faire sentir, et on ne peut pas dire que Pope ne l’ait pas subie, mais il l’a subie beaucoup moins qu’on ne le croit et qu’on ne le dit. Et d’abord il eut toujours une connaissance extrêmement imparfaite de notre littérature et de notre langue. Nous avons à cet égard deux témoignages de premier ordre. Le premier est celui de Johnson, qui nous apprend que Pope apprit le français en même temps que l’italien, ses études classiques une fois terminées, c’est-à-dire à une date très rapprochée de la publication de ses premiers poèmes. Or, si l’on songe que tout ce que Pope sut jamais bien, il l’avait appris dans son enfance, cette date qui, pour tout autre, serait précoce, est pour lui relativement tardive, d’où l’on peut conclure qu’il ne poussa jamais loin cette étude. Le second témoignage est celui de Voltaire, qui, dans ses Lettres anglaises nous dit que Pope ne fut jamais familier avec notre langue. On s’en aperçoit, en effet, aux très rares jugemens qu’il a portés sur nos écrivains, car, pour ne citer qu’un seul exemple, comment un homme d’un tel goût, s’il eût vécu dans un commerce plus intime avec nos écrivains, n’aurait-il pas trouvé pour caractériser Racine une autre épithète que celle d’exact, même en prenant ce mot dans le sens de justesse ou de fidélité à la nature? D’ailleurs, s’il accepte les doctrines françaises, c’est avec des réserves dont quelques-unes sont peu flatteuses pour notre amour-propre. Que disait-il de Boileau, lorsque, tout frais sorti de ses lectures françaises, il écrivit son charmant poème didactique : Essai sur la critique ? « La science de la critique fleurit principalement en France : Une nation née pour servir obéit aux régies, et Boileau gouverna de par le droit d’Horace. » Lequel de ses lecteurs n’a pas gardé dans sa mémoire ce célèbre passage de son épître-satire à George II, ingénieuse imitation de l’épître d’Horace à Auguste : « Nous conquîmes la France, mais nous sentîmes les charmes de notre captive ; ses arts victorieux triomphèrent de nos armes... Ce n’est que tard, très tard, que la correction fit l’objet de nos soucis, lorsque la nation fatiguée respira au sortir des guerres civiles. L’exact Racine et Corneille au noble feu nous montrèrent que la France avait quelque chose à faire admirer. Ce n’est pas que le génie tragique ne fût nôtre; il brilla avec plénitude dans Shakspeare, avec beauté dans Otway, mais Otway oublia de polir et de purifier, et l’abondant Shakspeare ne ratura jamais une ligne : le fécond Dryden lui-même ignora ou négligea ce dernier et ce plus grand des arts, l’art d’effacer. » On le voit, c’est moins le génie de Racine et de Corneille que leur souci de la correction qu’il propose à l’imitation de ses compatriotes, et remarquez bien que son admiration pour nos deux tragiques ne l’empêche pas de placer au-dessus d’eux ce Shakspeare dont il fut le premier éditeur moderne, et dont il se recommande tout autant que Dryden.
Il nous semble, d’ailleurs, qu’on se méprend quelque peu sur le classicisme de Pope. Bien lu, son Essai sur la critique nous en révèle le vrai caractère. Il y enseigne que la seule source d’inspiration véritable du poète est la nature, et que les règles auxquelles le poète est tenu d’obéir ne sont pas distinctes de la nature, mais se confondent avec elle. D’où sortent les règles, en effet, si ce n’est des modèles classiques institués par la critique des anciens? Et pourquoi les en tira-t-elle, si ce n’est parce qu’elle avait reconnu que ces modèles étaient la nature même, et que, par conséquent, obéir aux règles serait se conformer à la nature? Mais ces règles demandent à être interprétées librement, en esprit, non pédantesquement et selon la lettre, et quiconque s’en tiendra aux règles sans avoir préalablement consulté la nature d’où les premiers modèles classiques sortirent, ne pourra créer qu’une œuvre morte s’il est poète, ou énoncer un jugement sans valeur s’il est critique. Ce que Pope propose réellement à l’imitation non passagère, mais permanente de ses compatriotes, ce sont les modèles anciens, parce qu’il identifie la nature avec eux. Son classicisme n’est pas une affaire de mode littéraire ni d’influence momentanée, c’est une loi très ferme et qui s’est choisi une base faite pour durer.
Ce romantisme inconscient, inéluctable, natif et de race que nous avons remarqué chez un Ben Jonson et un Dryden n’est pas aussi apparent chez Pope, parce qu’il est plutôt dans les sentimens que dans les formes, qui restent sagement correctes ; cependant il est une de ses œuvres au moins où il a tout pénétré, genre, cadre, machines, et cette œuvre est justement celle qu’on aime le plus communément à rapporter à l’influence étrangère, la Boucle de cheveux enlevée. Certes, il nous serait doux de pouvoir revendiquer pour notre littérature l’origine de cette bagatelle merveilleuse; malheureusement, la vérité nous oblige à reconnaître que cette fantaisie est essentiellement anglaise, et qu’elle reste anglaise même dans les choses qu’elle prétend avoir tirées de notre pays.
La Boucle de cheveux enlevée est rangée d’ordinaire parmi les poèmes héroï-comiques, mais il n’y a rien là qui oblige le lecteur à se rappeler les maîtres du genre, Tassoni et sa Secchia rapita, Boileau et son Lutrin, voire même Gresset et von Ver-Vert[6] toute comparaison qu’on essaierait serait bientôt reconnue boiteuse, ou forcée, ou artificielle, et forcément abandonnée. Si l’on veut que la Boucle de cheveux enlevée soit un poème héroï-comique, il faut dire alors que la Princesse de Tennyson en est un aussi, et ce n’est pas à l’aventure que je mentionne cette dernière œuvre, car, quelles que soient les différences de sujet et d’étendue entre les deux poèmes, ils se ressemblent par quelque chose de tout à fait essentiel, l’élégance absolument parfaite obtenue par l’emploi exclusif de la grâce que repousse le genre héroï-comique. Non-seulement Pope a transformé ce genre, mais il en a changé ce que l’on appelle les machines et celles qu’il a inventées sont issues du romantisme. Avec un sentiment profond du surnaturel que réclamait son sujet, aux divinités et aux allégories classiques il substitua les esprits élémentaires, sylphes et gnomes. Il prétendit, il est vrai, les avoir empruntés au roman célèbre de l’abbé de Villars, le Comte de Gabalis, ce qui leur donna une apparence d’origine française; mais il n’avait pas besoin d’aller les chercher outre-Manche, et il les aurait facilement trouvés dans les traditions et chez les poètes de son pays, où ils font assez gracieuse figure, ainsi qu’en témoignent Ben Jonson, Michel Drayton, Spenser, surtout Shakspeare, dont l’Ariel a laissé son nom au sylphe en chef de la Boucle de cheveux. A chacune des prétendues imitations ou réminiscences françaises ou italiennes de ce poème, il est facile, comme pour les sylphes, d’assigner une origine purement anglaise. On n’y trouve qu’une seule allégorie à la manière classique, celle du Spleen, divinité anglaise s’il en fût. Voltaire s’est rappelé à son sujet la mollesse de Boileau ; plus familier avec l’ancienne littérature anglaise, il se serait aussi bien rappelé les allégories et les descriptions de Spenser. Et le badinage de Pope, comme il est loin du badinage classique ! C’est en vain que le correct bon goût voudrait retenir son imagination qui s’amuse, Pope porte dans les jeux de l’imagination une verve hasardeuse, une véhémence drolatique, une poésie caricaturale qui ne sont que de son pays. Voyez, par exemple, comme, dans la scène de la partie d’hombre, le tableau devient naturellement fantastique, comme ces figures des cartes prennent aisément une personnalité. Il n’y a vraiment que Dickens qui ait su créer des visions lilliputiennes aussi vivantes, avec les riens du ménage et de la chambre. Voyez encore les métamorphoses opérées par la déesse Spleen pour meubler sa caverne, ces théières vivantes qui se tiennent dans l’attitude indispensable pour verser la liqueur, ces pots qui marchent comme les trépieds d’Homère, ces cruches qui soupirent, ces hommes en mal d’enfant et ces filles changées en bouteilles qui crient qu’on vienne les déboucher. Voilà des métamorphoses fort différentes de celles dont Circé peuplait ses parcs. C’est le genre de comique des caricaturistes anglais, et si, en dehors des papiers satiriques de la Grande-Bretagne, vous avez par hasard rencontré quelque part ces fantasques drôleries, c’est dans les œuvres peu classiques de la peinture flamande ou hollandaise, dans quelque Tentation de saint Antoine de Téniers, quelque Réception de sorcière d’Adrien Brauwer, ou dans les bouffonneries amusantes de notre Callot, tous noms que les œuvres classiques, même gaies et comiques, n’ont pas d’ordinaire l’habitude d’évoquer.
On connaît l’anecdote qui a donné naissance à la Boucle de cheveux enlevée. Un jeune beau, lord Petre, féru d’un caprice irrésistible, a commis l’amoureuse espièglerie de couper subrepticement une des boucles de la chevelure de miss Arabella Fermor, et, pour comble d’audace, il a aggravé sa faute en refusant de rendre son larcin ; de là, brouille envenimée entre deux familles jusqu’alors en rapports des plus intimes. Caryll, secrétaire de la reine Marie de Modène, femme de Jacques II, qu’il avait suivie en exil, entreprit de réconcilier ces deux familles dont il était l’ami commun, et proposa à Pope, alors dans sa vingtième année, d’écrire un poème sur cette aventure, comme le meilleur moyen d’atteindre le but qu’il désirait. Pope accepta, et il en résulta ce poème que nous ne craindrons pas d’appeler une des plus heureuses rencontres de talent dont jamais poète ait été favorisé, tant toutes les qualités nécessaires d’élégance, de subtilité, de grâce, d’enjouement, se sont trouvées réunies au juste point et amalgamées dans la juste proportion pour produire ce rien tissu d’air et de lumière où la recherche même est exquise, où la mièvrerie même est délicieuse, tant enfin toutes les difficultés de cette délicate entreprise ont été tournées avec dextérité et résolues avec finesse.
Je ne sais si Pope a donné jamais une preuve de génie supérieure à la transformation qu’il a fait subir dans ce poème au genre héroï-comique. Avec un tact admirable, il comprit que les lois ordinaires du genre n’étaient pas applicables à cette aventure, dont les deux héros étaient jeunes, beaux, élégans et amoureux. La bouffonnerie, la parodie, sont l’essence de ce genre, qui appelle nécessairement pour héros des personnages à qui le ridicule est légitimement dû. Mais tel n’était pas ici le cas. Il n’y a rien de ridicule dans le fait d’être jeune, rien de comique dans le fait d’être beau, rien de burlesque dans le fait d’être amoureux, lorsqu’on réunit toutes les conditions requises pour l’être ; ce serait perdre ses peines que de vouloir se moquer de ces privilèges divins, et il n’y aurait en tout cela de risible que le rieur malavisé. Rarement on a mieux observé ce respect que le poète doit toujours garder pour la jeunesse et la beauté, respect auquel il ne peut manquer qu’au détriment de son caractère et de son talent, parce que par là il dénonce lui-même son infériorité et révèle qu’il lui manque quelque chose d’essentiel que rien ne peut remplacer. Mais si le rire n’est pas de jeu en pareilles aventures, elles appellent, en revanche, les sourires les plus radieux, et Erato, la seule Muse consultée pour ce poème, y a partout répandu la lumière des siens et partout remplacé la bouffonnerie railleuse par un ton de galanterie enjouée.
Cette difficulté si bien résolue n’était pas la seule, ni même la principale. Qui dit poème héroï-comique dit une action bouffonne présentée et racontée avec les formes parodiées de l’épopée héroïque. Le sujet, aussi léger soit-il, doit donc offrir assez de substance pour se prêter aux développemens. Mais ici où trouver cette substance? Supposons un poète préoccupé d’obéir aux lois du genre, et il sera clair que l’enlèvement de la boucle de cheveux de miss Arabella ne pourra être qu’un exorde, un point de départ, et que le véritable sujet sera la querelle des deux familles. Et ce sujet s’imposait si naturellement, qu’une fois accepté, vous pouvez aisément constituer vous-même le poème ou deviner ce qu’il aurait été sous la plume d’autres poètes, sous celle de Pope même, s’il eût été plus désintéressé dans la question. Supposez ce sujet traité, par exemple, par un poète de la renaissance, et voyez comme il va dérouler lentement son action au travers d’épisodes accumulés à plaisir pour la suspendre ou la retarder. Une machinerie toute classique, appelant les substantielles divinités de l’Olympe à prendre part à la querelle, va rendre le cas de lord Petre aussi fécond en catastrophes que le jugement de Paris. Voyez-vous les deux familles combattant sous un nuage épaissi à plaisir par les dieux, les rencontres chevaleresquement bouffonnes d’oncles et de cousins, ou risiblement plébéiennes de valets et de cliens, la vengeance de l’aimable offense remise au sort des armes, une joute solennellement institués à cet effet dans des conditions burlesques, et, pendant que les hommes combattent, les dames des deux familles s’assemblant en parlement à l’instar des cours d’amour provençales et s’évertuant à discuter le larcin de lord Petre dans des discours pleins de subtilités captieuses ? Enfin, tous ces moyens n’aboutissant pas, sur une inspiration venue d’Apollon ou des Muses, par quelque songe ou quelque oracle, un ami commun, jouant le rôle de Caryll, aurait proposé l’intervention de la poésie, la puissance pacificatrice dont les bêtes et les pierres même ont ressenti l’influence, — vous devinez le défilé de noms et d’histoires qui prouvent cette influence : Orphée, Amphion, Arion, David, — et là-dessus le poète aurait terminé son poème en faisant, en manière d’envoi, un appel à la paix. Supposez, au contraire, le sujet traité par un poète de la fin du XVIIe siècle, ou même contemporain de Pope, la composition sera à peu près la même, avec cette différence que les moyens de la ruse seront substitués partout aux moyens de la force, et que le monde des Gérontes et des Sbrigani remplacera celui des don Quichotte ou des Hudibras. Il s’agira, cette fois, d’enlever par manèges secrets la précieuse boucle transformée en talisman, car là où le lion ne peut réussir, le renard doit entrer en scène. Que de conciliabules nocturnes pour arrêter les voies et moyens de l’entreprise! que de mines et contre-mines pour surprendre le ravisseur, et que de précautions subtiles inventées par ce dernier pour ne pas se laisser surprendre ! que de messages trompeurs fabriqués par d’artificieuses Nérines pour préparer l’occasion favorable, et que de fausses clés essayées par des Frontins gagés pour forcer la précieuse cassette où le trésor est enfermé! Oui, certes, le sujet entendu et traité de l’une ou l’autre de ces deux façons aurait fourni très aisément la matière d’un poème héroï-comique où toutes les lois inhérentes au genre auraient été respectées; mais alors que serait devenu le but proposé à l’auteur, et accepté par lui, la réconciliation des deux familles? Ce but aurait été complètement mis en oubli, ou si, par hasard, le poète avait fait appel à la paix, c’eût été après avoir ri tout son saoul des ennemis en lutte, ce qui n’eût pas été précisément le moyen de les décider à s’embrasser.
Tel est le délicat petit problème qui se posait à Pope, et il l’a résolu avec une adorable hardiesse. Cette boucle de cheveux enlevée, qui semblait n’être et n’était en effet qu’un point de départ, il en a fait le dénoûment. Mais alors, demanderez-vous, de quoi le poème se compose-t-il? De rien, si ce n’est des préparatifs du larcin. Tout le poème est combiné de manière à prêcher la paix sans en prononcer le nom, en montrant comment le larcin a été possible, quels sentimens secrets ont poussé les deux personnages de l’aventure, et en attribuant à chacun la part de responsabilité qui lui revient. En un mot, Pope s’est tiré d’affaire en faisant, en même temps qu’un délicieux poème, une œuvre d’une psychologie élégante et fine au possible, digne en tout point de ces sylphes à qui il en rapporte l’honneur, une œuvre dans laquelle on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, de la subtile intuition des petits mobiles de l’âme révélée par le poète, ou du tact merveilleusement discret avec lequel il a su faire entendre à l’héroïne la part qu’elle a prise elle-même à l’offense dont elle se plaint. Si jamais homme a su bien parler aux femmes dans ce langage couvert, enveloppé, à distantes allusions, qu’elles préfèrent, comme étant celui qui rend seul inoffensive l’approche de la vérité et laisse ses visites sans blessures, c’est Pope dans ce poème.
Supposons-le un instant chuchoter à l’oreille de son héroïne et dévoiler ainsi tout bas les intentions voilées de son poème, et puis dites s’il est un poète qui ait saisi de plus près ces mouvemens particuliers aux passions amoureuses à leur naissance, ces mouvemens si secrets qu’ils en sont occultes, si finement équivoques que, tout en les ressentant, on refuse d’y trouver un blâme pour soi-même ou une excuse pour les entreprises audacieuses d’autrui, et qu’ils restent toujours inavoués.
« Certes, votre indignation est légitime, Belinda ; cependant n’y entre-t-il pas quelque feintise ? Vous saviez d’avance qu’il se tramait quelque dessein amoureusement pervers contre votre adorable personne, et vous saviez quel serait le doux malfaiteur ; tout ce que vous ignoriez, c’était seulement la forme que prendrait ce dessein, serrement de main téméraire, baiser furtif, gant dérobé ou boucle de cheveux prestement coupée ; car c’était l’heure, l’occasion imprévue, la circonstance d’être assise ou debout, au repos ou en mouvement, l’inattention momentanée de vos adorateurs ou la complicité sournoise de vos rivales qui devait décider de la nature du larcin. Vous le saviez, car vos sylphes vous l’avaient dit. Est-ce que jamais ils ont négligé de faire une aimable belle comme vous devineresse des dangers qui la menacent ? C’était là le secret de ces inquiétudes vagues qui vous remplissaient d’une angoisse voluptueuse, comme une pythonisse qui pressent l’approche du Dieu. C’était là le secret de ce songe par lequel ils vous ont envoyé leurs oracles protecteurs. Vous le saviez, et vous le dirai-je, Belinda ? vous avez ressenti avec déliées ces aimables anxiétés, vous avez pris plaisir à les accroître, pis encore, à attendre le danger que vous redoutiez, et vous en avez souhaité la réalisation. Vous saviez que l’attentat serait pour le jour même où il a été commis ; je n’en veux pour témoignages que la dévotion exceptionnelle que vous avez apportée ce jour-là au culte de votre divine personne, le scrupule avec lequel vous avez accompli tous les rites de cette toilette que j’ai décrite, j’ose m’en flatter, avec un bonheur rarement égalé. Ainsi parée, vous êtes allée au-devant du danger avec une anxieuse curiosité, et toute la journée vous avez épié l’heure qui serait propice au forfait. Vous l’attendiez sur la Tamise, dans l’élégant bateau où vous voguiez avec les jeunes beaux et les jeunes belles ; mais vos sylphes faisaient trop bonne garde, c’est-à-dire qu’il y avait là trop de lumière, trop d’yeux attentifs ou jaloux, que le théâtre était à la fois trop ouvert et trop étroit pour l’accomplissement du crime. Vous y avez pensé encore, une fois arrivée à Hampton-Court, pendant toute la partie d’hombre ; mais là encore le tête-à-tête obligé des joueurs n’était pas favorable, et vous avez été rassurée plus que vous ne désiriez l’être. Enfin est venue l’heure du café, heure où, quoique étroitement réunis dans un même lieu, tous vos amis étaient cependant séparés par la dégustation égoïste de la délicieuse liqueur, et vous avez saisi cet instant, Belinda, car votre sylphe protecteur a vu votre pensée coupable et s’est enfui en vous abandonnant à ses conséquences, qui n’ont pas tarde à se produire. Une fois, deux fois, vous avez donné à votre tête une inclinaison enchanteresse; oseriez-vous dire que c’était en toute innocence? Le forfait prévu accompli, vous avez poussé un cri, était-il bien de surprise, et l’évanouissement qui a suivi n’était-il pas quelque peu rusé? Faites l’examen de votre conscience, Belinda; voyez combien vous avez péché par pensée sinon par paroles, par curiosité sinon par volonté, par omission sinon par actions, et, cela fait, pardonnez généreusement à l’audacieux. Laissez-le en possession paisible de ce larcin que vous vouliez si peu lui refuser et, en récompense de cette noble action, je vous promets d’assurer à cette boucle les plus glorieuses destinées. Comme la chevelure de Bérénice, elle passera au rang des astres, et conservera le nom de Belinda aussi longtemps qu’il y aura dans le monde des cœurs sensibles à la grâce et des oreilles ouvertes à l’harmonie. »
S’il est vrai que cette fine et enjouée psychologie soit l’âme secrète du poème, on voit à quel point la substitution du surnaturel des sylphes au surnaturel des amours mythologiques a été un coup de génie, combien elle a été motivée par des raisons plus profondes que ne le dit Johnson, qui l’admirait cependant, et combien Addison, lorsqu’il déconseilla à Pope l’emploi de ce surnaturel, était mal inspiré et avait peu pénétré la délicate structure de cet élégant édifice poétique.
Nous avons dit que Pope était quelque peu peintre, ayant pratiqué cet art sous la direction de son ami Jervas. Je ne sais quelle est la valeur des peintures qui restent de lui ; ce qu’il y a de certain, c’est que, dans ce poème, il a montré les qualités du peintre au premier chef, et, parmi ces qualités, celles qui sont particulièrement propres aux artistes de son pays, la finesse des tons, la science des secrets les plus rares de la lumière, la transparence embrumée des ombres. Combinez ce que les teintes de l’aquarelle ont de plus tendre et le pastel de plus souriant à l’œil, et vous obtiendrez à peine la couleur exquise de ce poème, où il n’y a pas une sécheresse de ligne, pas une dureté de pinceau, pas une note violente, où tout est noyé, estompé, vaporeux, flou, comme disent les artistes. Mais il y a, sous ce rapport de la peinture, dans la Boucle de cheveux enlevée, quelque chose de beaucoup plus singulier, quel- que chose qui semble presque une révélation des sylphes du poème, et ferait croire que, de même que certaines idées, certaines formes de l’art sont suspendues dans l’air à telles ou telles époques, attendant qui les apercevra le premier. La Boucle de cheveux enlevée, c’est véritablement la révélation par la poésie de l’art qui fut propre au XVIIIe siècle, et cela au début même du siècle (1711), alors que cet art n’existait encore dans aucun pays. Que la scène de la partie d’hombre, celle du café, celle de l’émoi général après le larcin de la boucle, fassent penser par anticipation à Hogarth, cela peut s’expliquer assez naturellement ; ce qui est beaucoup plus surprenant, c’est qu’on puisse mettre au-dessous de la plupart des épisodes du poème les noms de nos artistes français du XVIIIe siècle, sans s’exposer à la plus petite inexactitude. N’est-ce pas le plus voluptueux Watteau que Belinda enveloppée de ses sylphes noyés dans le jour dormant de cette chambre où elle rêve assoupie, et ne serait-ce pas le plus joli pendant à l’Embarquement pour Cythère que la promenade sur la Tamise? Ces peintures où Fragonard s’amuse, avec une sentimentalité si pleine de recherches, à donner aux choses de l’amour et aux habitudes d’élégance des airs de rites sacrés et de cérémonies dévotieuses, aux pâmoisons sensuelles des aspects d’évanouissemens conventuels et aux flammes amoureuses des affinités avec les trépieds des vestales, n’ont-elles pas été devinées par avance dans cette scène où Belinda procède à sa toilette avec toute la piété que lui commande son idolâtrie d’elle-même, et dans celle où le jeune lord brûle en sacrifice religieux ses lettres d’amour pour se rendre digne du larcin projeté ? Une heureuse fortune analogue échut plus tard à Sterne, lorsqu’il écrivit le Voyage sentimental ; mais lorsqu’il présenta ses petites scènes de mœurs françaises et ses petits personnages français sous les formes et avec les couleurs de l’art du XVIIIe siècle, cet art existait au grand complet depuis longtemps, et le spirituel humoriste n’eut qu’à se souvenir ou à regarder autour de lui. L’application ingénieuse autant qu’imprévue qu’il sut faire de l’art de l’époque reste bien surprenante, mais l’aimable prescience de Pope l’est bien plus encore.
Littérairement, le petit poème dont nous venons d’essayer de saisir la subtile beauté constitue à lui seul un genre à part, qui marque la transition entre l’ancien poème héroï-comique et le poème lyrique et de fantaisie tel que les poètes modernes, et en particulier les Anglais, l’ont pratiqué. Ne serait-ce qu’à ce seul titre, Pope mériterait justement d’être considéré comme un initiateur et un précurseur.
L’accord, exceptionnellement rare, d’un goût d’une extrême pureté avec une grande hardiesse de pensée et de sentiment, telle est la définition la plus générale qu’on puisse donner de Pope. Cette définition cependant est bien éteinte dans son exactitude. Samuel Johnson va nous en donner une plus vive. Pope avait, nous dit-il, l’imagination ambitieuse, aventureuse, et ces épithètes sont d’un maître critique qui sait voir à travers les formes l’élément original qu’elles dissimulent aux yeux mal exercés. Son imagination était aventureuse en effet, et aventureuse au point de ne redouter ni le paradoxe dans les sentimens, ni les combinaisons les plus téméraires dans la fantaisie. Ce qu’il a soumis aux règles, c’est l’expression de sa pensée, nullement sa pensée elle-même, qui reste presque toujours d’une singulière nouveauté. Que vous dirai-je? Pope, au moins celui de la première heure, fut un véritable hérétique dissimulé sous les formes les plus scrupuleuses de l’orthodoxie classique, un hérétique qui, par le choix risqué de ses sujets, les thèses dangereuses qu’il soutient et l’audace compromettante des sentimens qu’il expose en toute franchise, a devancé un instant les romantiques modernes les plus intransigeans sur le sujet délicat et scabreux des choses de l’amour. Lorsque, sur la fin du XVIIIe siècle, le poète Lisle Bowles leva l’étendard de la révolte contre l’autorité jusqu’alors incontestée, quoique souvent désobéie de Pope, un des reproches qu’il lui adressa fut celui de grossière licence. L’exagération fait plus d’honneur à la candeur de Bowles qu’à la fermeté de son goût; toutefois, il y a là un atome de vérité, qui d’ailleurs est loin d’être au désavantage de notre poète. Il est certain que Pope comprend tout, absolument tout, des choses de l’amour, depuis les plus triviales jusqu’aux plus nobles et depuis les plus futiles jusqu’aux plus hautes. Sur ce sujet, quand il est enjoué, son imagination est libertine avec délices, et quand il est sérieux, son âme est passionnée avec emportement. Et il exprime ces choses avec autant de finesse et de force qu’il les sent, sans pruderie, sans réticences, sans hypocrisie de langage, pensait sans doute avec Montaigne qu’il n’est pas d’un esprit ferme et sain de n’oser parler qu’entre les dents du plus universel de nos sentimens. Le vice même n’a rien qui l’effraie ; voyez-le dans ses portraits de femmes, Atossa-Sarah Marlborough. Chloë-Lady Suffolk, Narcissa-Duchesse Hamilton, voyez-le surtout dans cette amusante iglogue de la ville, dialogue entre deux mondaines dont l’une est la proie du démon du jeu. et dont l’autre exprime les tourmens cuisans et chers que lui fait ressentir sa basse passion pour un beau tricheur qu’il lui faut disputer à quantité de rivales dont quelques-unes sont son œuvre, ayant été formées par elle aux arts de l’élégance et de la galanterie; c’est la vérité même, aujourd’hui comme il y a cent cinquante ans. La passion vulgaire et quasi honteuse est là au complet, non-seulement dans sa substance et sa forme, mais dans son accent même. Si, comme il est probable, l’auteur du Demi-Monde et de l’Etrangère ignore cette idylle de Pope, je la recommande à sa curiosité: il y retrouvera le genre de passion de plus d’une de ses héroïnes, jusqu’au son de voix inclusivement[7],
Je viens de parler des paradoxes et des thèses risquées et scabreuses de Pope. Une telle assertion demande des preuves immédiates. En voici une qui paraîtra peut-être décisive. Savez-vous que Pope, avant Saint-Preux, avant Werther, avant les romantiques du XIXe siècle, a fait l’apologie du suicide par amour, et l’a faite avec la même chaleur, la même éloquence, les mêmes argumens? Parmi les poèmes de sa première jeunesse, il en est un de dimensions modestes qui va faire en une minute cette preuve que le lecteur est en droit de réclamer, l’Elégie sur la mort d’une dame malheureuse.
On ignore la date de la composition de cette élégie, qui parut dans l’édition générale des premiers poèmes de Pope en 1717, et l’on est encore moins fixé sur l’héroïne de cet événement tragique, laquelle est restée si mystérieuse qu’il s’est formé à son sujet presque autant de conjectures que pour le masque de fer. Une jeune femme de haut rang et de grande fortune, placée sous l’autorité d’un tuteur, s’éprit d’un jeune homme de condition inférieure à la sienne. Sur la découverte de cette passion, le tuteur, espérant que le temps et l’absence en auraient raison, envoya la jeune femme en France; mais les deux amans ayant persisté à correspondre plus que jamais, et le tuteur ayant alors entouré sa pupille d’une surveillance de plus en plus gênante, celle-là, exaspérée par cette tyrannie, se procura une épée par une suivante et se donna la mort. Telle est la version adoptée par Samuel Johnson, sur la foi d’un seul témoin de la vie de Pope, ses recherches pour arriver à la découverte de la vérité étant restées, nous apprend-il, absolument stériles. Selon d’autres, l’héroïne en question serait la même dame à laquelle le duc de Buckingham aurait adressé une pièce sous. Ce titre : A une dame qui veut se retirer au couvent, et c’est de notre duc de Berry qu’elle aurait été éprise. Enfin, selon une autre tradition qui porte certains caractères de vérité, et qu’on aimerait à croire tout à fait fondée, cette dame s’appelait Withinbury ou Winsbury, était de taille déformée, et c’est de Pope même qu’elle fut éprise. La pièce est courte, mais tellement significative qu’elle rend tout commentaire superflu. Qu’est-ce que les commentaires, en effet, pourraient ajouter de clarté à l’expression si nette des sentimens qu’elle contient?
Quel est ce fantôme qui me fait signe et invite mes pas à se diriger sous la lumière ombreuse de la lune vers cette clairière, là-bas, qu’il me montre? C’est elle! Mais pourquoi cette poitrine souillée du sang qui s’en échappe? pourquoi cette vision d’épée au pâte éclat? O toi, toujours belle, toujours amicale, dis-moi, dans le ciel, est-ce un crime d’aimer trop bien, de porter en soi un cœur trop tendre ou trop ferme, d’accomplir l’acte d’un Romain ou d’un amant? N’y a-t-il pas là-haut d’éclatantes compensations pour ceux qui pensent avec grandeur ou meurent avec bravoure?
Si cela n’était pas, ô puissances divines, pourquoi auriez-vous ordonné à son âme d’aspirer plus haut que là où peut atteindre le vol vulgaire des bas désirs? L’ambition est née à l’origine dans vos sphères heureuses, l’ambition, cette faute glorieuse des anges et des dieux; de là elle est ensuite descendue chez leurs images terrestres, et elle brille dans les cœurs des rois et des héros! c’est à peine, il est vrai, si la plupart des âmes, maussades et lourdes prisonnières dans la cage du corps, regardent une fois par hasard hors de leur geôle ; obscures lumières de vie, elles brûlent toute leur existence, invisibles, inutiles, comme des lampes dans les sépulcres ; pareilles aux rois d’Orient, elles gardent un état de torpeur et dorment étroitement fermées dans leur propre palais.
C’est de telles âmes peut-être que la destinée, devançant l’heure de la nature, l’arracha prématurément pour la transporter au ciel compatissant. Comme dans l’air flottent les esprits d’ordre plus pur, séparés de la lie de leur parenté d’en bas, ainsi son âme s’envola vers sa place naturelle, sans laisser derrière elle une vertu pour racheter sa race.
Mais toi, faux gardien d’un dépôt trop noble, toi vil déserteur du sang de ton frère, regarde palpiter sur ces lèvres de rubis le souffle qui s’en échappe, vois ces joues se faner sous le souffle de la mort : froid est ce sein qui échauffait naguère tout autour d’elle, et ces yeux qui dardaient l’amour sont pour toujours inanimés. Ah! si l’éternelle justice gouverne la sphère, c’est ainsi que périront vos femmes, ainsi que périront vos enfans ; une vengeance imprévue guette toute votre lignée, et de fréquens chars funèbres assiégeront vos portes. Les passans s’arrêteront et diront en vous montrant du doigt, pendant que la procession funèbre noircira tout le chemin : Voyez, ce sont ces gens dont les furies ont fait les âmes de fer, et qu’elles ont maudits de cœurs qui ne savent pas céder! Ainsi passe sans emporter un regret l’orgueilleux, admiration des sots, splendeur d’un jour! Et qu’ils périssent tous de même, ceux dont les cœurs n’apprirent jamais à brûler pour le bonheur d’autrui, à se fondre devant le malheur d’autrui!
O ombre pour toujours outragée, qu’est-ce qui peut être une expiation pour ta destinée qui ne rencontra pas pitié et pour tes droits qui te furent refusés? Pas une plainte d’ami, pas une tendre larme intime, ne charmèrent ton pâle fantôme ou n’honorèrent ta lugubre bière! Par des mains étrangères, tes yeux mourans furent fermés; par des mains étrangères tes membres décens furent arrangés, par des mains étrangères, ton humble fosse fut ornée. C’est par des étrangers que tu fus honorée, par des étrangers que tu fus pleurée. Mais qu’importe l’absence de parens en vêtemens noirs qui se seraient affligés pendant une heure peut-être, puis auraient pris le deuil pour un an et auraient porté la moquerie de leurs douleurs aux bals nocturnes et aux spectacles publics? Qu’importe que des Amours en larmes ne décorent pas tes cendres et que le marbre poli n’ait pas essayé la copie de ton visage ? Qu’importe que tu n’aies pas trouvé place en terre bénite, et qu’aucun chant consacré n’ait été murmuré sur ta tombe? Les fleurs n’en pousseront pas moins sur ta fosse et le vert gazon n’en pèsera pas moins légèrement sur ton sein: le matin y répandra ses premières larmes, l’année y fera fleurir ses premières roses, et des anges étendront le voile de leurs ailes d’argent sur la terre devenue sacrée par tes restes.
Que repose donc en paix sans une pierre, sans un nom, ce qui eut autrefois beauté, titres, richesses, célébrité! Combien tu fus aimée, combien honorée, à qui tu fus alliée, par qui tu fus engendrée, tout cela ne te sert de rien; un monceau de poussière est tout ce qui reste de toi, c’est tout ce que tu es, et tout ce que seront les orgueilleux.
Les poètes eux-mêmes passeront comme ceux qu’ils ont chantés; sourde est l’oreille à laquelle s’adresse la louange, muette deviendra la langue qui la donne. Oui, celui-là même dont l’âme, à cette heure, se fond en vers plaintifs, aura bientôt besoin pour lui-même de la larme généreuse qu’il donne; alors ta forme se séparera de ses yeux mourans, et la dernière angoisse t’arrachera de son cœur, la futile bagatelle de la vie aura été engloutie en un clin d’œil, la Muse tombera en oubli, et tu ne seras pas aimée plus longtemps.
Si l’on songe à la date de cette pièce, aux idées traditionnelles encore régnantes dans toute leur force à l’époque de Pope, à l’opprobre cruel dont l’opinion flétrissait la mémoire du suicide, à la sévérité des doctrines chrétiennes pour cet acte de désespoir, la hardiesse en paraîtra étonnante. Que le cœur de Pope sentait avec autant de liberté que son esprit pensait, cette élégie le prouve. Il y a devancé sur le sujet du suicide les sentimens, les révoltes, les paradoxes même, si vous voulez, que la littérature moderne, depuis Goethe et Rousseau, nous a rendus familiers. Malgré l’extrême unité de style de cette pièce, il n’y a pas un romantique moderne qui n’eût pu y retrouver quelque chose de sa ressemblance. Le sentiment général pourrait être de George Sand dans sa première et plus éloquente période. Tout le début de la pièce, la vision, l’interrogation aux puissances suprêmes, pourrait être de Shelley, car il y règne ce ton d’aristocratisme platonicien qui lui fait prodiguer les beaux mépris aux tyrannies vulgaires d’ici-bas, et les superbes images des vies inutiles assimilées aux lampes sépulcrales, des âmes indolentes assimilées aux rois d’Orient prisonniers dans leurs palais, sont entièrement dans le goût de celles dont fourmillent la Reine Mab et Alastor. La malédiction pourrait être de lord Byron, dont elle a l’accent vengeur. L’opposition qui suit entre les funérailles qui n’ont pas été célébrées, et les soins que la nature et le ciel prendront du tertre funèbre, pourrait être de Heine ou de Tennyson dans ses rares momens d’élégante indignation. Enfin, la conclusion, l’idée si poignante de cette survivance de l’héroïne par la présence de sa forme incorporelle dans l’esprit du poète, de cette survivance qui durera autant que le poète, mais pas davantage, nous fait penser à certains traits de Robert Browning, et aussi, — faut-il oser le dire? — à ce satanique Baudelaire, qui me paraît avoir lu Pope (de quoi n’était-il pas capable?) sans s’en être jamais vanté, et s’y être emparé de cette idée d’une si profonde tristesse pour lui faire subir diverses métamorphoses dans le goût de cette impureté métaphysique qui est particulière à sa macabre originalité.
Cette conclusion ramène cette question : Pope a-t-il été vraiment le héros de cette aventure? Aucun fait ne le prouve ; mais, à défaut de faits, il faut avouer que le texte même autorise toutes les conjectures. Le poète par le en son nom, et le ton qu’il y prend est celui d’un amour désespéré, ou sinon d’une amitié si ardente qu’elle peut porter le nom d’amour. Si, en réalité, il n’y avait pas eu chez Pope pour l’héroïne de cette pièce quelque chose de plus qu’un sentiment d’admiration ordinaire, se serait-il cru en droit de prendre un ton si personnel? Il nous semble que la critique n’a pas accordé à cette conclusion l’attention qu’elle mérite; sans cela, il ne lui aurait pas échappé que les derniers vers de l’Epitre d’Héloïse à Abélard la répètent exactement. Ce n’est plus le poète qui par le directement, il est vrai, mais Héloïse par le pour lui, et en termes si clairs qu’il n’y a pas à s’y méprendre : « Et assurément, si la destinée associe à mes douleurs, par la triste ressemblance des siennes propres, quelque poète condamné pendant le tout de ses années à pleurer l’absence d’un être aimé et à imaginer des charmes qu’il ne doit plus contempler, s’il doit en être un de tel, qui aime aussi longtemps, aussi bien, que celui-là raconte notre triste, notre tendre histoire ! Nos malheurs bien chantés adouciront mon fantôme pensif ; celui-là peut les peindre le mieux qui les a le plus fortement ressentis. » Comme la date de l’Épitre d’Héloïse à Abélard, restée également incertaine, ne peut être éloignée de celle de l’élégie, il faut en conclure qu’à cette époque, pour une raison ou pour une autre, Pope était sous l’obsession d’une tristesse qui n’avait rien de général ni de conventionnel, d’une tristesse d’une nature très particulière, d’un caractère très précis, affectant la forme d’un regret de fraîche origine qui croit ne pouvoir jamais être consolé. Je n’insiste pas davantage, et je me contente d’énoncer cette conjecture sans essayer aussi peu que ce soit d’en faire une assertion.
Dire que l’amour se joue des inégalités conventionnelles de la société aussi bien que des inégalités fatales de la nature, qu’il ne reconnaît ni maîtres, ni lois, ni conditions, ni âges, c’est énoncer une vérité vieille comme l’expérience et certaine comme la vie. Mais d’une vérité incontestable on peut tirer des conséquences beaucoup moins sûres, même lorsque ces conséquences semblent porter même figure que les prémisses, et c’est ce que les romantiques ont fait pour l’amour. D’un fait ils ont conclu à un droit, et donné le caractère d’une royauté légitime à ce qui est par nature violente tyrannie. Parce que l’amour a pouvoir sur tous, ils ont conclu qu’il était de tout devoir de s’y soumettre, que les crimes qu’il pouvait commettre pour assurer son triomphe n’avaient pas besoin d’excuse et exigeaient au contraire une certaine admiration, qu’il n’y avait d’ailleurs de crimes que les obstacles qu’on lui opposait, enfin que c’était faire acte d’athéisme brutal que de nier sa divinité et de lui refuser obéissance. Telle est la thèse avouée ou latente de tous les romantiques modernes, de Shelley et de lord Byron, de George Sand et de Victor Hugo, de Henri Heine et de Musset. Eh bien ! cette thèse n’a rien de trop audacieux pour Pope. Dans l’Élégie sur la mort crime dame malheureuse, nous venons de voir qu’il repousse comme criminelle la résistance à l’amour, même lorsqu’elle est autorisée par les droits du sang. Dans l’Epitre d’Héloïse à Abélard, il n’admet pas que l’amour ait rien d’égal, et ne place rien au-dessus, pas même Dieu.
Dans les Reliques de l’évêque Percy, vous trouverez une ballade du XVe siècle, the Nut brown maid, qui est bien une des expressions les plus admirables que nous connaissions de l’amour vaillant, décidé à tout braver. Pour s’assurer de l’intrépidité et de la constance de sa maîtresse, un amant tente une épreuve qu’il a raison de croire décisive, car on ne voit pas comment il pourrait en imaginer une plus forte. Il se présente inopinément devant elle, lui dit qu’il vient de commettre un crime et qu’il est désormais out-law. Il évoque successivement à ses yeux toutes les formes de malheur et de misère qui accompagnent la vie d’un proscrit : la faim, la soif, l’absence d’abri, la nudité, l’anxiété éternelle, la vie errante sans trêve, le mépris et la haine des hommes, la vengeance possible, le supplice probable, et devant chacun de ces fantômes d’infortune la jeune fille répond invariablement qu’elle est prête à tout endurer pour lui. De cette ballade, Mathieu Prior, ce spirituel parvenu bombardé diplomate par la grâce des tories, et si connu par la part qu’il prit aux négociations pour le traité d’Utrecht, fit un poème dialogué intitulé Henri et Emma, qui n’est ni sans passion ni sans vigueur, mais qui reste fort au-dessous du modèle populaire dont il s’est servi. Ce poème de Prior semble avoir beaucoup frappé Pope et lui avoir suggéré l’idée de donner à son tour une peinture de cette tyrannie inéluctable de l’amour. Seulement, son goût, plus hardi encore que la vieille ballade, lui révéla que l’amour dont elle était l’expression était, au fond, plus limité qu’il ne le paraissait, qu’il ne dépassait pas un certain état de civilisation et un certain développement de l’âme, que c’était la passion barbare de Médée pour Jason, d’une walkyre scandinave pour un pirate proscrit, d’une Marianne quelconque pour un Robin Hood quelconque, que la loyauté y était plus grande que l’adoration, le dévoûment que la soumission, et qu’en somme le rôle de la volonté farouche dans ce don de la personne rendait ce don nécessairement incomplet. Il chercha un type d’amour qui engageât l’âme plus entièrement, où l’abandon de soi fût absolu, et où la volonté n’eût plus de place que pour l’obéissance, et il écrivit l’Epitre d’Héloïse à Abélard.
Comprendre, a-t-on dit, c’est égaler. Si le mot est vrai, il ne l’a jamais été davantage que pour Pope dans ce poème. Nombre de passages sont tirés des lettres d’Héloïse, ce qui fait parfois improprement donner à cette œuvre le nom de traduction ; mais ce que Pope a ajouté à ces emprunts est digne d’Héloïse, et l’unité qu’il a su leur imprimer montre avec quelle sympathie son âme de poète est entrée dans la passion de l’héroïne pour l’embrasser dans son étendue et la pénétrer dans son essence.
Il a compris admirablement ce qui fait de cette passion d’Héloïse quelque chose qui ne s’est jamais vu qu’une seule fois dans l’histoire de l’humanité, l’absorption absolue de l’être aimant dans la pensée d’une personne en qui commencent et finissent l’univers et la vie. L’unité, la fixité, l’immensité de cet amour que l’infini n’est pas trop large pour contenir, et que l’éternité est trop courte pour lasser et détruire, ont été rendues avec une ampleur, une énergie et une beauté magistrales. Ce qu’il y avait à craindre dans l’expression d’un tel amour, c’était la monotonie ; mais Pope a su faire un véritable drame de ce soliloque de l’âme d’Héloïse par la variété des mouvemens de la passion, pour employer l’expression pleine de justesse de Goldsmith à ce sujet. Il n’y a qu’une seule pensée, mais cette pensée prend les formes les plus imprévues, les plus audacieuses, les plus téméraires, les plus sacrilèges même. Tentation, regret, souvenir, obsession, tous ces mots sont trop faibles pour exprimer cette permanence de la pensée d’Abélard sous laquelle Héloïse succombe et sans laquelle elle ne peut vivre. Il n’est rien qui ne le lui rappelle lorsqu’elle ne le cherche pas, et il n’est rien dont elle ne s’éloigne lorsqu’elle ne l’y trouve pas. Ce cloître où elle vit séparée de lui est son œuvre, et ces religieuses, ses compagnes, lui parlent de lui sans en rien dire. Cherche-t-elle la solitude, le fantôme d’Abélard vient l’y trouver; cherche-t-elle le silence, elle le trouble par le bruit des sanglots que la pensée d’Abélard lui arrache. Cherche-t-elle la méditation, c’est encore Abélard qu’elle rencontre, car il fut le maître de son intelligence comme de son cœur, et il ouvrit l’une aux divines clartés, comme il ouvrit l’autre aux flammes inextinguibles. Dieu seul peut donc la sauver de cet invincible attachement; mais lorsqu’elle se fond en prières et qu’elle se croit déjà délivrée, la crainte de perdre Abélard la fait se détourner du ciel avec épouvante. Laissons Héloïse dire elle-même ce qui se passe alors dans son âme :
Ton image se glisse entre mon Dieu et moi; dans chaque hymne je crois entendre ta voix, à chaque grain de mon chapelet je laisse tomber une larme trop douce. Lorsque des encensoirs montent en spirales d’odorans nuages, lorsque les grondemens de l’orgue aident l’âme à s’élever, une seule pensée de toi met en fuite toute cette pompe : prêtres, flambeaux, temple, nagent devant mes yeux; mon âme plonge dans des mers de flammes, où elle se noie, tandis que tout autour de moi les autels resplendissent de clartés et que les anges tremblent.
Pendant que je gis là prosternée dans ma douloureuse humilité, que des larmes vertueuses, bienfaisantes, s’assemblent dans mes yeux; que priante, tremblante, je me roule dans la poussière, que l’aurore de la grâce ouvre mon âme à ses clartés, viens, si tu l’oses, tout charmant comme tu es! Oppose-toi au ciel, dispute mon cœur; viens, et d’un regard de ces yeux enchanteurs efface toute brillante idée des deux; mets à néant cette action de la grâce, ces chagrins, ces larmes, mets à néant mes prières et ma stérile pénitence; éloigne-moi du bienheureux séjour au moment même où j’y monte, assiste les démons et arrache-moi à mon Dieu !
Lorsqu’une passion est aussi absolue que celle d’Héloïse, elle fait véritablement hésiter la conscience, car on sent que les lois morales ordinaires ne peuvent lui être appliquées, et que celle par laquelle elle pourrait être seulement jugée n’est pas en notre pouvoir. Ce qui est certain, c’est qu’une telle passion fait craquer comme verre la société, ses lois, ses conventions, ses institutions, mariage, parenté, vertu, honneur, et non-seulement la société, mais le monde même de l’âme, croyances et religion, pour ne laisser subsister sur les débris de Dieu et du monde, selon l’expression de Chateaubriand, que la seule nature. Dans les premiers siècles chrétiens, on vit un jour une femme courir les rues d’Alexandrie une torche enflammée dans une main, une cruche pleine d’eau dans l’autre, et comme on l’interrogeait, elle répondit qu’elle voudrait avec cette torche incendier le ciel et avec cette eau éteindre le feu de l’enfer, afin que Dieu pût être aimé pour lui-même, et non obéi par crainte des châtimens qu’il peut infliger ou par espoir des récompenses qu’il peut accorder. Voilà l’image même de la passion d’Héloïse, à cette différence près qu’Abélard y tient la place de Dieu. Qu’une telle passion contienne tout de l’amour, même ses paradoxes, même ses sophismes, ou plutôt ce que nous considérons comme des paradoxes et des sophismes dans notre froide sagesse et notre indigente expérience, cela s’explique assez aisément; ce qui est fait pour étonner cependant, c’est l’intelligence ardente, fougueuse, avec laquelle Pope est entré dans le secret de ces paradoxes et de ces sophismes. Parmi ces paradoxes, il en est un plus scabreux, plus singulier, plus obscur que tous les autres, qu’il a compris avec une finesse et rendu avec une audace rares. De même qu’aujourd’hui dans le cloître Héloïse n’a souci d’une damnation qui lui laisserait Abélard, autrefois, dans le monde, elle n’a pas eu souci d’un honneur qui le lui aurait enlevé et lui a préféré une honte qui le lui donnait. Cette honte, c’est sa gloire, c’est sa récompense et c’eût été un outrage envers Abélard que de ne pas la vouloir et la subir. Il y a un moyen, cependant, par lequel les cœurs plus petits l’évitent, ce que l’on appelle mariage, union consacrée, mais c’est que ces cœurs-là n’aiment pas assez et ne comprennent pas ce qu’exige l’amour. Il n’est parfait que lorsque l’on ne cherche rien que lui, il n’est fort que lorsqu’on lui sacrifie tout. Le consacrer selon des rites sociaux, c’est le diminuer, c’est surtout l’attiédir; en termes nets, le véritable amour redoute le mariage et le repousse non-seulement comme une entrave, mais comme une profanation. Pope a insisté sur ce sentiment singulier d’Héloïse comme s’il l’avait ressenti pour son compte. Sa vie de célibataire lui avait-elle fait comprendre et accepter quelque chose de semblable? Ce qui est certain, c’est qu’il semble avoir eu sur le mariage cette opinion qu’il enlevait à l’amour son charme, son brillant, sa lumière, et qu’on la trouve çà et là dans ses œuvres à l’état d’ombre vague, notamment dans les deux épîtres adressées à Thérésa Blount sur son départ de Londres après le couronnement de George Ier, et en lui envoyant les œuvres de Voiture.
Samuel Johnson n’a pas craint d’écrire que la Lettre d’Héloïse à Abélard était une des plus belles productions de l’esprit humain, et lord Byron, dans sa lettre sur les Observations critiques de Bowles, a dit quelque chose de plus fort : « Ovide, Sapho, tout ce que nous avons de la poésie ancienne, tout ce que nous avons de la poésie moderne, tout cela est comme rien en comparaison. » Voilà de grosses louanges et qui tombent de haut; eh bien! en vérité, elles n’ont rien de trop. Ce qui nous étonne après lecture répétée, c’est que cette œuvre ne soit pas plus célèbre qu’elle ne l’est, car ce n’est pas seulement une des expressions les plus fortes de la passion qui aient été données, c’est la seule qui existe de l’amour absolu. Toutes les autres peintures sont partielles : amour du cœur, amour de l’âme, amour des sens; celle-là seule comprend toutes ces variétés et les dépasse encore. De la Nut brown maid, Héloïse a la vaillance avec l’humilité en plus ; de Sapho elle a l’ardeur charnelle qu’elle écrase de tout le poids de l’âme ; de Didon elle a l’énergie désespérée avec tout ce que les croyances chrétiennes peuvent ajouter d’énorme au sacrifice de soi ; de Mlle de Lespinasse elle a l’entraînement et l’obsession inéluctable ; mais cette obsession chez elle possède plus que la chair, plus que le cœur, elle s’étend à l’intelligence et tient la raison même sous son esclavage.
La Lettre d’Héloïse à Abélard est la dernière production du premier Pope. Il avait alors environ vingt-cinq ans, et comme sa vie, malgré son éternel état de valétudinaire, s’est prolongée jusqu’à la cinquante-sixième année, de quelle quantité de chefs-d’œuvre de fantaisie et de-passion ces deux merveilles : la Boucle de cheveux et Héloïse n’étaient-elles pas la promesse? Pourquoi la postérité lettrée aura toujours à regretter les chefs-d’œuvre qui auraient pu être et qui n’ont pas été, Pope nous en a donné lui-même une des raisons à la fin du troisième livre de sa Dunciade, lorsque l’ombre du rimailleur Settle montre à l’enfant chéri de la déesse Dullness les conquêtes que la grande reine a accomplies dans le passé et celles qu’elle est en train d’accomplir sous le règne de George Ier, l’Auguste qui ramène les jours de Saturne, c’est-à-dire l’âge de plomb, au sens astrologique du mot. Que de triomphes déjà! « Wren descend dans sa tombe, le chagrin dans l’âme; Gay meurt sans être pensionné, malgré ses cent amis. Que les choses politiques d’Irlande soient ton lot, Swift; et à toi. Pope, dix ans de commentaires et de traductions! »
Montrer comment il y eut dans Pope un premier poète qui, par la force innée des qualités poétiques propres à sa nation, put résister inconsciemment aux doctrines littéraires qu’il avait volontairement adoptées; comment, par les fatalités de la vie et de la nature, ce poète disparut brusquement après avoir produit des œuvres qui, par l’éclat et la hardiesse de la fantaisie, le sentiment profond de l’amour, la véhémence passionnée, le rapprochent tellement de nous qu’il peut être dit un précurseur, telle est la lâche que nous nous étions proposée, et elle est maintenant terminée. Toutefois, elle serait incomplètement remplie si nous ne nous arrêtions pas un instant devant le Pope d’après la traduction d’Homère, le Pope satirique et didactique. L’unité de ces pages n’en sera pas troublée, car l’examen, même sommaire, des œuvres de cette seconde période nous montrera la même résistance de ses qualités natives aux formes adoptées par lui. De même, en effet, qu’il y eut un romantique en puissance dans le premier Pope, il y eut dans le second un humoriste en fait, et c’est très justement que Thackeray lui a donné une place dans sa galerie. Humoriste, il l’est doublement, et comme poète et comme observateur de la nature humaine.
D’ordinaire, les célébrités rapides ont l’avantage de ne pas laisser à la malveillance et à l’envie le loisir de les contester. Pope fit exception à cette règle; il fut célèbre dès la première heure, et dès la première heure aussi, il fut attaqué sans merci. Il était, on le sait, très sensible à la critique et irascible comme un enfant devant l’injure; aussi, lorsque l’achèvement de sa traduction d’Homère lui laissa quelques loisirs, les employa-t-il à se venger de toutes les blessures d’amour-propre dont tous les Giboyers de Grub street lui avaient fait acheter sa réputation. Cette vengeance s’appelle la Dunciade c’est-à-dire l’épopée des savantasses, pédans, rats de bibliothèques, vers de bouquins, distillateurs d’essence de pavot, spadassins de la plume, tous gens compris sous la dénomination générale de dunces[8], et formant un peuple véritable par le nombre, la puissance et les ramifications infinies. C’était là un véritable sujet de poème héroï-comique, et, cette fois, l’intention de Pope a bien été d’en faire un. Nous y avons donc la parodie des formes, des aventures, des machines naturelles et surnaturelles propres à l’épopée, jeux et joutes, visions et prophéties, miracles et interventions des dieux ; mais la violence de sa passion n’a pas permis au poète de soutenir le ton qui sied au genre, lui en a fait violer les lois et verser son poème dans la satire, genre très proche parent du poème héroï-comique, il est vrai, assez distinct cependant, pour qu’une association indiscrète de l’un et de l’autre ne soit pas sans inconvéniens au point de vue de l’art. Dans l’emportement de sa fureur, Pope, craignant de ne jamais massacrer assez de dunces, ne s’est pas contenté de ses contemporains, il a étendu ses attaques aux mauvais auteurs de toutes les époques précédentes, et même à ceux de l’avenir. Il a multiplié les noms propres outre mesure, des noms dont la plupart ne rappellent quoi que ce soit au lecteur moderne, ce qui rend aujourd’hui son poème difficile à lire, et quelquefois assez fatigant. Un critique avait entrepris autrefois ici même une série d’articles sur les victimes de Boileau ; il s’arrêta prudemment au troisième ; et qu’est-ce que les victimes de Boileau à côté des victimes de Pope? Pour savoir à quoi s’en tenir sur chacune, il faudrait y passer sa vie. Mais pareille à la lance merveilleuse qui guérissait les blessures qu’elle faisait, la passion qui a nui à la composition de ce poème en a doublé et triplé la portée. Ses dunces, qui, traités dans le véritable esprit du poème héroï-comique, auraient fourni quelque petit groupe de gens comiques à l’instar des chanoines et des chantres du Lutrin, se sont transformés en un peuple immense et se sont élevés à la hauteur de criminels de lèse-intelligence, de lèse-moralité, de lèse-civilisation.
Cette passion frénétique a appelé à son aide celle de toutes les formes de l’esprit qui lui ressemble le plus, c’est-à-dire l’esprit de tempérament que les Anglais ont très justement nommé du mot tout physique d’humour, et il a répondu à l’appel. C’est le même genre d’humour fertile en imaginations bizarrement fantasques et en allégories falotes que nous avons signalé déjà dans la Boucle de cheveux enlevée, à propos de la caverne du Spleen, seulement porté à son plus haut degré de puissance. Tout est excessif, en effet, dans ce poème. La bouffonnerie y est sans retenue et sans mesure, la verve audacieuse, outrageante, triviale avec délices, les inventions grotesques, cyniques, obscènes, malpropres même. On sent à cette lecture que Pope n’avait rien à envier à son ami Swift, ou qu’il avait su tirer admirablement parti de son amitié pour s’assimiler son art des noirs sarcasmes et des caprices salissans. N’est-ce pas un épisode de Swift que ce concours de plongeons dans l’ordure imposé à ses dunces bien-aimés par la déesse Dullness? Et le concours de vocifération n’est-il pas un épisode digne de Rabelais? Le paysage inventé par Pope, ce que l’on peut appeler le panorama du poème, est en rapport parfait avec les scènes qui s’y déroulent. Ni lumière, ni air respirable; des grottes méphitiques, lieux de plaisance de la déesse Stupidité, fille aînée de la nuit et du chaos, des cloaques asphyxians chers à la déesse Cloacina, des marais fétides, des bras de rivières où viennent aboutir les cadavres des chiens noyés. De puantes vapeurs émules des fogs les plus épais de Londres, chargées de tous les typhus de la fausse science, de toutes les pestes des fausses doctrines, de toutes les contagions du mauvais goût, enveloppent cet aimable paysage, et au milieu de ces vapeurs, piquées çà et là de points vaguement lumineux comme un semblant d’idée, on aperçoit d’étranges choses : des vers de dunces grouillent comme des têtards et rampent comme des limaces, des mots vont cherchant un sens qu’ils rencontrent quelquefois, des métaphores mal formées se livrent à des émeutes enragées, et les genres les plus ennemis se confondent dans de sales unions dignes du Brocken. Et c’est, en effet, le paysage du Brocken que nous venons de décrire, avec ses vapeurs, ses lumières errantes, ses glapissemens, inventé soixante-dix ans avant Goethe, le Brocken de la sottise, crime cent fois pire aux yeux de Pope que la sorcellerie. Dans la description minutieusement exacte que nous venons de donner de ce poème, dites-moi cependant si vous reconnaissez à un trait quelconque la figure de l’esprit classique?
Cette œuvre, malgré ses défauts, et par ses défauts même, fait ressortir avec force le mérite par excellence du génie de Pope. Satire dirigée contre des contemporains que l’ombre recouvre à jamais, elle serait absolument illisible aujourd’hui, si une idée d’un intérêt général et éternel n’en était pas le principe et le but. Pope voyait dans le mauvais goût, la lourdeur d’esprit, la sottise et toutes les infirmités de l’esprit littéraire, lorsqu’elles devenaient arrogantes, la cause première de la perversion des idées morales, et par suite de la décadence des nations. Le retour lent, mais sûr, à l’ignorance et à la barbarie, voilà ce qui est caché au fond du mauvais langage qui présente incorrectement les idées, ou de la pesanteur qui en écrase la beauté, ou des faux raisonnemens qui en blessent la vérité. C’est là ce qui le remplit d’une fureur si implacable, ce qui lui fait massacrer tant de dunces de toute robe, de toute condition et de tout sexe, prédicateurs anglicans aux gages des ministres whigs, suisses du ciel, comme il les appelle spirituellement, dissidens au jargon populaire, mondains aux mièvreries prétentieuses, libres penseurs aux témérités dangereuses. Nous n’avons plus souci aujourd’hui de Colley Cibber et de tous les dunces de sa suite, mais nous pouvons encore faire notre profit de cette magnifique conclusion où le poète nous montre la nuit s’étendant sur l’univers et le chaos reprenant son ancien empire, conclusion qu’il ne pouvait, paraît-il, lire lui-même sans émotion. Dites-moi si, dans les temps où nous vivons, vous n’avez pas eu cent fois l’occasion de sentir et de comprendre que le sort de la civilisation est à la merci des fausses représentations des choses et que le danger signalé par Pope est éternel ?
Pas plus que le poète lyrique et satirique, l’observateur de la nature humaine n’échappe chez Pope aux qualités et aux défauts de sa nation. Sur cette plus importante de toutes les matières dont puisse s’occuper l’intelligence, ainsi qu’il l’a dit lui-même dans un vers resté célèbre :
The proper study of mankind is man,
le psychologue chez Pope domine le moraliste, ce qui est fait, par
parenthèse, pour le rapprocher singulièrement de nous, qui sommes
en voie de faire de la morale une annexe secondaire de la psychologie. Au fond, sa conception de l’homme est shakspearienne, et le
conduit à des pénétrations et à des curiosités qui sont le domaine
propre de l’humoriste, mais que le moraliste classique, à moins
qu’il n’ait été élevé à l’école de Montaigne, repousse comme trop
peu sévères. L’homme est un composé de contradictions et d’antithèses, un être coulant comme l’eau, dont l’observation est presque
impossible, car il change sous le regard même de l’observateur, et
cet observateur fait partie lui-même de cette nature incessamment
variable. Il est presque toujours téméraire de prononcer un jugement sur un homme, car, par suite de cette fluidité de notre nature, ce jugement arrive toujours ou trop tôt ou trop tard, et
s’adresse, soit à un caractère qui était hier, mais qui n’est déjà
plus, soit à un caractère qu’on suppose, mais qui n’est pas encore
et ne sera peut-être jamais. Nos vertus, pas plus que nos vices, ne
gardent longtemps leur ressemblance ; car, par des transformations
étranges et quelquefois scandaleuses, nos vertus agissent comme
des vices, et nos vices, par les mêmes métamorphoses, agissent
comme des vertus. Notre volonté et nos passions, même les plus fortes, sont à la merci des moindres incidens, une intempérie de
saison, une mauvaise digestion, un accès de fièvre, le froncement
de sourcil d’un puissant, la grimace d’une maîtresse. De tout cela, il
résulte que nos actions sont toujours obscures dans le bien comme
dans le mal. « Nos actions ne montrent pas toujours l’homme : qui
fait acte de bienveillance n’est pas nécessairement bienveillant;
peut-être la prospérité a-t-elle pacifié son cœur, peut-être le vent
souffle-t-il justement de l’est : qui cherche la retraite n’est pas nécessairement humble, l’orgueil guide ses pas et l’avertit d’éviter
les grands : qui combat bravement n’est pas nécessairement brave,
il craint la mort à domicile comme le plus vil esclave : qui raisonne sagement n’est pas nécessairement sage, il met son orgueil à
bien raisonner et non à bien agir. » Le moraliste classique répond
à Pope que ces variations et métamorphoses n’atteignent pas l’homme
en soi, qui leur reste supérieur, et n’atteignent que les individus;
à quoi Pope réplique à son tour qu’il n’a d’autre manière d’atteindre cet homme général que les individus, et cette réplique suffit
pour cous apprendre à quelle nation appartient Pope, et que la méthode à laquelle obéit instinctivement son esprit est aussi éloignée
de la logique classique que Bacon peut l’être de Descartes ou de Pascal.
A moins de s’arrêter dans le scepticisme universel, Pope sent bien cependant qu’il doit y avoir malgré tout une unité dans ce chaos apparent, et il s’applique ingénieusement à chercher la loi qui réconcilie ces contradictions et rend compte de ces métamorphoses. Il résout la difficulté par sa théorie de la passion maîtresse, car c’est lui qui est l’inventeur de cette théorie, qui, transportée des passions aux facultés de l’esprit, a fait depuis, sous la plume de M. Taine, une si belle et si méritée fortune, et produit des conséquences dont le poète était loin de se douter. Il y a dans tout homme une passion principale qui, pareille à la verge d’Aaron, laquelle dévora, comme on sait, toutes les verges des magiciens d’Egypte, s’engraisse et se fortifie de toutes les autres, après s’en être fait servir comme un conquérant par ses soldats, un architecte par des maçons, un musicien par des exécutans. Comme nous portons, en venant au monde, notre principe de mort, nous portons aussi cette passion maîtresse, principe de notre vie morale future pour le bien et pour le mal. Il est aussi fatal de lui résister sans prudence que de lui obéir aveuglément; car malheur à qui essaierait de la supprimer, ou seulement de la mutiler ! Il faut l’accepter et la traiter, non en ennemie, mais en amie ; car si c’est d’elle que viennent tous nos vices, c’est d’elle aussi que viennent nos vertus, œuvres de la seule nature, que la raison peut corriger, mais non créer. « La route de la nature doit toujours être suivie; la raison n’est pas ici un guide, mais un gardien ; c’est à elle de rectifier, non de renverser. Les plus fortes vertus sortent des passions, la vigueur sauvage de la nature faisant son œuvre de vie à la racine... » Et il montre la transformation des vices en vertus par l’action de cette greffe opérée par la raison sur la passion maîtresse respectée. Comment et pourquoi, en psychologie, en morale, en poésie, en art, en éducation, cette théorie est en tout le contraire de la théorie classique, qui n’attend que de la raison ce que Pope attend de la nature, je n’ai pas besoin d’insister pour le faire comprendre. A un point de vue supérieur encore au précédent, elle est opposée à l’esprit classique. Cette passion maîtresse n’a rien de général, car il y en a autant que d’individus, et, par conséquent, cette prétendue loi morale nous laisse sans morale assurée. Ce n’est pas nous qui parlons ainsi, c’est l’esprit classique qui n’admet qu’un type universel d’homme dont tous les caractères individuels ne sont que des déviations ou des approximations, tandis que Pope accepte les caractères individuels formés par la passion maîtresse intérieure comme des mondes au complet, des microcosmes originaux, qui n’ont que faire de cet homme universel qu’aucun de nous ne contient en lui.
Cependant, en un sens, l’esprit classique peut s’accommoder de cette théorie. Apportant la fixité dans ce qui est essentiellement variable et l’unité dans ce qui est contradictoire et discordant, elle permet d’établir au moins avec logique, avec suite, avec harmonie, des caractères nettement définis, sans confusions, supérieurs à toutes les menues contingences, tels, en un mot, que les aime l’art classique. Eh bien ! il est remarquable que, dans les portraits dont il a semé ses Essais moraux et ses Satires, Pope n’a jamais pu arriver à présenter un caractère véritable, mais toujours quelque variété secondaire d’un type général ou quelque forme inférieure d’une passion maîtresse quelconque. Il serait facile de multiplier les exemples ; je n’en citerai qu’un seul pour abréger. Voyez, dans l’incomparable épître à lord Cobham, le portrait de comte de Wharton, si célèbre à cette époque par les extravagances de sa conduite. Pope énumère avec une finesse pleine d’art les contradictions de ce bizarre personnage, débauché ce soir, mystique demain, cynique qui finit par se faire moine, partisan de la maison de Hanovre qui passa plusieurs de ses dernières années auprès du prétendant. Vous attendez que Pope vous donne, comme il a annoncé qu’il allait le faire, le nom que porte le caractère de cet homme. Eh bien ! au bout de cette longue description, tout ce que vous apprenez, c’est que Wharton fut tel par la crainte « que les coquins ne le traitassent de sot, » en sorte que voilà un caractère qui résulte non d’un vice général, mais d’un mode de ce vice; non de la vanité, mais de cette variété de la vanité qui s’appelle respect humain, et encore faut-il descendre à une subdivision de cette variété. Qui ne comprend que c’est là la méthode propre aux humoristes, lesquels considèrent tout caractère général comme une véritable entité métaphysique, et pour trouver l’homme s’arrêtent de préférence à quelque particularité occulte dont le jeu produit des résultats imprévus à la logique? Qui ne sait que c’est là aussi le procédé par lequel ils arrivent à des effets de surprise si singuliers et si amusans? Inconsciemment, Pope est donc retiré par ses qualités d’Anglais de ce qui est général, et rejeté dans l’individuel, voire même dans l’anecdotique. Sous ce dernier rapport, voyez la série d’anecdotes si divertissantes qui termine cette même épître à lord Cobham : toutes feraient la plus brillante figure dans le Tristram Shandy, et l’on conçoit très bien en les lisant le compliment du vieux lord Bathurst à Sterne, lors de son premier succès : « J’ai connu Addison, Pope et les autres beaux esprits du temps de la reine Anne; vous seul depuis lors me les avez rappelés. »
Parmi les poèmes moraux de Pope, il en est un qu’il faut séparer des autres pour son importance exceptionnelle et l’influence prolongée qu’il eut sur les esprits du dernier siècle, le célèbre Essai sur l’homme, dédié à ce lord Bolingbroke à qui, dit-on, revient l’honneur des idées qui y sont exprimées. C’est certainement le plus beau poème didactique des temps modernes ; je cherche en vain une autre œuvre qui puisse lui être comparée avec justesse. Ce genre, quelque peu froid, ennuyeux et ingrat, a produit sous la plume de Pope plus que la moisson de poésie qu’on est en droit d’en exiger, et plus que la somme de plaisir qu’on est en droit d’en attendre. Comme l’œuvre porte bien la marque de son auteur, et répond exactement à la nature que nous lui connaissons ! Ce ne sont point les méditations soutenues et rigoureuses d’un philosophe enfermé dans sa doctrine, ni les soliloques mystiques d’une âme croyante, ni les conférences délivrées d’une seule haleine d’un professeur de morale ; ce sont les causeries éloquentes d’un mondain éminent, qui a conquis le droit de parler sans être interrompu et que l’on écoute en silence sans lui répliquer autrement que par une muette admiration. Un auditeur invisible est présent dans ces pages. Pope le voit, le comprend, le devine, et lui par le comme il ferait à la table de lord Bolingbroke ou avec les visiteurs de sa maison de Twickenham. Selon ce que lui dit cet interlocuteur invisible ou la pensée qu’il lui suppose, Pope varie son discours avec une souplesse admirable. Tantôt il réplique avec une pétulance ironique qui veut punir quelque impertinente observation, tantôt il se laisse aller à une véhémence qui fait subitement monter le sensible baromètre de son âme; plus loin, fier d’être compris, il insiste avec bonheur sur le point qu’il vient de mettre en lumière, ou bien il s’indigne avec des accens de satirique ou s’afflige presque avec des tons d’élégie. Et quel beau style ! c’est merveille devoir comme toutes ces notions abstraites de fini et d’infini, de droit et de devoir, de raison et de passion enveloppées de mots concrets, vivans, colorés, ont « fleuri comme le désert et verdoyé comme la ronce. » Si ce que dit Pope n’a, comme on l’a prétendu, qu’une valeur secondaire, il faut avouer qu’il le dit d’une manière incomparable, avec des tours si variés et un style si original que cela s’imprime de soi-même dans la mémoire. Aussi n’y a-t-il pas de poète en Angleterre dont un plus grand nombre de vers soit passé en citations courantes.
Voilà pour la forme générale du poème. Le fond, je le crains, trouverait aujourd’hui moins d’enthousiastes que par le passé, et même moins déjuges disposés à l’indulgence. Médiocre philosophie, et d’ailleurs surannée, tel serait probablement le verdict de plus d’un. Est-ce bien exact ? Surannée, elle ne l’est peut-être pas plus que celle de tant d’autres œuvres dont les doctrines sont désormais oubliées ou dépassées, que la théologie janséniste de Boileau, par exemple, dans cette épître Sur l’amour de Dieu, qui conserve encore cependant une certaine valeur. « Ce que la Muse a chanté durera, » a dit Pope lui-même, et ce mot heureux trouve ici sa juste application. C’est le propre des vérités et des erreurs, lorsqu’en leur saison florissante elles ont eu la fortune d’être enfermées dans la poésie, de conserver leur valeur, leur beauté, leur prestige, même lorsqu’elles ne sont plus admises par la simple prose et que le monde les a rejetées. Il n’y a plus de jansénistes parmi nous mais le jansénisme de l’épître de Boileau reste encore éloquent et terrible comme le jour où il la composa. Il y a peut-être moins encore de déistes que de jansénistes à notre époque, mais le déisme de l’Essai sur l’homme conserve encore pour tout lecteur lettré ce qu’il eut à son heure de hardiesse et de religieuse liberté.
La philosophie de l’Essai sur l’homme n’est pas plus médiocre qu’elle n’est surannée. Loin de la trouver trop maigre, nous la trouverions volontiers trop touffue. L’impression, toujours identique, qui nous en reste après une lecture dix fois répétée à de longs intervalles, c’est que cette œuvre, loin de retenir l’esprit sur le terrain ferme et bien délimité d’une doctrine unique, le promène à travers les provinces les plus différentes de la spéculation philosophique. Cherchez les doctrines qui ont participé à la philosophie de l’Essai sur l’homme, il y en a dix ; non qu’il y ait là aucun éclectisme, mais Pope, à l’instar de ces voyageurs qui ont gardé à leur insu quelque chose des mœurs des nations qu’ils ont traversées, a retenu quelque chose de la beauté, ou de la grandeur, ou de la vérité des doctrines avec lesquelles il a entretenu commerce plus ou moins intime, ou dont il a eu la curiosité de s’approcher. Voyez plutôt à combien de systèmes nous nous heurtons. Son catholicisme de naissance, — les doctrines catholiques ont gardé sur l’esprit de Pope une influence beaucoup plus grande qu’on ne ledit, — ne se reconnaît-il pas à ce point de départ de son poème, l’aveu de l’infirmité de la raison humaine, et à la conséquence qu’il en tire immédiatement, le devoir pour l’homme de se soumettre sans prétendre à trouver le mot des mystères dont il est environné et se révolter contre des lois dont le but lui est inconnu? Cependant, cette conséquence, très nettement chrétienne, est amenée par un raisonnement qui l’est beaucoup moins et qui fait penser à la théorie que Kant développera à la fin du siècle, c’est qu’en définitive notre raison n’atteint des choses que ce qui est nécessaire à notre existence. La doctrine métaphysique générale du poème est l’optimisme leibnizien, fondé sur une harmonie préétablie dans l’univers par une sagesse qui ne veut ni ne peut nous tromper; cependant l’image de cet équilibre divinement ordonné ne reste pas toujours si invariablement présente dans son esprit que l’idée d’identité de substance et de cause n’y fasse aussi parfois son apparition pour absorber cette symétrie dans le grand tout spinosiste. En morale, Pope est croyant au libre arbitre; il ne l’est pas si fermement toutefois qu’il ne croie encore bien davantage au fatalisme des instincts. Par sa théorie de la passion maîtresse qu’il expose si fréquemment, et toujours avec une si ingénieuse éloquence, il se rapproche étonnamment de nos plus récentes doctrines psychologiques, qui sont fort ingrates si elles ne reconnaissent pas en lui un précurseur. La morale pratique qui découle, soit de cette croyance quelque peu chancelante au libre arbitre, soit de cet entraînement vers le fatalisme des instincts, est une morale singulièrement anglaise, mais fort inconnue encore de son temps, tantôt la morale de l’intérêt personnel telle que Bentham l’a tirée de l’idée de l’utile, tantôt la morale de l’altruisme fondée sur l’égoïsme même, telle que les plus récentes évolutions des écoles positiviste et spensérienne l’ont établie. Ce n’est donc pas par la disette d’idées que pèche l’Essai sur l’homme. Je veux bien que cette abondance ne témoigne pas que Pope fût un philosophe, mais elle témoigne au moins de l’habitude qu’il avait de la méditation, et dit sur combien de problèmes, tant de métaphysique que de morale, son esprit s’était arrêté.
De même que la Boucle de cheveux enlevée fut par avance l’expression de l’art du XVIIIe siècle, l’Essai sur l’homme fut, pour le déisme de cette époque, le poème par excellence, une sorte de livre sacré, une manière d’évangile rythmé où les hommes d’alors aimaient à trouver justifiées, en beaux vers, les espérances qu’ils avaient mises en cette semi-religion, destinée à un règne si horriblement tourmenté et à un abandon final si complet et si froid. Il n’y a pas de livre qui ait été plus lu, plus souvent cité, ni qui ait exercé une plus longue et plus aimable influence. Il serait amusant de rechercher, dans les écrits de nos philosophes du dernier siècle, les traces de cette influence ; nous n’avons pas aujourd’hui le loisir d’entreprendre une telle enquête : bornons-nous à un seul exemple, et choisissons-le parmi ceux que tout lecteur lettré retrouvera aussitôt dans sa mémoire. L’Essai sur l’homme était au nombre des œuvres que Voltaire admirait le plus, qu’il lisait le plus fréquemment, et dont il a le plus profité, en dépit du soufflet que l’optimisme de ce poème donnait à Candide. Il n’est personne qui n’ait lu Micromégas, et qui ne sache que le cadre de ce joli conte est une combinaison ingénieuse de l’île de Laputa et du pays de Brobdingnac de Gulliver; ce que l’on sait moins, c’est que nombre de pensées en sont de Pope. Cette idée de l’Essai que l’homme est nécessairement à la juste place qu’il doit occuper dans l’ordre du monde, parce que, ses facultés, son degré de raison et ses besoins étant donnés, il doit y avoir convenance et rapport direct entre la planète et son habitant, n’est-elle pas allégorisée avec infiniment d’esprit par l’embarras amusant du Sirien et du Saturnien lorsqu’ils touchent notre terre? Ils ont peine à s’y mouvoir, et, malgré la portée exagérée de leur vue, ils ne peuvent en discerner les habitans, parce que cette terre n’est pas la leur et qu’elle a été faite pour des habitans de cinq pieds cinq pouces et non pour des créatures hautes de mille toises. L’emprunt est ici indirect, enveloppé ; en voici un autre moins déguisé. Le passage le plus éloquent de Micromégas est celui où il est raconté comment le Sirien, ayant posé le vaisseau des philosophes sur la paume de sa main, finit par entendre le langage des mites qu’il y remarquait, lia conversation avec elles, et tomba en étonnement religieux devant ce contraste si frappant, l’exiguïté de ces animalcules et la haute raison dont témoignait l’infaillibilité scientifique avec laquelle fut calculée instantanément sa taille gigantesque. Or, Pope avait dit exactement la même chose en quatre vers de l’Essai sur l’homme: «Lorsque les êtres supérieurs virent dans ces derniers temps un mortel dérouler toute la loi de la nature, ils admirèrent une telle sagesse sous une forme terrestre, et se montrèrent un Newton comme nous montrons un singe. » L’épisode de Micromégas, on le voit, n’est pas autre chose que la traduction dramatisée, mais littérale, de la boutade humoristique de Pope.
La conclusion que nous voulons donner à cette étude, bien sommaire malgré son étendue, c’est qu’il ne convient de parler de Pope qu’avec le plus extrême respect. En tous sens, c’est un ancêtre. Nous avons vu combien il est près de nous, par les pensées et les sentimens, en poésie, en psychologie, en morale; combien il s’en rapproche aussi par son caractère, son souci d’indépendance et toutes les habitudes de sa vie. Il est un patron pour tous ceux qui aiment à voir la vérité face à face, sans s’attrister niaisement s’ils la trouvent contraire à leurs désirs, sans triompher insolemment s’ils l’y trouvent conforme, et qui n’ont pas plus besoin de fanatisme pour lui être attaché, qu’ils n’ont besoin d’alcool pour l’enthousiasme ou d’opium pour la rêverie. Il n’y a chez lui aucune complaisance aux erreurs populaires, aucune servilité superstitieuse pour les préjugés de rang et de condition. Son intelligence saine, droite, ouverte, est merveilleusement perméable à la lumière, et elle la renvoie comme elle l’a reçue, sans une ombre, sans un nuage, sans une impureté. En politique, ce fut un tory républicain, ce qui est la combinaison à laquelle doit aspirer nécessairement tout honnête homme qui a l’ambition, rarement poursuivie, il est vrai, d’arriver à la perfection morale, tory pour accomplir ses devoirs envers les autres en respectant leurs intérêts, républicain pour accomplir ses devoirs envers soi-même en prenant soin de sa dignité et en la préservant de toute atteinte. Comme poète, c’est le plus grand nom de l’Angleterre au XVIIIe siècle, et pour en mesurer la grandeur, on n’a qu’à le comparer aux poètes éminens qui furent ses contemporains ou lui succédèrent jusqu’aux approches du présent siècle. Au fond, — Gray, Collins, Chatterton et autres, ne pouvant entrer en comparaison à cause de l’insuffisance de leur bagage, — ces poètes se réduisent à deux, Thomson et Cowper. Certes, il y a chez Thomson bien de l’envergure, bien de l’essor; mais l’oiseau ne vaut pas les ailes, le génie qu’il déploie ne vaut pas la singulière facilité qu’il possède pour s’élever et planer. Il y a chez Cowper un enthousiasme descriptif d’une continuité admirable et des sentimens d’une incontestable profondeur; mais cet enthousiasme descriptif, qui atteint fréquemment à l’émotion, atteint rarement à la vraie beauté, et ces sentimens, — inquiétude du salut, vertiges d’une âme qui est trop sortie « de la petite île de vie » où elle est enfermée et s’est trop approchée des abîmes de l’éternité, — sont d’une nature tellement exceptionnelle qu’ils sont plus intéressans qu’accessibles et échappent nécessairement au grand nombre. Que nous sommes loin avec ces successeurs, si éminens qu’ils soient, de ce don des sentimens généraux qui font de Pope non le poète d’un état d’âme excentrique, mais un poète ouvert à tous, de ce don des idées générales qui le rendent intéressant pour tous, de cette aptitude facile à saisir la beauté et à la donner à tout ce qu’il touche. Walter Scott écrivait dans je ne sais laquelle de ses préfaces, en réponse à certaines critiques venues de l’école des lacs : « J’en demande bien pardon à quelques-uns de nos contemporains, mais si, comme poète, je ne suis pas digne de dénouer les sandales de certains d’entre eux, je sais mieux qu’eux ce qui peut intéresser la majorité des hommes. » S’il fut revenu au monde, Pope aurait pu répondre quelque chose de semblable par rapport à ses successeurs.
Sa renommée est restée supérieure à tous les changemens du goût public et à toutes les révolutions qui se sont accomplies dans la poésie. Elle a eu à subir de fortes attaques, cependant, dont quelques-unes partaient de talens singulièrement originaux et profonds. Il est remarquable, toutefois, que ces attaques ne sont jamais venues que de poètes et de critiques prenant la nature de biais, obliquement et par détours, comme Wordsworth et son école ; mais toutes les fois qu’il s’est rencontré un grand poète de race, entrant d’emblée dans la nature, directement et non par chemins de traverse et sentiers cachés, il n’a jamais eu envie de médire de Pope et l’a salué comme un maître. En dépit de ce romantisme dont il poussa si loin les conquêtes, Walter Scott ne s’associa jamais aux réactions dirigées contre Pope et lui garda toujours une judicieuse admiration. C’était bien mieux pour Byron, car c’était un véritable culte, passionné, presque fanatique. Les lettres qu’il écrivit pour venger le poète des critiques de Bowles sont d’une telle virulence qu’il n’aurait pu la dépasser s’il se fût agi de lui-même, en sorte qu’elles donnent par momens l’illusion d’un plaidoyer pour son propre génie. Et c’était en effet quelque chose de tel, car l’étude profonde, constante de Pope se révèle à chaque instant dans ses poèmes. Si Byron doit quelque chose à quelqu’un de ses prédécesseurs, c’est à Pope, et il lui doit beaucoup. Les formes de l’ironie byronienne, par exemple, croiriez-vous qu’elles sont presque toujours les formes mêmes de l’ironie de Pope ? Innombrables sont les passages des Satires et des Épitres qui trouveraient place dans le Don Juan, sans que le gourmet poétique le plus exercé pût s’apercevoir de la plus subtile différence. Quelle est l’opinion de lord Tennyson sur Pope ? Nous regrettons de ne pas la connaître, mais nous oserions parier qu’il l’a beaucoup lu et admiré en ses jeunes années, et que cette admiration n’a pas nui à cette souplesse de versification, à cette constante élégance, à ce coloris sans violences, mais si brillant, si varié, si harmonieusement assorti à ses sujets, qui ont fait de lui, en dehors de ses autres mérites poétiques, l’homme qui a le mieux écrit en vers qu’il y ait eu en Angleterre depuis l’auteur de la Boucle de cheveux enlevée. Chez nous, enfin, notre pauvre Alfred de Musset l’avait lu, et probablement l’aimait, car je rencontre la trace de Pope en plus d’une de ses pages, notamment dans la prière de l’Espoir en Dieu, dont la première strophe est une adaptation de la Prière universelle, qui fait suite à l’Essai sur l’homme.
Un dernier mot. Pope fut un grand talent, mais il y a plus et mieux que cela chez lui, et cette qualification ne nous suffit pas. Faut-il dire alors qu’il fut un homme de génie? Aujourd’hui que nous jugeons le génie à l’énormité de l’effort qu’a dû coûter l’œuvre accomplie, je crains qu’il n’y ait chez Pope trop peu de fracas et de violences pour lui mériter ce titre auprès de plus d’un contemporain. Mais ce que l’on appelle génie dans les choses littéraires varie singulièrement selon les siècles, les nations, les états de civilisation; il n’y a jamais eu réellement rien de fixe à cet égard. Certaines époques l’ont placé dans la force et l’énergie, et ces époques-là n’ont pas eu tort; d’autres l’ont placé dans la facilité, la simplicité, l’aisance à porter ses dons, et celles-là ont encore eu plus raison. Il en est vraiment du génie comme de la divinité, dont la conception varie d’âge en âge, mais qui est autant la divinité sous la forme qu’elle vient de quitter que sous celle qu’elle va revêtir. À ce propos, la Bible nous présente un curieux rapprochement. Lorsque Dieu parlait à Moïse, c’était au sommet du Sinaï, au milieu d’éclairs et de tonnerres, et nous comprenons aisément que ce cortège de terreurs convenait à sa majesté. Or, plusieurs siècles plus tard, Élie le solitaire, qui cependant faisait tomber le tonnerre sur les autels des infidèles, eut de Dieu même la révélation que cet appareil formidable ne lui était pas nécessairement associé. Sur sa montagne d’Horeb, où il s’était placé par ordre du Seigneur pour attendre son passage, il s’éleva un vent furieux, et l’esprit de Dieu n’était pas dans ce vent ; puis la montagne trembla dans sa base, et l’esprit de Dieu n’était pas dans ce tremblement; puis il s’alluma un feu où il n’était pas davantage; enfin, un petit vent doux vint à souffler, et Dieu était dans ce petit vent, eh bien ! le génie de Pope, c’est en toute vérité ce petit vent d’Élie.
EMILE MONTEGUT.
- ↑ Thomas Gray, l’auteur de la célèbre Élégie sur un cimetière de campagne, dans sa belle ode intitulée le Voyage de la poésie, s’est souvenu de ces vers de Pope, précisément à propos de Dryden, qu’il représente emporté par deux chevaux de race éthérée, le cou enveloppé de tonnerre, le pas longuement retentissant.
With necks in thunder clothed, and long resounding-pace.
Cette ingénieuse transformation des expressions de Pope laisse toujours subsister, comme on le voit, ces mêmes impressions de force et de puissance. - ↑ Comme il ne faut jamais perdre une occasion de répandre les nobles sentimens, voici cette conclusion admirable : « Tandis que je me tenais là attentif à voir et à entendre, il me sembla que quelqu’un s’approchait et murmurait à mon oreille : Quoi donc, ton ambition téméraire prétend-elle si haut? es-tu donc, ardent jeune homme, un candidat à la gloire? — C’est vrai, répondis-je, je ne suis pas venu sans espérances, car qui est aussi avide de renommée que les jeunes poètes? mais peu, hélas ! peuvent se vanter de ce bonheur aléatoire, si dur à gagner, si aisé à perdre. Combien vains sont cette seconde vie que donne le souffle d’autrui, ce domaine dont les beaux esprits héritent après leur mort! La tenure en est sans sécurité, mais combien vaste en est la redevance! Aisance, santé, vie, il leur faut tout résigner pour cela, endurer les insultes des grands sans les profits, misérables être enviés et pauvres être flattés, avoir pour ennemis déclarés tous les beaux esprits malheureux, et pour amis jaloux au mieux tous les beaux esprits qui ont réussi. Je ne fais pas plus fi de la renommée que je n’appelle ses faveurs. Elle viendra sans que je l’attende, si elle doit venir jamais. Mais si elle coûte un prix aussi cher que flatter la folie et exalter le vice, si la muse doit courtiser la puissance illicite et marcher derrière la fortune dans le chemin qu’elle guide, ou si mon nom pour s’élever ne doit trouver d’autre base que les ruines de la renommée d’un autre, alors, ô ciel! apprenez-moi à mépriser les lauriers coupables, chassez de mon cœur cette misérable convoitise de louanges, faites-moi vivre sans tache ou mourir inconnu, accordez-moi une honnête gloire ou ne m’en accordez aucune! »
- ↑ Il en a de singulièrement nuancées, comme, par exemple, dans ces deux vers de la Fôret de Windsor :
- Hère in full light the russet plains extend :
- There wrapt in clouds the blueish hills ascend.
- ↑ Allusion probable à une perte qu’il éprouva dans la faillite de la compagnie de la Mer du Sud, faillite célèbre sous le nom de South sea Bubble, l’équivalent de notre crac de la rue Quincampoix.
- ↑ Suivant Johnson, un portrait de l’acteur Betterton de la main de Pope était en la possession du lord Mansfield de l’époque, et un des récens éditeurs du poète nous parle aussi d’un portrait qui est la propriété du duc de Norfolk et se trouve au château d’Arundel.
- ↑ Comme Ver Vert est de beaucoup postérieur à la Boucle de cheveux enlevée il n’est ici cité que pour le genre.
- ↑ Je lui recommande surtout le passage qui commence par ce vers
- But oh! what aggravates the killing smart...
- ↑ Je rencontre, sur ce mot de dunce, une explication étymologique assez curieuse. De même que notre mot espiègle vient du petit livre allemand d’Eulenspleyel, si célèbre au XVIe siècle, dunce viendrait du fameux scolastique Duns Scot. Quand on voulait désigner une variété de pédant quelconque, on disait c’est un Duns, comme nous disons un Harpagon pour un avare ; avec le temps, le nom propre disparut, et il ne resta qu’un substantif.