Heures d’Italie - Des bords de la Brenta aux monts Euganéens

Heures d’Italie - Des bords de la Brenta aux monts Euganéens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 413-439).
HEURES D’ITALIE

DES BORDS DE LA BRENTA
AUX
MONTS EUGANÉENS


I. — FUSINA

Rives de la Brenta, collines Euganéennes : qu’il y a longtemps que je désirais vous connaître et que je rêvais de vous ! Si grande pour moi est la magie des mots, que, parfois, je me plaisais à vous évoquer, rien que pour répéter les fluides syllabes de vos beaux noms. Et bien souvent, au retour des îles de la lagune, rentrant dans Venise qu’embrasait l’incendie des couchans de septembre, j’ai regretté de ne pouvoir continuer ma route le long du fleuve, jusqu’aux montagnes bleues qui se dessinaient dans la lumière.

Plus que le Bædeker, qui consacre à peine quelques lignes à ces régions, des souvenirs littéraires aiguisaient mon envie. Je me rappelais le conseil de Barrès : « Souhaitez une occasion de remonter la Brenta sur ces barques lentes qui seules cheminent encore de Fusina à Padoue. Par un doux et magnifique automne, tandis qu’aucune lettre de France ne peut ici nous rejoindre, qu’il fait bon sur cette vieille eau désertée ! » Et puis, chaque fois que je traversais Padoue, des vers de Musset, qui ne sont certes pas parmi les meilleurs, me revenaient comme une obsession :


Padoue est un fort bel endroit,
Ou de très grands docteurs en droit
Ont fait merveille ;
Mais j’aime mieux la polenta
Qu’on mange aux bords de la Brenta
Sous une treille...


Cette année, j’ai pu enfin réaliser mon rêve. Je n’ai pas mangé de polenta sous une treille ; mais j’ai suivi le cours de la Brenta, tout tranquillement, en flânant, tantôt en barque, tantôt à pied sur les berges. Et je fus tout d’abord déçu.

C’est à Fusina que commencent ces rives dont la réputation était extraordinaire, puisqu’on les égalait aux plus fameuses merveilles de l’Univers. « Je ne crois pas, dit Lalande, que les délices de Tempé, si célèbres dans les anciens poètes, ni le faubourg de Daphné (au midi d’Antioche) dont on a tant parlé, eussent rien de plus beau que le bassin de Naples et les rivages de la Brenta. » De tels éloges semblent, aujourd’hui, singulièrement exagérés ; c’est que nous n’avons sous les yeux qu’un pâle reflet de l’ancienne splendeur de ces bords, au temps où on les visitait en burchiello. « C’est un grand bateau, dit Lalande, dont la chambre est communément ornée de peintures, avec des tapis, des glaces et des portes vitrées : on le fait remorquer par une ou deux barques à quatre rames, depuis Venise jusqu’à Fusina, le long des lagunes, où la route est indiquée par des piquets, pour que les barques ne soient point exposées à s’égarer ou à donner sur les bas-fonds. Il faut environ une heure pour aller de Venise en terre-ferme, c’est-à-dire pour faire cinq milles ; on prend ensuite deux chevaux pour tirer la barque le long du canal de la Brenta... Quand on est entré dans ce canal. On trouve une double file de villages et de maisons qui se succèdent sans interruption ; des palais superbes, des casinos ornés, des jardins sans nombre, une belle verdure ; je n’ai point vu de rivages aussi rians et aussi bien peuplés. » Quelque vingt ans plus tôt, le président de Brosses nous avait aussi vanté son burchiello qui se nommait le Bucentaure. « Vous pouvez bien penser, dit-il, que ce n’est qu’un fort petit enfant du vrai Bucentaure ; mais aussi c’était le plus joli enfant du monde, ressemblant fort en beau à nos diligences d’eau, et infiniment plus propre... Nous trouvions notre domicile si agréable et si commode, que, contre notre ordinaire, nous n’avions nulle impatience d’arriver, d’autant mieux que nous étions munis de force vivres, vin de Canaries, etc. » Évidemment, la route, dans de telles conditions, ne devait point paraître longue. Quelles délices de voyager ainsi, lentement et confortablement, dans l’un des plus beaux pays du monde et avec les plus charmans compagnons de plaisir qui furent jamais ! Dès que la nuit tombe, le bateau s’arrête ; on dîne dans une villa ; à défaut, on improvise un festin à bord. On danse, on chante, on joue jusqu’au matin. Des intrigues se nouent et se dénouent. Le moindre incident prend un pittoresque délicieux.

En aucun temps, la douceur de vivre ne fut plus grande ni plus passionnément cultivée que pendant les années du XVIIIe siècle vénitien. Il faut lire les mémoires de l’époque pour se faire une idée des fêtes incessantes qui se succédaient sur ces rives où s’élevaient près de cent cinquante villas. L’existence y était aussi luxueuse et plus libre encore qu’à Venise. On ne villégiaturait pas alors pour se reposer et jouir de la campagne, mais pour s’amuser, se griser de plaisirs, passer de divertissemens en divertissemens, de folies en folies, et aussi pour éblouir ses voisins. Les Vénitiens d’alors avaient un peu la mentalité des Parisiens de nos jours qui n’imaginent d’autre distraction que de se retrouver à Cabourg ou à Trouville, sur les mêmes planches et dans les mêmes salles d’un casino. Le snobisme est de tous les temps : le mot seul est moderne. Il fallait avoir sa villa sur la Brenta, comme il faut l’avoir aujourd’hui sur les plages du Calvados.

Depuis le début du siècle dernier, l’eau calme de la rivière ne renvoie plus les lueurs des barques ni les échos des romances de Pergolèse et de Cimarosa. La triste Fusina ne voit plus flotter les burchielli pavoisés ; seules, des péottes chargées de fruits vont, chaque matin, alimenter les marchés de Venise. Sur ces rives désertées, Candide chercherait vainement le seigneur Pococurante ; et Corinne, au départ d’Oswald, n’y louerait plus une villa. C’est Napoléon qui porta le premier coup à la prospérité de Venise ; la domination autrichienne acheva la ruine. Déjà, en 1833, quand Chateaubriand y vint, ces bords n’étaient plus aussi amènes, et de nombreuses villas avaient disparu : pourtant, malgré ce demi-désappointement, il fut charmé « des arbres de soie, des orangers, des figuiers et de la douceur de l’air ; » il est vrai qu’il revenait des « sapinières de la Germanie et des montagnes tchèques où le soleil a mauvais visage. »

La décadence a continué. Quand, après avoir dépassé les murs roses de San-Giorgio-in-Alga, où une petite madone de marbre veille sur la lagune, le bateau m’a débarqué sur les rivages de la plate et marécageuse Fusina, en proie aux moustiques et aux fièvres, j’ai éprouvé une impression de mortel ennui. C’était jadis un village important. De vastes puits y étaient creusés d’où l’on tirait l’eau potable que des chalands, spécialement aménagés à cet effet, allaient chaque jour porter à Venise. Une curieuse machine, le carro, faisait, à l’aide de poulies et de cordages, franchir aux embarcations la barre qui fermait l’embouchure de la Brenta, avant que son cours eût été en partie détourné vers le sud. Aujourd’hui, il n’y a plus que le bâtiment de la douane, la petite gare du tramway électrique et quelques misérables maisons à demi enfouies dans la vase. C’est triste à pleurer. Où est la vieille Fusina, dont les voyageurs célébraient la grâce, entre la lagune et les étangs, au milieu des verdures et des fleurs, tout entourée de roseaux, de nénuphars et de lis d’eau ? De chaque côté du fleuve et de la route qui le longe, je ne vois que des champs mornes et sans caractère qu’envahit une immense décomposition végétale. Par ce matin d’automne, la plaine basse, presque liquide et toute fumante de la pourriture des plantes, semble un vaste marais mal desséché. De petites flaques miroitent au soleil. Mais, assez vite, l’aspect change. Quelques fermes mettent un peu d’animation au bord du chemin. Des bateaux glissent sur le canal, traînés par des chevaux ou menés à la rame ; d’autres sont amarrés aux berges, chargés de fruits aux couleurs vives et de raisins mûrs. Dans les prés, des vignes flexibles courent en guirlandes, d’un pioppo à l’autre, ondulant au vent comme des hamacs de pourpre et d’or. Des maisons aux murs d’un jaune éclatant se reflètent dans le miroir terni de la rivière qui s’émeut à peine au passage des barques.

Jadis ces eaux étaient courantes quand la Brenta suivait son cours naturel et se jetait à Fusina. Mais du jour où Venise eut soumis Padoue, son souci constant fut de détourner le fleuve, qui ensablait la lagune, au moyen de canaux qui emportent l’eau et la terre qu’elle charrie, très loin, du côté de Brondolo et de Chioggia. L’ancien lit, canalisé et barré d’écluses, est aujourd’hui une sorte d’étroite et longue mare, où barbotent d’innombrables canards, et qui, à certains coins, semble dormir sous la végétation qui la couvre. Heureusement, les ingénieurs n’ont pas eu l’idée d’en rectifier les incessantes sinuosités. A chaque tournant, les vues changent. Souvent, une double et régulière colonnade de hauts peupliers dorés encadre les rives. Par cet automne précoce, qui suit un été pluvieux, les mûriers sont déjà tout jaunes dans la campagne jaunie. Près des granges, montent les flammes vives des cerisiers de feu.


II. — MALCONTENTA

A un coude de la Brenta, la haute masse de la villa Foscari surgit derrière les toits de Malcontenta ; et l’on s’étonne de ne pas l’avoir aperçue plus tôt, tant elle se détache, imposante, au-dessus de la plaine sans mouvement. Les murs construits par Palladio ont gardé si intact leur air de majestueuse sérénité que l’on ne peut se douter, lorsqu’on les voit en passant sur l’autre rive du canal, des ruines qu’ils abritent. Un pillage éhonté suivit la fin de la République. Quand les palais ne furent pas entièrement démolis, ainsi qu’il arriva le plus souvent, on vendit tous les objets d’art qu’ils renfermaient : meubles, fresques, boiseries, étoiles ; puis, des entrepreneurs de démolitions achetèrent en gros, et à vil prix, tout ce qui pouvait encore avoir une valeur quelconque : pierres, plombs, ferrailles, motifs décoratifs. Ce fut une véritable razzia. Rarement le vandalisme alla aussi loin.

Le rez-de-chaussée de la Foscari est occupé aujourd’hui par un atelier de charronnerie. Quand j’ai demandé à un ouvrier si l’on pouvait visiter la villa, il s’est étonné de mon désir, prétendant qu’il n’y avait rien à voir ; puis, sur mon insistance, il m’a indiqué une petite porte et un misérable escalier tournant par où l’on accède maintenant au premier étage. Il n’a pas daigné m’accompagner. Que pourraient, en effet, emporter les visiteurs, puisque les chambres sont vides ?

Plus qu’à la Rotonde de Vicence, plus que dans n’importe quel palais délabré de Venise, l’impression de ruine soudaine, inexplicable, saisit et consterne. Dans les vastes pièces, gaies et claires, dont les fenêtres ouvrent sur de beaux panoramas de campagne, on ne comprend pas un tel abandon. De loin en loin, sur les murs, on distingue quelques vestiges des fresques qu’y peignit Battista Zelotti, peut-être sur les indications de Véronèse, comme à Maser et à Fanzolo. Voici justement une silhouette de femme en trompe-l’œil assez semblable à une figure de la villa Giacomelli. J’ai vainement cherché la Chute des Titans qu’admira particulièrement le président de Brosses. Que sont devenues ces peintures ? Emportées par morceaux ou simplement dégradées par le temps ? Probablement dégradées, puisque de nombreux fragmens subsistent et puisque, ni dans les musées, ni dans les collections particulières, on n’a trouvé trace des parties qui auraient été enlevées.

Le salon d’entrée devait avoir très noble allure ; suivant le plan cher à Palladio, il traversait entièrement l’étage et allait de la façade principale sur la Brenta à la façade sur les jardins. Le propriétaire actuel a le projet de le faire restaurer et certains travaux sont même commencés ; mais le mal est bien grand. Parmi les autres pièces, deux cabinets seulement ont encore, en assez bon état, leur ancienne décoration ; et vraiment, elle est délicieuse. Nulle part les ouvriers qui se spécialisèrent dans l’art du stuc et de la fresque n’acquirent plus d’habileté qu’à Venise. Ils eurent tout ce qui est nécessaire à ce travail : la richesse d’invention, la grâce, la variété, l’élégance, la fraîcheur d’inspiration et surtout le goût le plus exquis. Leur fécondité tenait du prodige. Festons et guirlandes, branches de vigne, feuillages et fleurs, papillons et rubans, nœuds et cartouches courent autour des portes et des fenêtres, ondulent le long des parois, encadrent les alcôves. Des putti et des amours, parfaitement modelés, animent ces motifs de leurs mille poses imprévues, mais toujours naturelles. Des souvenirs de l’Orient et même de l’Extrême-Orient, avec lesquels Venise était en rapports incessans, mettent des notes pittoresques. De véritables paysages égaient parfois les murs. Dans l’un des petits cabinets, il y a notamment un plafond parfaitement conservé : une Renommée aux ailes éployées s’envole au milieu d’enfans joufflus, d’animaux, de grotesques et d’attributs. L’ensemble est charmant. Voulant emporter un souvenir de ma visite, j’ai à tout hasard posé par terre mon kodak renversé ; et, comme il arrive parfois en photographie, ce cliché, qui n’a peut-être jamais été fait et sur lequel je ne comptais guère, est le meilleur de mon voyage.

L’entrée principale était sous la colonnade qui donne si grand air à la façade. Une inscription rappelle la célèbre visite du roi Henri III, qui, à la nouvelle de la mort de son frère Charles IX, avait quitté subrepticement Cracovie, abandonnant sans regret un trône étranger pour monter sur celui de ses aïeux. L’accueil que lui fit Venise fut splendide ; les récits qui nous sont parvenus témoignent de la magnificence des fêtes qui eurent lieu à la fin de juillet 1574 et permettent, tant ils sont abondans, d’en suivre le détail jour par jour, presque heure par heure : c’est ce qu’ont fait MM. Pierre de Nolhac et Angelo Solerti dans une très intéressante publication qui mériterait d’être traduite en français. Une vieille amitié et une estime réciproque unissaient la République et le roi Très-Chrétien. A Venise, comme à Vienne, notre ambassadeur passait le premier, immédiatement après l’envoyé du Pape, si bien qu’ambasciatore tout court désignait le représentant de la France, comme s’il n’y en avait pas eu d’autre. On comprend l’émotion que souleva l’arrivée de Henri III, d’autant plus que sa fuite de Cracovie, — dont on ignorait les incidens un peu ridicules, — le parait d’une auréole d’intrépidité et d’audace. Toutes les classes de la société rivalisèrent d’enthousiasme ; l’ambassadeur Du Perrier pouvait écrire au Roi : « A la vérité. Sire, il faut que je vous die qu’il n’y a aujourd’huy homme ny femme de la ville, de quelque condition que ce soit, qui ne s’estudie à vous honorer... Les octogénaires et centenaires craignent de mourir avant de vous voir... » Le Sénat prit une série de mesures exceptionnelles ; il décida de faire dresser un arc de triomphe au Lido, à l’endroit où le roi devait débarquer, et chargea Palladio de cette construction, qui fut achevée en moins d’un mois. Nous avons la bonne fortune de posséder deux reproductions de l’œuvre du grand architecte : l’une dans le tableau de Vicentino qui orne la salle des Quatre-Portes au Palais Ducal, l’autre dans une gravure de Zenoni, à l’Université de Padoue ; celle-ci est infiniment précieuse, parce qu’on y distingue nettement les détails et les inscriptions de l’arc palladien.

Après dix jours de fêtes, Henri quitta Venise. Le cortège royal s’engagea sur la Brenta et s’arrêta au palais Foscari où un diner était préparé. Le dernier des Valois admira, nous disent les chroniqueurs, la loggia, le double escalier qui y donne accès et les épais bosquets qui entouraient la villa... Hélas ! comme le reste, les bosquets ont disparu. Le parc de l’ancien domaine a fait place à des champs et à des fermes de rapport. Plus de jardins ni de charmilles. Le palais lui-même n’est plus qu’une dépendance de la grange voisine. Seul, l’extérieur du bâtiment est resté à peu près indemne. Les hautes murailles, que la belle colonnade de la façade rend pareilles à un temple antique, semblent avoir honte d’être encore si nobles pour ne plus abriter qu’un atelier et des greniers ; l’impression de tristesse et de mort serait, je crois, moins forte, si leurs lignes, à demi effacées sous les mousses et les végétations, ne se découpaient pas aussi nettes sur le ciel, si leur silhouette s’était faite imprécise et vague, comme l’image renversée que renvoie l’eau trouble de la rivière.


III. — MIRA

Après Malcontenta et jusqu’aux abords de Mira, la plupart des villas sont en ruines ou ne servent guère, comme la Foscari, que d’entrepôts agricoles. Ce ne doit pas coûter cher d’avoir un palais sur la Brenta ! Autour des bâtimens, les jardins subsistent encore, avec leurs allées de hauts buis et d’arbres centenaires dont les essences rares témoignent de la splendeur passée. Sur les gazons mal entretenus ou transformés en potagers, s’élèvent des statues mutilées et des colonnes surmontées de vases à moitié effrités. Des socles branlans portent des corbeilles de fruits sculptés où le soleil met des reflets luisans. Maîtresses des lieux, les mousses, les vignes vierges et les tiges flexibles du lierre ont enlacé les marbres à leur fantaisie. L’abandon et la vieillesse, si lamentables pour les demeures, donnent à ces jardins je ne sais quelle grâce prenante que nous goûtons profondément ; plus qu’à la patine du temps et à la majesté des ombrages grandis, nous sommes sensibles à leur mort commençante. Nous les connaissons au moment où la vétusté les pare d’une séduction souveraine. Leur délabrement nous les rend plus chers. Nous les regardons avec tendresse, comme, au chevet d’un ami qui va nous quitter, nous nous reportons en arrière pour savourer amèrement les joies éprouvées en commun, qui nous paraissent plus belles encore d’être mortes à jamais.

De nombreuses statues peuplent ces rives. C’est à peine si l’ardente imagination d’Annunzio les a multipliées dans une page du Feu où il en voit partout, dans la campagne, dans les vergers, dans les vignes, parmi les choux argentés, parmi les légumes, au milieu des pâturages, sur les tas de fumier et de marc de raisin, sous les meules de paille, au seuil des chaumières. Il les dépeint « blanches encore, ou grises, ou jaunes de lichens, ou verdies par les mousses, ou bigarrées de taches, et dans toutes les attitudes, et faisant tous les gestes, Déesses, Héros, Nymphes, Saisons, Heures, avec leurs arcs, avec leurs flèches, avec leurs guirlandes, avec leurs torches, avec tous les emblèmes de la puissance, de la richesse et du plaisir, exilées des fontaines, des grottes, des labyrinthes, des berceaux, des portiques, amies du buis et du myrte toujours verts, protectrices des amours fugitives, témoins des sermens éternels, figures d’un rêve beaucoup plus ancien que les mains qui les avaient formées et que les yeux qui les avaient contemplées dans les jardins détruits. »

Quel changement en un siècle ! Quelle ironie dans ces vastes avenues où nul ne passe, dans ces salles de fête où l’on ne danse plus ! Comme ils sont larges, les perrons accueillans ! Pax intrantibus, lit-on encore sur une façade, en approchant de Mira, où, d’ailleurs, les villas ont été en général mieux conservées. Deux d’entre elles méritent même une visite, au moins pour les souvenirs qu’elles gardent.

C’est d’abord la villa que fit construire Frédéric Contarini, procurateur de Saint-Marc. On l’appelle souvent le Palais des Lions, parce qu’au bord de la route ombragée de platanes, deux lions de pierre défendent son seuil. Henri III y fit un second et dernier arrêt sur les rives de la Brenta. Une inscription rappelle l’événement et caractérise d’une formule heureuse l’accueil unanime qu’il reçut : tota fere Italia comitante. Des fresques de Tiepolo, qui sont aujourd’hui dans la collection André, décoraient le salon ; elles avaient été commandées au peintre par les Pisani, héritiers des Contarini. La principale commémorait la visite du roi de France ; mais le peintre n’avait guère eu souci d’exactitude. Pour le portrait du Valois, on comprend qu’il se soit borné à copier celui de Vicentino ; pour le décor, on peut s’étonner qu’il n’ait même pas pris la peine de reproduire d’après nature le paysage et le palais. Mais l’œuvre est belle au point de vue décoratif et la scène imaginée par le peintre a de l’allure : Henri III monte les degrés d’une terrasse imaginaire, suivi d’un cortège de gentilshommes français et polonais, de pages, de gardes et de nains ; le vieux Contarini en toge, entouré de sénateurs et de patriciens, s’incline devant le jeune souverain.

L’autre villa de Mira, où j’ai voulu m’arrêter, est le palais Ferrigli, qui appartint autrefois aux Foscarini. Son aspect n’a rien de remarquable et l’on ne peut même plus y évoquer l’amoureuse figure de cet Antonio Foscarini, qui aurait subi la peine capitale plutôt que de compromettre l’honneur d’une femme. La loi de la République punissait de mort tout citoyen qui entrait de nuit chez un diplomate étranger ; et la fable prétendait qu’un soir, le fils du doge, ayant dû s’enfuir précipitamment de chez une Vénitienne, n’avait eu d’autre ressource que de sauter par la fenêtre sur un balcon voisin, qui se trouva être celui de l’ambassade d’Espagne. Il est établi aujourd’hui que l’amour n’eut rien à voir dans cette affaire. La condamnation d’Antoine Foscari, pour négociations secrètes n’en reste pas moins des plus douloureuses, puisque, après l’exécution de la sentence, son innocence fut reconnue et proclamée solennellement par le Conseil des Dix.

A défaut de la légende, le palais nous offre les souvenirs de lord Byron qui le loua, en 1817, pour y installer sa maîtresse Marianna, malade des fièvres. C’est à Mira également qu’il fit connaissance d’une fille du pays, Margarita Cogni, celle qu’il baptisa la Fornarina. Et c’est dans cette même villa qu’il revint encore, quelques semaines plus tard, avec la Guiccioli à qui les médecins ordonnaient l’air de la campagne. Voici la chambre où il écrivit l’admirable quatrième chant du Pèlerinage de Childe Harold. Peut-être ces mois de Mira comptent-ils parmi les plus heureux et les plus calmes de sa vie. Pauvre Byron ! Son existence se passa presque entièrement dans des alternatives de nobles désirs et de viles réalités, de cynisme et de tendresse, d’enthousiasme et de dégoût. Pareil à ce navire de Murano enfermé dans une bulle de verre, qui semble n’avoir pas la force de briser la frêle barrière qui l’immobilise, le moindre obstacle paralysait ses plus fières audaces. C’est après ses plus ardens efforts pour sortir de la botte où il s’enlizait, qu’il tombait le plus bas et dans des excès indignes de son génie. Je ne sais pourquoi, j’ai pensé à lui en relisant, l’autre jour, les dernières lignes de la lettre à Fontanes, où Chateaubriand parle du Tibre, qui doit sa couleur presque toujours limoneuse aux pluies qui ravagent les montagnes d’où il descend. « Souvent, dit-il, par le temps le plus serein, en regardant couler ses flots décolorés, je me suis représenté une vie commencée au milieu des orages : le reste de son cours passe en vain sous un ciel pur ; le fleuve demeure teint des eaux de la tempête qui l’ont troublé dans sa course. » La vie de Byron s’écoula presque toute dans la tourmente, et je comprends l’impression profonde qu’il éprouva, dans le cimetière de la Chartreuse de Ferrare, en lisant une inscription mortuaire qui portait simplement : Implora pace. « Tout est là, s’écrie-t-il dans une de ses lettres d’Italie, tout est là, l’impuissance, l’humble espoir, l’humilité... J’espère que celui qui me survivra, quel qu’il soit, et qui me verra porté au quartier des étrangers dans le cimetière du Lido, veillera à ce que ces deux mots et pas d’autres soient gravés sur ma pierre. » Le désir de Byron ne fut point exaucé. Il ne repose pas sur les sables de la lagune, près de cette mer qui tant de fois avait roulé son corps. Et cette paix qu’il implorait, et que sans doute il a trouvée, ni son souvenir ni ses œuvres ne l’inspireront jamais. Ses vers continuent à souffler l’héroïsme. D’avoir seulement évoqué sa mémoire, un jour, à Venise, Mickiewicz sentit se réveiller les nobles ardeurs qu’avait un moment assoupies le calme de Weimar, conseilleur d’égoïsme. Nulle figure n’est plus excitatrice que celle de Byron. Mais comment nous apparaitrait-elle aujourd’hui sur ces rivages trop peuplés du Lido, à jamais enlaidis et germanisés ? C’est aux bords solitaires de la Brenta, par les soirs d’automne embrasés de pourpre et d’or, et surtout dans cette villa où errent encore les fantômes de quelques-unes de ses amours, que l’on peut le mieux rencontrer l’ombre douloureuse du poète de Don Juan.


IV. — STRÀ

De Mira à Strà, les palais se succèdent presque sans interruption, le long de la Brenta qui coule, peut-on dire, au pied de leurs murs ou sous les ombrages de leurs parcs. L’odeur à la fois amère et sucrée des buis flotte, persistante, sur l’eau tranquille. Au-dessus des portails, les statues continuent leur garde insouciante. Et si la ruine ici apparaît moins, le pittoresque y perd. Nombreuses sont les fautes de goût, soit dans les restaurations, soit dans les constructions modernes que l’on a accolées aux anciennes. Quelques villas appartiennent encore aux représentans actuels des vieilles familles de la République ; mais beaucoup aussi ont passé dans les mains des riches commerçans de Venise ou de Padoue. Les uns et les autres ont d’ailleurs abandonné le luxe d’autrefois ; nobles qui s’exilent des palais du Grand Canal pour les mettre en location, ou marchands en train de faire fortune, tous vivent sans éclat, cherchant seulement à tirer parti des domaines attenans.

Très vite, après avoir dépassé Dolo et les murs rouges de la villa Barbariga, on aperçoit les épaisses futaies et la haute silhouette du palais de Strà, le plus récent, le plus important et le mieux conservé de tous ceux qui s’élevèrent sur ces rives. Il fut édifié pour les Pisani qui voulaient une demeure splendide attestant leur richesse ; n’ayant pu trouver un espace suffisant à Venise, ils la firent bâtir sur l’emplacement de la maison de campagne qu’ils possédaient à Strà. Ils s’adressèrent à Frigimelica, qui avait restauré leur palais sur le Grand Canal ; mais ses dessins furent modifiés par Francesco-Maria Preti, qui dirigea les travaux. Les constructions furent achevées en 1735, juste au moment où Alvise, l’un des deux frères, était élu doge.

Par ses dimensions et sa somptuosité, le palais de Strà était destiné à n’appartenir qu’à des souverains. En 1807, Napoléon l’acheta près d’un million, pour Eugène de Beauharnais, vice-roi d’Italie. A la chute de l’Empire français, il devint la propriété des Habsbourg d’Autriche qui l’habitèrent souvent et l’entretinrent avec grand soin ; l’impératrice Marie-Anne s’y plaisait particulièrement, ainsi que le malheureux Maximilien, le jeune archiduc aux yeux bleus, auquel Napoléon III, à Villafranca, voulait donner la Vénétie, et qui finit si tristement au Mexique. Dans la longue inscription, gravée sur une plaque de marbre à l’entrée du vestibule, où est retracée en détail l’histoire de la villa, je remarque avec quelle habileté on a escamoté, par une formule vague, les souvenirs qui vont de 1815 à 1865 : abitata da sovrani e da principi. Et pourtant, ce demi-siècle fut la période la plus brillante de Strà. Après la réunion de la Vénétie au royaume d’Italie, c’est à peine si Victor-Emmanuel II l’habita quelque temps. Aujourd’hui, le palais, dégarni d’une partie des œuvres d’art et du mobilier qu’on transporta à Monza, n’est plus qu’un monument national, d’un entretien fort coûteux, dont le gouvernement italien chercha souvent à se défaire. Mais, fort heureusement, une clause du contrat de vente empêche le morcellement du domaine ; et, malgré des mises à prix dérisoires (moins de 200 000 francs m’a-t-on dit), Strà appartient toujours à l’État. Comment cette magnifique demeure n’a-t-elle pas tenté encore quelque milliardaire américain, épris de souvenirs historiques ?

Une vaste prairie, mal entretenue, précède le palais et met en valeur l’imposante façade. On sent qu’Alvise Pisani avait rapporté de son ambassade à la Cour de France le goût des constructions majestueuses. On ne peut s’empêcher de songer à Versailles devant cette accumulation de colonnades, de pilastres, de frontons et de cariatides. L’ensemble est d’une architecture un peu composite, mais puissante ; l’ampleur des lignes y masque habilement le style bigarré. La solennité de l’entrée répond à la solennité de la façade. Un immense vestibule se prolonge jusqu’à l’autre bout du palais, coupé par les colonnes massives qui supportent la salle de bal. Il n’y a, par suite, aucune pièce intéressante au rez-de-chaussée. En somme, cet énorme bâtiment ne compte qu’un seul étage ; mais celui-ci est parfaitement ordonné. Le plan est d’une simplicité remarquable. Au centre, le salon et les deux cours intérieures qui l’éclairent latéralement ; tout autour, un vaste corridor sur lequel s’ouvrent les chambres qui prennent jour sur les quatre faces du palais ; je n’en sais plus le nombre, mais il dépasse la centaine. La visite en est un peu fastidieuse, sous la conduite d’un gardien, — amusant pendant un moment, — qui s’émeut encore à l’idée que tant de têtes couronnées y ont habité. Avec quelle déférence, il montre le billard sur lequel jouèrent successivement les souverains de trois pays ! Le lit où coucha Napoléon Ier lui inspire une particulière vénération. En revanche, le brave custode a moins de respect dans les pièces qui abritèrent les secrètes amours du Re galantuomo ou de Marie-Louise-Thérèse de Parme, la vieille reine d’Espagne, maîtresse de Godoy. Les œuvres d’art sont rares et je n’ai vu, comme salle vraiment curieuse, que celle où se réunissait le Conseil des Dix, du temps d’Alvise Pisani. Les murs sont décorés de médaillons de marbre représentant la suite des doges et les membres de la famille. La place d’honneur a été réservée à un très beau buste de vieille femme : la nourrice de Pisani. Ce masque de paysanne est d’un réalisme admirable, avec ses traits accentués et ses pommettes saillantes sous la peau ridée : quel que soit l’auteur inconnu de cette sculpture, elle lui fait honneur.

Le salon central est l’un des plus magnifiques que je connaisse. Au plafond, rayonne un Tiepolo, dont nous savons la date certaine, puisque, dans une lettre de décembre 1761, l’artiste parle de terminer, avant de partir pour l’Espagne, « la grandiose salle de la maison Pisani. » C’est donc l’une des dernières œuvres exécutées par Tiepolo en Italie, à l’époque où il était en pleine maîtrise. Pour glorifier les membres de l’illustre famille, — tel était l’objet de la commande, — l’artiste les a peints au milieu des attributs de la paix et de l’abondance, tandis que, sous les traits d’une reine coiffée d’une couronne crénelée et tenant à la main un sceptre qui a la croix pour cimier, Venise s’avance vers eux. Au-dessus plane la Vierge, dans un cercle formé par la Foi, l’Espérance, la Sagesse et la Charité. Au centre du plafond, en un raccourci d’une étrange hardiesse, une Renommée vole dans les libres espaces de l’air. De l’autre côté, il y a une certaine confusion et je n’ai pas bien démêlé le sens exact de toutes les figures qui symbolisent probablement, les unes la guerre et la peste, les autres les différentes parties du monde. Mais l’ensemble est prodigieux et, comme le déclare M. Molmenti, c’est bien « une des plus heureuses visions d’art qui aient jamais enchanté les regards. »

Seule, après cet éblouissement, la nature peut encore réjouir les yeux. Et le parc est digne de la villa. Ici aussi, on sent le souvenir de Versailles. Une longue avenue centrale, avec pelouses et pièce d’eau, conduit aux anciennes écuries, imposant bâtiment, presque un palais. De chaque côté, partent, dans toutes les directions, des allées qui aboutissent, soit à une porte, soit à une arcade, soit à un belvédère ; et chacune de ces constructions est d’une brillante décoration architecturale. Sous les arbres, s’élèvent également d’innombrables statues, portiques, vases et pavillons. Je crois bien qu’ici encore, comme dans les champs autour de la Brenta, tous les dieux et toutes les déesses de la mythologie sont représentés. J’aimerais mieux plus de simplicité ; cette abondance ornementale ne va pas sans un peu de mauvais goût. Dans un bosquet de charmille et de buis, un labyrinthe enroule le dédale de ses courbes trompeuses autour d’une tourelle que domine la figure d’un guerrier. Ces jeux combinés par des jardiniers ingénieux étaient l’amusement favori des dames et des sigisbées, au temps des paniers et des gilets fleuris. J’ai poussé la grille rouillée qui ferme l’entrée, entre deux pilastres portant des amours à cheval sur des dauphins de pierre. Et j’ai pris plaisir à m’égarer dans les fausses allées où G. d’Annunzio imagina le jeu cruel de Stelio Efîrena.


V. — MONSELICE

Après Strà et Ponte di Brenta, où l’on traverse la rivière limoneuse, commence la riche campagne padouane. La route est ombragée d’une double rangée de hauts platanes dont les feuillages roux luisent au soleil. Des effluves parfumés flottent dans l’air léger. Des roses rouges pendent le long des murs. Jamais je n’ai mieux senti la déchirante douceur de l’automne, et des vers de Le Cardonnel me viennent aux lèvres :


Dans sa limpidité la lumière d’octobre,
S’épandant de l’azur, emplit l’air allégé :
Elle baigne d’un or harmonieux et sobre
Les champs où l’on a vendangé.


Vraiment, ces environs de Padoue sont délicieux. « Si l’on n’avait pas la certitude, disait l’empereur Constantin Paléologue, que le Paradis terrestre fût en Asie, je croirais qu’il n’a pu être que dans le territoire de Padoue. » Ce qui me frappe, c’est combien, à quelques lieues de Venise, toutes choses ont un autre aspect. Ni le climat, ni le paysage, ni le ciel, ni les habitans ne sont pareils. La lumière surtout est très différente ; elle n’est pas brumeuse et colorée, comme sûr la lagune, mais aiguë et vive. Les formes se dessinent nettement, accusant leurs reliefs. Les lignes des collines Euganéennes, si molles et si floues, quand on les regarde de Venise, ont ici une précision presque trop dure à l’œil. Et je saisis, rien qu’à marcher sur cette route, pourquoi la vision des peintres padouans est si dissemblable de celle des Vénitiens parmi lesquels, si longtemps, on a voulu les ranger. L’école de Padoue est bien plus voisine de Florence, d’où vinrent d’ailleurs, au XIVe et au XVe siècle, les deux grands maîtres dont l’influence fut décisive. Giotto et Donatello ne se sentirent point dépaysés sur les rives du Bacchiglione et furent tout de suite compris et imités. Rien n’est plus loin de l’art de Titien que la manière un peu dure et sèche de Squarcione ou de Mantegna.

Au sortir de Padoue, la route de Ferrare longe en ligne droite le canal de Battaglia. Sur la gauche, se déploie une vaste étendue, jadis marécageuse, aujourd’hui magnifiquement arrosée par un système très complet de canaux, véritable jardin d’une fertilité surabondante où les chemins disparaissent sous les verdures. A droite, s’élèvent les monts Euganéens, petite chaîne volcanique brusquement surgie au-dessus de la plaine, ne se rattachant ni aux contreforts des Alpes de Vérone ni aux Apennins. Leurs cratères éteints ont des formes bizarres, mais toujours harmonieuses, ainsi que le note très justement Chateaubriand, qui goûta fort ce pays. « Elle est charmante, dit-il, cette route jusqu’à Monselice : collines d’une élégance extrême, vergers de figuiers, de mûriers et de saules festonnés de vignes... Les monts Euganéens se doraient de l’or du couchant avec une agréable variété de formes et une grande pureté de lignes : un de ces monts ressemblait à la principale pyramide de Saccharah, lorsqu’elle s’imprime au soleil tombant sur l’horizon de la Libye. » Et il achève de s’exalter en pensant qu’il traverse un des coins du monde les plus féconds en écrivains et en poètes. Il cite pêle-mêle Tite-Live, Virgile, Catulle, Arioste, Le Tasse, Pétrarque, bien d’autres encore. En réalité et pour être précis, je ne vois que deux souvenirs littéraires qui soient vraiment locaux : la naissance de Tite-Live dans la région, probablement à Abano, et la mort de Pétrarque dans le petit village d’Arquà.

Toute la contrée est riche en sources thermales. Les cratères euganéens ne vomissent plus de lave ; mais les eaux qui coulent avec une extrême abondance des fissures du trachyte témoignent de l’activité qu’ont encore les foyers souterrains. Les prés sont sillonnés de ruisseaux d’eau chaude d’où montent de lourdes vapeurs. Et la distraction des baigneurs est de faire cuire des œufs dans les bassins où le liquide arrive à une haute température. Les thermes d’Abano s’enorgueillissent d’ailleurs d’un passé presque fabuleux, puisque Hercule s’y serait délassé de ses fatigues, d’où l’origine d’Abano comme lieu de repos, ἄπονος. C’est là aussi que Cornélius aurait eu la vision prophétique qui lui permit de prédire la victoire de Pharsale. Ce qui est sûr, c’est que déjà Claudien, au IVe siècle, fait de ces bains un éloge pompeux.

Après Battaglia, enfouie dans ses verdures, la route se rapproche encore des collines que domine, à plus de 600 mètres, le mont Venda ; et, très vite, on arrive à Monselice. La ville est resserrée entre le canal, la Rocca qui la surplombe à pic, et ses vieilles murailles crénelées, par endroits assez bien conservées ; il semble, tant elle est ramassée sur elle-même, qu’on pourrait la tenir dans la main comme la tourelle de sainte Barbe. C’est une antique bourgade, qui eut quelque importance avant la domination de Rome ; on y a trouvé des vestiges de l’âge de pierre et beaucoup d’objets en silex provenant de la Rocca d’où la cité a tiré son nom : mons silicis. Sur ce roc escarpé, subsistent encore quelques restes des fortifications que fit élever Ezzelino, le fameux tyran de Padoue. L’aspect de la colline est des plus pittoresques, surtout quand on arrive par la route de Padoue. Une ligne de cyprès barre l’horizon, escaladant le ciel ; parmi eux, l’unique parasol d’un pin prend une valeur extraordinaire sur le bleu profond de l’azur.

On peut voir, à Monselice, plusieurs églises, un vieux château médiéval aux murs rouges tout couverts de lierre, et surtout, sur le flanc de la Rocca, un sanctuaire célèbre composé de sept chapelles. L’ensemble formé par les constructions, les terrasses, les escaliers et les arbres, est des plus curieux. De nombreux pèlerins visitent chaque jour ces chapelles auxquelles le pape Paul V accorda, en 1605, les mêmes indulgences qu’aux sept églises de Rome. On prétend qu’elles furent dessinées par Scamozzi et décorées par Palma le Jeune ; malheureusement, le délabrement des peintures ne permet guère de se faire une opinion. D’ailleurs, ce ne sont point des impressions d’art que je suis venu chercher. Par ce bel après-midi d’automne, je préfère monter jusqu’au bois qui couronne la colline. Le délicat feuillage des pins tamise le soleil qui déjà décline. Entre les troncs résineux, la vue s’étend dans toutes les directions. Au Nord, derrière les bosquets de Battaglia et d’Abano, se profilent les tours et les coupoles de Padoue ; au Midi, les grandes vallées de l’Adige et du Pô, rayées d’une multitude de chemins et de canaux, s’assoupissent dans la brume qui monte du sol humide. À l’Ouest, le regard embrasse une partie des monts Euganéens, parsemés de villages qui sont, suivant la juste comparaison d’Annunzio, « rosés comme les coquilles que l’on y trouve dans la terre par myriades. » Au Levant, s’étale l’immense plaine vénitienne, jusqu’aux lagunes de Chioggia et jusque à la ville anadyomène qu’on distingue par les temps clairs.


VI. — ESTE


Fra l’Adige e la Brenta a pié’ dei colli
Che al troiano Antenor piacquer tanto
Con le sulfuree vene e rivi molli,
Con lieti solchi e prati ameni accanto


C’est ainsi que l’Arioste célèbre la délicieuse position d’Esté, au pied des dernières collines Euganéennes, au bord de la plaine de l’Adige et de la Polésine. Pourquoi est-elle si délaissée des touristes, cette cité qui garde je ne sais quel orgueil de sa grandeur passée ? Les guides la mentionnent à peine et Burckhardt ne daigna point se déranger pour aller voir ses œuvres d’art. Un peu à l’écart de la route de Padoue à Ferrare, les voyageurs la négligent, bien qu’elle puisse leur offrir, en même temps que de nobles souvenirs, une physionomie des plus agréables, quelques bons tableaux et une collection d’antiquités fort bien présentée dans un très moderne musée. Plus vieille que Rome, elle fait remonter ses origines à Ateste, qui l’aurait créée après la prise de Troie, tandis que son compagnon Anténor fondait Padoue. Un de ses historiens n’hésite pas à déclarer qu’elle est si ancienne et si fameuse qu’elle n’a rien à envier à aucune autre cité du monde. Il exagère ; mais il faut reconnaître qu’elle eut, à l’époque romaine, une importance établie par les richesses artistiques de son sous-sol, et qu’aux temps modernes, elle fut le berceau d’une des plus illustres familles d’Italie » dont le sang se retrouve encore dans les maisons d’Angleterre et d’Autriche-Hongrie. Les Este eurent leur apogée à la fin du XIIIe siècle, avec le terrible Obizzo, le tyran que Dante nous montre étouffé par son propre fils,


ch’è biondo
è Obizzo da Esti, il qual per vero
fu spento dal figliastro su nel mondo.


Bien que déchue depuis longtemps, Este a conservé grand air. Ses avenues sont larges, bien entretenues, bordées de maisons à arcades presque toutes différentes d’arrangement et d’ornementation. La place centrale a belle allure avec ses palais qui abritent le Municipe, le Tribunal et le Mont-de-Piété. Au centre se dresse, suivant la mode vénitienne, un haut mât porté par quatre lions. Des portes flanquées de tourelles commandent les entrées de la ville. Au out des rues, l’horizon est barré, tantôt par les pentes vertes de collines ensoleillées, semées de villas, de jardins, de vignobles et d’olivettes, tantôt par les murailles du château qu’édifia, au XIVe siècle, Ubertin de Carrare. Peu de ruines sont aussi évocatrices que ces restes de constructions en briques rouges, souvent entièrement recouvertes de lierre. Des meules de paille s’appuient aux vieilles tours que la neige des amandiers, au printemps, sème de flocons blancs. Des fleurs poussent aux joints des pierres, ajoutant leur poésie à la mélancolie des choses ; un coquelicot exilé, un jeune rosier agrippé au flanc d’un rempart ont souvent plus de grâce qu’un parterre savamment combiné.

Tout près du château, s’élève la basilique de Sainte-Técla. Son origine se perd dans la nuit des siècles et l’histoire de son chapitre est une des plus glorieuses d’Italie. Le bâtiment actuel ne date que du XVIIIe siècle, le précédent ayant été détruit par un tremblement de terre, un jour des Rameaux, au moment même, d’après la légende, où le prêtre lisait les paroles de l’Evangéliste : terra mota est. Aujourd’hui encore, il parait que l’église et son clergé jouissent d’honneurs et de privilèges spéciaux. Mais, pour moi, son principal titre de gloire est le Tiepolo qui orne le chœur surélevé, où il a été placé en 1757 et d’où il n’a jamais bougé. C’est un des chefs-d’œuvre du peintre, peut-être sa meilleure peinture à l’huile. Et vraiment, ayant encore dans les yeux l’éclat du plafond de Strà, je ne puis qu’admirer une fois de plus la diversité du prodigieux décorateur. Autant la fresque est lumineuse, autant la toile a la tonalité grise et éteinte qui convient au sujet : Sainte Técla délivrant Este de la peste. De grandes dimensions, — 7 mètres sur 4 environ, — elle se rapproche, par son caractère dramatique, de certaines œuvres modernes. Sur le fond chargé de nuages qui enveloppent sinistrement la ville frappée du fléau, la sainte se détache avec un relief vigoureux. Dieu apparaît dans les nuées et chasse le démon de la peste qui fuit, en un raccourci extraordinairement audacieux. Au premier plan, dans un groupe de mourans, un enfant en pleurs serre désespérément le corps de sa mère agonisante. Derrière, on aperçoit Este, avec ses tours et les deux montagnes pointues qui ferment si joliment son horizon. Ici encore, je m’associe volontiers au jugement de M. Molmenti : « Grandeur du dessin, merveilleux effet du relief, variété des poses, expression des visages, science des raccourcis, tout est admirable dans cette composition. »

Non loin des ruines du château et de l’Église, sur la colline contre laquelle Este s’appuie, est également la villa que lord Byron loua en 1817 et qu’il prêta l’année suivante à son ami Shelley. Une inscription rappelle ce double souvenir : Giorgio lord Byron — nel 1817 e 1818 — dimorò in questa villa — ebbe ospite — Shelley — e qui scriveva spaziando — per la natura e il castello — con ala immensa di fantasia. La vue est, en effet, très belle et je comprends qu’elle ait enchanté des yeux romantiques. « Derrière nous, écrit Shelley dans une lettre, sont les monts Euganéens… Au bout du jardin est un grand château gothique qui n’est plus habité que par les chats-huans et les chauves-souris… Devant s’étendent les vastes plaines unies de la Lombardie, où je vois le lever et le coucher du soleil et de la lune, et l’étoile du soir et la splendeur dorée des nuages d’automne… » Moi aussi, je me suis oublié à rêver dans ces jardins où frémirent, il y a moins d’un siècle, les cœurs passionnés des jeunes Anglais. Le jour tombe déjà et je n’aurai vu ni la Vierge de Cima da Conegliano, ni la belle Méduse du Musée national. Qu’importe ! C’est ici que Shelley composa les Vers écrits dans les monts Euganéens. Le panorama n’a guère changé ; seule, la ligne ferrée coupe maintenant la plaine. Mais les vieux murs ont gardé leur silhouette et déjà les chauves-souris y reprennent leur vol maladroit. Voici la nuit chère aux amans et l’ombre où se joignent les mains. Ah ! savourons encore un moment la douceur de cette heure ! Attendons, pour redescendre dans la ville, que s’éteigne à l’horizon, ce soir après tant d’autres soirs, la splendeur dorée des nuages d’automne.


VII. — ARQUA

Si je n’étais depuis longtemps habitué aux vetturini italiens, je ne me serais jamais embarqué, à Este, dans l’étrange landau qui doit sortir du musée d’antiquités. Je sais aussi que ces chevaux étiques, qui semblent déjà las au départ, finissent par couvrir de longues étapes ; mais vraiment aujourd’hui, mon cocher exagère. Nous allons au pas quand la route monte, ce qui est naturel ; au pas quand elle est plate, pour faire souffler le cheval ; au pas encore quand elle descend, pour que celui-ci ne glisse pas ! Mais j’en prends vite mon parti. D’abord, je le reconnais, le chemin est mauvais et souvent taillé d’une façon assez primitive dans le roc. Et puis, la journée s’annonce si belle, l’air est si lumineux et si pur, le soleil si léger, que je n’ai plus aucune hâte d’arriver. Une fois encore, je goûte ces heures d’Italie où, libre de soucis, et loin des voies trop fréquentées, je n’ai qu’à jouir de la vie. Tout rit autour de moi, la campagne fertile, les pampres dorés, les gens au seuil des fermes, les enfans qui jouent dans les fossés. En parcourant un guide local, je lis une page de Luigi Cornaro qui déjà, au XVe siècle, célébrait la joie de cette contrée qu’il appelle le pays dell’ allegrezza e del riso.

A Baone, la route fait un grand détour et offre une vue splendide sur Este ; puis, au croisement du chemin de Monselice, elle vire brusquement vers le Nord et se dirige droit sur Arquà dont on commence à distinguer les maisons. Un vieux clocher se détache sur le ciel, dans un nid de verdure. Au-dessus se dresse le cercle des collines Euganéennes, tantôt arrondies comme les ballons des Vosges, tantôt pointues et aussi régulières que des pyramides. Quelques cônes tronqués rappellent les pics du Massif Central et m’expliquent la comparaison qui vint naturellement à l’esprit de M. Pierre de Nolhac quand il fit ce même pèlerinage :


Ma Limagne courbe des lignes
Pareilles sur ses horizons ;
Les collines sont moins insignes,
Mais elle y mêle aussi les vignes
Et les profondes frondaisons...


Étrange et puissant sortilège de l’Italie dont la prise est si forte sur nos âmes avides de beauté que nous sommes heureux de pouvoir retrouver quelques-uns de ses aspects dans les coins de France qui nous sont les plus chers !

Avant Arquà, on traverse une petite plaine marécageuse qui fut sans doute le fond d’un lac desséché. Des bœufs blancs, attelés par six, huit et même dix paires, comme j’en vis aux environs de Ferrare, labourent profondément une terre grasse qui jaillit, d’un noir intense, sous le soc de la charrue. Et le contraste est violent entre ce sol couleur d’encre et le feuillage des saules qui bordent le chemin. Puis les monts bleus se rapprochent. La route s’élève dans un cirque ensoleillé, au milieu de riches végétations. Les vignes luxuriantes se mêlent aux figuiers, véritables arbres aux fruits renommés. Des oliviers mettent leur note claire. Dans les jardins, les lauriers, les magnoliers, les camélias et les grenadiers poussent en pleine terre, drus et vigoureux. Autour du mont Ventolone, qui abrite le site des vents froids, les collines s’évasent en forme d’arc : peut-être est-ce l’origine du nom d’Arquà. La montée est si rude que je descends de voiture, à côté de la fontaine que Pétrarque fit construire, ainsi que l’indique l’inscription :


Fonti Numen adest ; lymphas, plus hospes, adora
Unde bibens cecinit digna Petrarcha Deo.


Le village, sur la hauteur, ne possède aucune source et, aujourd’hui encore, c’est la seule fontaine qui l’alimente. Les paysannes viennent y puiser l’eau dans des seaux de toutes formes qu’elles portent suspendus aux deux extrémités d’un grand arc posé sur leurs épaules, suivant un antique usage qu’on retrouve à peu près partout en Italie.

J’avoue que ce n’est pas sans émotion que je pénètre dans le village du poète ; mais je ne croyais point être si vite près de lui. A peine ai-je fait quelques pas que je me trouve face à face avec le tombeau d’où sa dépouille mortelle n’a pas bougé, depuis le jour où son gendre, Francesco di Brossano, l’y enferma, six ans après sa mort. Qu’elle est saisissante cette place, devant la plate et pauvre façade de l’église, avec ce simple sarcophage de marbre rouge posé sur quatre colonnes ! Du rebord de la terrasse, la vue s’étend sur les maisons du village et sur la campagne. D’un jardin en contre-bas, jaillissent deux énormes cyprès qui, immobiles et muets, veillent sur le cercueil. Au-dessous du buste en bronze qui fut incrusté dans la pierre, au XVIe siècle, une épitaphe nous indique que ce tombeau ne renferme que les ossemens de Pétrarque. Encore n’y sont-ils plus au complet, puisque, le 27 mai 1630, un dominicain de Portogruaro brisa un angle de la tombe et réussit à emporter un bras. Était-ce pour l’offrir à Florence, comme on l’a prétendu ? Peut-être, car il est certain que toute l’Italie envia la gloire d’Arquà. Déjà Boccace louait le village d’avoir conservé les os de l’illustre vieillard et blâmait Florence qui n’avait pas su retenir son fils : « Comme Florentin, j’envie Arquà qui, jusqu’alors obscure, deviendra célèbre parmi les nations. Le marin revenant des plus lointains rivages regardera avec émotion les monts Euganéens et dira à ses compagnons : c’est au pied de ces collines que Pétrarque dort. »

N’eût-elle que ce tombeau, Arquà serait, en effet, immortelle. Mais elle garde jalousement un autre souvenir : la maison où l’amant de Laure vécut ses dernières années. Pour y monter, le chemin est rude ; il n’a pas dû changer depuis le jour où, — comment n’y pas songer ? — on descendit le glorieux cercueil, au milieu de la prosternation de tout un peuple, entre ces mêmes murs, sur ces mêmes cailloux. Voici encore un des coins d’Italie, chaque année plus rares, où le modernisme et le progrès n’ont rien gâté.

Devant la maison est un petit jardin, malheureusement récent, puisqu’il ne figure pas dans des estampes du siècle passé ; mais il n’est pas douteux qu’un semblable devait exister du temps de Pétrarque. Celui-ci aimait ses arbres et ses fleurs presque autant que ses livres, ce qui n’est pas peu dire, quand on se rappelle le bibliophile qu’il fut. L’un des premiers, il sentit la nature et son surnom de silvanus indique bien ses goûts. Il a rédigé un journal de jardinage très détaillé. Une de ses lettres est datée « de l’ombrage d’un châtaignier. » Avec l’âge, son amour de la campagne s’accrut, ainsi qu’il arrive presque toujours ; à mesure que nous avançons dans la vie, nous nous rapprochons de la terre, comme pour nous faire une amie de celle qui va nous recevoir. L’éclat des cités bruyantes ne tente plus les regards prêts à s’éteindre ; rien n’est aussi doux aux vieillards que les rayons d’un beau soleil. C’est ce qu’exprima Byron dans les magnifiques strophes de Childe Harold où il évoque Pétrarque. « Si c’est dans la société que nous apprenons à vivre, c’est la solitude qui nous enseigne à mourir. » Dans plusieurs de ses dernières lettres, le poète nous parle de son jardin, et surtout de l’arbre qui lui fut cher, le laurier dont le feuillage l’avait couronné au Capitole et dont le nom lui rappelait l’amante inoubliée. Symbole de l’amour et de la gloire — qu’il poursuivit plus que l’amour — il chanta jusqu’à la fin le charme


Del dolce lauro e sua vista fiorita.


La légende prétend que tous les lauriers gelèrent au cours du rude hiver qui suivit la mort de Pétrarque ; ceux de son jardin ne durent pas être épargnés. Pourtant, il n’y a rien d’impossible à ce que celui qui pousse encore contre le mur de la maison soit un lointain rejeton d’un de ceux qu’il planta. Et cette idée me fait un moment hésiter à prendre la branche qui m’est offerte... O poète, je n’ai d’autre titre à cet hommage que ma pieuse admiration pour toi ; mais je sais bien que tu ne blâmerais point un geste que dicta l’amour...

Un étroit escalier monte à une petite loggia soutenue par trois colonnes. Tout est exigu dans le jardin et la maison, ainsi qu’il le fallait pour le vieillard ayant constamment besoin d’un appui à la portée de la main. L’amant de la solitude n’avait pas hésité entre le palais que lui offrait Venise, en échange du don de ses livres, et le calme asile que lui proposa François de Carrare dans les monts Euganéens. « Oh ! scrit-il à un de ses amis de Parme, si tu pouvais voir mon nouvel Hélicon, je suis sûr que tu ne voudrais plus le quitter. » La maison, très simple, com- prend un vestibule d’entrée autour duquel sont les chambres ; presque toutes ont des balcons d’où l’on embrasse soit les collines étagées s’abritant l’une l’autre contre le soleil ou les vents, soit, par-dessus les toits du village, la vaste plaine vénitienne jusqu’à l’Adriatique.

La demeure où vécut un écrivain parle toujours à notre sensibilité, surtout quand elle est dans un village et mieux encore au milieu des champs. C’est que la nature ne change guère et qu’après plusieurs siècles, nous retrouvons les mêmes montagnes, les mêmes fleuves, les mêmes forêts, les mêmes prairies. Peu d’années, au contraire, suffisent à altérer l’aspect d’une ville ; et même quand la maison du poète est intacte, autour d’elle tout s’est modifié. Comment retrouver la physionomie et l’atmosphère de la Florence où vécut Dante ? Tandis que dans ce petit village d’Arquà, rien n’a bougé. Les choses sont restées tellement pareilles que je ne puis, pensant à lui, les regarder sans émotion. De cette loggia, je vois ce que voyait Pétrarque. Par sa précision et son intimité, — à plus de six siècles de distance, — c’est un des souvenirs littéraires les plus poignans qui soient. Mais peut-être a-t-il pour moi un charme particulier. Les meilleures heures de ma jeunesse, je les ai vécues, au temps des vacances, sur la petite terrasse de la maison maternelle qui domine un hameau et un médiocre paysage ; j’y ai vu mon grand-père, puis mon père, emplir leurs derniers regards des mêmes horizons sur lesquels je voudrais que se ferment mes yeux... Et il m’est facile d’imaginer le poète contemplant le village et les coteaux couverts de vignes, saluant d’un mot aimable les paysans qui passent et qui ne comprennent qu’à demi comment ce vieillard courbé et tout blanc, si semblable aux autres vieillards, peut à la fois être si simple et si glorieux. Ah ! qu’elle est pathétique, cette maison où il vécut ses ultimes jours, tandis que la mort s’avançait vers lui ! Mais qu’il est regrettable qu’une respectueuse vénération ne l’ait pas conservée intacte, ou même vide, au lieu d’y avoir accumulé pêle-mêle les objets les plus divers. A la place des fresques qui représentent tant bien que mal — plutôt mal — des Pétrarques encapuchonnés et des Laures fleuries, combien les murs nus eussent été plus saisissans ! J’ignore si le fauteuil et l’armoire ont, comme on le dit, appartenu au poète. La seule chose vraiment authentique, — ironie du destin ! — est la momie de sa chatte qu’on a mise dans une niche, derrière une vitre. Cette exhibition est d’un goût aussi douteux que les vers d’un nommé Quarengo, écrits au-dessous, que je traduis par curiosité. C’est la chatte qui parle : « Le poète ‘toscan brûla d’une double flamme ; je fus son plus grand amour, Laure le second. Pourquoi riez-vous ? Si Laure était digne de lui par sa divine beauté, je le fus par ma fidélité. Si elle excita son génie poétique, c’est moi qui veillai pour que ses écrits ne devinssent pas la proie des terribles rongeurs. Vivante, j’éloignai les rats, afin d’épargner les œuvres de mon maître ; morte, je les effraie encore et dans mon corps inanimé survit mon ancienne fidélité. » N’aurait-il pas mieux valu graver le célèbre et beau sonnet composé par Alfieri, le jour où il visita la maison d’Arquà :


O cameretta che già in te chiudesti
Quel grande alla eut fama augusto é il mondo...


La collection des vieux registres que les visiteurs signèrent est curieuse à parcourir. J’y ai cherché le nom de Byron qui y figure deux fois, en 1817 et en 1821. Je ne sais plus dans quel ouvrage, celui-ci a traité Pétrarque de « vieux radoteur » et de « métaphysicien pleurard. » C’est qu’avec son tempérament impulsif et passionné, il ne comprenait guère la fidélité amoureuse et préférait, à l’époux de Laure, les maris du genre de Guiccioli. Mais néanmoins ce ne fut qu’une boutade et les nobles vers de Childe Harold la font aisément pardonner. Je n’ai pas trouvé sur les registres le nom de Stendhal qui nous dit cependant être resté quatre jours à Arquà. Sans doute visita-t-il la maison du poète bien qu’il n’en parle pas. Pourtant le loisir de noter ses impressions ne lui fit pas défaut, puisqu’il eut le temps d’écrire une longue dissertation sur la manière dont les Italiens et les Français comprennent le bonheur. Mais peut-être était-il de l’avis de Chateaubriand, qui raille ceux qui espèrent prolonger leur mémoire en attachant à des lieux célèbres un souvenir de leur passage. Un jour que l’auteur de René s’efforçait de lire un nom qu’il croyait reconnaître sur les murs de la villa Adriana, un oiseau s’envola d’une touffe de lierre et fit tomber quelques gouttes de la pluie passée : le nom avait disparu...

Le seul endroit de la maison qui ait été absolument respecté, c’est la petite bibliothèque, à côté de sa chambre à coucher, où Pétrarque aimait à se retirer. Là, il était tranquille et isolé. Il échappait aux importuns, aux visiteurs, à tous ceux qui interrompaient ses travaux. « Lire, écrire, méditer sont encore, avoue-t-il, comme dans ma jeunesse, ma vie et mon plaisir. Je m’étonne seulement, après un tel labeur, de savoir si peu. » Il sent que les heures pressent. « Je me hâte... il sera temps de dormir quand je serai sous terre. » Couché très tôt, comme les paysans d’Arquà, il se lève avant eux, au milieu de la nuit, allume la petite lampe suspendue au-dessus de son pupitre, et travaille jusqu’à l’aube. C’est là qu’un matin de juillet, ses domestiques l’aperçurent courbé sur un livre. Comme ils le voyaient souvent dans cette attitude, ils n’y prêtèrent point attention. Pétrarque était mort dans la nuits M. de Nolhac croit avoir retrouvé le manuscrit où s’arrêta sa main tremblante, sur un renvoi aux lettres de Cicéron. Il suppose que Pétrarque fit un effort pour aller vérifier la référence et qu’il s’évanouit en se rasseyant. Je préfère l’ancienne version où sa tête serait retombée, inerte, sur son Virgile favoris Certes, Cicéron et Virgile furent par lui adorés presque également et il les confond dans son admiration :


Questi son gli occhi della lingua nostra.


Mais sa plus grande tendresse était pour le poète. Il avait recherché ses souvenirs à Mantoue. Ses œuvres ne le quittaient jamais, même en voyage. Tous les lettrés connaissent le manuscrit sur vélin, annoté de sa main, qui fait la gloire de l’Ambrosienne, après avoir été quelque temps, sous Napoléon Ier, l’orgueil de la Nationale. Il me plait d’imaginer que c’est ce volume qu’il prit pour se distraire un instant de son travail d’érudition. Il lut quelques vers du poète qui était né de l’autre côté des collines Euganéennes ; il entendit les alouettes lancer leur joyeux appel au jour nouveau ; et il s’éteignit doucement, avec la nuit, comme une lampe sans huile expire aux fraîcheurs du matin. Ainsi le dernier souffle du chantre de Laure aurait effleuré les vers du cygne de Mantoue. Et) s’il est vrai qu’au bois sacré des Muses s’assemblent les poètes en qui brûla la pure flamme, celui qui avait déjà guidé Dante dans son immortel voyage, dut accueillir Pétrarque au seuil du temple d’Apollon et le faire asseoir à ses côtés, sous l’ombrage retrouvé du laurier toujours vert.


GABRIEL FAURE.