Hernani (Hetzel, 1889)/Acte I
ACTE PREMIER
LE ROI
Scène Première
Serait-ce déjà lui.
Dérobé.
Vite, ouvrons.
Bonjour, beau cavalier.
Quoi ! Seigneur Hernani, ce n’est pas vous ! — Main-forte !
Au feu !
Deux mots de plus, duègne, vous êtes morte !
Suis-je chez doña Sol ? fiancée au vieux duc
De Pastraña, son oncle, un bon seigneur, caduc,
Vénérable et jaloux ? dites ! La belle adore
Un cavalier sans barbe et sans moustache encore,
Et reçoit tous les soirs, malgré les envieux,
Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux.
Suis-je bien informé ?
Elle se tait. Il la secoue par le bras.
Vous répondrez peut-être.
Vous m’avez défendu de dire deux mots, maître.
Aussi n’en veux-je qu’un. — Oui, — non. — Ta dame est bien
Doña Sol De Silva ? Parle.
Oui. — Pourquoi ?
Le duc, son vieux futur, est absent à cette heure ?
Oui.
Sans doute elle attend son jeune ?
Oui.
Que je meure !
Oui.
Duègne, c’est ici qu’aura lieu l’entretien ?
Oui.
Cache-moi céans.
Vous !
Moi.
Pourquoi ?
Pour rien.
Moi, vous cacher !
Ici.
Jamais.
Choisir de cette bourse ou bien de cette lame.
Vous êtes donc le diable ?
Oui, duègne.
Entrez ici.
Cette boîte ?
Va-t’en, si tu n’en veux pas.
Le manche du balai qui te sert de monture ?
Un homme ici !
Qu’attendait ta maîtresse ?
De doña Sol. — Seigneur, fermez vite la porte.
Si vous dites un mot, duègne, vous êtes morte.
Qu’est cet homme ? Jésus mon Dieu ! si j’appelais ?…
Qui ? Hors madame et moi, tout dort dans le palais.
Bah ! l’autre va venir. La chose le regarde.
Il a sa bonne épée, et que le ciel nous garde
De l’enfer !
Pesant la bourse.
Après tout, ce n’est pas un voleur.
Scène II
puis HERNANI.
Josefa !
Madame ?
Hernani devrait être ici.
Ouvre avant qu’il ne frappe, et fais vite, et sois prompte.
Hernani !
Enfin ! et cette voix qui parle est votre voix !
Pourquoi le sort mit-il mes jours si loin des vôtres ?
J’ai tant besoin de vous pour oublier les autres !
Jésus ! Votre manteau ruisselle ! Il pleut donc bien ?
Je ne sais.
Vous devez avoir froid !
Ce n’est rien.
Ôtez donc ce manteau.
Dites-moi, quand la nuit vous êtes endormie,
Calme, innocente et pure, et qu’un sommeil joyeux
Entr’ouvre votre bouche et du doigt clôt vos yeux,
Un ange vous dit-il combien vous êtes douce
Au malheureux que tout abandonne et repousse ?
Vous avez bien tardé, seigneur ! Mais dites-moi
Si vous avez froid.
Ah ! quand l’amour jaloux bouillonne dans nos têtes,
Quand notre cœur se gonfle et s’emplit de tempêtes,
Qu’importe ce que peut un nuage des airs
Nous jeter en passant de tempête et d’éclairs !
Allons ! donnez la cape, — et l’épée avec elle.
Non. C’est une autre amie, innocente et fidèle.
— Doña Sol, le vieux duc, votre futur époux,
Votre oncle, est donc absent ?
Oui, cette heure est à nous.
Cette heure ! et voilà tout. Pour nous, plus rien qu’une heure
Après, qu’importe ? il faut qu’on oublie ou qu’on meure.
Ange ! une heure avec vous ! une heure, en vérité
À qui voudrait la vie, et puis l’éternité !
Hernani !
Comme un larron qui tremble et qui force une porte,
Vite, j’entre, et vous vois, et dérobe au vieillard
Une heure de vos chants et de votre regard ;
Et je suis bien heureux, et sans doute on m’envie
De lui voler une heure, et lui me prend ma vie !
Calmez-vous.
Josefa, fais sécher le manteau.
Venez là.
Donc le duc est absent du château ?
Comme vous êtes grand !
Il est absent.
Ne pensons plus au duc.
Ce vieillard ! Il vous aime, il va vous épouser !
Quoi donc ! Vous prit-il pas l’autre jour un baiser ?
N’y plus penser !
Un baiser d’oncle ! Au front ! Presque un baiser de père !
Non, un baiser d’amant, de mari, de jaloux.
Ah ! Vous serez à lui, madame ! Y pensez-vous ?
Ô l’insensé vieillard, qui, la tête inclinée,
Pour achever sa route et finir sa journée,
A besoin d’une femme, et va, spectre glacé,
Prendre une jeune fille ! ô vieillard insensé !
Pendant que d’une main il s’attache à la vôtre,
Ne voit-il pas la mort qui l’épouse de l’autre ?
Il vient dans nos amours se jeter sans frayeur !
Vieillard, va-t’en donner mesure au fossoyeur !
— Qui fait ce mariage ? On vous force, j’espère !
Le roi, dit-on, le veut.
Est mort sur l’échafaud, condamné par le sien.
Or, quoiqu’on ait vieilli depuis ce fait ancien,
Pour l’ombre du feu roi, pour son fils, pour sa veuve,
Pour tous les siens, ma haine est encor toute neuve !
Lui, mort, ne compte plus. Et tout enfant, je fis
Le serment de venger mon père sur son fils.
Je te cherchais partout, Carlos, roi des Castilles !
Car la haine est vivace entre nos deux familles.
Les pères ont lutté sans pitié, sans remords,
Trente ans ! Or, c’est en vain que les pères sont morts !
Leur haine vit. Pour eux la paix n’est point venue,
Car les fils sont debout, et le duel continue.
Ah ! c’est donc toi qui veux cet exécrable hymen !
Tant mieux. Je te cherchais, tu viens dans mon chemin !
Vous m’effrayez.
Il faut que j’en arrive à m’effrayer moi-même !
Écoutez. L’homme auquel, jeune, on vous destina,
Ruy de Silva, votre oncle, est duc de Pastraña,
Riche-homme d’Aragon, comte et grand de Castille.
À défaut de jeunesse, il peut, ô jeune fille,
Vous apporter tant d’or, de bijoux, de joyaux,
Que votre front reluise entre des fronts royaux,
Et pour le rang, l’orgueil, la gloire et la richesse,
Mainte reine peut-être envîra sa duchesse !
Voilà donc ce qu’il est. Moi, je suis pauvre, et n’eus,
Tout enfant, que les bois où je fuyais pieds nus.
Peut-être aurais-je aussi quelque blason illustre
Qu’une rouille de sang à cette heure délustre ;
Peut-être ai-je des droits, dans l’ombre ensevelis,
Qu’un drap d’échafaud noir cache encor sous ses plis
Et qui, si mon attente un jour n’est pas trompée,
Pourront de ce fourreau sortir avec l’épée.
En attendant, je n’ai reçu du ciel jaloux
Que l’air, le jour et l’eau, la dot qu’il donne à tous.
Ou du duc ou de moi souffrez qu’on vous délivre,
Il faut choisir des deux, l’épouser, ou me suivre.
Je vous suivrai.
Proscrits dont le bourreau sait d’avance les noms,
Gens dont jamais le fer ni le cœur ne s’émousse,
Ayant tous quelque sang à venger qui les pousse ?
Vous viendrez commander ma bande, comme on dit ?
Car, vous ne savez pas, moi, je suis un bandit !
Quand tout me poursuivait dans toutes les Espagnes,
Seule, dans ses forêts, dans ses hautes montagnes,
Dans ses rocs où l’on n’est que de l’aigle aperçu,
La vieille Catalogne en mère m’a reçu.
Parmi ses montagnards, libres, pauvres et graves,
Je grandis, et demain, trois mille de ses braves,
Si ma voix dans leurs monts fait résonner ce cor,
Viendront… Vous frissonnez. Réfléchissez encor.
Me suivre dans les bois, dans les monts, sur les grèves,
Chez des hommes pareils aux démons de vos rêves,
Soupçonner tout, les yeux, les voix, les pas, le bruit,
Dormir sur l’herbe, boire au torrent, et la nuit
Entendre, en allaitant quelque enfant qui s’éveille,
Les balles des mousquets siffler à votre oreille.
Être errante avec moi, proscrite, et, s’il le faut,
Me suivre où je suivrai mon père, — à l’échafaud.
Je vous suivrai.
Le duc n’a pas de tache au vieux nom de son père.
Le duc peut tout. Le duc vous offre avec sa main
Trésors, titres, bonheur…
Hernani, n’allez pas sur mon audace étrange
Me blâmer. Êtes-vous mon démon ou mon ange ?
Je ne sais, mais je suis votre esclave. Écoutez.
Allez où vous voudrez, j’irai. Restez, partez,
Je suis à vous. Pourquoi fais-je ainsi ? je l’ignore.
J’ai besoin de vous voir, et de vous voir encore
Et de vous voir toujours. Quand le bruit de vos pas
S’efface, alors je crois que mon cœur ne bat pas,
Vous me manquez, je suis absente de moi-même ;
Mais dès qu’enfin ce pas que j’attends et que j’aime
Vient frapper mon oreille, alors il me souvient
Que je vis, et je sens mon âme qui revient !
Ange !
Sous ma fenêtre. Allez, je serai brave et forte.
Vous frapperez trois coups.
Maintenant ?
Monseigneur, qu’importe ? Je vous suis.
Non, puisque vous voulez me suivre, faible femme,
Il faut que vous sachiez quel nom, quel rang, quelle âme,
Quel destin est caché dans le pâtre Hernani.
Vous vouliez d’un brigand, voulez-vous d’un banni ?
Quand aurez-vous fini de conter votre histoire ?
Croyez-vous donc qu’on soit à l’aise en cette armoire ?
Quel est cet homme ?
Ô ciel ! Au secours !
Doña Sol ! Vous donnez l’éveil aux yeux jaloux.
Quand je suis près de vous, veuillez, quoi qu’il advienne,
Ne réclamer jamais d’autre aide que la mienne.
À don Carlos.
Que faisiez-vous là ?
Je ne chevauchais pas à travers la forêt.
Qui raille après l’affront s’expose à faire rire
Aussi son héritier.
Parlons franc. Vous aimez madame et ses yeux noirs,
Vous y venez mirer les vôtres tous les soirs,
C’est fort bien. J’aime aussi madame, et veux connaître
Qui j’ai vu tant de fois entrer par la fenêtre,
Tandis que je restais à la porte.
Je vous ferai sortir par où j’entre, seigneur.
Nous verrons. J’offre donc mon amour à madame.
Partageons. Voulez-vous ? J’ai vu dans sa belle âme
Tant d’amour, de bonté, de tendres sentiments,
Que madame, à coup sûr, en a pour deux amants.
Or, ce soir, voulant mettre à fin mon entreprise,
Pris, je pense, pour vous, j’entre ici par surprise,
Je me cache, j’écoute, à ne vous celer rien ;
Mais j’entendais très mal et j’étouffais très bien.
Et puis, je chiffonnais ma veste à la française.
Ma foi, je sors !
Et veut sortir.
Monsieur, c’est comme il vous plaira.
En garde !
Hernani ! ciel !
Calmez-vous, señora.
Dites-moi votre nom.
Hé ! dites-moi le vôtre !
Je le garde, secret et fatal, pour un autre
Qui doit un jour sentir, sous mon genou vainqueur,
Mon nom à son oreille, et ma dague à son cœur !
Alors, quel est le nom de l’autre ?
En garde ! Défends-toi !
Ciel ! on frappe à la porte !
Qui frappe ainsi ?
C’est le duc qui revient !
Malheureuse !
On se battait. Voilà de belles équipées !
Que faire ?
Doña Sol, ouvrez-moi !
N’ouvrez pas.
Saint Jacques monseigneur ! tirez-nous de ce pas !
Cachons-nous.
Dans l’armoire ?
Nous y tiendrons tous deux.
Grand merci, c’est trop large.
Fuyons par là.
Bonsoir. Pour moi, je reste ici.
Ah ! Tête et sang ! Monsieur, vous me paierez ceci !
À doña Sol.
Si je barricadais l’entrée ?
Ouvrez la porte.
Que dit-il ?
Ouvrez donc, vous dis-je !
Je suis morte !
Scène III
barbe et cheveux blancs ; en noir. Valets avec des flambeaux.
Des hommes chez ma nièce à cette heure de nuit !
Venez tous ! Cela vaut la lumière et le bruit.
À doña Sol.
Par saint Jean d’Avila, je crois que, sur mon âme,
Nous sommes trois chez vous ! C’est trop de deux, madame.
Aux deux jeunes gens.
Mes jeunes cavaliers, que faites-vous céans ? —
Quand nous avions le Cid et Bernard, ces géants
De l’Espagne et du monde allaient par les Castilles
Honorant les vieillards et protégeant les filles.
C’étaient des hommes forts et qui trouvaient moins lourds
Leur fer et leur acier, que vous votre velours.
Ces hommes-là portaient respect aux barbes grises,
Faisaient agenouiller leur amour aux églises,
Ne trahissaient personne, et donnaient pour raison
Qu’ils avaient à garder l’honneur de leur maison.
S’ils voulaient une femme, ils la prenaient sans tache,
En plein jour, devant tous, et l’épée, ou la hache,
Ou la lance à la main. — Et quant à ces félons
Qui le soir, et les yeux tournés vers leurs talons,
Ne fiant qu’à la nuit leurs manœuvres infâmes,
Par derrière aux maris vol l’honneur des femmes,
J’affirme que le Cid, cet aïeul de nous tous,
Les eût tenus pour vils et fait mettre à genoux,
Et qu’il eût, dégradant leur noblesse usurpée,
Souffleté leur blason du plat de son épée !
Voilà ce que feraient, j’y songe avec ennui,
Les hommes d’autrefois aux hommes d’aujourd’hui.
— Qu’êtes-vous venus faire ici ? C’est donc à dire
Que je ne suis qu’un vieux dont les jeunes vont rire ?
On va rire de moi, soldat de Zamora ?
Et quand je passerai, tête blanche, on rira ?
Ce n’est pas vous du moins qui rirez !
Duc…
Quoi ! vous avez l’épée, et la dague, et la lance,
La chasse, les festins, les meutes, les faucons,
Les chansons à chanter le soir sous les balcons,
Les plumes au chapeau, les casaques de soie,
Les bals, les carrousels, la jeunesse, la joie,
Enfants, l’ennui vous gagne ! À tout prix, au hasard,
Il vous faut un hochet. Vous prenez un vieillard.
Ah ! vous l’avez brisé, le hochet ! mais Dieu fasse
Qu’il vous puisse en éclats rejaillir à la face !
Suivez-moi !
Seigneur duc…
Messieurs, avons-nous fait cela pour rire ? Quoi !
Un trésor est chez moi. C’est l’honneur d’une fille,
D’une femme, l’honneur de toute une famille,
Cette fille, je l’aime, elle est ma nièce, et doit
Bientôt changer sa bague à l’anneau de mon doigt,
Je la crois chaste et pure, et sacrée à tout homme,
Or il faut que je sorte une heure, et moi qu’on nomme
Ruy Gomez De Silva, je ne puis l’essayer
Sans qu’un larron d’honneur se glisse à mon foyer !
Arrière ! lavez donc vos mains, hommes sans âmes,
Car, rien qu’en y touchant, vous nous tachez nos femmes.
Non. C’est bien. Poursuivez. Ai-je autre chose encor ?
Et vous pourrez demain vous vanter par la ville
Que jamais débauchés, dans leurs jeux insolents,
N’ont sur plus noble front souillé cheveux plus blancs !
Monseigneur…
Ma hache, mon poignard, ma dague de Tolède !
De cela qu’il s’agit. Il s’agit de la mort
De Maximilien, empereur d’Allemagne.
Raillez-vous ?… — Dieu ! le roi !
Le roi !
Le roi d’Espagne !
Oui, Carlos. — Seigneur duc, es-tu donc insensé ?
Mon aïeul l’empereur est mort. Je ne le sai
Que de ce soir. Je viens, tout en hâte, et moi-même,
Dire la chose à toi, féal sujet que j’aime,
Te demander conseil, incognito, la nuit,
Et l’affaire est bien simple, et voilà bien du bruit !
Mais pourquoi tarder tant à m’ouvrir cette porte ?
Belle raison ! tu viens avec toute une escorte !
Quand un secret d’état m’amène en ton palais,
Duc, est-ce pour l’aller dire à tous tes valets ?
Altesse, pardonnez ! l’apparence…
Je t’ai fait gouverneur du château de Figuère,
Mais qui dois-je à présent faire ton gouverneur ?
Pardonnez…
Donc l’empereur est mort.
Est mort ?
Duc, tu m’en vois pénétré de tristesse.
Qui lui succède ?
François Premier, de France, est un des concurrents.
Où vont se rassembler les électeurs d’empire ?
Ils ont choisi, je crois, Aix-La-Chapelle, ou Spire,
Ou Francfort.
N’a-t-il pensé jamais à l’empire ?
Toujours.
C’est à vous qu’il revient.
Je le sais.
Fut archiduc d’Autriche, et l’empire, j’espère,
Aura ceci présent, que c’était votre aïeul,
Celui qui vient de choir de la pourpre au linceul.
Et puis, on est bourgeois de Gand.
Je le vis, votre aïeul. Hélas ! seul je surnage
D’un siècle tout entier. Tout est mort à présent.
C’était un empereur magnifique et puissant.
Rome est pour moi.
Le pape veut ravoir la Sicile, que j’ai,
Un empereur ne peut posséder la Sicile,
Il me fait empereur ; alors, en fils docile.
Je lui rends Naple. Ayons l’aigle, et puis nous verrons
Si je lui laisserai rogner les ailerons.
Qu’avec joie il verrait, ce vétéran du trône,
Votre front déjà large aller à sa couronne !
Ah ! seigneur, avec vous nous le pleurerons bien,
Cet empereur très grand, très bon et très chrétien !
Le saint-père est adroit. — Qu’est-ce que la Sicile ?
C’est une île qui pend à mon royaume, une île,
Une pièce, un haillon, qui, tout déchiqueté,
Tient à peine à l’Espagne et qui traîne à côté.
— Que ferez-vous, mon fils, de cette île bossue
Au monde impérial au bout d’un fil cousue ?
Votre empire est mal fait ; vite, venez ici,
Des ciseaux ! et coupons ! — Très saint-père, merci !
Car de ces pièces-là, si j’ai bonne fortune,
Je compte au saint-empire en recoudre plus d’une,
Et, si quelques lambeaux m’en étaient arrachés,
Rapiécer mes états d’îles et de duchés !
Consolez-vous ! il est un empire des justes
Où l’on revoit les morts plus saints et plus augustes !
Ce roi François Premier, c’est un ambitieux !
Le vieil empereur mort, vite il fait les doux yeux
À l’empire ! A-t-il pas sa France très chrétienne ?
Ah ! la part est pourtant belle, et vaut qu’on s’y tienne !
L’empereur mon aïeul disait au roi Louis :
— Si j’étais Dieu le père, et si j’avais deux fils,
Je ferais l’aîné dieu, le second roi de France. —
Au duc.
Crois-tu que François puisse avoir quelque espérance ?
C’est un victorieux.
La bulle d’or défend d’élire un étranger.
À ce compte, seigneur, vous êtes roi d’Espagne ?
Je suis bourgeois de Gand.
A fait monter bien haut le roi François premier.
L’aigle qui va peut-être éclore à mon cimier
Peut aussi déployer ses ailes.
Sait-elle le latin ?
Mal.
D’Allemagne aime fort qu’on lui parle latin.
Ils se contenteront d’un espagnol hautain ;
Car il importe peu, croyez-en le roi Charles,
Quand la voix parle haut, quelle langue elle parle.
— Je vais en Flandre. Il faut que ton roi, cher Silva,
Te revienne empereur. Le roi de France va
Tout remuer. Je veux le gagner de vitesse.
Je partirai sous peu.
Sans purger l’Aragon de ces nouveaux bandits
Qui partout dans nos monts lèvent leurs fronts hardis ?
J’ordonne au duc d’Arcos d’exterminer la bande.
Donnez-vous aussi l’ordre au chef qui la commande
De se laisser faire ?
Eh ! quel est ce chef ? son nom ?
Je l’ignore. On le dit un rude compagnon.
Bah ! je sais que pour l’heure il se cache en Galice,
Et j’en aurai raison avec quelque milice.
De faux avis alors le disaient près d’ici.
Faux avis ! — Cette nuit tu me loges.
Altesse !
Demain, sous ma fenêtre, à minuit, et sans faute.
Vous frapperez des mains trois fois.
Demain.
Mon bon poignard !
Monsieur. Vous me seriez suspect pour cent raisons.
Mais le roi don Carlos répugne aux trahisons.
Allez. Je daigne encor protéger votre fuite.
Qu’est-ce seigneur ?
Il part. C’est quelqu’un de ma suite.
Scène IV
Oui, de ta suite, ô roi ! de ta suite ! — J’en suis !
Nuit et jour, en effet, pas à pas, je te suis.
Un poignard à la main, l’œil fixé sur ta trace
Je vais. Ma race en moi poursuit en toi ta race.
Et puis, te voilà donc mon rival ! Un instant
Entre aimer et haïr je suis resté flottant,
Mon cœur pour elle et toi n’était point assez large,
J’oubliais en l’aimant ta haine qui me charge ;
Mais puisque tu le veux, puisque c’est toi qui viens
Me faire souvenir, c’est bon, je me souviens !
Mon amour fait pencher la balance incertaine
Et tombe tout entier du côté de ma haine.
Oui, je suis de ta suite, et c’est toi qui l’as dit !
Va, jamais courtisan de ton lever maudit,
Jamais seigneur baisant ton ombre, ou majordome
Ayant à te servir abjuré son cœur d’homme,
Jamais chiens de palais dressés à suivre un roi
Ne seront sur tes pas plus assidus que moi !
Ce qu’ils veulent de toi, tous ces grands de Castille,
C’est quelque titre creux, quelque hochet qui brille,
C’est quelque mouton d’or qu’on se va pendre au cou ;
Moi, pour vouloir si peu je ne suis pas si fou !
Ce que je veux de toi, ce n’est point faveurs vaines,
C’est l’âme de ton corps, c’est le sang de tes veines,
C’est tout ce qu’un poignard, furieux et vainqueur,
En y fouillant longtemps peut prendre au fond d’un cœur.
Va devant ! je te suis. Ma vengeance qui veille
Avec moi toujours marche et me parle à l’oreille.
Va ! je suis là, j’épie et j’écoute, et sans bruit
Mon pas cherche ton pas et le presse et le suit.
Le jour tu ne pourras, ô roi, tourner la tête
Sans me voir immobile et sombre dans ta fête ;
La nuit tu ne pourras tourner les yeux, ô roi,
Sans voir mes yeux ardents luire derrière toi !