E. Fasquelle (p. 217-222).
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XLII


Le lendemain, qui était le lundi fixé pour son départ, elle fit ses préparatifs, — des préparatifs invisibles. Hermine ne pouvait songer à rien emporter qui aurait trahi son projet. Elle se vêtit comme d’habitude, mit de bons souliers, prit sa mante, l’argent qui lui restait dans la cachette, et pour tout bagage, le petit coffret où elle avait ses souvenirs, des portraits, quelques lettres d’amies, le billet de Jean, les cahiers où elle écrivait ses impressions, son encrier, sa plume. Cette frêle créature surmontait, à cet instant, la fatigue et la souffrance, l’état de douleur physique qui l’obsédait depuis sa course de la veille. Elle était résolue et intrépide comme un être qui a fait le sacrifice de tout, et qui va tenter le sort dans une suprême bataille.

Lorsqu’elle eut mis son coffret sous son bras, et bien ramené sa mante sur elle, Hermine fit un geste d’adieu vers le lit où étaient nés et où étaient morts les Gilquin.

Pyrame la regardait avec cette physionomie particulière des chiens qui devinent un projet, et qui demandent s’ils vont y être associés. Il allait et venait autour d’Hermine, levant vers elle ses yeux interrogateurs.

— Oui… promener… — répondit-elle en mettant un doigt sur sa bouche.

Il gambada silencieusement.

Elle descendit, ne rencontra personne, ne vit pas même la petite Zélie, toujours prête à l’accompagner de près ou de loin.

Elle s’arrêta au milieu de la cour, regarda autour d’elle, et tout à coup tressaillit.

Ses yeux s’étaient portés vers le grenier où le petit Jean était mort. Il lui sembla qu’une voix plaintive s’exhalait dans l’air glacé, par la porte ouverte.

C’était vrai ! À lui seul, elle n’avait pas dit son départ. Une peine enfantine gonfla son cœur. Elle voulut emplir sa vue et sa mémoire une dernière fois de ce lieu tragique où sa destinée s’était jouée, où elle avait perdu l’enjeu de sa vie.

Elle monta péniblement les échelons, fut obligée de s’arrêter au milieu de la courte ascension. Elle suffoquait un peu. Enfin, elle fit un effort, retrouva un peu de respiration, parvint en haut, pénétra dans le grenier, revit les murs, le foin, la poulie.

— Adieu ! adieu à tout, — murmura-t-elle.

Elle entendit alors dans le silence, non loin d’elle, une respiration rauque, le ronflement d’un dormeur fatigué. Elle voulut fuir, mais non sans regarder autour d’elle, et en se dirigeant vers la porte, elle aperçut un des vieux ouvriers de la ferme, le père Caillère, étendu parmi le foin et faisant un somme.

Elle se hâta, entendant Pyrame grogner, au bas des échelons, mais elle se trouva face à face avec la petite Zélie, qui était l’éclaireur de toute une bande : François Jarry, la servante maîtresse, et les domestiques. Tous firent irruption dans le grenier.

— Ah ! j’ t’y prends, vieille saleté ! — lui dit François Jarry. — O l’est pour ça qu’tu passes tout ton temps au grenier !… O l’est pour y retrouver le père Caillère !… Voyez-vous ça ?… Eh bé ! restez-y toute vot’ vie, au grenier, pisqu’o vous fait plaisir à tous deux !… Et que je n’te voie plus fiche les pieds à la maison !…

D’un coup de poing, il l’envoya rouler dans le foin, auprès du père Caillère. Elle poussa un cri, auquel répondit dans la cour un hurlement de Pyrame.

Le père Caillère s’était relevé, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait, et se frottant les yeux, sous les bourrades et les quolibets, il était redescendu avec les autres.

Naturellement, l’affaire fit son chemin dans les conversations hypocrites de la ferme.

— O l’est-y possible ? — disait-on. — Jarry est un peu brusque, c’est vrai… mais o l’est un rude travailleur !…

— Et puis, Hermine a été bé contente de l’trouver, quand personne ne voulait d’elle !…

Le père Caillère, montré au doigt après une telle algarade, honteux des sarcasmes décochés sans cesse, des blagues qui l’assaillaient à tout instant, essaya de s’expliquer, mais le maître n’écouta même pas deux mots de son histoire. Le vieux quitta donc la ferme pour aller se replacer ailleurs.