E. Fasquelle (p. 9-14).
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II


La ferme s’apercevait à l’est du plateau, au-dessus du village enfoui dans un repli de terrain, à l’abri de la colline. Elle avait un aspect de forteresse. De longs murs de pierre grise l’entouraient tout entière d’un rempart. La ressemblance se complétait par une absence presque complète d’ouvertures. La porte charretière ne s’ouvrait que pour le passage des lourds chariots, et quelques étroites embrasures, pareilles à des meurtrières, éclairaient et aéraient les écuries et les greniers à foin. Le mur rébarbatif pesait sur la terre et barrait le ciel de sa ligne hostile. Au-dessus de sa crête apparaissaient un toit de tuiles, qui était le toit de la maison d’habitation, et la tour cylindrique d’un pigeonnier, coiffée d’une couverture conique de tuiles roses.

Le toit de cette maison et cette tour de pigeonnier déployaient des images vivantes au-dessus de la massive barrière de pierre.

De la cheminée sortaient des fumées légères qui prenaient la couleur du jour, roses d’aurore, dorées de soleil, bleues de soir.

La tour cylindrique était sans cesse entourée du vol claquant des pigeons, vol capricieux en lignes droites, en cercles, en spirales, qui s’en allait parfois décrire ses arabesques vers tous les lointains du paysage, mais qui s’en revenait toujours, familier et fidèle, s’enrouler, se resserrer autour du toit pointu, puis se reposer, pour se dévider encore à travers l’espace. Ou bien l’on voyait les pigeons perchés sur les gouttières, marcher sur un rebord en gonflant le jabot, allongeant et reculant la tête du même mouvement saccadé, entrer et sortir par les planchettes de leurs nids comme les abeilles d’une ruche.

Cette vie aérienne avait son équivalent à ras de terre, dans la cour de la ferme.

La porte ouverte, on se trouvait dans le monde emplumé, jacassant, criard, de la gent volatile, monde bigarré extraordinaire, perpétuellement occupé à gratter le sol de la patte et du bec, à courir sus à tous les vermisseaux, à se disputer la miette et la graine. La bataille alternait avec la mangeaille, et cette mêlée d’oiseaux faisait songer à un choc de races et d’armées, tant il y avait de différences de physionomies, de couleurs, d’allures, entre tous les êtres emplumés qui se trémoussaient sur l’aire.

Les coqs, à la crête rouge insolente, aux plumes bariolées, se dressaient en victorieux parmi les poules rapaces toujours en quête vers le sol. Les dindons prélassaient leur omnipotence. Les pintades allongeaient leurs cous et leurs têtes de reptiles pour prendre leur part de festin, puis couraient au hasard en jetant leurs cris abominables d’assassinées. Les paons balayaient le sol de leurs lourdes robes constellées d’émaux verts et bleus, et s’en allaient à tout instant du jour s’admirer au morceau de miroir fixé pour eux à la muraille. Des poussins, nouvellement éclos, gardaient encore la forme d’œufs auxquels seraient venus un peu de duvet jaune, une tête et deux pattes. Des canards se frayaient passage avec un mouvement de roulis et ramassaient tout ce qui traînait, d’une seule cuillerée de leur bec en forme de spatule. Des oies, blanches comme des statues de neige, dressaient leur robuste col, regardaient au loin, prononçaient des discours que personne n’écoutait.

Parfois, tout ce monde s’arrêtait de chercher, de picorer, d’avaler, de se battre, de crier, et tous les becs et tous les yeux se tournaient vers les nuages. C’est qu’un grand bruit d’ailes avait traversé l’espace, qu’une cohorte d’oiseaux migrateurs s’avançait en triangle, pattes repliées, ailes étendues, jetant sa clameur dans le vent. Ou bien, quelque bête de proie, quelque épervier suspendu, immobile, tout en haut du ciel, paraissait choisir, parmi les hôtes de la basse-cour inquiète, la victime sur laquelle il allait se laisser tomber. Ou encore, un oiseau de mer, blanc et gris, goéland ou mouette, égaré par les terres, planait et tournoyait, les ailes obliques, à croire qu’il cherchait une issue, puis tout à coup s’enfuyait vers le large.

Il y avait, à la ferme des Gilquin, bien d’autres formes de la vie animale, les bêtes de labour et de rapport, les chevaux, les bœufs, les vaches, les veaux, les porcs, les moutons. Ce n’étaient que hennissements, beuglements, grognements, bêlements, passage des bêtes lentes destinées à la charrue ou allant au pâturage, trottinements des troupeaux harcelés par les chiens. Au long des murs, des cages, grouillantes de lapins, laissaient apercevoir les mines songeuses, les bonds furtifs des bêtes curieuses et craintives.

Le personnel était nombreux : garçons de ferme, bergers, porchères, vachers, domestiques d’habitude ou journaliers de passage.

C’est dans ce milieu que naquit, vécut et mourut Hermine Gilquin.