Herbert Spencer et la Philosophie de la vie

Herbert Spencer et la philosophie de la vie
Gaston Rageot

Revue des Deux Mondes tome 22, 1904


HERBERT SPENCER
ET
LA PHILOSOPHIE DE LA VIE

Le 14 décembre dernier, au Crématorium de Golden Green, on a incinéré la dépouille d’Herbert Spencer : des éloges convenus lui ont été décernés dans des discours nécessaires ; un Hindou a offert vingt-cinq mille francs pour créer à l’Université d’Oxford, où Herbert Spencer n’avait jamais enseigné, une chaire portant le nom de « chaire Herbert Spencer ; » des articles nécrologiques, souvent sévères, ont été publiés dans quelques grands journaux de tous les pays ; puis on a annoncé son Autobiographie, on l’a attendue, on en a été surpris et déçu ; et enfin l’on a cessé de parler de l’illustre mort, qui n’appartient plus aujourd’hui qu’à la morne actualité de l’histoire.

La vérité, c’est que Herbert Spencer avait perdu l’oreille de l’Europe et que sa renommée, très étendue par le monde, avait toujours été inégale et diverse.

En Angleterre, Herbert Spencer était resté fort longtemps inconnu, et il est mort discuté. On sait qu’il a publié à ses frais la plupart de ses livres et les chiffres qu’il fournit sur l’état de ses affaires philosophiques ont une éloquence, mêlée de bravade : son premier ouvrage, la Statique sociale, a été tiré à sept cent cinquante exemplaires ; il n’a pas fallu moins de quatorze années pour les écouler ; il en a fallu douze autres pour six cent cinquante exemplaires des Principes de Psychologie, et plus de dix encore pour cinq cents exemplaires seulement des Essais. En 1860, Spencer s’avisa même de procéder par souscription pour éditer toute sa Philosophie synthétique ; dès les Premiers Principes, il perdait de l’argent ; il s’enfonçait à la publication suivante, si bien qu’au bout de quinze ans, il avait réalisé avec l’Évolution une perte de quinze mille livres : heureux les philosophes ! C’est seulement vers 1874, après dix ans, qu’il put espérer de rentrer dans ses débours.

Et quand l’opinion si rétive s’avisa de s’occuper de lui, elle le combattit. Tout de suite on usa contre lui de l’arme si dangereuse et particulièrement commode dans l’Angleterre d’alors, le matérialisme. On lui reprocha d’abuser de la collaboration et de faire écrire ses livres par ses disciples. Huxley lui-même, qui avait revu les épreuves des Principes de Biologie, entre en polémique avec lui, et leurs premières relations sont mal interprétées. Dans toutes les Revues du Royaume-Uni, les articles consacrés au nouveau système sont incompréhensifs : hostiles ou agressifs : l’Edinburgh Review ne voit en lui qu’une « philosophie d’épithètes et de phrases ; » The catholic World affirme qu’il manque à Spencer tout génie philosophique ; la Princetown Review hésite à prononcer « s’il donne une preuve plus décidée d’ignorance, d’étroitesse d’esprit, d’extravagance d’idées ou de virulence ; » la Quarterly Review conclut que la doctrine est « absolument fatale à tout germe de moralité, qu’elle exclut entièrement toute forme de religion ; » le professeur Jowett le qualifie de « demi-savant vide » et, à la fin de sa vie, quand Herbert Spencer entreprend de réviser ses ouvrages, il lui faut encore se défendre contre l’école hégélienne d’Oxford et de Glasgow. Sans compter que sa lutte contre l’Impérialisme et son attitude dans la guerre des Boers avaient achevé de lui aliéner la foule anglaise. Non seulement il ne fut pas prophète en son pays, mais il n’y fut ni savant, ni philosophe, ni professeur, ni chef d’école, ni quoi que ce soit d’officiel ou d’influent.

En Allemagne, son succès ne fut pas beaucoup plus général ni plus solide, comme on le voit à la rareté même des traductions allemandes de ses œuvres. Au moment de sa mort, des articles retentissans ont marqué avec force que rien ne pouvait être en effet plus antipathique à la Germanie hégélienne, à son collectivisme instinctif et rêveur, que l’individualisme intransigeant et précis de la sociologie spencérienne.

C’est donc de très loin que la réputation est venue d’abord à Herbert Spencer, de l’Amérique, de l’Inde, du Japon ; c’est en France surtout qu’elle s’est maintenue et accréditée.

Chez nous, Spencer a réussi à la fois par le détail et par l’ensemble : sa psychologie a suscité une école qui le respecte encore et qui se borne le plus souvent à vérifier dans les laboratoires quelques-unes de ses vues les plus ingénieuses ; les sociologues de la nouvelle manière discutent toujours ses idées avant de les écarter, cependant que les économistes réputés s’inspirent plus ou moins explicitement des faits qu’il a recueillis ; surtout sa biologie est encore prise très au sérieux par ceux qui la connaissent. Enfin sa doctrine du progrès est d’origine française : elle parle à notre imagination, à nos instincts humanitaires. Herbert Spencer nous apparaît à la fois dans une gloire de savant comme Darwin, dont nous le distinguons mal, et avec un prestige de philosophe comme Auguste Comte, dont nous le croyons volontiers un disciple. Son renom, en définitive, est surtout français.

C’est que le génie anglais n’est point généralisateur : « le fait seul importe, » disait l’idéaliste Carlyle. Et l’empirisme anglais, de Locke à Stuart Mill, n’avait en effet cessé de tourner le dos à la spéculation. Dans cette suite rigoureuse dont Spencer est l’aboutissement, dans ce mouvement ininterrompu et régulier de l’utilitarisme social, il n’y avait pas eu de place pour une vue d’ensemble, pour une philosophie véritable. Or Spencer a débordé de tout son génie constructeur le cadre étroit de cet empirisme : sur toutes les questions qui avaient été posées, morale, origine des idées, valeur de la science, il a trouvé insuffisantes les réponses de ses devanciers et, surtout, il a jugé que les plus importantes et les plus générales avaient été négligées ou ignorées par eux. Ni plus ni moins qu’un Français ou un Allemand, il a conçu son œuvre entière, œuvre de quarante années, dont il traça ù vingt-six ans le programme définitif, sous la forme d’une « philosophie synthétique » qui serait comme la Métaphysique de l’expérience.

Il a donc emprunté à la tradition historique de son pays les données de sa spéculation : il prolonge et termine un mouvement. Mais son originalité, à la fois comme Anglais et comme penseur, c’est justement d’avoir approprié la méthode de son école à des questions qui ne venaient pas d’elle, c’est d’avoir abordé le problème théorique du monde avec l’esprit de l’utilitarisme. Il a renoué l’une à l’autre deux grandes traditions modernes.

Spencer avait été formé dès sa petite enfance à la recherche du fait. Il avait reçu de son père une éducation excellente de savant, d’observateur, et où les livres n’avaient point de place en regard de la vie.

Herbert ne savait pas lire à sept ans et, à l’école, il devient tout de suite, nous disent ses biographes, un très médiocre élève. Il ne plut apprendre la grammaire ni les langues, il répugne aux exercices de mémoire et ses jeux d’enfant, ses travaux, sont les études vivantes de la botanique, de l’entomologie ; il a la vive curiosité des plantes, des insectes, des êtres. A treize ans, il se trouve confié aux soins pédagogiques d’un brave homme d’oncle, le révérend père Thomas Spencer, lauréat de Cambridge, lequel destine tout naïvement son neveu aux gloires universitaires. Mais déjà Spencer dédaigne l’éducation de l’Université, comme plus tard il en dédaignera les fonctions. Il n’est pas passé par Cambridge, lui, ni par Oxford ; il n’a pris aucun titre, sollicité aucun poste. Il a toujours considéré, par instinct d’abord, par réflexion et expérience ensuite, que l’enseignement officiel était incapable de donner une idée réelle de la nature et surtout de la société. « Dans la conscience d’un homme qui a passé par le curriculum d’études universellement à la mode, écrira-t-il à la fin de sa vie, il n’y a pas de place pour la causalité naturelle. Au contraire, il y existe seulement l’idée de ce qui en un sens relatif est une causalité artificielle, la causalité par influences établies… »

Vers la fin de son adolescence, s’étant appliqué aux mathématiques, il entre dans les chemins de fer et, pendant huit ans, collabore au Journal des Ingénieurs civils, traite des questions spéciales, rédige des rapports professionnels, fait des découvertes techniques. Il s’affermit par son métier même dans cette attitude scientifique dont il avait eu de si bonne heure l’instinct et qui demeurera, dans tout ordre de réflexion ou d’expérience, la marque propre de son esprit. Son Autobiographie foisonne en petites inventions ; il les énumère et les détaille avec une complaisance infinie. Non seulement Spencer ne s’est pas formé par les livres, mais il aura toujours le dédain des livres, peu de culture, beaucoup d’ignorance, et avec cela l’horreur des papiers, des fiches, de tout ce qui n’est pas le document, l’information personnelle et directe, la leçon de la pratique. On a noté souvent combien ses ouvrages étaient pauvres en bibliographie ; il n’indique point ses sources, ni ses références, disant que c’est à dessein, pour ne pas distraire l’attention du lecteur. En vérité, il n’a jamais travaillé dans aucune bibliothèque ; il n’a jamais eu autour de lui d’autres volumes que les siens, remplissant de ses seuls écrits les casiers de son cabinet. Sa pensée se suffit, de plus en plus, à elle-même. Spencer s’est toujours montré absolument rebelle et impénétrable à la critique, impatient de l’objection, étonnamment entier et autoritaire. Il n’aimait guère non plus les voyages, ayant fait seulement un tour en Égypte pour raisons de santé et traversé deux fois Paris en baragouinant dans les banquets un français bien anglais. — Sa santé, répétait-il volontiers, l’obligeait à suivre un « régiment. »

C’est ainsi que, fermé à peu près à toute influence, uniquement pénétré de lui-même et de sa vie, il a pu échapper aux redoutables effets de la philosophie critique qu’il ignora profondément. Il est venu naïvement, d’un esprit jeune et frais, à la spéculation. Il fut, à la lettre, le fils intellectuel de ses œuvres.

De là, sans doute, l’extrême rapidité de sa réflexion, la promptitude de sa maturité. A vingt-six ans, il est prêt à se recueillir. Apres le krach des chemins de fer, qui le laisse sans position, il se retire un moment chez lui, commence à philosopher, entrevoit le problème, le dessin de son œuvre. Il devient l’ami et bientôt l’obligé de Stuart Mill : la politique l’attire et le journalisme va Je nourrir. Il y entre avec ferveur, élargissant à cette nouvelle école, si profitable pour ceux qu’elle n’asservit point, sa connaissance des hommes ; il y contracte surtout l’habitude précieuse qui fera de lui le plus grand vulgarisateur du XIXe siècle, celle de la « mise au point » et le sens de l’ « actualité. » Il s’exerce là à deviner les théories du moment, la doctrine qui est « dans l’air : » il s’initie à l’intelligence de l’esprit public qu’il suivra toujours avec tant de justesse et d’autorité ; il devient même directeur de l’Economist et écrit son premier grand ouvrage.

Déjà connu, sinon populaire, bien pincé pour observer et pour comprendre, il peut arrêter définitivement le plan de sa Philosophie synthétique, de 1850 à 1860. Cette philosophie sera donc bien anglaise, bien empirique, bien concrète, bien uniquement fondée sur l’expérience de la pratique humaine ; ce sera le fruit naturel de la pensée d’un homme qui eut comme premiers joujoux des plantes et des insectes, qui fut un habile artisan et un adroit journaliste.

Seulement, Herbert Spencer a été élevé dans une famille en partie méthodiste, de mœurs sévères, tout à la fois très pieuse et très divisée. La religion y était présente et active ; la critique n’y était pas moins vive. Le dimanche, le jeune Spencer allait avec son père chez les quakers et avec sa mère chez les méthodistes. Il sentit de bonne heure et comprit du même coup la nécessité humaine de la religion et la relativité des croyances religieuses. Toutes les croyances sans doute devaient s’équivaloir comme expressions également incomplètes et indispensables d’une réalité inconnue, comme ayant toutes « une âme de bonté et de vérité. » Il se détacha donc de la pratique, ce qui trompa l’opinion anglaise et le lit passer pour un sceptique ou un indifférent ; mais il resta fidèle au sentiment et soucieux du principe.

Lui aussi, comme Kant, comme Leibniz, il concevra le problème philosophique dernier précisément sous la forme d’une réconciliation de la science et de la religion. Par suite encore, et tout comme Descartes ou Spinoza, comme les Sages de l’antiquité, il pensera que la philosophie doit aboutir à la morale, à la loi de la vie humaine. Il faudra donc faire sa place au sentiment et à son objet, l’Inconnaissable ; il faudra révéler à l’humanité sa destinée qui est de s’améliorer, — et voilà bien marquée, et comme d’elle-même, la place de Spencer dans l’histoire philosophique. Seulement, ces questions nécessaires ne se sont pas posées à Spencer d’une manière critique, abstraite, par la culture et la tradition. Il les a trouvées ouvertes dans la vie, autour de lui, dans sa famille, chez ses amis ; il ignore les systèmes, regarde les hommes, les choses, le spectacle du monde, — et voilà bien marquée d’autre part son attitude originale à l’égard de la philosophie éternelle, philosophia perennis !

Herbert Spencer avait dans toute sa personne une allure de noble tranquillité, un peu impérieuse, à peine égoïste, très britannique. Célibataire et sans parens, il vivait à l’ordinaire dans une boarding-house, et il n’a jamais connu d’autre intérieur que la pension et le cercle. Ses mœurs étaient simples, son caractère accueillant et plutôt doux, sauf dans la dispute et la polémique, où il devenait irritable, cassant, injuste. A Londres, on l’a vu pendant des années, avec ses longues jambes, parcourir tous les jours le chemin du quartier de Bayswater où il habitait à l’Atheneum Club où il fréquentait assidûment. Là il jouait au billard, s’entretenait avec Huxley, Darwin, présentait aimablement des amis étrangers qui venaient l’admirer, de France ou d’ailleurs, et trouvait au cercle tout ce dont avait besoin son cœur de vieux garçon, de philosophe et d’Anglais. Parmi ces sympathies faciles, quasi professionnelles et malgré tout un peu distantes, précaires même, un seul sentiment paraît avoir été chez lui plus attendri, plus pénétrant, plus mystérieux aussi, — son amitié pour George Eliot.

C’est la Statique sociale, le premier ouvrage de Spencer, qui a commencé de les rapprocher par l’admiration. George Eliot collaborait alors à la Westminster Review et, pour Spencer, en vérité, la revue ne fut pas moins précieuse que George Eliot : il lui fallut toujours se hâter pour satisfaire à ses engagemens et cette nécessité explique en partie la régularité de sa production. Au bout d’un an de relations philosophiques et littéraires, nous les retrouvons déjà très amis. Ils vont ensemble assez régulièrement à l’Opéra italien, Spencer y ayant une entrée pour deux personnes. Ils disputent d’esthétique, s’entretiennent de la musique qu’ils aiment pareillement et où il ne faut voir qu’une exaltation des sentimens joyeux, et enfin ils tombent d’accord de se fréquenter aussi librement qu’il leur plaira. George Eliot se trouve toujours meilleure en la compagnie de son philosophe et le ton de sa correspondance est assez exalté, lorsqu’elle parle de leur « délicieuse camaraderie. » Elle avoue que, sans Spencer, sa vie, à elle, lui paraîtrait désolée et vide. Elle est au courant de ses travaux, de ses projets, de la composition des Essais. La calomnie n’est pas sans effleurer une amitié si spéculative. George Eliot s’en irrite vivement ; elle se révolte et cette révolte suffit peut-être à expliquer sa liaison moins abstraite avec Lewes, que Spencer lui avait présenté et qui était devenu leur ami commun. Elle avait tenu à justifier avec l’un ce dont on la soupçonnait avec l’autre. Spencer en souffrit-il ?

Il aimait la jeunesse, il fut sensible à la grâce ; il recherchait volontiers la conversation des femmes, se plaisant également à les faire parler et à les faire taire, ou même à les faire réfléchir. Sans aucun pédantisme, le plus naturellement du monde, en promenade, en voiture, aux belles heures de la campagne, il posait à ses interlocutrices, jeunes ou vieilles et plutôt jeunes, des questions de morale ou de science, des problèmes délicats : Comment une alouette peut-elle chanter en volant ? Pourquoi un canard se dandine-t-il en marchant ?

Il était gai très souvent ; il fut sans doute heureux. Le manque de ressources, une santé délabrée dont les défaillances vinrent sans cesse se mettre en travers de ses efforts et de ses travaux, l’insomnie, la souffrance, la solitude, n’ont pu triompher de sa volonté ni de sa confiance en lui-même. Tardivement mis à l’aise par les traductions de ses œuvres, il a pu achever son existence, dans sa retraite de Brighton, avec quelque agrément, un luxe tranquille et une gloire presque satisfaite. Il avait trop aimé la vie, il l’avait trop longtemps observée et étudiée sous ses formes multiples, il en avait aussi trop pâti pour ne pas chercher en elle seule le secret de toutes choses.

Il a été le philosophe de la vie.


II

Descartes, ayant aperçu, par la géométrie analytique qui lui permettait d’exprimer une figure de l’étendue en une formule du calcul, une première généralisation de la méthode algébrique, se demanda si cette méthode mathématique à son tour ne pouvait pas être universalisée, et si son application au reste du monde ne devait pas résoudre le problème philosophique tout entier ; Leibniz, ayant fait usage du calcul intégral et différentiel et ayant conçu par-là une nouvelle notion de la continuité, tenta tout aussitôt d’embrasser dans cette notion la réalité de l’univers ; Kant, ébloui par la découverte de la gravitation, et ayant cru voir dans la toute-puissance du génie d’un homme la preuve que c’est l’esprit humain qui dicte à la nature ses lois logiques, édifia précisément sa philosophie théorique pour rendre compte de cet apparent paradoxe et expliquer qu’une science de la nature fût possible sans l’intervention de l’expérience. Ainsi toute philosophie n’est jamais qu’une généralisation de la découverte scientifique la plus récente et comme une transposition métaphysique du savoir qui vient de naître. Il semble, par un prestige éternel, que le dernier résultat de l’analyse doive devenir le principe immédiat de la synthèse ; l’esprit humain croit toujours trouver dans les secrets entrevus du fait qu’il ignorait hier l’explication définitive de tous les autres.

La pensée n’est-elle pas une, en effet ? Percevoir, connaître, philosopher, sont des opérations également destinées à mettre de l’ordre dans les sensations de nos sens, de l’unité dans notre expérience et dans notre pensée. Or, le premier moment de ce progrès vers l’ordre et l’harmonie est représenté par la science, laquelle aboutit ainsi à des idées qui la dépassent elle-même, — espace, temps, mouvement, force, — et dont elle ne peut rien dire, sinon qu’elles lui sont nécessaires et qu’elle ne saurait se constituer sans elles. La philosophie est le second moment, l’unité définitive : à elle d’embrasser l’ensemble et de trouver l’idée qui soit la « dernière des idées dernières. » La philosophie, malgré tout, ne peut s’appuyer que sur la science : ce sont les conquêtes de l’une qui, dans l’histoire, ont diversifié les systèmes de l’autre en leur fournissant des principes nouveaux de spéculation. — De quelle science donc Spencer a-t-il été le philosophe comme Descartes avait été le philosophe des mathématiques ?

La physique est la mère de toutes les sciences, a dit Bacon. Et l’on pourrait croire, comme on l’a cru en effet, que Spencer s’est surtout inspiré des données de la physique nouvelle.

Dans les Premiers Principes, ayant passé en revue les vérités fondamentales des sciences, les notions qui leur sont communes, — telles que l’indestructibilité de la matière, la continuité du mouvement, la persistance de la force, — et jugeant que ces vérités sont en étroite relation les unes avec les autres, Spencer ajoute : « Après avoir vu que toutes nos expériences de matière et de mouvement pouvaient se résoudre en expériences de force, nous avons vu que ces autres vérités que la matière et le mouvement ne peuvent pas changer comme quantité sont impliquées dans le principe que la force est invariable en quantité. Nous avons conclu que cette vérité est celle par laquelle on peut prouver toutes les autres, qui en dérivent toutes. »

Il était donc bien naturel, sinon nécessaire, que l’on adoptât d’abord les propres affirmations de Spencer sur sa philosophie, qui ne serait ainsi qu’une combinaison de la loi de gravitation avec le principe de la persistance de la force. Et il est vrai, — comme nous allons voir, — qu’il a fait un très grand usage de ce principe ; mais il est plus vrai encore qu’il est arrivé à ce principe par voie de conséquence, Tayaut rencontré sur sa route comme un problème posé, comme un fait qu’il fallait expliquer, alors que la première curiosité de son esprit s’était portée ailleurs, à l’autre bout de la réalité, et qu’il avait dû, avant d’atteindre la physique, traverser toute la nature vivante. C’est de quoi l’on ne s’avise guère, si l’on s’en remet à l’exposé synthétique des Premiers Principes, où Spencer a justement enchaîné ses découvertes dans un ordre inverse à celui selon lequel il les avait faites.

Lorsque Spencer, alors journaliste, héritier du radicalisme politique et du libéralisme religieux, commença décrire pour gagner sa vie, il se préoccupa d’abord, et uniquement, de la discipline de l’Etat, cherchant à déterminer dans ses articles la Sphère propre du gouvernement.

Son premier grand ouvrage, — la Statique sociale, — reprend cette question, qui l’intéresse entre toutes, du fondement théorique du gouvernement. Et cet ouvrage contient tous les autres ; il en est la source et la clarté, ébauche heureuse de toute la doctrine. Déjà il semble à Spencer que « les évolutions organiques sociales obéissent à la même loi, » et si avec l’Age, la réflexion, et les déboires de l’expérience, il doit en venir à modifier le détail de sa pensée et surtout à atténuer sa tendance radicale, il ne fera que fortifier cette « croyance dominante aux évolutions de l’homme et de la société, » qui fut sa première inspiration. Dans les Essais qui suivent, il étudie les Manières et la Mode (1854), puis le Progrès, ses causes (1857).

A l’ordinaire, on rapproche le progrès du bonheur, l’un servant à évaluer l’autre, le fait seul que le bonheur s’accroît constituant le progrès. Pour Spencer, — comme pour les sociologues d’aujourd’hui, — le progrès n’a point de rapport avec le bonheur, qui n’en est ni la cause ni la fin ; on n’entendra bien le progrès qu’à la condition de rechercher seulement la nature des changemens qui le constituent, « abstraction faite de nos intérêts. » Mais, si le progrès n’est plus qu’une espèce déterminée) de changement, il cesse d’être un phénomène simplement social ; il peut être rapproché d’une évolution organique, et, avec la nouvelle physiologie, on le définira comme « un changement de l’homogène à l’hétérogène. » Un État qui multiplie ses institutions, un organisme qui diversifie ses fonctions, progressent pareillement, parce qu’ils s’élèvent de l’uniformité à la multiformité. Dès cet Essai, la question pour Spencer est simplement de généraliser l’usage de ce progrès dont la société lui a suggéré l’idée et l’organisme la formule ; de montrer que « cette loi du progrès organique est la loi de tout progrès. »

On voit comment Spencer, qui était parti dans son observation personnelle de la statique sociale, s’est aussitôt rencontré avec les jeunes sciences de la vie : il construira son système du monde sur l’union de ces deux disciplines naissantes, l’une qui venait de lui et l’autre qui venait à lui. On a dit de Descartes qu’il avait été un métaphysicien mathématicien ; on pourrait dire de Kant qu’il a été un métaphysicien physicien ; il faut certainement dire de Spencer qu’il a été un métaphysicien sociologue. Il a lui-même précisé à bien des reprises ce mouvement de sa pensée ; il en a fait confidence à ses biographes et aux pages de son Autobiographie, à la dernière édition de ses Principes, il a ajouté un appendice où il confesse que, si sa doctrine s’était développée uniquement dans le sens de la Statique sociale, elle aurait pris une autre forme. Mais il arriva que cette inspiration du début « fut changée par la généralisation de von Baër, » par la loi du passage de l’homogène à l’hétérogène. — Le journaliste avait posé la question ; le biologiste l’a résolue.

Il est utile de bien fixer cette filiation historique pour la gloire même de Spencer. Si l’on s’en tient à la date des Premiers Principes, il semble que Spencer n’est qu’un imitateur : il aurait uniquement généralisé la théorie du transformisme darwinien. Si l’on songe à l’Essai sur le Progrès, aux Principes de Psychologie aussi bien qu’aux Lois dernières de la Physiologie, dont les dates sont antérieures, non seulement à l’ouvrage de Darwin, mais aux relations de Spencer avec Darwin, on en juge tout autrement : Spencer n’est pas darwinien, mais la philosophie de Spencer embrasse la science de Darwin, comme elle embrassera tout à l’heure la nouvelle physique avec laquelle on la confondait. Précisons en quelques mots, et sans nous égarer dans des spécialités.

L’hypothèse de Darwin sur la formation des espèces est purement mécaniste, puisqu’elle ne fait aucune place à l’idée de fonction et d’activité. Il y faut supposer, comme principe de toute transformation, un accident heureux, un hasard favorable de naissance et de structure, armant ainsi d’une défense nouvelle, dans la lutte pour la vie, certains individus, mystérieusement privilégiés. Ces individus triompheront de tous ceux de leur espèce qui n’ont pas eu la même chance congénitale, et la sélection, par la survivance des plus forts, assurera et maintiendra la perpétuité de la variation.

Cette variation, comme on le voit, est toujours posée d’avance, jamais expliquée ; elle est cet au-delà de quoi il n’y a pas à remonter, le postulat de la théorie. Or, Spencer reconnaît bien avec Darwin l’importance de la structure chez les êtres vivans et l’influence de cette structure sur la fonction ; mais il est convaincu, d’autre part, en vertu de la loi de l’homogène, que la « correspondance » est une loi des choses et des êtres, qu’il y a réciprocité d’action entre le dehors et le dedans, le milieu et l’organisme ; il faut donc que la fonction elle-même, l’effort pour s’adapter aux circonstances, puisse devenir à son tour une cause de changement chez l’être vivant. — Pourquoi, selon l’exemple familier, les girafes ont-elles un long cou ? Parce que, dira Darwin, les individus de cette espèce qui sont nés avec un cou long, s’étant trouvés par cette circonstance plus capables de se nourrir des feuilles des arbres, ont seuls survécu et, par suite, ont été seuls à se reproduire. Parce que, dira Spencer, non seulement ces individus sont venus au monde avec un long cou, mais, dans leur effort pour atteindre les feuilles des arbres, ils se sont fait allonger le cou.

Il ne semble pas que Spencer ait beaucoup plus connu Lamarck, que Darwin n’avait lui-même pratiqué notre grand naturaliste. Mais il est vrai que Spencer a été porté par sa philosophie générale à compléter Darwin par Lamarck, alors qu’il ignorait encore l’un et qu’il n’avait pas lu l’autre, comme s’il avait pourtant emprunté à l’un l’hérédité et à l’autre l’adaptation fonctionnelle. L’évolutionnisme déborde de tous côtés le transformisme.

Il est donc certain que, pour formuler dans ses Premiers Principes la loi d’évolution, Spencer n’a eu qu’à se souvenir de lui-même, avec cette seule réserve que l’inspiration biologique a fini par prévaloir chez lui sur la tendance sociologique et qu’elle a dû elle-même aller sans cesse en se simplifiant.

Ainsi, dans le premier moment, il a semblé à Spencer qu’il y avait en sociologie « une explication suffisant à tout, la division du travail, c’est-à-dire la multiplication de parties de plus en plus dissemblables remplissant des fonctions de plus en plus nombreuses et de plus en plus dissemblables » : et les sociologues d’aujourd’hui considèrent encore cette loi comme fondamentale dans le développement de la société où apparaissent successivement des gouvernans et des gouvernés, des rois, des prêtres, des soldats, des magistrats, etc.

Or, en biologie, ce principe reste concevable précisément sous la forme d’un passage de l’homogène à l’hétérogène, passage par lequel succède à la masse confuse de l’embryon la diversité des tissus, des structures, des fonctions.

Seulement est-il applicable encore au monde physique ?

Donc, — et c’est là tout ce que nous avons voulu montrer, — mettre au point la première loi du progrès, ç’a été justement la plier, comme loi abstraite de l’évolution, aux phénomènes inférieurs. L’évolution a été obtenue, non pas par progression et en montant vers les réalités plus complexes de la vie et de la pensée, mais par régression et en descendant vers les formes élémentaires de l’existence. Spencer n’a pas conçu la vie d’après les phénomènes physiques et chimiques, mais les phénomènes physiques et chimiques d’après une loi de la vie, et cette loi de la vie, c’est la spéculation politique qui lui en a suggéré la formule.


III

Nous voilà donc installés au centre même de sa pensée.

Le changement étant le fait le plus constant de l’univers, la loi de l’univers ne peut être qu’une loi de changement. Et k philosophie sera la découverte de cette loi. Or, tous les changemens, ceux qui altèrent lentement la structure de notre ciel étoile ou ceux qui constituent une décomposition chimique, sont « des changemens dans les positions relatives des parties composantes, et ces changemens impliquent nécessairement partout qu’en même temps qu’un nouvel arrangement de la matière est apparu un nouvel arrangement du mouvement. D’où suit qu’il doit y avoir une loi de redistribution concomitante de la matière et du mouvement qui s’applique à tous les changemens et qui, les unissant ainsi tous, doit être la base de la philosophie. »

Vers 1860, Spencer en est arrivé, comme on le voit, à s’exprimer dans le pur langage du mécanisme classique. Avec la matière et le mouvement, avec le rythme de leur concentration ou de leur diffusion, Spencer ne fait appel pour composer les choses qu’aux seuls élémens de la physique mathématique : de là l’illusion des commentateurs qui ont fait de lui un physicien. « L’évolution, nous dit-il avec une fausse précision, sous sa forme la plus simple et la plus générale, c’est l’intégration de la matière et la dissipation concomitante du mouvement, tandis que la dissolution, c’est l’absorption du mouvement et la dissipation concomitante de la matière. » Seulement Spencer s’avise aussitôt d’une réflexion qui n’est plus guère d’un physicien. « Savoir quels sont les élémens d’une opération n’est pas savoir comment ces élémens se combinent pour l’effectuer ; ce qui peut seulement unifier la connaissance, ce doit être la loi de coopération des facteurs. » Dès lors le problème est tout autre : « il s’agit de découvrir le principe dynamique qui exprime ces relations constamment changeantes. » N’est-ce pas à dire que, si les données de Spencer sont physiques, leur mise en œuvre et l’interprétation de leur loi de composition sont uniquement biologiques ? — et nous retrouvons justement dans la doctrine ce que nous avions découvert dans l’histoire de sa formation.

Au surplus, cette manière de comprendre l’évolution de Spencer se trouve bien confirmée par l’absence chez lui d’une théorie propre de la vie ; — et les biologistes, soucieux de leur spécialité, n’ont pas manqué de lui reprocher cette apparente lacune. Il est impossible en effet de trouver chez Spencer, soit dans les Principes, soit dans les Principes de Biologie, une notion spécifique de la vie, une formule qui la caractérise et la distingue parmi tous les autres faits de la nature. Il la définit « la coordination des actions. » C’est la formule même qu’il va donner de l’évolution. La vie est, par excellence, l’évolution ; c’est l’évolution même, et il n’est pas surprenant que Spencer définisse l’une par l’autre, s’il a d’abord conçu l’une à l’image de l’autre. En effet, dès que la matière « s’intègre, » elle ne s’agglomère pas seulement ; elle se différencie dans ses parties, s’adapte à des fonctions diverses et multiples : « par conséquent la redistribution de la matière et du mouvement qu’elle retient va d’un arrangement diffus, uniforme et indéterminé, à un arrangement relativement concentré, multiforme et déterminé. » Cette dernière définition est-elle donc autre chose qu’une paraphrase de la loi de Von Baër, transposée en termes physiques et plus abstraits ?

D’ailleurs, à défaut du reste, la destinée historique de la loi nouvelle aurait suffi à en révéler le sens ; l’évolution de Spencer a obtenu dans le monde philosophique et savant le même succès que le transformisme de Darwin, augmenté de celui qu’aurait dû recueillir l’adaptation de Lamarck. Elle eut tout de suite le prestige d’expliquer, semblait-il, les faits les plus à la mode d’alors, les plus embarrassans aussi, et qui étaient justement du domaine de la vie, tels que la transformation des faunes et des flores, l’apparition tardive d’espèces nouvelles, la présence dans certains organismes d’organes inutiles, l’hérédité, les premières difficultés à peine entrevues de l’embryologie. Et il est bien vrai aussi que, encore aujourd’hui, la biologie de Spencer reste, comme savoir particulier, la partie la plus solide et la plus estimable de son œuvre, — de l’aveu même des biologistes.

En résumé, les utilitaristes avaient légué à Spencer l’idée de progrès comme une suite de notre XVIIIe siècle où persistaient des élémens de croyance et d’optimisme instinctif : il a gardé l’une et éliminé les autres. Les théories de Lamarck ou de Darwin avaient dégagé la notion nouvelle et plus précise de variation, comme conséquence de la structure ou de l’adaptation : Spencer a combiné les deux hypothèses par sa théorie des correspondances que fixe l’hérédité. La physique mathématique lui avait livré le principe de la conservation de l’énergie : de cette loi de persistance il a tiré la formule même du changement et enveloppé par-là toute son inspiration vivante d’une armature mécanique. C’est ainsi que, de 1850 à 1859, la première conception de Spencer est allée, pour s’universaliser, en se dépouillant peu à peu de tous ses caractères vivans et qu’elle s’est vidée de son contenu initial. — Que vaut-elle sous cette forme théorique où nous l’avons vue parvenir avec l’Evolution ?


IV

D’abord la loi de l’évolution a entraîné chez Spencer une philosophie de l’évolution.

Outre les faits astronomiques, géologiques, biologiques, psychologiques, sociologiques, que résume la loi, il y a en effet comme donnée de l’expérience l’ensemble de ces faits, le monde, considéré comme la somme des choses existantes, le « cosmos, » qui est un être et une synthèse. La loi d’évolution s’applique donc aussi bien à lui qu’à son détail ; il y a une seule évolution, emportant l’univers, ensemble et parties, dans un même mouvement de différenciation.

Or, relativement à cette marche des choses que suppose Spencer, est-il possible de constater historiquement une hétérogénéité croissante dans ce coin de terre que nous habitons et entrevoyons ? Un savant[1] l’a remarqué récemment ; comment démontrer que le monde actuel soit plus varié que le monde tertiaire ? L’homme même, dont l’action pour approprier la nature à ses besoins uniformes devient souveraine, ne contribue-t-il pas à y introduire de plus en plus de monotonie et de banalité ? Cette nature elle-même, ne tend-elle pas à revenir en arrière, à se répéter indéfiniment ? La mer ronge les rivages que les fleuves reconstituent, et la compensation, l’équilibre, le balancement des effets et des causes, le mouvement cyclique qui avait frappé les anciens expriment également ce que nous pouvons entrevoir de la marche des choses. Il faudrait, par des méthodes plus précises que celles de Spencer, être en mesure de suivre cette évolution historique du monde avant de se prononcer sur son sens et sa direction. Faute de quoi, et malgré notre déduction rigoureuse, nous tomberons seulement dans un automorphisme ingénu, puisque, en vérité, c’est toujours de ce que l’humanité évolue, que nous concluons à l’universelle évolution.

Il y a donc un étrange prestige, presque esthétique, quasi sentimental, une grande force d’illusion dans la théorie de Spencer : elle fait impression, par son ampleur même, sur l’imagination. Pour nous y reconnaître, dégageons-en par l’analyse les fragiles élémens qui, réduits à eux-mêmes, imposeront moins.

Un animal vivant, parvenu au terme de sa vie qui est la mort, ne revient pas en arrière, cela ne souffre aucun doute, et ne recommence pas à vivre en sens inverse toute son existence : nous dirons que la suite des phénomènes qui ont constitué le cours de son âge est une suite ou une série irréversible. Est-ce donc que la nature ne se répète jamais, et faut-il en conclure qu’il y ait impossibilité à remonter la chaîne des causes ? Il le paraît bien, dès que nous considérons une bête morte. Voici maintenant une pierre qui tombe ; il résulte de sa chute un ensemble de modifications dans cette pierre et autour d’elle, notamment une production de chaleur correspondant à un état nouveau d’équilibre entre ses molécules ; or, on aura beau reproduire la même température, on ne verra pas la pierre s’élever de nouveau dans les airs. Donc, semble-t-il, il n’y a pas plus de série réversible de phénomènes en physique qu’en biologie ; les corps tombés ne remontent pas davantage à leur point de départ que les animaux morts ne reviennent à la vie.

Cependant réfléchissons : pour faire un livre, comme le remarque le grand physicien Maxwel à qui nous empruntons cette analyse de la chute, il ne suffit pas de réunir dans un ordre quelconque le million de lettres dont il se compose ; or, à une même température correspond dans un corps donné une infinité d’états vibratoires ; par suite, il ne suffira pas non plus de restituer au corps tombé la température de sa chute pour qu’il quitte terre ; « il faudrait, dit le physicien, entre tous les états vibratoires en nombre infini qui correspondent à la même distribution de la température, choisir exactement l’état inverse de celui qui a produit le choc ; » et, dans ce cas, il n’est pas douteux que nous assisterions en effet à l’ascension spontanée du corps. L’apparente irréversibilité du phénomène marque donc simplement ici l’insuffisance de notre information, la faiblesse de nos moyens expérimentaux. Dans l’avenir, la science plus précise réduira peut-être singulièrement ou dissipera même cette notion provisoire d’irréversibilité ; dès aujourd’hui, nous apercevons sur quelle contradiction repose toute la doctrine de Spencer. L’évolution, c’est la diversité forcée ; la mécanique, c’est la réversibilité nécessaire : « un monde limité, soumis aux seules lois de la mécanique, repasse toujours, dit la science actuelle, par un état très voisin de son état initial[2]. » L’idée d’une évolution mécanique, qui est précisément le premier postulat de Spencer, est donc en opposition directe avec toutes les données positives.

La seconde supposition de Spencer, c’est que tout ce mécanisme de la vie peut être déduit du principe de la persistance de la force : ainsi l’inégale exposition des parties d’un tout aux forces incidentes suffit, prétend-il, à les différencier, d’où l’instabilité de l’homogène ; en second lieu, les parties de ce tout, une fois différenciées, deviennent une cause nouvelle de différenciation, puisque, en conséquence de leurs fonctions différentes, elles réagissent diversement à l’égard des mêmes forces incidentes ; d’où la multiplication des effets. Spencer, en réalité, considère comme un fait la physique énergétique, laquelle est elle-même une simple interprétation des faits et déjà une théorie, une hypothèse. Bien plus, dans cette conception scientifique, telle que nous la trouvons chez Helmhotz, interviennent au moins deux principes et il faut joindre à la loi de la conservation de l’énergie celle de la moindre action, la première, de l’aveu des physiciens, étant impuissante sans la seconde à rendre compte des phénomènes mécaniques. Spencer commence ainsi par opérer sur les hypothèses de la physique une simplification qu’il n’a point justifiée. La raison en est qu’il a précisément méconnu toutes les difficultés en présence desquelles la science se trouve et se trouvera peut-être toujours, soit pour distinguer simplement l’énergie cinétique ou force vive de l’énergie potentielle, soit pour définir l’énergie elle-même. La mécanique recule devant cette définition ; pour elle, connaître une force, c’est en évaluer approximativement les effets, et la seule notion positive qu’elle en puisse avoir, la seule d’ailleurs dont elle ait besoin, c’est celle de mesure. Et il se trouve ainsi que Spencer n’a fait à la science physique que des emprunts ruineux.

Enfin, logiquement, qu’est-ce que ce principe ?

Spencer avoue qu’il dépasse l’expérience, puisque nous n’avons pu expérimenter dans la totalité du « cosmos » comme si c’était un système fermé ou un phénomène isolé. Est-ce donc une notion a priori, une idée qui vienne de l’esprit et qui lui soit nécessaire ? Alors nous voilà rejetés à la philosophie classique, nous retombons dans le formalisme de Kant, dans la catégorie vide, et nous offensons par là, non seulement tout le génie anglais et son empirisme traditionnel, mais l’inspiration même du positivisme spencérien : ce prétendu principe ne peut être que la plus haute des généralisations, le résumé de toutes les expériences humaines. De quel droit donc l’appliquer à la totalité du temps et de l’espace ? L’origine et l’usage de ce principe sont ici en opposition, puisqu’on ne saurait dire à la fois d’une même chose qu’elle vient de l’expérience et qu’elle a dépasse. Si Spencer n’a pas vu cette nouvelle contradiction sur laquelle repose son édifice, c’est qu’il n’a pas échappé, lui non plus, à cette métaphysique honteuse, inconsciente, ingénue, de tous les faiseurs de systèmes qui ne sentent plus le moment où ils perdent pied.

Et nous découvrons là, chez Spencer, ni plus ni moins qu’une loi de l’esprit, moderne. Il a éprouvé devant la science de son temps un éblouissement, l’émerveillement inévitable qui fut celui de tous les grands esprits depuis Galilée. Il a cru que la science pouvait lui fournir d’emblée une connaissance assez sûre et assez compréhensive pour supporter la philosophie ; il a traité la loi de Von Baër avec le même enthousiasme que Kant, par exemple, avait éprouvé devant le génie de Newton. Il n’a pas douté que la science ne fût une, également incontestable dans ses interprétations théoriques et dans ses résultats expérimentaux, ni que la connaissance des phénomènes n’appartînt totalement à l’esprit humain. Conception dangereuse, relativisme trop absolu ! La science, à la vérité, n’est ni aussi certaine ni aussi précise dans la détermination même du phénomène. Ce n’est pas à dire qu’elle soit négligeable ou illusoire : elle exige seulement que l’on entende bien ses ambitions et ne se méprenne pas sur ses promesses : ses seuls résultats utiles sont des mesures, au-delà desquelles commencent les théories et les hypothèses, simples artifices de mémoire dont nous usons à l’égard de la réalité fuyante, attitudes provisoires et toujours modifiables. La physique a été la physique de Descartes, de Newton, de Fresnel, de Maxwel ; elle est indifféremment mathématique ou cinétique ; et les mathématiques elles-mêmes, après avoir joui si longtemps de cette certitude qui sembla aux grands Cartésiens capable de supporter toute la spéculation, sont aujourd’hui considérées le plus souvent comme des symboles, uniquement justifiés par leur usage, comme des conventions heureuses.

Quel fragile point d’appui offre donc à la philosophie l’hypothèse la plus accréditée d’une science si mouvante !


V

Une fois en possession de sa doctrine, Spencer voulut, en faire, dans toutes les sciences, son fil conducteur. Nous n’aurions qu’à feuilleter quelques chapitres des Premiers Principes pour apercevoir, comme d’un sommet, tout le panorama de l’œuvre, dont les horizons s’étendent et se multiplient à travers tant de volumes. Dans cet ouvrage en effet, la doctrine, résumée et condensée, se trouve présentée sous son aspect philosophique ; dans tous les autres, elle est utilisée et mise en œuvre, soit par voie d’induction et de telle sorte que chaque science particulière, — biologie, psychologie, sociologie, morale, — l’éclairé d’un exemple et la confirme de tous ses faits ; soit par voie déductive et de façon que dans-chacune de ces mêmes sciences, elle puisse devenir à son tour clarté nouvelle et source de découverte.

Ce serait une erreur et une injustice que de chercher dans ces applications de l’évolutionnisme des vérités de détail aujourd’hui survivantes. Nous avons tenté de marquer quels aperçus nouveaux Spencer avait indiqués en biologie ; aurait-on l’idée de lui demander maintenant les lois de l’embryologie ou de la transmission héréditaire ? Il en est de même pour les autres sciences ; en psychologie, par exemple, il faut lui savoir un grand gré d’avoir initié cette jeune discipline à la méthode qui, en la rattachant aux faits naturels, lui a marqué sa place parmi les autres sciences ; conçoit-on un jeune psychologue frais émoulu des laboratoires et des cliniques qui s’en irait chercher dans les Principes de Psychologie une explication de la mémoire ou de l’association des idées ? Il est même possible que, dans le bilan scientifique du XIXe siècle, le nom de Spencer se trouve oublié.

Seulement, l’évolution est aussi une attitude : elle est par excellence une attitude sociale ; elle implique une pratique. Cherchons donc, en manière de contre-épreuve, quelle a pu être comme méthode la valeur de l’évolution et notamment quels services elle a rendus, ou aurait pu rendre, à Spencer dans le domaine même où elle était née, et qui était le plus nouveau, la vie humaine.

Car, bien qu’il cheminât à travers les rues de Londres sans rien voir de ce qui s’y passait, Spencer resta toujours curieux des mœurs, des attitudes, des caractères, du sens des existences, comme on aime à dire aujourd’hui. L’effort d’abstraction qu’il avait fait pour rendre sa pensée philosophique n’en avait point altéré, la première curiosité morale. Beaucoup de ses écrits, simples Essais, peuvent être lus par tous, et le dernier ouvrage qu’il ait publié lui-même nous révèle avec quelle attention mélancolique il suivait la vie de son pays et de son temps.

Il a été stupéfait par l’Impérialisme, où il ne voyait qu’une résurrection barbare de l’esprit militaire, et indigné par la guerre des Boers. Il semble que sa longue expérience l’a de jour en jour désabusé, et c’est assurément dans cette amertume, dans le découragement profond de son cœur d’Anglais, qu’il faut chercher la raison de ses oscillations politiques, si souvent signalées. Il est naturel qu’il ait changé d’opinion sur beaucoup de points, comme sur la propriété, au cours d’une vie si diverse et si remplie d’observations. Mais, ce qui est curieux, c’est le sens même de ses variations. La réalité qui frappait ses yeux et qui les attristait a fini par l’emporter sur la logique de son esprit : il a abouti à une conclusion pratique directement en opposition avec sa doctrine générale.

Ainsi L’Individu contre l’État est, comme le titre l’indique, un procès fait à l’État au nom de l’individu. Mais, en réalité, l’état dont parle ici Spencer est bien particulier ; c’est le Parlementarisme anglais des alentours de 1880, au moment où l’influence latente ou visible du communisme va grandissant en Europe et en Angleterre ; c’est le trade-unionisme, le mouvement coopératif et syndical, la popularité croissante d’Owen. Spencer est agacé. À l’exaltation interventionniste, à cette agitation idéaliste et attendrie qu’avait déchaînée Carlyle et de laquelle était née la législation industrielle destinée à supprimer la misère, Spencer prétend opposer l’impassibilité scientifique, la prudence positive, l’expérience réfléchie. Il n’a pas de « pitié » sociale, lui, parce qu’il sait que la société ne peut aller à l’encontre de la nature ni de cette loi générale d’après laquelle « une créature qui n’est pas assez énergique pour se suffire doit périr. »

Il sait aussi, par l’évolution qui lui a enseigné la continuité des choses et la complexité suprême de la vie sociale, tous les dangers de la législation. Dès qu’on légifère, on ne sait plus où l’on s’arrête ; la mesure prise dépasse toujours dans ses effets le terme prévu ; l’illusion de supprimer les maux vient seulement de ce qu’on en change la place et l’apparence. L’Administration, comme un organe qui se différencie, doit aller en se spécialisant dans son rôle négatif de surveillance et de justice, car à mesure qu’elle devient représentative, elle devient aussi plus impropre à toute action positive.

Spencer, affirmant qu’il n’est pas anarchiste comme Proudhon, se défend d’être un « nihiliste administratif, » mais il n’est pas moins éloigné de tout « gouvernement policier ; » il appelle donc « torysme nouveau » cette politique tracassière de l’intervention gouvernementale, et il en considère avec le même anxieux dédain toutes les tentatives, toutes les formes, telles que la réglementation du travail ou l’obligation gratuite de l’instruction ; il frémit, lorsqu’on « propose de charger de la production des armées agricoles et industrielles, sous le contrôle de l’Etat ! » Comme si toute réglementation n’avait pas pour effet d’alourdir l’impôt en accroissant le fonctionnarisme ; comme si « l’armée, » ce n’était pas la hiérarchie, la discipline, l’obéissance ! Et il voit avec un effroi croissant que dans la politique moderne, toutes les mesures prises ou proposées, depuis le régime des maisons ouvrières jusqu’au rachat des chemins de fer, tendent à augmenter l’action collective et à diminuer l’action individuelle, ce qui marque proprement un retour au despotisme. Et si les « péchés des législateurs » préparent ainsi « l’esclavage futur, M c’est que tout cet âge, au fond, est victime d’un dernier fétichisme, le fétichisme de l’Etat, et d’une superstition suprême, « la superstition politique. » On a inventé le « droit divin des Parlemens. »

Spencer est donc bien un adversaire déclaré du Socialisme : il n’a cessé de le combattre, d’en dénoncer le danger et d’en proclamer les progrès. Mais il l’a repoussé pour des raisons historiques et particulières, beaucoup plus que pour des motifs logiques et généraux. Comme son maître Stuart Mill, il appartient en effet à ce radicalisme utilitariste qui n’avait cessé de lutter, en vue d’affranchir l’individu de la servitude politique, et d’arracher la liberté du citoyen aux tyrannies de l’histoire : faudrait-il donc, par une législation du travail, rétablir, sous une forme plus dure, cette tutelle de l’État ? Le libéralisme anglais n’avait jamais eu qu’une notion confuse d’une liberté qui lui coûtait si cher, et c’est pour l’avoir transposée telle quelle du régime politique au régime économique que ce parti de combat a paru soudainement rétrograder en face des faits nouveaux. A la vérité, son évolutionnisme offrait à Spencer de quoi briser cette tradition, et il est bien clair qu’en restant fidèle à son parti, Spencer s’écartait de sa propre doctrine.

Huxley, le premier, a signalé cette contradiction sur laquelle repose l’évolutionnisme politique de Spencer. Spencer, en effet, a d’abord conçu la société par analogie avec l’organisme ; mais qu’est-ce qu’un organisme, sinon une communauté, et la forme la plus centralisée de la centralisation ? Conçoit-on que, dans un organisme qui se développe, l’action centrale, le pouvoir étatiste du cerveau n’aille pas sans cesse en s’étendant et en se multipliant ? Comment donc tirer de là la nécessité de restreindre de plus en plus les fonctions du cerveau social, l’Etat, qui ne serait plus qu’un magistrat chargé d’administrer la justice ?

En outre, l’application de sa méthode historique à la sociologie aurait dû conduire Spencer à constater dans le développement réel des sociétés précisément le contraire de ce qu’il a cru observer. Pour lui, les sociétés de type inférieur, caractérisées par le despotisme, se caractériseraient également par l’extrême étendue de l’action de l’État ; les sociétés de haut développement, au contraire, élimineraient de plus en plus de la vie individuelle ce contrôle de l’État.

L’observation manque de nuances : dans une société élémentaire, les actes de l’individu sont très durement réglementés, c’est exact, et les moindres infractions à ces règles sont punies de sanctions très sévères ; le système pénal, le droit répressif existe à peu près seul. Dans les sociétés supérieures, les actes des individus sont moins sévèrement réglés, cela est vrai encore, mais ils le sont en bien plus grand nombre et bien plus minutieusement : le droit répressif, en rétrogradant, a fait place à un système infiniment plus compliqué de droit civil, politique, administratif, commercial, industriel, littéraire.

Spencer a donc bien vu que l’action de l’État perdait de son intensité, — et c’est là le sens le plus précis de sa distinction fameuse entre les sociétés militaires et les sociétés industrielles, — mais il a méconnu qu’elle croissait du même coup en étendue, et c’est par une défaillance de sa propre méthode qu’il est arrivé à cette conception très fausse du gouvernement, l’ayant toujours et exclusivement conçu sous sa forme primitive de pénalité et de répression : « Toute espèce de gouvernement, dit-il, a pour raison d’être l’impuissance de l’homme primitif à vivre en société ; aussi perd-elle de sa force coercitive dès que diminue cette impuissance. »

Enfin Spencer usait assez volontiers contre les interventionnistes d’un argument qui ne paraît avoir aucun sens dans sa philosophie de la vie. Il objectait à leur tentative la nature humaine et les vices ou les défauts qui en doivent découler, quel que soit le régime de l’État. Or, non seulement Spencer admet un progrès nécessaire de l’individu, mais il a supposé une « correspondance » entre l’être vivant et le milieu, une adaptation de l’individu à la société, une action et une réaction perpétuelles entre ces deux termes : pourquoi la législation, en modifiant, les conditions de sa vie et de son activité, n’aiderait-elle pas précisément le progrès moral de cet individu qui change avec son milieu ?

La vérité, c’est que, devant la littérature des Carlyle et des Ruskin, en présence de cette charité déclamatoire et bavarde qui avait déjà exaspéré Stuart Mill vers 1840, Spencer n’a pu demeurer un savant, ni même un évolutionniste. Singulière survivance de la politique dans la sociologie !

En physique, en effet, on observe d’abord les phénomènes et, dès l’instant qu’on en connaît les lois, on tâche à en déduire des applications qui transforment la vie en modifiant la nature : l’art suit la science, comme la pratique la théorie. De même, en sociologie, faudrait-il commencer par rechercher et découvrir les lois naturelles ou historiques de la société ; alors, n’en doutons point, un temps viendra où ces lois seront assez nombreuses, assez précises et assez certaines pour qu’il soit possible d’utiliser pratiquement une telle discipline et de tirer, sous forme de règles juridiques et d’institutions, les applications qu’elles comporteront : la politique suivra la science sociale comme l’industrie a suivi la physique. Les impatiens qui voudraient faire les réformes à coups d’État ou à coups de fusil sont des enfans qui jouent avec le feu sans savoir s’il brûle ; il faut les rappeler à l’étude. Mais il ne faut pas engager l’avenir et affirmer, sans le savoir non plus, que la politique devra rester toujours une « superstition, » qu’elle ne deviendra jamais un art, quand la science sociale sera faite.

Inquiet de sa santé, sentant de jour en jour diminuer sa puissance de travail et décliner son activité, très gravement atteint aux environs de 1886 et n’ayant pu se remettre à sa Philosophie synthétique qu’aux premiers jours de 1890, Spencer a pu douter de l’achèvement de son œuvre. Il a résolu alors de ne pas suivre l’ordre même de son plan, de courir au plus pressé, en commençant de suite la dernière partie de sa tâche, qui était « l’affiliation de la morale à la doctrine de l’évolution. »

La morale se trouve ainsi, dans le système de Spencer, à la place éminente qu’elle a toujours occupée chez les grands métaphysiciens : elle est la partie « pour laquelle toutes les autres parties ne sont qu’une préparation, » de même que la physique de Descartes était subordonnée à un autre but que la connaissance des lois du mouvement et qui était l’amélioration de la vie humaine par la médecine d’abord, par la morale ensuite.

De Bentham à Stuart Mill, l’empirisme anglais avait tenté de traiter la morale comme une science inductive, empirique, historique, non plus comme un ensemble de préceptes ou de maximes décrétés par la volonté de Dieu ou déduits d’un idéal rationnel. Seulement, il ne pouvait fonder le devoir ou justifier les sentimens moraux qu’en faisant appel à l’artifice de la vie sociale, à la législation, à l’éducation, et les prescriptions auxquelles il parvenait ressemblaient toujours à des préjugés. Si l’unique fin de la vie humaine est l’utilité et si la vertu consiste pour moi à confondre, par l’effet de l’habitude et d’une association d’idées invétérée, mon intérêt propre avec l’intérêt de la communauté, ne me suffira-t-il pas d’un peu de réflexion, d’un léger effort d’analyse, pour m’affranchir de toute vertu en dissipant les prestiges factices de mon éducation ? Les premiers utilitaristes rattachaient la conduite individuelle à la vie collective : c’était bien. Mais la vie collective, la pression sociale, ils n’avaient rien à en dire, et Stuart Mill, le plus sincère et le plus clairvoyant de l’Ecole, finissait par avouer que, s’il y avait dans la nature humaine quelque chose de mystérieux, c’était la sympathie. Le principe de l’utilitarisme en était venu à se nier lui-même dans le domaine où il s’était cantonné.

Il fallait donc replacer à son tour la société dans la nature, la rattacher aux lois mêmes de la vie. De social, l’utilitarisme devenait biologique. S’il ne la levait pas, Spencer reculait au moins la difficulté de la morale. Car la morale sera la science de la conduite, rien de plus. Et la conduite est l’ensemble des actes qu’accomplit un être vivant, quel qu’il soit, pour assurer sa vie dans les conditions où il se trouve. La conduite, dans tous les domaines, de l’activité, présente une évolution qui est corrélative à celle des structures et des fonctions. Elle n’est qu’un aspect de l’adaptation des moyens à des fins de plus en plus nombreuses et plus exactes, tellement que la vie se trouve prolongée, d’abord individuellement, puis spécifiquement, enfin socialement. La science morale étudiera cette évolution ininterrompue de la conduite à travers la vie et il y a une morale animale qui esquisse la morale humaine, elle-même toujours mobile et perfectible. La moralité, tout ensemble objet et but de la morale, devra se définir comme la vie, par la vie, dont elle n’est que l’achèvement, la forme la plus tardive et la plus élevée, la perfection consciente. La vertu sera le plus haut degré de l’adaptation, l’équilibre vital le plus complexe et le plus stable, la conquête définitive de l’hétérogénéité nécessaire.

On ne peut nier la nouveauté de cet esprit évolutionniste en morale, non plus que son audace apparente, qui en a écarté à peu près toute l’Angleterre. Comme ses prédécesseurs immédiats, comme ces utilitaristes dont l’analyse et la réflexion dissolvaient les dogmes et desséchaient les cœurs, Spencer s’est efforcé de « séculariser » le devoir et de lui assurer un fondement qui ne fût que positif. Il a noté avec une précision singulière que c’était là le terrain sur lequel l’esprit moderne devait rencontrer le plus de résistance, en même temps qu’il indiquait les raisons principales de ce fait. Il a posé le problème d’une étude scientifique des mœurs humaines comme on ne le pose pas mieux aujourd’hui dans les écoles les plus avancées : — seulement l’évolution était-elle une méthode ? Et la seule idée d’une morale évolutionniste offre-t-elle un sens scientifiquement acceptable ?

Il faut choisir : ou bien, admettant les morales traditionnelles de la religion ou de la métaphysique, vous vous bornerez à déduire d’un idéal donné, sous la forme impérative du devoir, les préceptes nécessaires de la conduite humaine qui demeure ainsi, à l’égard du reste du monde, comme « un empire dans un empire ; » ou bien, écartant toute idée qui ne soit pas positive, vous vous déciderez à traiter les faits moraux comme tous les autres faits de la nature, à considérer la justice du même regard que la pesanteur, non seulement en dehors de tout idéal, mais encore en dehors de toute hypothèse ou de toute analogie empruntée à quelque autre science, elle-même en formation. Bien plus, essayant de l’observer avec précision, dans ses caractères, non pas intérieurs comme l’obligation, mais extérieurs, comme la contrainte, vous jugerez que le fait moral n’est qu’un aspect particulier du fait social, et qu’il se révèle lui-même dans le mouvement des mœurs, la marche du droit, le progrès de la législation ; vous ne chercherez plus « le fondement de la morale, » mais la marche historique de la moralité, et vous cesserez ainsi de formuler des préceptes pour constater simplement des faits. Alors seulement, au-dessus de la physique et de la chimie, vous aurez fait à la science des mœurs sa place, à côté de la sociologie.

Or, Spencer n’a pas choisi : il a rejeté l’idéal des métaphysiciens pour justifier le devoir, mais il a gardé, avec l’hypothèse préalable de l’évolution, un principe étranger à la morale pour expliquer la moralité, rendant compte de l’obligation par l’hérédité ; au seuil de la science nouvelle, il a d’abord décrété qu’il fallait « l’affilier » à sa philosophie. Et c’est pourquoi, chez lui aussi, le sentiment a pu faire brèche à la logique ; c’est pourquoi, ses impressions de vieillesse l’obligeant à maintenir une inexplicable opposition pratique entre l’individu et l’État, il a conservé, non moins arbitrairement, une distinction théorique entre le fait moral et le fait social, entre la conduite et le droit, entre l’agent moral et le milieu social, élémens qu’il faut nécessairement rapprocher et même confondre, dès qu’on prétend faire appel à la méthode historique toute nue.

Il est donc à craindre que dans toutes les sciences supérieures où elle devait servir de guide, l’idée d’évolution ne puisse assurer bien fermement la marche de l’esprit. Nous savons quel a été le premier effort de Spencer pour dépouiller le progrès social de toutes ses déterminations trop humaines en l’élevant à la hauteur abstraite de l’évolution : nous assistons maintenant à son effort inverse pour redescendre vers la réalité en faisant rentrer à leur tour ces mêmes faits humains sous la loi générale de l’évolution : tel fut, aller et retour, le mouvement de sa pensée.


VI

Et non seulement cette philosophie généralisée de la vie rendait ainsi compte du « connaissable ; » mais elle était en mesure d’en marquer les limites ; elle devenait capable d’offrir aux hommes ce dont, à aucune époque, semble-t-il, ils ne pourront se passer, une attitude devant l’infini, une pensée religieuse. Et, par-là encore, aussi bien que par son inspiration morale, la doctrine scientifique de Spencer rejoignait la tradition des grandes philosophies qui ont toujours essayé d’expliquer le même fait, la contrariété du cœur et de la raison, suprême mystère de l’existence.

Emerveillé par la science du XVIIIe siècle, désabusé par la philosophie des cartésiens, inquiété par le scepticisme de l’empirisme anglais, incliné par une éducation piétiste aussi bien que par sa nature allemande vers la morale et la religion, Emmanuel Kant, entreprenant tout à la fois de justifier la science, de ruiner la métaphysique, de détruire le scepticisme, d’assurer la morale et de sauvegarder la religion, avait tenté de résoudre toutes ces « antinomies » par sa distinction scolastique entre nos facultés, sensibilité, entendement, raison.

La sensibilité nous présente, sous l’aspect de phénomènes, les manifestations de choses inconnues dont nous ne saisissons jamais rien de plus que ces apparences. L’entendement nous donne les lois logiques, telles que le principe de causalité, selon lesquelles nous pensons et sans lesquelles nous ne saurions penser. La science étant simplement l’application de ces lois de l’entendement à ces données de la sensibilité, l’organisation de l’une par l’autre est certaine et solide, puisque les lois constitutives de notre entendement ne sauraient changer sans que nous cessions aussitôt d’être des hommes : je suis homme, donc je sais ce que je sais. Seulement la métaphysique étant la connaissance des choses indépendamment de ce qu’elles sont dans ma pensée et telles qu’elles sont en soi, est impossible, puisque je ne sais que ce que je pense. Et pourtant cette métaphysique est un besoin de la raison humaine, qui poursuit partout et sans fin l’unité. Elle est aussi essentielle à notre nature qu’irréalisable, puisque nous n’avons aucun moyen de connaître les choses en soi. Seulement de ces choses en soi, si nous ne pouvons dire qu’elles soient ceci, nous ne pouvons nier non plus qu’elles soient cela ; et c’est tout ce qui importe à l’humanité. La raison spéculative ayant perdu ses droits, la raison pratique reprend les siens, et avec elle, l’aspiration du cœur, le besoin moral, la croyance et la foi, — toute la vie. Aucun philosophe ne parviendra à me démontrer l’existence de Dieu ? D’accord ; mais je mets également au défi qui que ce soit de me prouver que Dieu n’existe pas, non plus que l’âme n’est pas immortelle ou que la liberté est une illusion, et il me suffit que j’aie besoin pour vivre de croire à mon devoir, à ma liberté, à l’immortalité de mon âme, à Dieu, pour que toutes ces croyances se justifient par ma vie même comme des vérités. Ainsi, par l’élimination de la vieille métaphysique, s’étaient trouvées restaurées du même coup la connaissance certaine et la croyance légitime.

Spencer, naturellement, n’avait pas lu Kant, et il ne découvrit pas sans surprise par des articles de critique qu’il avait dit quelquefois la même chose que le philosophe allemand.

Lui aussi, il n’a voulu qu’expliquer pourquoi la science avait pu s’établir aussi solidement sur les ruines de la métaphysique. Car la loi de changement peut rendre compte, non seulement des choses, mais encore de la connaissance que nous avons des choses. Spencer a dressé contre la débilité historique de la science absolue la souveraineté toute nouvelle de la science relative. Au rebours de Kant, et pour aboutir au même résultat, il est parti, non pas de l’esprit, mais de la réalité elle-même, non de la pensée, mais de la vie ; il a trouvé les limites de la science, non pas dans les lois logiques de l’entendement, mais dans les caractères mêmes des phénomènes. Et ainsi, son système, tout en continuant de marquer l’influence kantienne par l’attitude prise à l’égard de la vérité humaine, représente pourtant le plus complet effort qui ait été fait pour constituer à la réflexion moderne son assise véritable, non plus sur la survivance dans l’Allemagne abstraite des formes scolastiques, mais sur l’usage dans l’Angleterre concrète des méthodes précises, sur la prise immédiate des choses.

Spencer empruntera donc ce qu’il appelle « les données de la philosophie » à la filiation empirique dont il est le dernier né. Notre connaissance de l’existence se réduit aux manifestations que nous en saisissons ; la science, au fond, est la conscience, puisque l’élément primitif et exclusif de toute représentation est le phénomène de la perception : les choses n’existent pour moi qu’autant qu’elles m’apparaissent, le monde est ce que je vois. Posons donc comme point de départ de toute philosophie ce fait fondamental qui est « le produit de la conscience élaborant des matériaux d’après les lois de son action normale. »

En d’autres termes, c’est la psychologie qui, comme science particulière, se trouve être chez Spencer la première condition d’une théorie générale de la connaissance : point de vue très nouveau et très précis, si l’on songe que toute philosophie critique a d’abord été inspirée par la logique, par l’analyse du raisonnement.

Or la psychologie de Spencer est naturellement gouvernée par l’évolution, la continuité, par l’adaptation au milieu, par la grande loi des correspondances entre les relations internes et les relations externes. La vie est un équilibre entre les actions du milieu et les réactions de l’organisme, la souffrance suivant la blessure, la vision, l’excitation. A travers toute l’étendue de la vie, de l’irritabilité de la matière contractile au raisonnement du mathématicien, on ne pourrait constater autre chose qu’une différence de degré. Les systèmes établis de correspondances sont plus ou moins complexes, plus ou moins étendus dans le temps, dans l’espace, plus ou moins spéciaux, voilà tout. Qu’on la considère du dedans ou du dehors, la conscience est changement, passage d’un état à un autre état : dès que se prolonge un sentiment, une sensation, il y a diminution de leur intensité, effacement. Je me console très vite d’un chagrin qui dure. Ce que je sens et remarque, c’est le passage de l’état d’où je sors à l’état où j’entre, la soudaine transition de la joie à la tristesse ; une conscience immobile est une contradiction et une impossibilité. Et il devient évident que les formes diverses de cette conscience soumise à une nécessité unique ne sont que des distinctions conventionnelles. Instinct, raison, mémoire, perception, conception, imagination, sentiment, volonté, tout cela ne peut être que des groupemens particuliers de relations et d’harmonies, jalonnant la suite ininterrompue d’un même mouvement.

De toutes parts, la psychologie bien entendue aboutit donc à la même conclusion : la conscience, en elle-même, est relation, parce qu’elle est changement ; la conscience, par rapport aux choses du dehors, est relation, parce qu’elle est correspondance : la conscience n’est jamais que relation. Le caractère de la pensée se trouve ainsi défini chez Spencer par la place qu’elle occupe dans l’évolution générale, par la science naturelle. Il est l’auteur très original d’un relativisme biologique.

D’ailleurs il n’a pas méconnu la nécessité de confirmer cette vue génétique par un contrôle logique et, dans cette nouvelle démarche, il semble se rapprocher un moment des disciples de Kant, d’Hamilton, par exemple, qu’il cite abondamment. Mais il ne peut s’en tenir à une analyse formelle de la pensée abstraite, et, si Spencer mentionne Hamilton, c’est pour ne négliger aucun argument. En réalité, on ne peut juger l’esprit qu’à son œuvre : examinons donc, non la pensée, mais le produit de la pensée tel qu’il se présente dans les généralisations scientifiques ; déterminons ce que c’est qu’une loi positive, qui constitue tout le savoir de cet esprit. « Quand on dit, remarque Spencer, que l’absorption des liquides à travers l’intestin est un sas de l’action osmotique, que les changemens subis par les alimens pendant la digestion sont semblables aux changemens artificiels qu’on peut produire dans les laboratoires, nous nous considérons comme connaissant quelque chose de la nature de ces phénomènes. » Qu’avons-nous gagné ? Nous sommes partis de faits très particuliers et concrets ; nous les avons rapprochés de faits plus généraux, la digestion, par exemple, rappelant une combinaison chimique : un tel rapprochement s’appelle, dans les sciences, une explication.

Cette explication est-elle une connaissance ? Nullement, elle est une réduction, une régression, une simplification, si l’on veut ; rien de plus. Ainsi, conclut Spencer, « la connaissance des phénomènes des combinaisons chimiques, de la chaleur, de l’électricité, etc., suppose que ces phénomènes ont une raison qui, découverte, nous apparaîtra comme un fait très général, relatif à la constitution de la matière, dont les faits chimiques, thermiques, électriques, ne sont que des manifestations différentes. » Or il est évident que cette régression ne peut être illimitée : outre qu’il faudrait un temps infini pour l’achever, on aboutira toujours à une notion qui, étant la plus générale, ne pourra plus être rapprochée d’aucune autre, ni par conséquent expliquée : le terme nécessaire de nos explications est l’inexplicable, la nature du connaissable démontre la relativité de la connaissance. La science fixe elle-même ses limites.

Et pourtant la nature humaine et l’histoire témoignent également que l’affirmation du relatif implique cette autre croyance qu’il existe un non-relatif. Nous ne pouvons pas plus nous défaire de cette notion de l’absolu ou de « l’inconditionné » que nous ne pouvons parvenir à le déterminer ; il nous échappe avec la même forée qu’il s’impose à nous et nous tente. Dans la célèbre démonstration de la « dialectique transcendantale » Kant établissait l’illégitime nécessité des « idées de la raison. » Spencer proclame pareillement que « l’élément mental dernier est à la fois nécessairement indéfini et nécessairement indestructible. »

Le jeune Herbert, on s’en souvient, avait vécu dans un milieu pieux et divisé où il s’était assez vite affranchi de l’inquiétude religieuse. Le philosophe a été ramené à cette question troublante par la logique de sa doctrine, et aussi par l’effet de sa curiosité sociale, au spectacle de la vie anglaise, si formaliste, si timorée. On lui a toujours reproché dans son pays son indifférence de cœur à l’égard de la religion et son scepticisme confessionnel. On ne se trompait en effet qu’à moitié : la doctrine de l’évolution ne permettait pas de négliger les faits religieux ; elle défendait également de leur faire une place à part, de leur conférer un prestige privilégié, et, surtout, de reconnaître à telle religion particulière d’autre mérite que son action historique. Ce n’est donc pas en méthodiste, ni en quaker, ni même en croyant, que Spencer aborde la religion, et lorsque nous le voyons entreprendre de faire, à côté de la science, sa place à la religion, il faut entendre au sentiment religieux, envisagé comme principe naturel des formes historiques, et indéfiniment mobile au cours de la marche humaine.

Il ne saurait donc exister de conflit réel entre deux expressions également naturelles et nécessaires de l’âme humaine : la science nouvelle et la religion ancienne. Spencer estime que ce conflit, s’il y en a un, est transitoire, presque accidentel : il vient du passé, il disparaîtra dans l’avenir. Il signifie simplement que la science et la religion n’ont pas toujours rempli leur mission véritable, et les réconcilier l’une et l’autre sera simplement les rappeler à elles-mêmes.

Il est arrivé que la religion, d’abord dominante, a été irréligieuse : elle a tenté d’expliquer ce qu’il est précisément dans son rôle d’envelopper de mystère parmi les hommes. Mais elle n’accepte pas l’ignorance et se hasarde volontiers à figurer dans ses dogmes des forces inconnues. Aussi, dès que paraît la science, est-elle contrainte de lui céder en effet le terrain qu’elle avait indûment occupé par ses mythes ou ses légendes ; elle s’irrite et se croit mutilée quand elle est obligée de se purifier. « Tous les degrés de développement parcourus par la religion, depuis sa conception primitive et là plus grossière, jusqu’aux idées relativement élevées qu’elle professe aujourd’hui, elle les a parcourus grâce à la science, ou plutôt forcée par la science. De nos jours la science ne la force-t-elle pas de s’avancer dans le même sens ? » Et c’est cette influence de la science sur la religion qui a pu sembler parfois irréligieuse, alors qu’elle a seulement pour effet de restituer à la foi son vrai caractère et de l’élever au-dessus des grossiers symboles ou des théories enfantines qui ne peuvent que la déprécier au regard des esprits positifs. Elle a pour elle l’infini du mystère ; qu’elle s’y tienne !

Mais la science n’a pas davantage été scientifique : aux divinités éparses dans la nature, a-t-elle d’abord substitué autre chose que des forces occultes, des puissances abstraites et vaines, puis des hypothèses, des raisonnemens, des explications fictives et ambitieuses ? N’a-t-elle pas voulu d’emblée rendre compte de tout ? De telles fautes, à vrai dire, sont naturelles ; elles étaient nécessaires ; il arrive à la science d’y retomber encore et de se méconnaître ; elle y tombera de moins en moins par son progrès même, qui la rend plus modeste à mesure qu’elle devient plus précise et plus consciente. Elle a pour elle la clarté de ses lois ; qu’elle s’en contente !

La tolérance est le propre de l’évolutionniste ; car elle est le sentiment profond de la continuité dans la marche humaine, dans la vie collective ; elle est surtout la croyance instinctive et raisonnée que rien n’est définitif, ni de la religion ni du reste, que tout change, — par-là elle est désir et volonté de l’avenir, — et que le changement n’est pas brusque, — elle est par-là respect du passé. et prudence. Un vaste et libre esprit, averti de l’histoire, comprendra toujours que la croyance n’est pas dans l’existence des hommes l’accessoire ; elle fait partie de l’ordre établi ; elle est par excellence la force active. Et il n’est pas à craindre qu’une telle sagesse dégénère en inertie, en indifférence ou en scepticisme. Tout individu est une des mille forces par lesquelles opère la cause inconnue : il faut qu’il le sache et ne l’oublie jamais. « L’homme sage, dit Spencer avec un large accent, ne regarde pas la foi qu’il porte en lui-même comme un accident sans importance ; il manifeste sans crainte la vérité qu’il aperçoit. » Il veut jouer son rôle dans l’évolution.


VII

Tel est, pris à sa source même, le vivant esprit d’une œuvre immense. Elle était venue à son heure, à l’instant aigu du « Conflit. » La science, tâtonnante et éblouie, encore incertaine de sa destinée et de ses ambitions, se grisait de sa jeunesse : l’esprit religieux, inquiété de toutes parts, craignant surtout les empiétemens d’une morale nouvelle dans la direction de la conduite humaine, s’alarmait. Il y avait à prendre une place aussi magnifique que précaire.

Spencer n’a pas été un spécialiste, à peine un savant ; sur presque tous les points, il est déjà dépassé, vieilli. Seulement il a été un génie vraiment philosophique, un puissant esprit de généralisation, le plus grand de l’Angleterre, le seul presque, et aussi le plus grand de ce temps, le dernier peut-être. Sa longue existence a été remplie par une ambition qui ne renaîtra plus guère parmi les hommes. La ferveur de ses disciples, l’enthousiasme de ses biographes l’a qualifié de « héros. « Malgré toutes les difficultés, quand l’indifférence ou l’hostilité aurait dû le rebuter, alors qu’il sentait ses facultés peu à peu compromises par la maladie, en dépit de tout, en dépit de lui-même, il est parvenu à mener jusqu’au terme qu’il lui avait fixé trente ans auparavant la plus vaste entreprise de logique vivante et de déduction morale qu’ait tentée l’esprit du XIXe siècle. Il fut en effet comme le dernier « héros » de la spéculation, le suprême et ingénu défenseur de la métaphysique, le penseur nécessaire qui, pour l’équilibre de l’esprit philosophique au siècle dernier, devait servir de contrepoids à l’influence, devenue excessive et excédente, de la dialectique allemande.

Il y a, en effet, la philosophie de l’idée, de l’esprit, l’analyse de l’intelligence, considérée comme un instrument tout fait et qu’il faut connaître d’abord avant d’en étudier le produit. Une telle méthode ne peut conduire qu’à la loi logique absolument rigoureuse, constitutive, à la forme inerte, à la catégorie vide, à l’immobilité de la pensée qui pense toujours de la même manière, et à la fixité des choses qui sont toujours pensées selon les mêmes lois : ainsi Cuvier concevait les espèces vivantes comme des casiers rigides où la nature monotone disposait indéfiniment les mêmes êtres. Il y a au contraire la philosophie du fait, de l’expérience, l’analyse de la réalité et de la vie, celle qui, pour connaître l’intelligence, en étudie d’abord les produits et le développement. Cette méthode aboutit à la mobilité, au mouvement, à une représentation génétique du monde opposée à la représentation logique, à la fluidité des choses : la nature et l’esprit sont là deux termes solidaires et contemporains. Ainsi Darwin avait ranimé les espèces cristallisées.

Cette philosophie du phénomène contraire à celle du concept, cette philosophie du devenir, c’est celle de Spencer, celle qu’il a non pas inventée, mais répandue. Il est le premier qui soit parti de la vie, et il ne faut pas chercher plus loin la raison de son succès. La doctrine était vague, incertaine, mais elle était souple, compréhensive, volontiers esthétique et impressionnante, infiniment commode, exceptionnellement propre à concilier la tradition et le progrès, à satisfaire également l’esprit critique, comme en morale, et l’esprit conservateur, comme en politique. Elle marquait dans toutes choses, et surtout dans celles qui attirent le plus vivement l’intérêt des hommes, les institutions, les arts, la littérature, l’étroite solidarité du présent timide et du passé vénérable, montrant comment s’enchaînent les états sociaux et leurs transformations, comment les artistes nouveaux dépendent des œuvres anciennes : introduisant partout de l’ordre et de la logique avec la grande lumière de la continuité.

Surtout, par le moment même où elle a été rajeunie, cette idée, vieille comme le monde, a paru toute neuve ; elle s’accordait avec les dernières données des sciences contemporaines ; elle semblait en résumer l’inspiration même, alors qu’apparaissait en physique la théorie électro-magnétique, alors que les sciences de l’homme, psychologie, sociologie, morale, ne faisaient appel à d’autre guide que la méthode historique et qu’ainsi tous les domaines du savoir se trouvaient cultivés par un procédé génétique unique et souverain.


J’ai été initié à la philosophie de Spencer dans un petit lycée de Normandie, par un vieux maître tout plein de sagesse et d’ignorance. Il avait passé sa vie provinciale et réfléchie à annoter les Premiers Principes. Toutes les fois qu’il nous avait entretenus, pour satisfaire au programme, de quelque illustre philosophe qui n’était pas Spencer, il concluait par un parallèle en l’honneur de Spencer. Il répétait volontiers à la fin de ses leçons : « Je viens de vous dire beaucoup de choses incompréhensibles, non seulement pour des jeunes gens qui ont de l’imagination, mais pour tout le monde. Je vous ai parlé de causalité, de contradiction, de principes directeurs, de l’entendement, de la raison, etc. Où loger toutes ces choses ? vous demandez-vous, beaucoup plus ingénieux en cela et plus philosophes que les Descartes ou que les plus fameux des Allemands. Et Spencer vous répond simplement : dans le cerveau, dans le vôtre, dans le mien, dans cet encéphale merveilleux et malléable, où nos ancêtres ont déposé, avec leur ressemblance, leur pensée vivante et le fruit organique de leur expérience. Peu à peu, par le travail et l’effort, ils ont façonné nos doigts aux usages humains, de même, par la pensée accumulée des générations, chaque âge inscrivant dans la structure changeante et fidèle du système nerveux les acquisitions les plus heureuses de son savoir tâtonnant, nous nous sommes trouvés mis en possession de cette raison fameuse. Nous en sommes aisément éblouis, pareils à ces fils de leurs pères à qui l’héritage d’une fortune trop grande fait perdre la tête. Relisez donc toujours Spencer, chez qui tout est clair, vivant, tout proche de la réalité sensible, concevable à vos jeunes esprits et si largement symbolique ! » Et ainsi, chaque année, ce vieux maître, qui passait pour révolutionnaire, répandait par la ville deux ou trois jeunes évolutionnistes.


GASTON RAGEOT.


  1. Frédéric Houssay.
  2. Poincaré.