Henry Houssaye (Daudet)


Le Figaro du 25 septembre 1911 (p. 2-15).


Henry Houssaye

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Il est mort la nuit dernière, et sa fin prématurée n’aura surpris, hélas ! aucun de ses amis. Ils le savaient atteint, depuis un certain temps déjà, aux sources même de la vie. Lui-même, au début de sa maladie, parlait de sa mort à une personne de son intimité comme d’un événement prochain. Montrant son buste, il disait :

« Ce buste sur un fût de granit, voilà mon monument funéraire. »

À l’Académie, on ne s’attendait que trop à ce triste événement. Nommé, il y a deux ans, « rapporteur du Dictionnaire », il était visible qu’Houssaye ne pouvait déjà plus suffire à sa tâche. Pour ne pas l’effrayer en l’en déchargeant, quelques-uns de ses confrères s’étaient offerts pour la remplir à sa place dans la mesure où ils le pouvaient faire sans qu’il s’en aperçût. On lui a prodigué en cette circonstance des témoignages de sympathie et de sollicitude amicale dont les membres de l’Académie sont coutumiers entre eux. Il les méritait non seulement par son talent et par ses œuvres, mais aussi par son caractère, son aménité, la sincérité de ses convictions, le labeur fécond de sa vie dont ses travaux furent à la fois le tourment et le charme.

Ses œuvres, on le sait, forment un total considérable et l’histoire ne laisse pas d’en être curieuse, moins encore parce qu’elle révèle la variété d’aptitudes de l’auteur que parce qu’elle met en lumière le souci qu’il eut, dès son entrée à l’Académie, de se rendre digne de l’honneur qui lui avait été fait peut-être un peu prématurément, lorsque le 6 décembre 1894, par vingt voix sur trente votants, il fut porté au fauteuil qu’avaient illustré avant lui, Corneille, Victor Hugo et Leconte de Lisle. Il avait dû son élection à ses travaux sans doute, à la persévérance de ses ambitions académiques dont on le voit poursuivre la réalisation dès l’âge de vingt-cinq ans, mais, surtout, au nom qu’il portait.

Le lendemain de sa réception, j’écrivais ici même :

« Peut-être, en songeant à l’historiographe du quarante et unième fauteuil, à ce brillant Arsène Houssaye à qui elle n’a pas ouvert ses portes, l’Académie s’est-elle dit qu’elle devait à ce père de le dédommager dans la personne du fils et de lui offrir ce dédommagement sous une forme propre à faire tressaillir son cœur de pure joie et de noble orgueil. »

Le fils avait alors quarante-sept ans. Dix-huit ans avant, l’Académie lui avait décerné le prix Thiers pour sa savante histoire d’Alcibiade. On peut dire que c’est ce jour-là qu’il vit dans l’Académie le but principal et la récompense suprême de sa vie littéraire. Il se dépense alors pour atteindre l’un et pour mériter l’autre. Études d’art, d’histoire, de littérature sortent avec abondance de sa plume et deviennent les instruments de son ambition. En 1888, laissant là les hommes et les choses des temps anciens, il aborde résolument l’histoire moderne. Dans son 1814, il entreprend le récit de la chute du premier Empire. Ce livre constituait son titre principal lorsqu’il fut élu. Mais il pouvait en présenter d’autres qui n’étaient pas à dédaigner.

Sachant qu’à l’occasion de sa réception, je devais les rappeler aux lecteurs de ce journal, il m’écrivait :

« Cher ami, à propos de mon bagage, puisque cela s’appelle ainsi, vous pouvez dire qu’aux douze volumes que j’ai publiés en librairie, j’en pourrais ajouter neuf ou dix autres si je réunissais tous mes articles de la Revue des Deux Mondes et des Débats. À bien compter en effet, je trouve deux ou trois volumes de critique d’art, deux ou trois de critique littéraire, deux d’études grecques, deux d’études d’histoire, un de voyages. Mais, comme si je réimprimais ces articles, je les retravaillerais pour les mettre au point qui convient au livre, je trouve presque aussi court et meilleur de faire des livres nouveaux. »

Ces livres nouveaux, il les fit, et la trilogie en laquelle il a raconté l’épopée de 1815 suivit son entrée à l’Académie. Par là, il justifia et légitima son élection.

Dans le dossier d’où j’extrais la lettre qu’on vient de lire, j’en trouve d’autres dont deux au moins me paraissent bonnes à citer ici, l’une parce qu’elle révèle toute la joie que lui causa son succès académique, l’autre parce qu’elle témoigne de sa conscience d’historien. La première est datée du jeudi soir, 12 décembre, jour de sa réception.

« Cher ami, vous me pardonnez de ne point vous avoir encore remercié. Votre bel article m’a sonné ce matin une diane joyeuse et entraînante qui m’a donné pour la cérémonie l’assurance et la belle humeur. Tout ce que vous dites de mes livres me fait le plus grand honneur, surtout venant de vous ; et si quelques personnes prenaient texte pour me railler un peu de votre exorde que j’ai ambitionné l’Académie dès ma vingt-cinquième année, je leur répondrais qu’au sortir de l’École, les Saint-Cyriens pensent aux étoiles de général. »

À cette heure où il n’est plus, le souvenir me revient de la séance à l’issue de laquelle il m’envoyait cette lettre affectueuse. Je le revois à la tribune, tout pimpant sous l’habit vert qu’il était si fier de porter. Jeune, de taille haute et svelte, blond comme un Gaulois, avec une figure avenante et régulière allongée d’une barbe d’or, comme celle de son père, ayant dans ses yeux clairs une expression d’incessante et un peu inquiète curiosité, transformée aisément en un bon et loyal sourire. Ce jour-là, il fut un homme absolument et complètement heureux.

L’autre lettre est de dix ans plus récente. Elle est comme un commentaire de 1815, qui venait de paraître.

« Cher ami, je vous remercie bien vivement de ce bel article où vous avez mis tout votre talent et toute votre amitié. Vous avez dit l’essentiel et bien d’autres choses encore. Vous m’avez couvert devant les royalistes qui poussent déjà des cris d’orfraie. J’accorde que je n’ai pas ménagé leurs arrière-grands-pères. Mais ils ont été si abominables ! Je ne parle pas des « sauvages » d’Avignon et de Nîmes. Je parle surtout de ceux qui les excitaient : les chefs, les têtes, les conseils du Roi, les députés introuvables, les tricoteuses du faubourg Saint-Germain. Les Bourbons, l’impartialité me commandait de le dire, ont accompli plus tard une œuvre de restauration nationale. Mais les vengeances de 1815 n’étaient pas nécessaires à cette œuvre-là. Pour Napoléon, il tenait malgré tout au cœur de la France. C’est toujours le mot de la femme de Sganarelle : « Et s’il me plaît à moi d’être battue ! »

Ceux qui connaissent mes opinions et mes travaux comprendront que dans cette lettre, pas plus que dans le livre dont elle parle, tout n’était pas pour me plaire. J’y avais déjà répondu dans l’article dont elle me remerciait. Tout en reconnaissant les fautes indéniables commises par le gouvernement de la Restauration, je m’étais efforcé de démontrer que ce n’est pas à lui qu’en incombait la responsabilité, mais à l’homme génial et funeste à la fois, qui avait ameuté l’Europe contre la France, fusillé le duc d’Enghien, emprisonné le Pape, chassé les rois de leurs trônes, pour y mettre ses frères, rêvé d’asservir le monde sous son sceptre, sacrifié deux millions d’hommes à ses ambitions, et, en revenant de l’île d’Elbe, apporté la guerre comme don d’un joyeux retour. « Tant de folies, avais-je dit, devaient produire les résultats qu’elles ont donnés et la gloire qu’elles nous ont value ne doit pas nous faire oublier que celui-là qui s’y était livré à la plus large part dans la responsabilité des malheurs qui les suivirent. »

On touche là du doigt la cause du dissentiment qui a toujours existé entre les historiens de Napoléon, parmi lesquels Henry Houssaye tient une si grande place, et ceux qui, comme moi, se sont appliqués surtout à parler avec plus d’impartialité que d’enthousiasme des hommes et des choses de ce mémorable passé. J’en ai souvent disserté avec l’aimable ami à qui j’ai le douloureux devoir de rendre hommage aujourd’hui. Pendant plus de vingt ans, nous nous sommes rencontrés, presque tous les jours dans un salon qui sans avoir la prétention d’être un cénacle littéraire était devenu, grâce à l’esprit et au tact de la femme charmante qui nous y recevait, un rendez-vous d’écrivains de toutes les opinions. Je m’irritais parfois, quand nous parlions de Napoléon et des Bourbons, de celles de mon savant confrère. Mais je ne lui en ai jamais tenu rigueur, d’abord parce qu’il respectait les miennes et ensuite parce que je lui savais gré d’avoir reconnu qu’après les catastrophes déchaînées sur la France par Napoléon, c’est à la Restauration qu’elle devait la renaissance de sa prospérité et d’avoir reconquis son rang en Europe.

Depuis que la mort a fermé ce salon, j’ai souvent regretté ces discussions cordiales. Je les regrette plus encore aujourd’hui devant la tombe qui se ferme sur le narrateur artiste et convaincu de ces temps épiques, dont l’agitation stérile et le caractère morne et terne des temps actuels font mieux ressortir la grandeur. Je crois l’entendre encore en retracer les péripéties en des accents où se trahissait une admiration pour l’Empereur, égale à celle de ces vieux grognards qui portèrent le deuil de Napoléon sur les rives de la Loire, et c’est une douleur pour moi comme pour tous les amis de Henry Houssaye de penser que nous n’entendrons plus sa voix et que c’est dans ses livres seulement que nous retrouverons désormais les convictions à la défense desquelles il consacra sa vie d’historien. Mais ne le plaignons pas. Ayant proclamé sa foi dans les livres qui perpétueront son souvenir et accompli ainsi jusqu’au bout la tâche qu’il s’était proposée, Henry Houssaye quitte la vie après avoir vu sa carrière couronnée par les honneurs qu’il avait ambitionnés à ses débuts. Il a donc été un homme heureux, et s’il méritait de l’être, il l’a du moins été autant qu’il le méritait. C’est une consolation pour ceux qui le pleurent.

Ernest Daudet.