Henry Fielding (Planche)


HENRY FIELDING

Henry Fielding n’est guère connu en France que par une mauvaise imitation de Tom Jones, publiée en 1750 par Laplace, et précédée d’une lettre burlesque adressée à l’auteur par le traducteur. Entre autres choses curieuses et dignes d’être méditées, on y lit en toutes lettres que si Henry Fielding avait eu le bonheur d’écrire pour le peuple le plus spirituel de la terre, il n’aurait pas manqué de supprimer dans son livre tous les passages de mauvais goût que son judicieux imitateur a fait disparaître. Après un certain nombre de complimens, dont Laplace ne néglige pas de s’attribuer une bonne part, il conclut en priant Fielding de lui voter des remercîmens pour le service immense qu’il lui a rendu en corrigeant ses principales fautes.

Ceci s’écrivait en 1750. Quatre-vingts ans plus tard, l’année dernière, un homme d’esprit et de goût, qui sans doute alléguerait au besoin d’excellentes excuses, faisait subir aux Contes d’Hoffmann la même mutilation officielle ; outre l’élégance et la facilité du style qui le distinguent de Laplace, il a mis d’avance les rieurs de son côté, en ne confiant pas au public sa supercherie, et surtout il a eu le bon sens de ne pas troubler les manes d’Hoffmann pour les prier de le remercier.

Or, il n’est guère possible aujourd’hui de prévoir où et quand s’arrêtera cette manie de corriger toute chose, de tout refaire à notre mode, de rétrécir ou d’écourter à coups de ciseaux les meilleurs et les plus beaux livres des nations voisines, et même ceux de notre pays ; car je ne parle pas seulement d’Homère et de Tasso, arrangés par le prince Lebrun, ni de l’Orlando accomodé au goût du comte de Tressan ; j’entends parler aussi des contes délicieux de Marguerite de Navarre, que l’inépuisable complaisance de M. Van-Praet chercherait vainement dans la bibliothèque de la rue de Richelieu. Marguerite elle-même a passé par le supplice des moderniseurs ; et aujourd’hui un exemplaire de ses récits naïfs et joyeux, écrits dans la langue railleuse et fine qu’on parlait de son temps, est devenu une rareté bibliographique, dont la valeur intime n’est guère appréciée, malheureusement, que par un petit nombre d’érudits tels que Nodier, Crapelet ou Sainte-Beuve.

En ce qui concerne Fielding, il faut dire que Laplace a éliminé un bon tiers de l’ouvrage, et arrangé les deux autres. On n’aurait donc du romancier anglais qu’une idée très incomplète, si l’on s’en rapportait à l’imitation populaire que nous avons nommée. Il existe, il est vrai, deux autres traductions du même ouvrage, assez littérales et assez complètes, l’une de M. Laveaux, et l’autre de M. Chéron ; mais ni l’une ni l’autre ne se font lire, et toutes deux sont absolument comme non avenues.

Fielding naquit en 1707 d’une famille noble. Il était fils du général Edmund Fielding ; troisième fils lui-même de l’honorable John Fielding, cinquième fils de William, comte de Denbig, mort en 1655. Il était allié d’assez près à la famille ducale de Kingston, célèbre surtout par l’esprit et la beauté de lady Mary Wortley Montague. La mère de Henry Fielding était fille du juge Gold. Il fut le seul enfant mâle de ce mariage ; mais il eut trois sœur du côté maternel, l’une desquelles, Sarah Fielding, a écrit l’Histoire de David Simple et quelques autres ouvrages littéraires. Le général Fielding se remaria, et eut de sa seconde femme une famille nombreuse.

La première éducation d’Henry Fielding fut confiée au révérend M. Oliver. Il passa des mains de ce premier maître au collège d’Eton, où il puisa de bonne heure un amour sérieux pour les deux antiquités classiques. Destiné par son père au barreau, il fut envoyé à Leyde pour étudier la jurisprudence, et tous ses biographes affirment d’un témoignage unanime, qu’il se livra à cette étude avec une ardeur assidue. Au bout de quelque temps, il possédait tout le savoir et toute l’habileté nécessaires pour faire un excellent avocat. Une circonstance imprévue dérangea tous ses projets et tout son avenir. Son père, chargé d’une nombreuse famille, et d’ailleurs insouciant sur la conduite de ses affaires, ne lui fit pas parvenir à temps la somme nécessaire pour continuer ses études. Fielding fut obligé de quitter Leyde et de revenir à Londres, à peine âgé de vingt ans. Si le général eût été un homme rangé, ménager de son bien, et sérieusement occupé de l’éducation de ses enfans, les plaideurs d’Angleterre auraient eu un avocat de plus ; mais nous n’aurions pas Tom Jones.

Livré à lui-même, libre de toute surveillance, abandonné au milieu de toutes les dissipations et de tous les dangers d’une grande capitale, Fielding contracta sans peine et bien vite des habitudes ruineuses et déréglées. Son père, il est vrai, lui avait promis une pension annuelle de 200 livres sterling ; mais, comme Fielding le dit lui-même quelque part, la payait qui voulait. Dès ce moment, à l’âge de vingt ans, il commença une lutte qui a duré jusqu’à la fin de sa vie, pendant vingt-huit ans, une lutte énergique et courageuse contre la misère et la détresse.

À cette époque le théâtre avait exercé le talent de Wicherley, de Congreve, de Vanburgh et de Farquhar. N’ayant d’autre alternative, comme il le dit lui-même, que d’être écrivain ou cocher de louage, Fielding travailla d’abord pour la scène, et dans l’espace de neuf ans, de 1727 à 1736, il fit représenter successivement, et sans trop d’éclat, dix-huit comédies ou farces, aujourd’hui complètement oubliées, à l’exception peut-être de la tragédie burlesque de Tom Thumb, qu’on relit quelquefois, de l’Avare et du Médecin malgré lui, imitées de Molière, et de la femme de Chambre intriguante, empruntée à Destouches.

À quoi faut-il attribuer l’évidente médiocrité des ouvrages dramatiques de Fielding, et par quelle fatalité malheureuse peut-on s’expliquer que le plus habile romancier de l’Angleterre se soit si long-temps trompé sur sa vraie vocation ?

Y aurait-il donc entre le drame et le roman des différences plus nombreuses et plus réelles encore que les analogies apparentes, et d’ailleurs incontestables, qui les rapprochent l’un de l’autre ? Cervantes et Lesage ont passé par la même épreuve que Fielding. Avant Don Quixote et Gil-Blas, ils ont long-temps et vainement essayé leur talent sur la scène. Or, qu’en est-il resté ? Numance et Turcaret ! Mais Numance elle-même est plutôt un fragment épique dialogué, qu’un drame dans le vrai sens du mot ; et quant à Turcaret, on conviendra sans peine que le roman satirique touche à la comédie par trop de côtés pour décider la question en faveur de Lesage. Que ceux qui, après avoir lu l’admirable récit de Clavijo dans les Mémoires de Beaumarchais seraient tentés d’en conclure la double aptitude épique et dramatique de l’auteur, réfléchissent un instant sur l’intervalle immense qui sépare le Mariage de Figaro de la Mère coupable.

Pour peu qu’on y songe, en effet, on s’aperçoit bien vite que selon la nature spéciale des organisations, selon les habitudes des premières années, selon la direction particulière donnée aux idées par les évènemens de la vie active et réelle, l’esprit est porté par une prédilection invincible et fatale vers le drame ou le roman. À de certaines intelligences qui se mêlent au monde et qui le regardent attentivement, qui s’instruisent paisiblement des anecdotes sans nombre, imperceptibles en apparence, dont toute la vie est faite et tissue, qui forment en se croisant, quand on y regarde de près, la trame de toutes nos journées, qui se plaisent à étudier les caractères jusque dans leurs moindres détails, qui n’assistent jamais à l’incident le plus trivial sans demander compte à toutes les physionomies des sentimens qu’elles trahissent naïvement, ou qu’elles essaient de cacher, mais qu’un œil attentif réussit à surprendre ; à ces sortes d’intelligences le roman convient avant et mieux que toutes choses ; Leur vie de tous les jours, si animée qu’elle soit d’ailleurs, n’exclut pas de longues et fréquentes solitudes. Ils aiment à pénétrer les causes, à déduire et à conclure, dans le recueillement, les relations mystérieuses des choses que l’inattention ou l’insouciance considèrent comme absolument étrangères entre elles. Le récit avec ses nombreux épisodes, avec ses péripéties multipliées, hâtées ou suspendues au gré de leurs caprices, les charme particulièrement. Le costume et la physionomie des acteurs, le paysage où la scène se passe, les rides du front, les plis des lèvres, le regard, le geste, jusqu’aux moindres contractions musculaires, rien n’échappe à la curiosité de leurs descriptions. Ils mènent à loisir l’action qu’ils inventent et qu’ils brodent ; ils s’arrêtent quand il leur plaît de s’arrêter ; ils ont des haltes, des points d’orgue pour se reposer ; à l’exemple d’Hippocrate et de Montesquieu qui attribuent au climat une si puissante influence sur le développement des maladies et des institutions, ils font intervenir la nature extérieure dans les mouvemens des passions. Ils sont et doivent être romanciers.

Il se rencontre aussi des esprits d’une trempe énergique, qui se mêlent à la vie, mais d’une autre façon, plus hardiment, plus vivement que les autres ; qui se souviennent moins, mais qui agissent davantage ; qui se préoccupent plus volontiers des rôles que des caractères, qui étudient la marche d’un évènement, sa physionomie extérieure et corticale, bien plus que ses ressorts intimes, ses causes primitives. À ceux-là, à ces imaginations aventureuses, ce qu’il faut, c’est une action rapide et pressée, dégagée de tous les épisodes vrais ou vraisemblables, qui ne concourent pas directement à l’accomplissement définitif d’un fait unique et souverain qui domine la fable et qui la relie, qui la resserre et l’étreint, et qui ne permet pas à une seule parcelle de toute la composition de s’en distraire et de s’en écarter. Un dialogue incisif et hardi, de paroles rare, plein d’idées soudaines et nécessaires, qui aille droit au but, qui marche vers la conclusion, qui obéisse comme un héros d’Éschyle, ou comme un soldat musulman, aux lois d’une fatalité irrésistible ; telles sont les conditions auxquelles de pareils esprits peuvent être satisfaits. Menées à bout dans leurs dernières conséquences, et sur différens points du globe, ces dispositions ont donné Shakespeare, Corneille, Schiller, Goëthe et Alfieri. La vie de taverne et de braconnier, d’aventure et de joyeuse insouciance, la vie grave et recueillie, une contemplation maladive, une suite non interrompue de tous les genres de bonheur, le goût tardif des études âpres et ardues, après des courses au galop de plusieurs centaines de lieues, suffisent, et au-delà, pour expliquer les différences qui distinguent Othello, Cinna, don Carlos, Goetz de Berlichinghen et Myrrha.

Et ainsi on ne doit pas s’étonner si Fielding n’a pas réussi au théâtre ; sa vocation et son génie le destinaient à d’autres succès. Quoi qu’il en soit, comme il menait à Londres la vie d’un homme d’esprit et de plaisir, il trouvait dans ses ouvrages dramatiques des ressources, précaires il est vrai, mais rapides, pour subvenir à ses besoins sans cesse renaissans. Il fut même, pendant une saison, directeur d’une troupe de comédiens, réunis à la hâte, et auxquels il voulait faire jouer ses pièces dans la petite salle d’Hay-Market. Mais cette entreprise ne réussit pas, et la troupe fut promptement dispersée. Obligé de flatter les animosités politiques, Fielding se permit, dans deux de ses comédies, Pasquin et le Registre historique, des attaques violentes contre Robert Walpole ; et il contribua beaucoup, par la liberté de ses satires, à l’établissement de la censure dramatique. Cette mesure excita en Angleterre de nombreux murmures et d’amères réclamations ; mais elle n’a pas été abolie, et ne promet pas de l’être de si tôt. Il est douteux en effet que les chevaliers d’Aristophane, avec les mœurs politiques que le temps nous a faites, fussent possibles aujourd’hui. On peut raisonnablement contester la convenance et l’opportunité de mettre aux prises, dans l’enceinte d’un théâtre, les haines des partis, lorsqu’il existe tant d’autres voies paisibles et assurées pour la libre manifestation de la pensée. La comédie ancienne d’Athènes avec ses personnalités nominales, avec ses invectives acérées, qui ressemblent bien plus à un soufflet qu’à une plaisanterie, n’est plus acceptable, et contredirait trop formellement la politesse délicate et grave de nos relations sociales. Que la satire, expression inévitable du mépris et de l’ironie, si elle veut envahir la scène, se contente de la comédie moyenne ou nouvelle ; qu’elle prenne les caractères existans en changeant les noms, ou que partant d’un caractère réel comme d’un type vrai, mais étroit et mesquin, elle se décide à l’idéaliser, à l’agrandir, à déduire et à traduire toutes les conséquences logiques et possibles, dont il est le principe et le germe, qu’il contient et qu’il peut développer ; et à ces conditions, elle obtiendra, sans aucun doute, un succès plus difficile, mais plus durable et plus beau.

En 1736, Fielding épousa une jeune personne de Salibury, miss Craddock, belle, aimable, et possédant une fortune de 1500 livres sterling. Vers le même temps à-peu-près, il hérita, par la mort de sa mère, d’une terre de 200 livres de revenu, située à Stower, dans le comté de Derby. Une pareille fortune, qui de nos jours serait en Angleterre assez médiocre, pouvait à cette époque lui permettre de vivre dans l’aisance et honorablement. Mais Fielding n’était pas guéri de l’imprévoyance habituelle et constante, qui a fait de toute sa vie une loterie perpétuelle, où la sécurité du lendemain servait d’enjeu pour les plaisirs de la journée. Il réalisait personnellement, et avec une littéralité déplorable, le vice tel que l’ont défini les économistes, en ne tenant compte que de l’étroite spécialité qui les préoccupe ; il sacrifiait sans cesse et à tout propos l’avenir au présent. Il quitta Londres pour aller s’établir dans son nouvel héritage ; il prit un équipage, une livrée brillante, des chevaux de main, des meutes ; il tint table ouverte, et mit au rang de ses premiers devoirs une hospitalité homérique. Dans la religieuse manie de Boswellisme qui les possède, ses biographes n’ont pas négligé de consigner une remarque très insignifiante en apparence, mais réellement d’une haute importance, quand il s’agit d’expliquer la ruine d’un homme. La livrée de Fielding était d’un jaune vif, et par conséquent exigeait de fréquens renouvellemens. Au bout de trois ans, il se trouva sans terres, sans rentes et sans demeure.

Cette nouvelle misère, qu’il prévoyait tous les jours, qu’il avait vue venir sans crainte, ne réussit pas à l’abattre ; il se remit à l’étude des lois ; et après les épreuves ordinaires, il obtint le titre d’avocat. Il eut alors une profession ; et comme il avait employé à l’étude de la jurisprudence toutes les hautes facultés de son esprit, on pouvait espérer pour lui d’éclatans et légitimes succès ; mais il ne put triompher du préjugé que sa vie antérieure ne justifiait que trop. Les personnes qui, par leur position sociale, auraient pu hâter et favoriser ses débuts, refusèrent toujours de s’employer pour lui. Personne ne voulut croire qu’un homme d’esprit et de plaisir, habitué aux dissipations et aux dérèglemens de tout genre, pût apporter, dans les affaires sérieuses et dans la discussion des intérêts, une attention suffisante : Fielding n’eut pas une seule cause à plaider. Bientôt de violens accès de goutte, souvenirs amers de sa vie passée, le forcèrent absolument de renoncer à l’exercice de sa profession, et ne tardèrent pas à miner sa santé.

Il eut de nouveau recours au théâtre, et il essaya de faire représenter la suite de sa Vierge démasquée. Mais, comme un des rôles de la pièce tournait en ridicule un homme de qualité, le lord trésorier refusa son autorisation. Fielding fut alors réduit à vivre de pamphlets, de traités éphémères, d’essais de tous genres ; à quelque heure qu’il l’invoquât, sa plume était toujours prête, et l’aidait à soutenir sa famille.

Au milieu de cette vie laborieuse et précaire, il eut le malheur de perdre sa femme, qu’il aimait tendrement. Cette perte inattendue l’affligea si profondément, que ses amis craignirent un instant pour sa raison. Bientôt la nécessité de lutter contre le besoin réussit à le distraire de sa douleur. Il reprit le cours de ses travaux littéraires ; et, vers 1741 ou 1742, il parut comprendre, pour la première fois, sa vraie vocation ; il écrivit son premier roman, et voici dans quelles circonstances :

En 1740, Richardson avait publié Pamela, le plus faible, à coup sûr, de tous ses ouvrages ; ce livre obtint alors un succès éclatant ; non-seulement on le vantait dans le monde comme un modèle achevé de toutes les perfections, mais les ministres le citaient dans la chaire sacrée, comme aujourd’hui le révérend Irving cite les poésies de Wordsworth. Le succès de Pamela donna naissance à l’Histoire de Joseph Andrews, et ce dernier livre, commencé avec l’intention de parodier le premier, devint, sous la plume de Fielding, une production originale et complète par elle-même, bien supérieure à l’ouvrage qu’elle voulait tourner en ridicule. Pamela est aujourd’hui à-peu-près oubliée, et Joseph Andrews se relit toujours avec plaisir. On a fait, il est vrai, sur le personnage d’Abraham Adams, les mêmes critiques que sur celui de Don Quixote. L’excellent curé, comme l’incomparable chevalier de la Manche, est trop souvent battu ; le rire qu’il provoque est trop souvent troublé par la compassion qu’il excite. Mais, malgré ce défaut qu’on ne saurait nier, Joseph Andrews a remporté sur Pamela la même victoire que Don Quixote sur les livres de chevalerie. Dans la préface, Fielding déclare qu’il a imité le style de Cervantes ; et, en effet, l’imitation est frappante. Mais on s’aperçoit aussi qu’il a mis à profit la lecture de Scarron, et qu’il emprunte au Roman comique le langage tragi-comique, perpétuelle caricature de l’épopée classique. On peut même, sans injustice, l’accuser d’avoir poussé trop loin l’emploi de ce moyen, qui dégénère quelquefois en pédantisme.

Le succès de Joseph Andrews irrita singulièrement Richardson. On sait que l’illustre auteur de Clarisse vivait d’hymnes et d’encens, comme une idole. Trop fier pour paraître s’occuper seulement de la façon dont Fielding l’avait traité, il se plaignit à ses admirateurs des deux sexes de la malheureuse prédilection de l’auteur pour tout ce qui est bas et trivial. Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans sa correspondance : « Pauvre Fielding ! Je ne pus m’empêcher de dire à sa sœur à quel point j’étais étonné et affligé de voir combien il aimait et recherchait tout ce qui est bas et vil. Si votre frère, lui dis-je, était né dans une écurie ou eût été un coureur de mauvais lieux, on l’aurait pris pour un génie, et l’on eût désiré qu’il eût reçu le bienfait d’une éducation soignée et l’entrée de la bonne compagnie. »

Après de telles paroles, faut-il s’étonner si Richardson répétait à qui voulait l’entendre que Fielding était absolument dépourvu de talent et d’invention ; que sa réputation passerait, que le goût en ferait bientôt justice ; qu’on aurait honte de l’engouement qu’il avait excité ; qu’avant dix ans il serait complètement oublié.

Il ne paraît pas que Fielding ait songé un seul instant à se venger de cette amère injustice et de ce dédain injurieux ; et, quels que soient les motifs qui l’aient déterminé, dans l’origine, à parodier Pamela, soit qu’il ait voulu profiter d’un succès pour y greffer une plaisanterie, soit que par une malice naturelle il se soit trouvé porté à ridiculiser ce que ses contemporains adoraient comme souverainement beau, et à ruiner par ses sarcasmes ce qu’ils croyaient à l’abri de toutes les railleries, au moins est-il vrai qu’il abandonna le premier le combat ; et, dans le cinquième numéro du Journal Jacobite, il rend hautement justice au mérite éminent de Clarisse, la meilleure, la plus profonde et la plus poétique de toutes les compositions de Richardson, celle qui, avec l’Histoire de Clémentine dans Charles Grandisson, lui assure l’immortalité.

La noble générosité de Fielding nous oblige à prendre parti pour lui. S’il fut le premier à attaquer, au moins faut-il avouer qu’il combattit avec des armes loyales, et que l’intérêt de sa vanité ne le rendit pas injuste.

Après la publication de Joseph Andrews, Fielding se remit à écrire pour le théâtre, et fit jouer le Jour de Noces. Le manuscrit d’une autre comédie composée vers le même temps, les Pères, fut perdu par sir Charles Hanbury Williams, et ne fut retrouvé qu’après la mort de l’auteur. La pièce fut jouée au bénéfice de sa famille.

Les biographes de Fielding rapportent, avec de très légères variantes, une anecdote qui prouve à quel point il se souciait peu de sa réputation dramatique. Un jour qu’on répétait le Jour de Noces, Garrick, chargé d’un rôle important dans la pièce, et déjà fort en faveur auprès du public, fit remarquer à Fielding un passage qui lui paraissait devoir déplaire au public. Il témoigna même la crainte d’être sifflé, et de ne pouvoir pas achever la soirée. Il concluait naturellement en lui conseillant de supprimer le passage dangereux. — Non parbleu, répliqua Fielding ; s’il y a une mauvaise scène, laissez-la leur trouver.

La pièce fut jouée sans aucune correction. La prophétie de Garrick ne tarda pas à se réaliser, et l’acteur, effrayé des sifflets, se retira dans la chambre verte (le foyer), où Fielding vidait joyeusement une bouteille de champagne. Il achevait son dernier verre lorsqu’il aperçut Garrick à travers les nuages d’une épaisse fumée de tabac. — Hé bien ! s’écria-t-il, qu’est-ce qu’il y a ? Que siffle-t-on en ce moment ? – Ce que l’on siffle ? répliqua l’acteur, la scène que je vous avais conseillé de supprimer. Je vous l’avais bien dit. Ils m’ont tellement bouleversé, que je ne serai pas capable de me remettre de toute la soirée. – Ah ! Diable ! répliqua Fielding, avec un sang-froid inaltérable ; ils l’ont donc trouvée ?

Vers 1753, Fielding publia un volume de Mélanges, où se trouve, entre autres choses, le Voyage de ce Monde dans l’autre, composition pleine d’une gaîté originale et fine, particulière à l’auteur, mais où l’on ne voit pas bien clairement le but qu’il s’est proposé. Ce fut dans la même année que parut l’Histoire de Jonathan Wild-le-Grand. Ce livre est d’un médiocre intérêt : c’est la peinture grossière et monotone du vice dans toute sa hideur. Il est permis de croire qu’il n’a donné ce titre à son ouvrage que pour spéculer sur la renommée populaire de ce brigand fameux. Contre l’ordinaire de Fielding, on n’y trouve, au milieu des tableaux les plus immoraux, rien qui puisse rappeler au lecteur de meilleurs sentimens. Après avoir fermé le volume, on ne conserve guère dans sa mémoire que le souvenir d’une seule scène, celle entre Jonathan et l’aumônier de Newgate.

Outre ces travaux purement littéraires, Fielding s’employait activement aux controverses politiques de son temps. Il dirigea le Journal Jacobite, que nous avons cité à propos de Richardson. Cette feuille ainsi nommée par antonomase, se proposait d’éteindre les derniers restes des sentimens jacobites, déjà vaincus et réfutés d’une façon si péremptoire aux champs de Culloden. Le Vrai Patriote et le Champion furent à-peu-près entièrement rédigés par Fielding. Sa plume soutint avec chaleur ce qu’on appelait alors la cause des whigs, c’est-à-dire la révolution de 1688, et la famille de Hanovre. Son zèle et son dévoûment démeurèrent long-temps ignorés et sans récompense, tandis que les fonds secrets allaient enrichir des écrivains d’un rang inférieur dont le nom même est aujourd’hui perdu. Enfin, en 1749, grâce à l’intervention de M. Littleton, qui depuis reçut le titre de lord, Fielding obtint une petite pension, et la place, alors peu honorable, de juge de paix, pour Westminster et Middlesex, avec la liberté d’en tirer tous les profits possibles au moyen des extractions de tous genres.

À cette époque, les juges de paix de Westminster n’avaient d’autre salaire que leurs épices, et ainsi ils étaient directement intéressés à envenimer toutes les querelles soumises à leur juridiction, afin de tirer des voleurs et des filous une subsistance honteuse et misérable. Fielding n’avait jamais été très délicat ni très difficile sur le choix de ses sociétés ; et probablement celles que sa place le condamnait à fréquenter habituellement ne durent pas lui inspirer des goûts très relevés. On trouve dans la Correspondance d’Horace Walpole avec George Montague, page 58, le passage suivant : « Rigby m’a fait un tableau frappant de naturel. Fielding, à toutes ses autres occupations, a joint, grâce à M. Littleton, celle de juge de paix de Middlesex ; Peter Bathurst et Rigby conduisirent l’autre soir chez lui un domestique qui avait voulu tuer ce dernier. Fielding leur fit dire qu’il était à souper, et qu’il fallait revenir le lendemain matin. Ils ne se rendirent pas à cette excuse assez libre, et montèrent chez lui. Ils le trouvèrent à table avec un aveugle, une fille publique et trois Irlandais. Devant eux étaient un morceau de mouton froid et un os de janbon dans le même plat, et sur une nappe des moins propres. Il ne se dérangea en rien, et ne les invita même pas à s’asseoir. Rigby, qui l’avait vu venir si souvent chez sir C. Williams emprunter une guinée, et Bathurst, chez le père duquel il avait été trop heureux d’avoir son couvert, ne respectèrent pas davantage cette fière indifférence, et prirent eux-mêmes des sièges. Alors il s’occupa des fonctions de sa charge. »

Il faut faire dans le récit de cette anecdote, si humiliante qu’elle soit d’ailleurs, la part de l’exagération aristocratique d’Horace Walpole. Réduite à sa juste valeur, elle est loin assurément d’être honorable. Mais on a lieu de se consoler en songeant que Fielding sut conserver des principes inaltérables et purs au milieu des occasions sans nombre de corruption et de débauche que sa charge lui offrait tous les jours.

Il a écrit quelque part, et personne ne l’a jamais contredit : « Je dois avouer que mes affaires privées au commencement de l’hiver ne m’offraient pas une perspective bien gaie. Je n’avais pas arraché du public et des pauvres les sommes que des gens toujours prêts à piller ont eu la bonté de me soupçonner d’avoir exigées. Au contraire, en tâchant d’apaiser, au lieu d’exciter les querelles des commissionnaires et des mendians ; ce qui, je rougis en le disant, n’a pas été fait par tout le monde, et en refusant de recevoir un shilling de l’homme qui à coup sûr n’en avait pas un second dans l’univers, j’ai réduit un revenu d’environ 500 livres à un peu moins de 300, et encore le plus clair de cette somme reste à mon clerc. »

Fielding ne se montra pas seulement désintéressé dans l’exercice de sa charge ; mais il faut dire encore à sa louange qu’il chercha pas tous les moyens imaginables à ralentir les progrès de la dépravation. Il a fait sur la multiplication des filous et des voleurs des recherches ingénieuses et profondes, et plusieurs de ses idées à ce sujet ont été adoptées par les hommes d’état. Il publia aussi une recommandation au grand jury de Middlesex, et il a laissé un manuscrit sur les lois de la couronne. Dans un ouvrage sur la taxe des pauvres, il expose le projet de retenir les indigens dans leurs paroisses respectives, et de les secourir à domicile. Sir Fredérick Morton Eden, qui a écrit après lui sur ce sujet, rend hautement justice au savoir et à l’énergie que Fielding a déployés dans ce traité.

Ce fut au milieu de cette vie précaire, et des ennuis inséparables de son emploi, que Fielding écrivit l’ouvrage qui a fondé sa gloire, et qui assure à son nom l’immortalité. Tom Jones fut publié en 1750 ; on se demande avec étonnement comment il a pu trouver le temps d’écrire ce chef-d’œuvre ; car, outre le mérite admirable de cette composition, il ne faut pas oublier que le texte original est d’une étendue double à-peu-près de celle d’Ivanhoë.

L’ouvrage est dédié à l’honorable Littleton, et la dédicace donne à entendre que, sans le secours de ce généreux protecteur, et celui du duc de Bedford, le livre n’aurait pas été achevé, et que l’auteur leur a dû son existence, tandis qu’il était occupé à l’écrire. Cette page d’une si poignante amertume n’a de comparable que la préface de Melmoth. Mais, en obéissant à son caractère sombre et hautain, Maturin parle de la faim avec d’autres paroles. « Je sais, dit-il, que plusieurs personnes considérables ont blâmé l’auteur de ce livre, ministre de la religion, de profaner son caractère en composant des ouvrages d’imagination. À cela j’ai à répondre pour ma justification que, si ma profession me donnait de quoi manger, je ne composerais pas de romans. » Qu’il y a loin de cet aveu et de cette apologie à la préface mise en tête de l’édition de Shakespeare, publiée en 1622, huit ans après la mort de l’auteur, par ses camarades Heminge et Condell ! Les joyeux comédiens préviennent le public, qu’ils sont convaincus à l’avance du mérite de leur publication ; puis ils ajoutent qu’ils se soucient peu des éloges qu’on pourrait donner au poète, et que la seule chose qui leur importe, c’est qu’on achète ses œuvres. Il était peut-être impossible qu’un juge de paix, un ministre et un comédien tinssent un autre langage !

Il paraît que Ralph Allen, l’ami de Pope, fut aussi un des bienfaiteurs de Fielding ; mais il insista pour n’être pas nommé : on assure qu’avant de connaître l’auteur personnellement, il lui envoya 200 livres en un seul don.

Walter Scott a judicieusement et nettement indiqué la différence profonde qui sépare Tom Jones des romans de Richardson. Pour la première fois, dit-il, l’Angleterre eut un ouvrage d’imagination, fondé sur l’imitation fidèle de la nature. Et, en effet, quel que soit le mérite éminent de Clarisse, on ne peut nier qu’une foule d’incidens ne soient invraisemblables, et que plusieurs caractères ne soient exagérés. Ce qui frappe au contraire dans Tom Jones, c’est une vérité constante, une vraisemblance qui ne se dément jamais : c’est la nature prise sur le fait, finement observée, et rendue avec une délicatesse sans exemple. C’est en cela surtout que ce livre se distingue de tous les livres du même genre qui l’ont précédé ou suivi.

Le succès de Tom Jones ne fut pas un seul instant indécis, et Millar, l’éditeur, en retira de si grands bénéfices, qu’il ajouta généreusement 100 livres sterling aux 600 qu’il avait données pour acquérir le manuscrit.

L’éloge et la critique de ce roman ont été épuisés en Angleterre par le docteur Murphy, le docteur Blair et l’auteur d’Ivanhoë, et en France par Laharpe et Suard. Cependant, comme les impressions et les souvenirs laissés par cette lecture immense varient nécessairement suivant le caractère personnel du lecteur, il n’est peut-être pas impossible de présenter à ce sujet des remarques nouvelles et vraies, malgré leur nouveauté.

Et d’abord, chacun des livres de l’ouvrage est précédé d’une explication, d’un proœmium apologétique ; car Fielding, qui regardait, et avec raison, l’histoire de Tom Jones, comme un genre de littérature absolument nouveau dans son pays, a cru devoir justifier à plusieurs reprises les formes et le plan de sa composition. Ces prœemia, que Laplace a supprimés comme des longueurs inutiles et oiseuses, ne sont pas les parties les moins curieuses et les moins fines de l’ouvrage. Dans les premières pages qui précèdent le premier livre, l’auteur explique les raisons qui l’ont décidé à présenter à son convive littéraire le menu du banquet qu’il va lui offrir, et il suit la comparaison de son récit avec un exploit culinaire si finement, si spirituellement, qu’on ne trouve rien dans toute la littérature anglaise qui se puisse mettre en parallèle, si ce n’est peut-être quelques stances du livre le plus spirituel que l’Angleterre ait jamais produit : je veux parler de Don Juan.

Quand au mérite général du roman, considéré en lui-même, il faut dire qu’il est aussi spirituel que Gil Blas, aussi amusant que Don Quixote, et qu’il réunit à ce double avantage un intérêt plus habilement et plus constamment soutenu. Chose rare dans les ouvrages de ce genre ! Il y a dans Tom Jones un commencement, un milieu et une fin. Les aventures se succèdent comme dans Lesage et dans Cervantes ; mais la succession de ces aventures n’est pas, comme chez l’auteur français et chez l’auteur espagnol, purement fortuite, il y a une raison logique, une rigoureuse déduction qui les enchaîne ; on trouverait difficilement un épisode ou une page parasite, si l’on excepte l’histoire du Vieillard de la Colline, liv. viii, chap. xi, absolument étrangère au récit principal, comme l’histoire de Léonora, dans Joseph Andrews, et d’ailleurs amenée dans l’intention évidente de suivre un usage introduit par Cervantes et accepté par Lesage ; toutes les parties de l’ouvrage tendent avec une égale rapidité vers un but unique et commun, la réunion de Tom et de Sophie.

Les différens caractères que Fielding a mis en action sont d’une vérité complète et saisissante. La bonhomie et l’indulgence de M. All-Worthy, le dévoûment du garde-chasse Black George, mêlé d’une sordide avarice, sont et demeureront des modèles inimitables. Blifil égale en profondeur et en dissimulation la création si justement admirée de l’Iago de Shakespeare. Sophie est assurément une des héroïnes les plus accomplies et les plus aimables nées de l’imagination des romanciers. La naissance de son amour pour Tom, l’histoire de l’oiseau tombé dans l’étang, tous les détails qui se rattachent aux premières années des deux amans, éclatent par une simplicité naïve et grave. Le personnage de M. Western, gentilhomme campagnard, sa passion égoïste et despotique pour sa fille, la rudesse de ses manières, son goût pour la chasse et le vin ; son indulgence pour les premières faiblesses de Tom Jones, fondée sur l’analogie de leurs talens et de leurs goûts, forment, en se réunissant, un type vivant et complet comme Molière en savait créer.

On a sévèrement blâmé en Angleterre la liaison de Tom Jones avec lady Bellaston. On a prétendu que cet incident avilissait le héros ; mais je ne saurais me ranger à cet avis. C’est à mon sens un trait qui ajoute à la vraisemblance, et, comme tel, j’y renoncerais difficilement, et je le verrais disparaître à regret. Il faut remercier la critique allemande, et en particulier Bouterwek, d’avoir établi nettement la différence qui sépare l’art, sous toutes ses formes, de la morale dogmatique. Les enseignemens de la littérature et de la poésie ne doivent jamais être qu’implicites et détournés.

Sous ce rapport, Tom Jones n’est pas plus immoral que Gil Blas. Le style de Fielding est, comme celui de Lesage, d’un naturel exquis, et ses moindres pensées, ses expressions en apparence les plus indifférentes, sont tellement à leur place, et viennent si à propos, qu’on pourrait difficilement concevoir que l’ordre en fût changé sans préjudice. C’est le style d’une conversation élégante et polie ; rarement celui d’un récit fait avec la prétention de produire un effet donné. C’est une abondance paisible et uniforme, mais sans diffusion et sans prolixité. Pour retrouver de nos jours les traces de cette manière simple et pure, il faut aller chercher en Angleterre Mackenzie et Julia de Roubigné, et en France la prose contenue et arrêtée de Mérimée.

Il faut dire de Tom Jones ce qu’on a dit avec raison de Don Quixote et de la Divine Comédie. La vie d’un homme ne contient pas deux œuvres pareilles. C’est la condensation et le résumé de toute une existence. C’est le résultat et la conclusion de plusieurs années de passions et de pensées, la formule dernière et complète de la philosophie personnelle que l’on s’est faite sur tout ce que l’on a vu et senti. Et comme le poème de Dante représente sous une forme exquise les hommes et les choses de son temps, comme il renferme et retrace les différens aspects de la vie à l’époque où vivait le poète florentin, Tom Jones a aussi le même caractère : morale et dissolution, apologie et satire des mœurs du temps, licence des classes élevées, tout s’y trouve réfléchi. On ne recommence pas impunément un pareil récit, on est fatalement condamné à le copier. On conçoit que Molière, Calderon et Shakespeare aient glorieusement multiplié leurs œuvres dramatiques. Il n’y a rien dans leur théâtre qui accuse la même faiblesse et le même épuisement que les les Eaux de Saint Roman et Redgauntlet. Un seul roman contient trois drames au moins. Cervantes, Fielding et Lesage, les trois premiers romanciers de l’Europe, n’ont fait qu’un roman ; car le Bachelier de Salamanque, Guzman d’Alfarache et même le Diable boiteux ne sont que de pâles copies de Gil Blas.

Amelia fut le dernier ouvrage important de Fielding mais on doit dire, malgré le mérite très réel de cette composition, qu’elle est très inférieure à la précédente. Deux personnages seulement rappellent la vigueur et la précision de l’auteur de Tom Jones, le colonel Bath et le docteur Harrison.

Amelia fut publié en 1751, par Millar. Le manuscrit fut payé 1,000 guinées. Mais, comme le libraire, doué d’un tact plus fin que la plupart de ses confrères, jugeait ce roman inférieur à Tom Jones, il imagina, pour en accélérer le débit, un stratagème assez habile. Dans une vente de livres qu’il fit avant la publication de cet ouvrage, il offrit aux autres libraires les différens articles de son magasin aux termes d’escompte ordinaires. Mais quand il fut question d’Amelia, il mit l’ouvrage à part comme étant si avidement demandé dans le commerce, qu’il ne pouvait le donner aux conditions d’usage. La ruse réussit ; le succès d’Amelia ne fut pas moindre que celui de Tom Jones, et le libraire n’eut bientôt plus rien à craindre.

En 1752, Fielding entreprit le Journal de Covent Garden sous la direction d’un pseudonyme, Alexandre Drawcansir, l’un des personnages de la Répétition du duc de Buckingham, parodie populaire des pièces de Dryden. Il était merveilleusement propre à ce genre de travail ; il avait l’érudition, les connaissances variées, la vivacité d’esprit, la souplesse et la docilité de mémoire, qui sont les armes naturelles et nécessaires d’un journaliste ; mais il fut bientôt en guerre avec le docteur Hill et avec Smollett, tous deux engagés dans des entreprises périodiques du même genre. Cette polémique, menée avec aigreur par les deux partis, ne fut pas de longue durée.

Cependant la santé de Fielding s’affaiblissait tous les jours : il fut bientôt atteint d’une hydropisie ; le duc de New-Castle, alors premier ministre, réclama ses conseils et son assistance pour mettre fin aux vols secrets, et pour une somme de 600 livres sterling, Fielding s’engagea, et réussit à détruire plusieurs bandes de fripons qui infestaient Londres et les environs.

Son corps épuisé ne put résister à ces derniers efforts. Il essaya vainement les eaux de Bath, et enfin les médecins lui conseillèrent de chercher un climat plus doux. Il obéit à leur avis, et partit pour Lisbonne. Au moment de quitter l’Angleterre, il écrivit d’une main défaillante les lignes qu’on va lire :

« Aujourd’hui, mercredi 24 juin 1754, le soleil le plus triste que j’aie jamais vu s’est levé, et m’a trouvé éveillé dans ma maison à Fordhook ; à la clarté de ce soleil, j’allais, pensais-je, voir pour la dernière fois, en leur disant un dernier adieu, ces objets chéris pour lesquels je me sentais la tendresse d’une mère. Je n’étais nullement endurci par la doctrine de l’école philosophique, qui m’avait appris à supporter la douleur et à mépriser la mort. Dans cette situation, ne pouvant vaincre la nature, je m’abandonnai entièrement à elle, et elle me rendit aussi complètement sa dupe qu’a jamais pu l’être la femme la plus faible. Sous le prétexte de me permettre de jouir encore une fois, elle m’amena à chercher pendant huit heures la société de mes petits-enfans ; et, sans aucun doute, j’ai plus souffert dans ce court intervalle que dans toute ma maladie. À midi précis, je fus avertis que la voiture m’attendait ; aussitôt j’embrassai mes enfans l’un après l’autre, et je montai dans le carrosse avec un peu de résolution ; ma femme, qui se conduisit véritablement comme une héroïne et comme un philosophe, quoiqu’elle soit en même temps la mère la plus tendre, me suivit, ainsi que sa fille aînée ; quelques amis m’accompagnèrent, d’autres prirent congé de moi, et j’entendis faire sur ma fermeté un concert d’éloges auquel je savais bien n’avoir aucun droit. »

Nous voyons, dans ce dernier passage, que Fielding s’était remarié. Mais aucun de ses biographes ne fait mention de ce second mariage, et nous n’avons pu réussir à trouver un seul détail qui s’y rapporte. Miss Craddock était morte avant que la première page de Tom Jones fût écrite. Il est probable que la seconde femme de Fielding n’eut pas une grande influence sur sa destinée ; car, dans le cas contraire, l’Angleterre, qui excelle dans la biographie, et qui a même dépassé l’érudition allemande, dans ce genre de travail, la patrie de Boswell, le plus merveilleux des biographes, n’aurait pas manqué de nous en instruire.

Son habileté à saisir et à peindre les portraits ne l’abandonna pas dans ses derniers momens, et l’on trouve dans son Voyage à Lisbonne, dont nous avons extrait le passage précédent, les portraits de l’hôtesse grondeur de l’île de Wight, de l’officier petit-maître qui visite le navire, comparables au curé Abraham Adams et au squire Western. Fielding mourut à Lisbonne, en 1754. Il a emporté son secret avec lui ; et le seul de tous les écrivains anglais qui lui ressemble, Tobias Smollett, est bien loin de son maître et de son modèle.

En achevant cette dernière page, je ne puis me défendre de consigner ici un synchronisme important dans l’histoire littéraire. En 1749, la même année où M. Littleton obtint pour Fielding une place de juge de paix, la ville de Francfort vit naître Goëthe, l’auteur de Wilhelm Meister. Ce rapprochement, puéril en apparence, éveille de sérieuses réflexions sur la destinée diverse de ces deux hommes de génie : la misère et la détresse de l’homme à qui nous devons Tom Jones, comparées au bonheur paisible et inaltérable du ministre d’état de Weimar, renferment à coup sûr une haute leçon, plus concluante que tous les essais passés et à venir, sur les dangers de l’imprévoyance et de la prodigalité.


gustave planche