Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 52-67).

CHAPITRE XXXI

Clément fait un sacrifice.

Margaret avait promis de devenir la femme de l’homme qu’elle aimait, mais elle n’avait fait cette promesse qu’avec répugnance et à une condition seulement. La condition était qu’avant que son mariage avec Clément eût lieu, le mystère de la mort de son père serait complètement éclairci.

— Je ne puis être votre femme tant que le secret de cet horrible meurtre n’est pas dévoilé, — dit-elle à Clément. — Il me semble que j’ai déjà été bien négligente en retardant l’accomplissement de ce devoir solennel. Mon père n’avait en ce monde que moi pour l’aimer et se souvenir de lui ; qui vengera sa mort, si je ne la venge pas ? Il était un réprouvé, banni de la société, et on s’imagine que c’est peu de chose de mourir d’une mort cruelle après avoir mené une existence désordonnée. Si M. Dunbar, le riche banquier, eût été assassiné, la police n’aurait eu ni cesse ni relâche jusqu’à ce que l’assassin eût été découvert. Mais qui songe à ce qu’est devenu Joseph Wilmot, excepté sa fille ? Sa mort ne fait aucun vide dans le monde ; il ne manque à personne, excepté à moi… excepté à moi !

Clément n’oublia pas sa promesse de faire de son mieux pour découvrir la culpabilité du banquier. Il croyait que Dunbar était l’assassin de son ancien valet, et cette croyance datait du jour où le banquier s’était échappé comme un voleur de la maison de Saint-Gundolph Lane.

Il eût été possible que Dunbar cherchât à éviter la fille de Wilmot par suite de l’horreur naturelle que lui inspiraient les événements qui se rattachaient à son retour en Angleterre, mais il était difficile d’expliquer autrement que par sa culpabilité le honteux stratagème auquel il avait eu recours pour éluder une entrevue avec la jeune fille.

Il éprouvait une terreur insurmontable à l’idée de voir cette jeune fille parce qu’il était le meurtrier de son père.

En réfléchissant à cette affaire, Clément fut de plus en plus convaincu que sa terrible supposition était fondée, Dunbar était coupable. Il aurait bien voulu pouvoir dire à Margaret que le secret de la mort de son père était un mystère qui ne serait jamais éclairci sur cette terre. Mais il ne le put pas ; il ne put que courber la tête devant l’effrayante nécessité qui le poussait à jouer son rôle dans ce drame criminel : le rôle d’un vengeur.

Mais un caissier dans une maison de banque de Londres n’a pas beaucoup de temps pour jouer un rôle quelconque dans l’histoire de la vie en dehors de celui qui lui est assigné par son paisible métier, et qui semble consister surtout dans la fermeture et l’ouverture des coffres-forts, l’examen furtif des grands livres mystérieux, et le maniement des souverains neufs avec autant de calme que s’ils étaient des charbons de Wallsend ou de Clay-Cross.

La vie de Clément n’était pas une vie oisive, et il n’avait pas le temps de devenir agent de police amateur même pour servir la femme qu’il aimait.

Il n’avait pas le temps de devenir agent de police amateur, tant qu’il resterait dans la maison de banque de Saint-Gundolph Lane.

Mais pouvait-il y rester ? Cette question s’offrit à son esprit et revêtit une forme très-sérieuse. Était-il possible de rester dans cette maison dont il considérait le chef comme un homme des plus infâmes ?

Non ; il lui était tout à fait impossible de conserver sa position actuelle. Tant qu’il recevrait un salaire de la maison Dunbar, Dunbar et Balderby, il serait en quelque sorte l’obligé de Dunbar. Il ne pouvait rester au service de cet homme et en même temps espionner ses actions et travailler corps et âme à exposer au grand jour le terrible secret de sa vie.

Ce fut ainsi que vers la fin de la semaine dans laquelle Dunbar, pour la première fois depuis son retour de l’Inde, visita les bureaux de la maison de banque, Clément donna par écrit à Balderby l’avis formel de sa démission. Le caissier ne pouvait quitter immédiatement son emploi. Il était forcé d’avertir ses patrons un mois à l’avance.

La foudre tombant sur la table recouverte en maroquin devant laquelle était assis Balderby n’aurait pas plus étonné le second associé que la lettre qui lui fut tendue tranquillement et respectueusement par Clément.

Il y avait une foule de raisons en vertu desquelles Clément devait souhaiter rester dans la maison de banque. Son père y avait vécu trente ans et il était mort au service de Dunbar et Dunbar. Il avait été l’employé favori des deux frères, et Clément lui-même admis dans la maison dès son enfance avait été traité avec beaucoup d’égards par Percival. En outre, il avait de grandes chances d’être sous peu associé à la banque dans des conditions avantageuses, et cette association serait évidemment le commencement d’une grande fortune.

Balderby, assis, la lettre entre les mains, regardait les lignes avec stupéfaction, comme s’il n’en comprenait pas le sens.

— Est-ce réellement ce que vous avez voulu dire, Austin ? — demanda-t-il enfin.

— Oui, monsieur. Des circonstances contre lesquelles je ne puis rien me forcent à vous donner ma démission.

— Vous êtes-vous querellé avec quelqu’un dans le bureau ? S’est-il passé quelque chose dans la maison qui vous mette mal à l’aise ?

— Non, monsieur Balderby, je suis fort à mon aise dans ma position.

Le second associé se renversa dans son fauteuil et examina le caissier comme s’il essayait de découvrir sur la figure du jeune homme les premiers symptômes de la folie.

— Vous êtes à votre aise dans votre position et pourtant vous… Oh ! je suppose que la vérité en tout ceci c’est que vous avez en vue un poste meilleur et que vous vous empressez de nous quitter pour améliorer votre situation, — dit Balderby d’un ton piqué. — Je dois avouer toutefois que je ne vois pas trop en quel endroit vous serez mieux qu’ici, — ajouta-t-il de l’air de quelqu’un qui réfléchit.

— Vous me faites injure, monsieur, en supposant que je suis capable de vous quitter parce que j’y trouve mon avantage, — répondit Clément avec calme ; — je n’ai aucun emploi plus lucratif qui m’attende, je n’en ai même aucun en vue.

— Vous n’avez pas d’emploi en vue ! — s’écria le second associé, — et cependant vous renoncez à des chances de fortune comme n’en rencontre pas toujours un homme sur mille. Je n’ai pas beaucoup de goût pour deviner les énigmes, monsieur Austin, mais peut-être serez-vous assez bon pour me dire ce qui vous pousse à nous quitter.

— Je regrette d’avoir à vous répondre que cela m’est impossible, monsieur ; le motif pour lequel je quitte cette maison, qui est en quelque sorte un second foyer de famille pour moi, n’est pas un motif frivole, croyez-le bien. J’ai bien réfléchi à ce que je vais faire et je sais très-bien que je renonce à un bel avenir en sacrifiant ma position actuelle. Mais la cause de ma démission doit rester secrète, pour le moment du moins. Si jamais le jour arrive où il me sera permis d’expliquer ma conduite, je crois que vous me tendrez la main et que vous me direz : Clément Austin, vous n’avez fait que votre devoir.

— Clément, — dit Balderby, — vous êtes un excellent garçon, mais certainement vous avez en tête quelque fantaisie romanesque, car s’il en était autrement vous n’auriez jamais écrit une pareille lettre. Allez-vous vous marier ? Est-ce là votre motif pour nous quitter ? Avez-vous fasciné quelque riche héritière ; et êtes-vous à la veille de vous retirer dans un splendide esclavage ?

— Non, monsieur. J’ai en effet l’espoir de me marier, mais celle qui deviendra ma femme est pauvre et je serai dans la nécessité de travailler toute ma vie.

— Très-bien ; alors, cher ami, c’est une énigme, et comme je le disais tantôt, je n’aime pas beaucoup à deviner les énigmes. Rentrez chez vous, dormez sur votre projet, et revenez demain matin me dire de jeter au feu cette lettre stupide… c’est ce que vous pouvez faire de mieux. Bonne nuit.

Mais malgré tout ce qu’avait pu dire Balderby, Clément ne changea pas de résolution. Il vint de bonne heure le matin et se retira tard le soir pendant tout le mois suivant. Il prépara les grands-livres, balança les comptes, et mit tout en ordre pour le nouveau caissier.

Il apprit à Margaret ce qu’il avait fait, mais il ne lui dit pas jusqu’où allait le sacrifice accompli pour elle. Elle fut la seule personne qui connût le motif réel de sa conduite, car le caissier ne s’expliqua pas plus longuement avec sa mère qu’avec Balderby.

— Je ne pourrai, chère mère, vous avouer les motifs que j’ai pour quitter la maison de banque que dans une époque à venir, — lui dit-il. — Jusqu’alors je vous supplie seulement d’avoir confiance en moi et de croire que j’ai agi pour le mieux.

— Je le crois, cher enfant, — répondit la veuve avec gaieté : — je ne vous ai jamais vu agir autrement qu’avec sagesse et prudence.

Son fils unique, son seul enfant, Clément, était le dieu qu’idolâtrait cette simple femme, et s’il avait jugé à propos de la mettre à la porte et de lui dire de mendier à ses côtés dans les rues de la Cité, je suppose qu’elle se serait imaginé que sous ces façons déraisonnables d’agir se cachait quelque projet plein de sagesse. Elle ne s’opposa donc nullement à l’abandon de son emploi dans la maison Dunbar, Dunbar et Balderby.

— Nous serons plus pauvres, je pense, Clément, — dit Mme Austin, — mais c’est là une considération sans importance, car votre cher père m’a laissé assez de fortune pour que je puisse fournir aux dépenses de mon fils unique. Je vous aurai plus souvent à la maison, mon cher enfant, et ce sera là un bonheur.

Mais Clément dit à sa mère qu’il avait juste en ce moment une affaire très-sérieuse qui l’occuperait beaucoup, et que la première démarche nécessitée par cette affaire serait un voyage à Shorncliffe, dans le comté de Warwick.

— Tiens, c’est là que vous étiez en pension, Clément.

— Oui, mère.

— Et c’est tout près de chez M. Percival Dunbar… ou plutôt de la maison de campagne de M. Henry Dunbar.

— Oui, mère, — répondit Clément, — l’affaire dans laquelle je suis engagé est passablement difficile et j’ai besoin des conseils d’un homme de loi. Mon ancien camarade de collège, Arthur Lovell, qui est le meilleur garçon du monde, a étudié le droit et il est maintenant avoué. Il habite Shorncliffe avec son père, qui est aussi avoué et qui a une certaine importance dans le pays. J’irai à Shorncliffe voir mon ami et lui demander conseil, et si vous voulez décider Margaret à changer d’air pendant quelques jours, nous descendrons au vieil hôtel du Grand-Cerf, où vous aviez l’habitude de loger quand j’étais en pension et où vous me régaliez si bien à l’époque où un bon dîner était un régal pour un écolier affamé.

Mme Austin sourit à son fils ; son sourire était plein de tendresse à ce souvenir de la joyeuse enfance du jeune homme. Les mères qui n’ont qu’un fils ne sont pas fortes de caractère. Clément aurait pu proposer un voyage dans la lune sans que sa mère osât refuser de lui tenir compagnie dans son expédition.

Elle frissonna un peu et détourna d’un air légèrement inquiet ses regards qui se fixaient sur le feu pétillant allumé dans la coquette petite chambre pour les porter sur la fenêtre à travers laquelle apparaissait le ciel gris et froid.

— Le commencement de janvier n’est pas le moment le plus agréable de l’année pour aller faire un tour à la campagne, Clément, — dit-elle, — mais je serai certainement bien seule à la maison pendant votre absence. Et quant à la pauvre Margaret, il va sans dire que ce serait un grand plaisir pour elle que d’être débarrassée de ses élèves et d’aller voir la vraie campagne, bien qu’il n’y ait pas une seule feuille sur les arbres. Je pense donc qu’il faut que je dise oui. Mais racontez-moi cette affaire tout au long, mon cher enfant.

Malheureusement le cher enfant fut obligé de dire à sa mère que l’affaire en question était, ainsi que le motif de sa démission, un profond secret qu’il ne pouvait divulguer d’ici à quelque temps.

— Patience, chère mère, — dit-il, — vous saurez tout par la suite. Croyez seulement que ce n’est pas une affaire agréable, — ajouta-t-il avec un soupir.

— J’espère que ce n’est pas pour vous qu’elle est désagréable, Clément.

— Elle n’est agréable pour aucune des personnes qui y sont mêlées, mère, — répondit le jeune homme d’un ton pensif ; — c’est une bien triste affaire d’un bout à l’autre ; mais je n’y joue pas le rôle principal, mère, et quand elle sera finie, nous n’y songerons que comme à un nuage noir ayant assombri notre vie, et vous direz que j’ai fait mon devoir. Chère mère, n’ayez pas l’air si intriguée, — ajouta Clément : — tout ceci doit rester secret pour le moment. Prenez patience, ayez confiance en moi.

— Oui, mon cher enfant, — dit Mme Austin au bout d’un moment, — j’aurai en vous une confiance entière, car je sais combien vous êtes bon. Mais je n’aime pas les secrets, Clément, ils me mettent toujours mal à mon aise.

La conversation sur ce sujet n’alla pas plus loin, et il fut convenu ensuite que Mme Austin et Margaret se prépareraient à partir pour le comté de Warwick au commencement de la semaine suivante, époque à laquelle Clément serait débarrassé de tous ses engagements envers MM. Dunbar, Dunbar et Balderby.

Margaret avait attendu avec beaucoup de patience le moment où Clément serait libre de lui venir en aide de toutes ses forces pour la tâche terrible qu’elle avait à remplir : la découverte du crime de Dunbar.

— Vous irez à Shorncliffe avec ma mère, — dit Clément dans la soirée qui suivit la conversation avec la veuve, — vous irez avec elle, Margaret, sous prétexte d’un petit voyage d’agrément. Une fois arrivés, nous nous arrangerons pour avoir une entrevue avec M. Dunbar. Il est prisonnier à Maudesley Abbey où le retiennent les suites de son accident de l’autre jour, mais Balderby dit qu’il n’est pas assez malade pour refuser de recevoir ses visiteurs. Nous pourrons donc comploter une entrevue entre vous et lui. Vous tenez toujours à votre premier projet, vous désirez toujours voir M. Dunbar ?

— Oui, — répondit Margaret, après avoir réfléchi. — Je veux le voir. Je veux regarder face à face l’homme que je crois être le meurtrier de mon père. Je ne sais comment cela se fait, mais cette idée me domine depuis que j’ai appris ce terrible voyage à Winchester, depuis que j’ai su que mon père avait été assassiné en voyageant avec M. Dunbar. Il se peut, comme vous le dites, qu’il soit plus prudent de veiller et d’attendre de peur de donner l’éveil à cet homme. Mais je ne me sens pas capable d’être prudente. Je veux le voir. Je veux le regarder en face et voir s’il osera soutenir mon regard.

— Vous le verrez donc, ma chère amie. L’instinct d’une femme vaut quelquefois mieux que toute la sagesse d’un homme. Vous verrez M. Dunbar. Je sais que mon ancien ami de collège, Lovell, m’aidera de cœur et d’âme. Je suis retourné chez les agents de Scotland Yard et je leur ai raconté minutieusement la scène qui s’est passée à Saint-Gundolph Lane. Ils se sont contentés de hausser les épaules en disant que cela était étrange, mais que cela ne suffisait pas pour agir. Lovell peut nous aider mieux que personne, car il a assisté à l’enquête et à l’interrogatoire des témoins à Winchester.

Si Margaret et Clément eussent eu un autre projet en tête que celui qui les conduisait dans le comté de Warwick, le voyage à Shorncliffe aurait pu être très-agréable pour eux.

Pour Margaret, assise commodément dans le coin d’un wagon de première classe, ayant à ses côtés l’homme qu’elle aimait, ce voyage eut du moins le charme de la nouveauté. Jusqu’à cette époque ses voyages n’avaient été que de longs et ennuyeux pèlerinages dans des wagons de troisième classe à courants d’air, à voisins bruyants, et où l’atmosphère était saturée des parfums nauséabonds de toutes sortes de spiritueux.

Son existence avait été pénible et constamment assombrie par le voile épais de la honte. C’était chose nouvelle pour elle que d’être tranquillement assise à regarder les prairies, les villas aux murs blancs scintillant dans le lointain, les bosquets épars çà et là, les villages et les eaux bleues qui miroitaient au soleil d’hiver. C’était chose nouvelle pour elle d’être aimée par des personnes dont l’esprit n’était pas aigri par les souvenirs amers de l’injure et du crime. C’était chose nouvelle pour elle d’entendre des voix douces, des paroles tendres, et de respirer l’air pur et serein qui entoure ceux qui mènent une existence vertueuse et qui vivent dans la crainte de Dieu.

Mais il est rare que là où brille le soleil l’ombre n’existe pas. L’ombre qui pesait actuellement sur la vie de Margaret était celle de la tâche prochaine, cette horrible tâche qu’il fallait remplir, avant qu’elle pût remercier Dieu de ses bontés et être heureuse.

Le train de Londres arriva à Shorncliffe de bonne heure dans l’après-midi. Clément loua un vieux fiacre spacieux et conduisit ses compagnes au vieil hôtel du Grand-Cerf.

Le Grand-Cerf était un hôtel confortable et disposé à l’antique. Il avait joui d’une très-grande renommée à l’époque des diligences ; on entrait dans l’hôtellerie par un grand portail massif sous lequel avaient jadis passé triomphalement les voitures publiques ayant nom les Rapides et les Électriques.

La maison était vieille et spacieuse, avec de longs corridors, de larges escaliers, de grandes rampes en chêne poli, et des marches usées par le frottement. Les chambres étaient vastes et hautes, et leurs fenêtres cintrées étaient si brillantes de propreté qu’elles donnaient le frisson par cette journée d’hiver et amenaient les esprits vulgaires à s’imaginer qu’un peu de boue ou de fumée les ferait paraître plus chaudes et plus confortables. À coup sûr si on pouvait reprocher quelque chose au Grand-Cerf c’était d’être trop propre. Tout y était luisant de propreté, depuis les housses des fauteuils nouvellement blanchies jusqu’au seau à charbon en cuivre qui brillait à côté des chenets étincelants. Il y avait dans les chambres à coucher de vagues odeurs de savon que la lavande ne pouvait chasser. Il y avait des effluves de vitriol tout autour des objets en cuivre très-abondants au Grand-Cerf, et s’il existe des ornements qui soient plus que d’autres à même de faire grelotter, à coup sûr les ornements en cuivre parfaitement polis sont du nombre.

S’il fallait croire le maître d’hôtel, il n’était pas de plat inventé par un cuisinier mortel que le voyageur installé au Grand-Cerf ne pût avoir, mais quelles que fussent les idées ambitieuses du susdit voyageur au sujet de son dîner, elles aboutissaient toujours de manière ou d’autre à la commande d’un poulet, d’une tranche de jambon frit, de quelques côtelettes et d’une tarte. En certains jours particuliers il était possible de trouver au Grand-Cerf plusieurs espèces de poissons, mais il était rare que le voyageur eût la chance d’arriver au bon moment.

Clément installa Margaret et la veuve dans un salon où quarante personnes environ se fussent trouvées fort à leur aise. La fenêtre en saillie était assez grande pour que toute une petite famille y prît place, et ce fut là que Mme Austin s’assit pendant que le maître d’hôtel s’escrimait auprès d’un feu qui ne voulait pas brûler et refusait de reconnaître que la grille était humide.

Clément eut à subir la petite comédie d’habitude relativement à la commande du dîner et finit naturellement par le poulet traditionnel et les côtelettes.

— Je n’ai plus ce vigoureux appétit que j’avais il y a quinze ans, monsieur Gilwood, — dit-il à l’hôtelier, — ainsi que ma mère qui est là-bas et qui n’a pas vieilli de quinze jours en ces quinze ans (que Dieu la bénisse, cette bonne mère !) quand elle venait me voir à la pension sur la route de Lisford et me donnait à dîner dans cette chère vieille salle. Je trouvais à cette époque que vos côtelettes étaient le plus fin régal que pût apprêter un cuisinier terrestre, monsieur Gilwood, et cette salle me semblait ce qu’il y avait de mieux au monde. Vous connaissez M. Lovell… M. Arthur Lovell ?

— Oui, monsieur, et c’est un bien charmant jeune homme.

— Il est établi à Shorncliffe, je suppose ?

— Je crois que oui, monsieur. Il avait été question de son départ pour l’Inde en qualité d’employé du gouvernement ou de quelque chose de ce genre, mais j’ai entendu dire que c’était rompu et que M. Arthur allait s’associer avec son père. On prétend que ce jeune homme est un homme de loi très-habile.

— Tant mieux, — répondit Clément, — car j’ai à le consulter pour une petite affaire. À bientôt, mère. Ayez soin de Margaret, et mettez-vous à votre aise autant que possible. Je crois que le feu brûlera maintenant, monsieur Gilwood. Je ne m’absenterai pas plus d’une heure. Je viendrai vous prendre pour faire une petite promenade avant le dîner. Que Dieu vous bénisse, ma pauvre Margaret ! — murmura Clément à l’oreille de la jeune fille qui le suivit jusqu’à la porte et le regarda d’un air pensif descendre l’escalier.

Mme Austin avait eu autrefois des vues ambitieuses relativement à la perspective matrimoniale de son fils, mais elle y avait renoncé complètement aussitôt qu’elle s’était aperçue qu’il était décidé à prendre pour femme Margaret. La bonne mère avait fait ce sacrifice volontiers et sans se plaindre, comme elle aurait fait tout autre sacrifice pour son fils unique qu’elle aimait tendrement, et son dévouement eut sa récompense, car Margaret, cette jeune fille sans fortune, sans amis, lui était devenue très-chère. C’était pour elle une fille qui lui était attachée non pas légalement, mais par les doux liens de la reconnaissance et de l’affection.

— J’étais une vieille folle si niaise, ma chère enfant, — dit la veuve à Margaret pendant qu’elle regardait dans la rue tranquille par la grande fenêtre, — j’avais des idées si mondaines que je voulais faire épouser à Clément quelque femme riche, afin d’avoir pour bru quelque pimbêche qui aurait méprisé la mère de son mari, éloigné de moi mon enfant et rendu ma vieillesse malheureuse. Voilà ce que je voulais, Margaret, et ce que j’aurais eu peut-être si Clément n’eût été plus sage que sa vieille mère. Et, grâce à lui, j’ai la plus douce, la plus franche et la plus radieuse fille qui ait jamais existé. Pourtant, vous n’êtes pas aujourd’hui aussi gaie, Margaret, que d’habitude, — ajouta Mme Austin d’un ton pensif, — vous n’avez pas souri une seule fois de toute la matinée, et on dirait que quelque chose vous préoccupe.

— J’ai songé à mon pauvre père, — répondit tranquillement Margaret.

— Sans doute, ma chère, et j’aurais bien dû le deviner, mon pauvre cher cœur. Je sais combien ces pensées-là vous affligent toujours.

Clément n’était pas venu à Shorncliffe depuis trois ans. Il avait visité Maudesley Abbey plusieurs fois pendant la vie de Percival Dunbar, car il avait été le favori du vieillard, et il avait passé quatre ans dans une pension tenue par un pasteur de l’Église d’Angleterre sur la route de Lisford.

La ville de Shorncliffe était donc familière à Clément et il ne regarda ni à droite ni à gauche en se dirigeant vers l’arche de l’église de Sainte-Gwendoline auprès de laquelle était située la maison de M. Lovell.

Il y trouva Arthur qui fut charmé de revoir son vieux camarade. Les deux jeunes gens se rendirent dans une jolie petite chambre à panneaux en boiserie ayant vue sur le jardin, qu’Arthur appelait son cabinet, et ils y passèrent plus d’une heure à discuter sur les circonstances du meurtre de Winchester et sur la conduite de Dunbar depuis cet événement.

Pendant cette entrevue, Clément s’aperçut très-bien qu’Arthur en était arrivé à la même conclusion que lui, quoique le jeune avoué hésitât à exprimer son opinion.

— Je ne puis me faire à une pareille idée, — dit-il, — je connais Laura… lady Jocelyn, veux-je dire… et c’est trop horrible pour moi de m’imaginer que son père est coupable de ce crime. Quels seraient les sentiments de cette innocente jeune femme s’il en était ainsi, et si le crime de son père allait être prouvé !

— Oui, ce serait évidemment terrible pour lady Jocelyn, — répondit Clément, — mais cette considération ne doit pas empêcher la justice de suivre son cours. Je crois que la position de cet homme a été comme un bouclier derrière lequel il s’est abrité depuis le commencement. Le public a regardé comme une chose presque impossible que Dunbar eût commis un crime, tout en se montrant fort empressé cependant à accuser de cette iniquité quelque malheureux vagabond.

Arthur dit à Clément que le banquier était toujours à Maudesley où le retenait prisonnier sa jambe cassée en voie de lente guérison.

Dunbar avait exprimé le désir de partir pour l’étranger malgré sa blessure, et n’avait renoncé à son projet de voyager que lorsqu’on lui avait déclaré qu’il pourrait rester boiteux toute sa vie s’il commettait une pareille imprudence.

— Soyez calme, soumettez-vous à toutes les nécessités de votre accident et vous serez bientôt guéri, — avait dit le chirurgien à son malade. — Si vous essayez de hâter l’œuvre de la nature, vous vous repentirez de votre impatience jusqu’à votre dernière heure.

Dunbar s’était donc vu forcé de se soumettre aux décrets du sort et de rester couché jour et nuit sur son lit, dans sa chambre à tapisseries, regardant le feu ou la figure de son valet, allongé dans un grand fauteuil auprès du foyer, ou écoutant les cendres qui tombaient de la grille et le gémissement du vent d’hiver à travers les branches dénudées des ormeaux.

Le banquier se rétablissait de jour en jour, au dire d’Arthur. Ses domestiques pouvaient le transporter d’une chambre dans l’autre ; on avait fabriqué pour lui une paire de béquilles, mais il n’avait pas encore pu les essayer. Il était obligé de se contenter de rester assis dans un fauteuil, où on l’installait avec des couertures et une peau de léopard sur les jambes. Aucun homme ne pouvait être plus complètement prisonnier que ne l’était devenu celui-ci par ce fatal accident du chemin de fer.

— La Providence l’a mis en mon pouvoir, — dit Margaret lorsque Clément lui répéta ce qu’il avait appris d’Arthur ; — la Providence a mis cet homme en mon pouvoir, car il ne peut plus échapper, et, entouré de ses serviteurs, il n’osera pas refuser de me voir ; il ne sera certainement pas assez imprudent pour laisser percer la terreur que je lui inspire.

— Et s’il refuse ?

— S’il refuse ? j’inventerai quelque stratagème à l’aide duquel j’arriverai jusqu’à lui. Mais il ne refusera pas. En voyant que je suis assez résolue pour le suivre jusqu’ici, il ne refusera pas de me voir.

Cette conversation eut lieu pendant une courte promenade que firent les amants à la tombée de la nuit d’hiver, tandis que Mme Austin passait à côté du feu l’agréable demi-heure qui précède le dîner.