Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 1-14).

CHAPITRE XXVI

Ce qui arriva dans le cabinet particulier de la maison de banque.

Dunbar arriva à Londres quelques heures après que Vernon eut quitté l’abbaye. Il se rendit tout droit à l’Hôtel Clarendon. Il n’avait pas de domestique avec lui, et son bagage se composait seulement d’un portemanteau, d’un nécessaire de toilette et d’un pupitre à dépêches ; le même pupitre dont il avait étudié le contenu avec tant de soin à Winchester la nuit de l’assassinat.

Le lendemain de son arrivée était un dimanche, et durant toute cette journée le banquier s’occupa à lire un volume manuscrit relié en maroquin, qu’il retira du pupitre.

Il y avait ce jour-là un épais brouillard de novembre, et l’atmosphère au dehors était noire et froide. Mais la chambre dans laquelle Dunbar était assis était un vrai modèle de confortable et d’élégance.

Il avait approché sa chaise du feu, et sur un guéridon placé à côté de lui était étalé le nécessaire à dépêches tout ouvert, un grand carafon en cristal plein de bourgogne, ainsi qu’un verre en forme de gobelet, sur un plateau, et une boîte de cigares.

Dunbar demeura assis auprès du feu jusqu’à ce que la nuit fût arrivée, fumant, buvant et lisant le manuscrit. Il ne s’arrêtait de temps en temps que pour prendre sur son contenu des notes au crayon qu’il écrivait sur un petit agenda de poche.

À sept heures seulement, au moment où le valet en livrée qui le servait vint le prévenir que son dîner était servi dans une salle à côté, Dunbar se leva pour remettre le livre dans le nécessaire à dépêches.

Il posa le volume sur la table ; et tandis qu’il replaçait les autres papiers dans le nécessaire, le volume s’ouvrit à la première page.

Sur cette première page était écrit de l’écriture ferme et lisible de Henry Dunbar :

Journal de ma vie dans l’Inde depuis mon arrivée en 1815 jusqu’à mon départ en 1850.

C’était là le livre que le banquier avait étudié pendant toute cette journée d’hiver.

À midi, le lendemain, il se fit amener une voiture et conduire à la maison de banque dans Saint-Gundolph Lane. C’était la première fois que Dunbar mettait les pieds dans la maison de Saint-Gundolph Lane depuis son retour de l’Inde.

Ceux qui connaissaient l’histoire du chef actuel de la maison Dunbar, Dunbar et Balderby, n’étaient nullement étonnés de ce fait. Ils savaient qu’étant jeune homme Dunbar avait contracté les goûts et les habitudes d’un aristocrate, et que s’il était devenu plus tard un homme d’affaires habile et heureux, ce n’était que par suite de la force des circonstances qui l’avaient placé dans une position qu’il haïssait.

Il n’était donc pas extraordinaire qu’une fois devenu maître des fortunes réunies de son père et de son oncle, Dunbar se tînt à l’écart d’une maison qui lui avait toujours été odieuse.

Les affaires avaient très-bien marché sans lui pendant son séjour dans l’Inde, et elles continuaient à bien aller sans lui maintenant, car sa place dans l’Inde avait été prise par un successeur très-entendu qui avait pendant vingt ans été le caissier de la maison de Calcutta.

Il se peut que le banquier gardât un fâcheux souvenir de sa dernière visite à Saint-Gundolph Lane le jour où les faux billets furent découverts par Percival et Hugh Dunbar. Les trente-cinq années qui s’étaient écoulées depuis cette époque pouvaient très-bien n’avoir pas effacé cette scène des pensées qui, ce matin-là, occupaient l’esprit de Dunbar.

Quoi qu’il en fût, ce jour-là les réflexions de Dunbar n’étaient évidemment pas d’une nature agréable. Il était très-pâle pendant que la voiture l’emportait de l’Hôtel Clarendon vers la Cité, et sa figure avait l’expression froide et fixe qu’on voit chez un homme qui se monte le moral pour faire face à quelque crise qu’il sait très-prochaine.

Il y eut un moment d’arrêt à Ludgate Hill. De grandes barricades en bois, des monceaux de pavés arrachés, au milieu desquels de vigoureux travailleurs se démenaient la pelle et la pince en main, et des brouettes chargées de balais barraient le chemin. La voiture tourna donc dans Farringdon Street, prit la montée de Snow Hill, et passa sous les murailles lugubres et menaçantes de Newgate.

Le véhicule avança très-lentement, car le mouvement était concentré dans ce quartier à cause de la barricade de Ludgate Hill, et Dunbar put contempler à son aise les murs noirs de la prison et les hommes et les femmes qui vendaient des colliers de chien à l’ombre sinistre de l’édifice.

Peut-être bien la figure du banquier devint-elle un peu plus pâle après cette contemplation. Les coins de sa bouche frémirent au moment où il descendit de voiture devant les portes en acajou de la maison de banque de Saint-Gundolph Lane. Mais il respira à pleins poumons et se redressa droit et fier en poussant la porte et en entrant.

Jamais, depuis le jour de la découverte des faux billets, cet homme n’était rentré dans la maison de banque. De sombres pensées lui revinrent à l’esprit, et sa figure s’assombrit horriblement en jetant un rapide regard tout autour du bureau familier.

Il se dirigea tout droit vers le cabinet particulier dans lequel cette scène au souvenir vivace s’était passée il y avait trente-cinq ans. Mais avant d’arriver à la porte qui menait du bureau affecté au public à la partie de la maison où se trouvait le cabinet de l’associé directeur, il fut arrêté par un homme à tournure distinguée qui abandonna son pupitre situé dans un angle obscur et qui questionna l’étranger au passage.

Cet homme était Austin, le caissier.

— Désirez-vous voir M. Balderby, monsieur ? — demanda-t-il.

— Oui. J’ai un rendez-vous avec lui à une heure. Mon nom est Dunbar.

Le caissier s’inclina et ouvrit la porte. Le banquier passa le seuil qu’il n’avait pas franchi depuis trente-cinq ans.

Mais pendant que Dunbar s’avançait vers le cabinet particulier sur le derrière de la maison de banque, il s’arrêta une minute et regarda le caissier.

Austin était presque aussi pâle que Dunbar lui-même.

Il avait entendu parler de la visite projetée du banquier à Saint-Gundolph Lane, et il avait songé avec une étrange anxiété à une rencontre avec l’homme que Margaret déclarait être le meurtrier de son père.

Il fixa sur Dunbar un regard sérieux, scrutateur, comme s’il eût voulu découvrir sur la figure de cet homme le secret de sa culpabilité ou de son innocence.

La physionomie du banquier était pâle, grave et sévère, mais Clément savait que pour Dunbar il existait des souvenirs humiliants et désagréables qui se rattachaient au bureau de Saint-Gundolph Lane, et on ne pouvait guère s’attendre à ce qu’un homme entrât le sourire aux lèvres dans une maison d’où il était sorti trente-cinq, ans auparavant disgracié et flétri.

Pendant quelques instants les deux hommes s’arrêtèrent dans le corridor entre le bureau public et le cabinet particulier, s’étudiant réciproquement du regard.

Le regard du banquier ne faiblit pas durant cette épreuve. On considère comme une forte preuve de l’innocence d’un homme la fermeté avec laquelle il soutient le regard quand on l’examine d’un œil visiblement soupçonneux ; mais ne serait-il pas le plus maladroit des coquins s’il redoutait d’être ainsi étudié lorsqu’il sait que c’est une épreuve qu’on lui fait subir ? C’est plutôt l’innocence qui baisse la paupière quand vous rivez sur elle vos yeux inquisiteurs, car l’innocence s’épouvante de ces regards durs et accusateurs qu’elle n’est pas prête à affronter. Le crime vous dévisage hardiment, car le crime est endurci et plein d’audace, et il a sur l’innocence cette grande supériorité qu’il est prêt à tout ce qui peut lui arriver de pire.

Clément ouvrit la porte du cabinet particulier de Balderby. Dunbar entra sans être annoncé. Le caissier ferma la porte, et revint à son pupitre dans le bureau public.

Le plus jeune associé était assis à une table de travail auprès du feu et il écrivait, mais il se leva dès que le banquier fut entré, et il s’avança à sa rencontre.

— Bonjour, monsieur Dunbar, — dit-il. — Soyez le bienvenu dans la maison de Saint-Gundolph Lane. Il y a longtemps qu’on y attend et qu’on y espère votre visite.

Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et Balderby offrit à son premier associé un fauteuil recouvert en maroquin, et s’assit ensuite en face de lui de l’autre côté de la table.

Évidemment Balderby faisait des efforts pour être affable ; mais en dépit de sa bonne volonté, le son de ses paroles sonnait faux.

Dunbar ne répondit pas au souhait de son associé. Il promenait autour de la pièce un regard circulaire, et se souvenait du jour où il l’avait vue pour la dernière fois. Il y avait très-peu de changements dans l’aspect de ce sombre cabinet de la Cité. C’étaient toujours le même treillage en fil de fer devant la fenêtre et le même arbre solitaire sans feuilles dans la cour étroite. Les fauteuils de maroquin avaient peut-être été recouverts à neuf pendant ces trente-cinq ans, mais s’il en était ainsi ils s’étaient usés de nouveau. Le tapis de Turquie lui-même avait le même aspect noirâtre qu’à l’époque où Dunbar l’avait foulé avant son départ il y avait trente-cinq ans.

— J’ai reçu, samedi soir, votre lettre annonçant votre voyage à Londres et votre désir d’avoir avec moi une conversation particulière, — dit Balderby après une pause, — et j’ai pris tous les arrangements pour que nous ne soyons pas dérangés tant que vous resterez ici. Si vous voulez vous livrer à un examen des affaires de la maison, je…

Dunbar fit de la main un geste de dénégation.

— Rien n’est plus loin de ma pensée qu’un pareil projet, — dit-il. — Non, monsieur Balderby. Je ne me suis consacré aux affaires que parce qu’on m’enleva, il y a trente-cinq ans, le droit de suivre une autre carrière que je préférais de beaucoup. Je suis très-content d’être un associé inactif dans la maison Dunbar, Dunbar et Balderby. Pendant les dix années qui précédèrent la mort de mon père, il ne prit aucune part aux affaires. La maison marcha très-bien sans lui, elle marchera également bien sans moi. L’affaire qui m’amène à Londres est toute personnelle. Je suis riche, mais je ne sais pas au juste quel est le total de ma fortune, et je veux réaliser une somme d’argent un peu forte.

Balderby s’inclina, mais ses sourcils se relevèrent légèrement, car il lui fut impossible de dominer complètement sa surprise.

— Avant le mariage de ma fille, je lui ai donné par contrat la maison de Portland Place et le domaine du comté d’York. Elle aura à ma mort toute ma fortune, et, comme sir Philip Jocelyn est riche, elle sera peut-être une des femmes les plus riches de l’Angleterre. Jusqu’ici tout est bien. Ni Laura ni son mari n’auront lieu d’être mécontents. Mais cela ne suffit pas, monsieur Balderby. Je ne suis pas très-démonstratif et je n’ai jamais fait grand étalage de mon amour pour ma fille, mais je l’aime néanmoins.

Dunbar parlait très-lentement, et il s’arrêta une fois ou deux pour s’essuyer le front avec son mouchoir, comme à l’hôtel de Winchester.

— Nous autres, Anglo-Indiens, nous avons des façons magnifiques de faire les choses, monsieur Balderby, — continua-t-il, quand une fois nous nous sommes mis en tête de les faire. Je veux donner à ma fille un collier de diamants pour son cadeau de noce, et je veux que ce collier soit aussi beau que celui qu’un prince de l’Orient ou qu’un Rothschild pourrait donner à sa fille unique. Vous comprenez ?

— Oh ! parfaitement, — répondit Balderby ; — je serai très-heureux de pouvoir vous être de quelque utilité en pareille matière.

— Tout ce que je veux, c’est une forte somme d’argent dont je puisse disposer. Il est possible que j’achète sans compter et que je mette à ce collier un prix considérable ; ce sera un legs que lady Jocelyn transmettra à ses enfants. Vous et John Lovell, de Shorncliffe, vous avez été les exécuteurs testamentaires de mon père. Vous avez signé, en septembre dernier, l’ordre de transférer en mon nom la fortune de mon père ?

— Je l’ai signé en même temps que M. Lovell.

— Précisément, Lovell m’a écrit à ce sujet. Mon père avait ici deux sortes de compte, je crois : un compte de dépôt et un compte courant ?

— C’est cela même.

— Et ces deux comptes ont existé depuis mon retour, comme ils existaient pendant sa vie ?

— Exactement. Le revenu que M. Percival Dunbar mettait de côté pour son usage était de sept mille livres par an. Il dépensait rarement cette somme, quelquefois même il n’en dépensait pas la moitié. La balance de ce revenu, et sa double part dans les profits de la banque, allaient au crédit de son compte de dépôt, et différentes sommes ont été retirées de temps en temps et employées selon ses ordres.

— Pourrais-je voir les livres où figurent ces deux comptes ?

— Certainement.

Balderby fit jouer le ressort d’une sonnette sur sa table.

— Dites à M. Austin d’apporter la balance journalière et les livres des comptes de dépôt, — ordonna-t-il à la personne qui répondit à son appel.

Clément parut cinq minutes après, apportant deux énormes volumes reliés en maroquin.

Balderby les ouvrit et les plaça devant son premier associé.

Dunbar regarda le compte de dépôt. Ses yeux parcoururent rapidement la longue rangée de chiffres et se fixèrent sur le total.

Alors sa poitrine se souleva et il respira péniblement, comme un homme qui se sent presque étouffé par une oppression intérieure.

Les derniers chiffres de la page étaient ceux-ci :

137,926 l. 17 s. 2 p.

Cent trente-sept mille neuf cent vingt-six livres dix-sept shillings et deux pence. Les deux pence faisaient une figure assez ridicule, mais les hommes d’affaires sont nécessairement aussi exacts en chiffres que des machines à calculer.

— Comment est placé cet argent ? — demanda Dunbar en montrant la page.

Ses doigts tremblaient un peu et il appuya aussitôt sa main sur le livre.

— Il y a cinquante mille livres dans les fonds indiens, — répondit Balderby avec autant d’indifférence que si cinquante mille livres de plus ou de moins eussent été une bagatelle, — et vingt-cinq mille dans le Great Western Railway. La plus grande partie du reliquat circule en bons du Trésor.

— Alors vous pouvez réaliser les bons du Trésor ?

Balderby tressaillit comme si quelqu’un eut marché sur l’un de ses cors. Il était banquier corps et âme, et ne voyait pas avec plaisir le projet de diminuer les ressources de la banque, quelque riche qu’elle fût.

— C’est un capital un peu considérable pour le retirer brusquement des affaires, — dit-il en se frottant le menton d’un air de réflexion.

— La banque ne peut-elle se passer de ce capital ? — demanda Dunbar d’un ton de surprise.

— Oh si ! la banque peut très-bien s’en passer. Nos demandes sont parfois énormes. Lord Yarsfield, un très-ancien client, parle d’acheter un domaine dans le pays de Galles ; il peut venir d’un moment à l’autre chercher une très-forte somme. Néanmoins le capital est à vous, monsieur Dunbar, et vous avez le droit d’en disposer comme il vous plaira. Les bons du Trésor seront réalisés immédiatement.

— Bien ; et si vous pouvez disposer des actions du Great Western avec avantage, vous ferez bien de les céder.

— Vous songez à dépenser…

— Je songe à placer l’argent d’une autre manière. On m’a offert, au nord de la métropole, une propriété qui donnera, je crois, cent pour cent de bénéfices dans quelques années d’ici ; mais ce n’est là qu’une considération future. Pour le moment, nous n’avons à nous occuper que du collier pour ma fille. J’achèterai moi-même les diamants aux marchands qui les ont importés. Vous vous tiendrez prêt, d’ici à mercredi, à faire honneur à quelques chèques très-importants signés par moi.

— Certainement, monsieur Dunbar.

— Voilà, je crois, tout ce que j’avais réellement à vous dire. Je serais heureux de vous recevoir à l’Hôtel Clarendon, s’il vous plaît de venir dîner avec moi chaque fois que vous serez libre.

Il y avait fort peu de cordialité dans le ton de cette invitation, et Balderby comprit parfaitement que ce n’était qu’une formule de politesse à laquelle Dunbar se croyait obligé. Le plus jeune associé murmura quelques mots de remercîment en retour de l’offre de Dunbar, puis les deux banquiers causèrent pendant quelques minutes sur des sujets indifférents.

Cinq minutes après, Dunbar se leva pour se retirer. Il entra dans le corridor qui séparait le bureau public de la banque du cabinet particulier de Balderby.

Ce corridor était très-obscur, mais le bureau était parfaitement éclairé. Le jour y pénétrait par de grandes fenêtres. Entre l’extrémité du corridor et les portes extérieures de la banque, Dunbar vit une femme assise auprès de l’un des pupitres et causant avec Austin.

Le banquier s’arrêta tout à coup et revint au cabinet.

Il regarda autour de lui d’un air distrait.

— Je croyais avoir apporté une canne, — dit-il.

— Je ne pense pas, — reprit Balderby se levant de son pupitre ; je ne me souviens pas de vous en avoir vu une.

— Alors je me serai trompé.

Il continua à rester dans le cabinet, mettant ses gants très-lentement et regardant par la fenêtre dans la sombre cour, où l’on distinguait une petite porte percée dans un mur massif.

Tandis que le banquier flânait auprès de la fenêtre, Clément vint dans le cabinet montrer quelque document au plus jeune associé.

Dunbar se retourna au moment où le caissier allait ressortir.

— Je viens de voir une femme qui causait avec vous dans le bureau. Ce n’est pas l’endroit convenable pour ces sortes de choses ; qu’en pensez-vous, monsieur Austin ? Quelle est cette femme ?

— C’est une jeune fille, monsieur.

— Une jeune fille !

— Oui, monsieur.

— Que vient-elle faire ici ?

Le caissier hésita un moment avant de répondre.

— Elle… elle désire vous voir, monsieur Dunbar, — répondit-il après cette courte pause.

— Quel est son nom ?… qui… qui est-elle ?

— Son nom est Wilmot… Margaret Wilmot.

— Je ne connais pas cette personne, — répondit le banquier avec hauteur en regardant avec inquiétude la porte entr’ouverte. — Fermez cette porte, monsieur, — dit-il avec impatience au caissier, — le courant d’air du corridor est assez fort pour couper un homme en deux. Qui est cette Margaret Wilmot ?

— La fille de ce malheureux Joseph Wilmot qui a été assassiné à Winchester, — répondit le caissier très-gravement.

Il regardait Dunbar bien en face pendant qu’il parlait.

Le banquier soutint le regard aussi imperturbablement que la première fois, et dit d’une voix dure et assurée :

— Dites à cette personne, à cette Margaret Wilmot, que je refuse de la voir aujourd’hui comme j’ai refusé de la voir à Portland Place, et comme j’ai refusé de la voir à Winchester, dites-lui que je refuserai de la voir chaque fois qu’elle essayera d’être importune. J’ai déjà assez souffert à cause de cette hideuse affaire de Winchester, et je me défendrai très-résolûment contre toute persécution. Cette jeune personne ne peut avoir aucun motif pour me voir. Si elle est pauvre et qu’elle manque d’argent, je suis tout disposé à lui venir en aide. Je lui ai déjà offert de le faire. Je ne puis pas faire plus. Mais si elle est dans le besoin…

— Elle n’est pas dans le besoin, monsieur Dunbar, — interrompit Clément, — elle a des amis qui l’aiment assez pour la mettre à l’abri de la misère.

— Ah ! et vous êtes un de ces amis, je suppose, monsieur Austin ?

— Oui, monsieur.

— Prouvez donc votre amitié à Margaret Wilmot en lui apprenant qu’elle a en moi un ami et non un ennemi. Si vous êtes, comme je le suppose d’après vos manières, un peu plus qu’un ami, si vous l’aimez et qu’elle vous paye de retour, épousez-la, et elle aura une dot que la femme d’un gentleman ne serait pas honteuse d’apporter à son mari.

Il n’y avait en ce moment ni colère ni impatience dans la voix du banquier. Son ton était très-ému. Clément le regardait tout étonné de ce changement dans ses manières.

Dunbar vit ce regard, et on aurait dit qu’il s’efforçait d’y répondre.

— Vous ne devez pas être surpris que je ne veuille pas voir Margaret Wilmot, — dit-il ; — ne comprenez-vous pas que mes nerfs manquent de vigueur, et que je ne puis me faire à l’idée d’une entrevue avec cette jeune fille qui, sans doute, puisqu’elle me poursuit avec tant d’entêtement, me soupçonne d’avoir assassiné son père ? Je suis vieux, et j’ai passé trente-cinq ans dans l’Inde. Ma santé est ébranlée, et j’ai en horreur toutes les scènes tragiques. Je ne suis pas encore remis du choc de cette épouvantable affaire de Winchester. Allez le dire à Margaret Wilmot ; dites-lui aussi que je serai son sincère ami si elle veut accepter mon amitié, mais que je ne la verrai que lorsqu’elle aura meilleure opinion de moi.

Il y avait quelque chose de franc et de simple dans ce langage. Un moment Austin fut dans l’incertitude. Margaret avait peut-être tort, en somme, et il pouvait se faire que Dunbar fût innocent.

C’était Clément qui avait informé Margaret que Dunbar était attendu à la banque ce jour-là, et c’était par suite de cette information que la jeune fille était venue à Saint-Gundolph Lane avec la ferme résolution de voir l’homme qu’elle croyait être le meurtrier de son père.

Clément revint au bureau où il avait laissé Margaret pour lui communiquer le message de Dunbar.

Aussitôt que la porte du cabinet se fut refermée sur le caissier, Dunbar se tourna brusquement vers son plus jeune associé.

— Il y a une porte qui mène de cette cour dans une autre qui relie Saint-Gundolph Lane à une ruelle sur le derrière, — dit-il, — n’est-ce pas, monsieur Balderby ?

— Oui, il y a une porte, je crois.

— Est-elle fermée à clef ?

— Non ; on la ferme rarement avant quatre heures ; les commis passent quelquefois par là pour entrer et sortir.

— Alors, je m’en irai par cette porte, — dit Dunbar, à qui la respiration manquait presque, tant il était oppressé. — Vous renverrez la voiture à l’Hôtel Clarendon. Je ne veux pas voir cette jeûné fille. Adieu.

Il sortit du cabinet et pénétra dans un corridor qui menait à la cour, suivi par Balderby qui ne comprenait rien à l’agitation de son associé.

La porte de la cour n’était pas fermée. Dunbar l’ouvrit, déboucha dans la cour, et referma la porte derrière lui.

Il échappait ainsi pour la troisième fois à une entrevue avec Margaret.