Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 101-114).

CHAPITRE X

Laura.

Pendant que tout ceci se passait entre Londres et Southampton, Laura Dunbar, la fille du banquier, avait attendu avec anxiété l’arrivée de son père.

Cette jeune fille ressemblait à sa mère, Lady Louisa Dunbar, la plus jeune des filles du comte de Grantwick, femme très-belle et très-aristocratique. Elle avait rencontré Dunbar dans l’Inde, après la mort de son premier mari, jeune capitaine dans un régiment de cavalerie qui avait été tué, dans une rencontre avec les Sikhs, un an après son mariage, laissant sa jeune veuve et une fille orpheline à peine âgée de six semaines.

La pauvre lady Louisa Macmahon se trouva, elle qui appartenait à une si grande famille, très-abandonnée et très-malheureuse après la mort de son premier mari. Elle était très-pauvre, et elle savait que ses parents en Angleterre étaient presque aussi pauvres qu’elle. Elle n’avait presque pas plus de courage que son petit baby de six mois ; son cœur était brisé par la perte du beau et jeune Irlandais, qu’elle avait tendrement aimé. Malade et abattue par sa douleur, elle demeura à Calcutta, vivant de sa pension et n’ayant pas assez de force pour affronter les périls du retour dans la mère patrie.

Ce fut à cette époque qu’elle rencontra Henry Dunbar, le riche banquier. Elle se trouva en rapport avec lui à cause de quelques affaires d’argent de son défunt mari, qui avait toujours eu pour banquiers les Dunbar, et Henry, qui atteignait alors la quarantaine, devint amoureux fou de la jeune et belle veuve.

Il est inutile de s’appesantir sur l’histoire de cette union. Lady Louisa épousa l’homme riche dix-huit mois après la mort de son premier mari. La petite Dorothée Macmahon fut envoyée en Angleterre avec une nourrice du pays, et confiée aux soins de ses parents maternels, et la charmante femme de Dunbar devint la reine de la meilleure société dans la Ville des Palais, en vertu de son rang et de la fortune de son mari.

Dunbar l’aima à la folie, Il l’aima comme peut un égoïste lui-même aimer une fois dans sa vie.

Mais lady Louisa ne paya jamais de retour l’affection du millionnaire. Elle était poursuivie par le souvenir de son premier et pur amour ; elle était torturée par— des remords au sujet de l’orpheline qu’on avait si cruellement éloignée d’elle. Dunbar était jaloux, et il enviait la part d’amour que sa femme accordait à l’enfant de son défunt rival. C’était à cause de cela que la petite fille avait quitté l’Inde.

Lady Louisa Dunbar brilla dans la société de Calcutta pendant deux ans. Mais au moment même où sa position sociale était la plus brillante et sa beauté dans toute sa plénitude et dans tout son éclat, elle mourut si soudainement que les élégants de Calcutta discutaient sur la splendeur d’un bal promis, pour lequel lady Louisa venait d’envoyer ses invitations, lorsque la nouvelle de sa mort se répandit avec la rapidité du feu dans la ville consternée. Dunbar était veuf. Il aurait pu se remarier s’il avait voulu. La plus fière beauté de Calcutta eût été bien aise de devenir la femme du seul héritier de la maison de banque de Saint-Gundoph Lane.

Une certaine animation régna à ce sujet sur le marché aux mariages pendant les deux ou trois années qui suivirent la mort de lady Louisa. Un grand nombre de jeunes ladies furent importées d’Angleterre par des pères et des mères pleins d’anxiété, dans le but réel de captiver l’opulent banquier.

Mais quoique les cheveux blonds de Griselda descendissent jusqu’à sa ceinture en belles boucles luisantes qui brillaient comme de l’or fondu, quoique les yeux noirs d’Amanda eussent l’éclat des étoiles par une nuit d’été, quoique l’élégante Georgina fût plus gracieuse que Diane, la douce Lavinia plus belle que Vénus, Dunbar se trouva parmi elles sans plaisir et les quitta sans regret.

Les charmes de toutes ces jeunes filles, réunis dans la personne d’une femme parfaite, n’auraient pas ensorcelé le banquier. Son cœur était mort. Il avait donné toute la passion dont sa nature était capable à la seule femme qui avait eu le pouvoir de le charmer.

Chercher à se faire aimer de lui était à peu près aussi inutile que de demander l’aumône à quelqu’un dont la bourse était vide.

Les jeunes et brillantes beautés anglaises ne tardèrent pas à s’en apercevoir, et se consacrèrent à d’autres spéculations matrimoniales.

Dunbar envoya sa petite fille, son unique enfant, en Angleterre. Il se sépara d’elle, non pas par indifférence, mais plutôt à cause de son idolâtrie pour elle. Ce fut le seul acte désintéressé de sa vie, et encore l’égoïsme en fut-il la cause.

— Cela me serait bien agréable de la garder ici, — se dit-il, — mais si le climat allait me la tuer, si la perdais comme j’ai perdu sa mère ! Je vais l’éloigner de moi maintenant, pour qu’elle soit ma consolation plus tard, quand je retournerai en Angleterre après la mort de mon père.

Dunbar avait juré, en quittant la maison de banque de Saint-Gundolph Lane, après la découverte du faux, qu’il ne reverrait plus jamais son père, et il tint parole.

Tel était le père dont Laura attendait l’arrivée avec une vive impatience, avec un cœur débordant d’amour et de tendresse.

C’était une très-belle jeune fille, si belle que sa présence faisait reflet des rayons du soleil et donnait de la splendeur à l’endroit le plus vulgaire. Il y avait dans sa beauté une majesté qu’elle tenait de la famille de sa mère. Mais quoique sa beauté fût majestueuse, elle n’avait rien d’impérieux. Il n’y avait dans son extérieur aucun orgueil visible, dans sa figure mobile aucune froideur hautaine. Elle était bien la femme qu’on pourrait s’imaginer assise à côté d’un roi anglais, et intercédant en faveur de tous les solliciteurs tremblants, agenouillés sur les marches du trône. Elle eût été à sa place sous le dais royal, car, au moral comme au physique, elle était digne d’être reine. Elle ressemblait à un lis blanc, à la tige élancée, qui ignore sa beauté et sa splendeur, et les plus viles natures sentaient s’éveiller en elles un vague sentiment poétique quand elles approchaient d’elle.

Elle avait été gâtée par une nourrice qui l’adorait, par une gouvernante dévouée, par des maîtres qui étaient devenus amoureux fous de leur élève, et par des serviteurs tout prêts à se prosterner devant leur jeune maîtresse. On lui avait permis de faire tout ce qui lui plaisait, d’aller où elle voulait, aussi libre que les papillons, après lesquels elle courait, de semer l’argent à droite et à gauche, de se laisser tromper par chaque vagabond qui trouvait le chemin de sa porte, de monter à cheval, de chasser, de se promener en voiture, bref, de faire complètement à sa guise. Et je suis bien forcée d’avouer que cette indulgence folle et irrépréhensible avait eu pour conséquence de faire de la jeune héritière de Maudesley Abbey la plus charmante femme du comté de Warwick.

Elle était un peu capricieuse, un peu volontaire, il faut en convenir. Mais c’était précisément là ce qui donnait à ce lis, jeune et beau, le piquant qui lui aurait manqué. Les lis blancs ne sont jamais plus beaux que lorsqu’ils se balancent capricieusement au souffle de la brise d’été, et si Laura Dunbar s’emportait un peu quand on essayait de la contrarier, si ses grands yeux bleus, en pareille circonstance, s’animaient d’un éclat soudain représentant à merveille le pâle rayon du soleil qui perce un sombre nuage, il ne manquait pas de jeunes gens dans le comté tout prêts à affirmer que la vue de cet éclair de colère féminine valait bien la peine d’encourir le mécontentement de Mlle Laura Dunbar.

Elle n’avait que dix-huit ans et n’avait pas encore paru dans le monde. Mais elle avait déjà vu une société très-nombreuse, car son grand-père s’était fait un plaisir de l’avoir constamment avec lui.

Elle fit le voyage de Maudesley Abbey à Portland Place, en compagnie de sa nourrice, une certaine Élisabeth Madden, qui avait été la suivante de lady Louisa avant son mariage avec le capitaine Macmahon, et qui était très-attachée à la jeune orpheline.

Mais Mme Madden ne fut pas la seule compagne de Laura en cette occasion. Elle était accompagnée de sa sœur utérine, Dora Macmahon, qui pendant les dernières années avait passé presque tout son temps à l’abbaye à la grande joie de Laura. L’escorte ne faisait pas défaut non plus à cette petite réunion, car Arthur Lovell, le fils du premier avoué de la ville de Shorncliffe, près de Maudesley Abbey, accompagnait Mlle Dunbar à Londres.

Ce jeune homme avait été le favori de Percival Dunbar et faisait de fréquentes, visites au château. Avant de mourir, le vieillard recommanda à Arthur Lovell d’agir en tout comme l’ami et le conseiller légal de Laura, et le jeune avoué fit preuve de beaucoup d’enthousiasme pour sa belle cliente. Pourquoi chercherais-je à faire un mystère des sentiments de ce gentleman ? Il l’aimait. Il aimait cette jeune fille qui, par la fortune de son père, était aussi éloignée de lui que si elle eût été une duchesse. Il payait bien cher chaque heure de bonheur, chaque jour de joie simple et innocente qu’il passait à Maudesley, car il aimait Laura, et il craignait que son amour fût sans espoir.

En tout cas, il était sans espoir pour le moment, car bien qu’il fût beau, instruit, bien doué, honorable, et gentleman dans le sens le plus noble de ce noble mot, il n’était pas le mari qu’il fallait à la fille de Henry Dunbar. Il était fils unique et héritier futur d’une assez jolie petite fortune, mais il savait que le millionnaire lui rirait au nez s’il osait lui demander la main de Laura.

Et dans l’avenir, y avait-il quelque espoir ?… C’était là la question qu’il s’adressait sans cesse à lui-même.

Il était fier et ambitieux. Il se savait habile ; quoique modeste, il ne pouvait ignorer son talent. Un emploi dans le gouvernement de l’Inde lui avait été offert par l’intermédiaire d’un gentilhomme, ami de son père. Cet emploi procurait la chance d’une belle carrière à un homme qui saurait profiter de l’occasion unique que la médiocrité néglige, mais que le génie saisit pour en faire le marchepied de la grandeur.

Le gentilhomme qui avait offert cet emploi à Arthur lui avait écrit pour lui dire qu’il n’était pas nécessaire de se décider immédiatement. Si Arthur acceptait l’emploi, il ne quitterait l’Angleterre qu’au bout d’un an, parce que le poste ne serait vacant qu’à cette époque.

« En attendant, écrivait lord Herriston à l’avoué, votre fils peut réfléchir, mon cher Lovell, et ne se décider qu’après mûre délibération. »

Arthur Lovell s’était déjà décidé.

— J’irai dans l’Inde, — dit-il ; — car si jamais je dois obtenir la main de Laura, ce ne sera qu’en réussissant. Mais avant de partir, je lui dirai que je l’aime. Si elle répond à mon amour, mes efforts ne me coûteront rien, car je les ferai pour elle, Si elle n’y répond pas…

Il n’acheva pas sa phrase, même mentalement. Il ne pouvait se résoudre à croire qu’il entendrait jamais le glas de sa mort des lèvres de celle qu’il adorait. Il avait volontiers profité de l’occasion qui lui était offerte par cette visite à la maison de ville.

— Je lui parlerai avant le retour de son père, — songeait-il ; elle m’avouera franchement la vérité, et sans la moindre crainte, car il est dans sa nature d’être aussi candide et aussi peu craintive qu’un enfant. Mais le retour de son père peut la changer. Elle l’aime et se laissera gouverner par lui. Dieu veuille qu’il la gouverne avec sagesse et douceur !

Le 17 du mois d’août, Laura et Mme Madden arrivèrent à Portland Place.

Arthur se sépara de sa belle cliente à la gare et se fit conduire à l’hôtel où il avait l’habitude de descendre. Il rendit visite à Mlle Dunbar le 18, mais elle était sortie faire des emplettes avec Mme Madden. Il revint dans la matinée du 19, cette brillante matinée d’août pendant laquelle le cadavre de l’homme assassiné gisait dans la chambre noire de Winchester.

Il n’était que dix heures quand le jeune avoué parut dans l’élégant boudoir que Laura occupait le matin chaque fois qu’elle était à Portland Place. La desserte du déjeuner était encore sur un guéridon au milieu de la chambre. Mme Madden, qui était à la fois dame de compagnie, femme de charge, et camériste de sa jeune maîtresse, servait à table ; Dora était assise près d’elle, un livre ouvert à sa portée, et Laura était assise dans un fauteuil auprès d’une large fenêtre ouvrant sur une serre pleine de plantes exotiques qui imprégnaient fortement l’air de leur parfum presque trop fort.

Elle se leva à la vue d’Arthur et ressembla plus que jamais à un lis, dans sa toilette du matin qui consistait en un peignoir de mousseline demi-diaphane brodé de riches dentelles. Son épaisse chevelure brune était enroulée en diadème au-dessus de son front large et blanc et la grandissait de quelques pouces. Elle lui tendit une petite main dont les doigts blancs étaient chargés de bagues qui scintillaient au soleil.

— Je suis bien contente de vous voir, monsieur Lovell, — dit-elle. — Dora et moi nous sommes bien ennuyées, n’est-ce pas, Dora ? Londres est triste comme un désert. J’ai fait hier une promenade en voiture, mais l’avenue des dames était aussi solitaire que le Grand-Sahara. Il y a un grand nombre de théâtres ouverts, et l’on donnait hier soir un concert dans l’une des salles d’opéra ; mais cette méchante Élisabeth n’a pas voulu me laisser aller prendre ma part de ces distractions. Grand-papa, s’il vivait, m’y aurait conduite. Ce cher grand-papa, il allait partout avec moi.

Mme Madden secoua la tête d’un air solennel.

— Votre grand-papa serait allé avec vous jusqu’au bout du monde, mademoiselle, si vous lui aviez seulement fait signe du doigt. Votre grand-papa vous gâtait. C’eût été joli que votre père, à son retour de l’Inde, vous eût trouvée, vous sa fille unique, paradant au théâtre.

Mlle Dunbar regarda sa vieille nourrice avec un sourire malicieux. Elle était très-jolie quand elle souriait et très-jolie encore quand elle fronçait le sourcil. Elle l’était en tout temps, au dire d’Arthur.

— Mais je n’aurais pas paradé, ma chère vieille Madden, — s’écria-t-elle avec un éclat de rire argentin, — je me serais tranquillement assise dans une loge particulière avec ma chère vieille nourrice qui voit tout en mal et qui aurait été là pour me surveiller. Et puis comment papa aurait-il pu se fâcher contre moi le jour même de son retour ?

Mme Madden secoua de nouveau la tête avec plus de solennité que précédemment.

— Je ne sais trop, mademoiselle Laura, mais je crois qu’il ne faut pas vous attendre à ce que M. Dunbar ressemble à votre grand-papa.

La figure rieuse de la charmante jeune fille s’assombrit tout à coup.

— Mais, Élisabeth, — dit-elle, — vous ne voudriez pas me faire croire que papa ne sera pas bon pour moi.

— Je ne connais pas votre papa, mademoiselle, je n’ai jamais de ma vie vu M. Dunbar. Mais le domestique indien qui vous a amenée en Angleterre quand vous étiez tout enfant disait que votre papa était fier et emporté, et que votre pauvre mère elle-même, qu’il aimait plus que tout au monde, avait presque peur de lui.

Le sourire avait complètement disparu de la figure de Laura et ses yeux bleus comme l’azur se remplirent tout à coup de larmes.

— Oh ! que deviendrai-je si mon père n’est pas bon pour moi, — dit-elle, — j’ai si souvent songé au moment où il reviendrait. J’ai compté les jours, et s’il n’est pas bon pour moi, s’il ne m’aime pas…

Elle se couvrit la figure avec ses petites mains blanches et détourna la tête.

— Laura, — s’écria Arthur, se servant pour la première fois de son nom de baptême, — comment pourrait-on ne pas vous aimer ? Comment…

Il s’arrêta à demi honteux de son enthousiasme passionné. Dans ces quelques paroles il avait révélé le secret de son cœur, mais Laura était trop innocente pour comprendre la signification des quelques mots qui lui avaient échappé.

Mme Madden la comprit parfaitement et elle adressa au jeune homme un sourire approbateur.

Arthur était le favori de la nourrice de Laura. Elle savait qu’il adorait sa jeune maîtresse et elle le regardait comme le modèle de tout ce qui est noble et chevaleresque.

Elle se mit à remuer le service à thé en argent, puis elle regarda Dora d’un air significatif. Mais Mlle Macmahon ne comprit pas ce coup d’œil éloquent. Ses yeux noirs, ses beaux yeux noirs graves et d’une expression douce et pensive, étaient fixés sur les deux jeunes visages dans l’embrasure de la fenêtre. Celui de Laura était troublé par une douloureuse perplexité, celui du jeune homme exprimait éloquemment une tendresse infinie. Dora rougissait et pâlissait en contemplant ce groupe, et elle tournait machinalement les pages de son livre d’une main légèrement tremblante.

— Votre nouveau chapeau arrive ce matin, mademoiselle Dora, — dit Élisabeth d’un ton assez sec. — Ne voulez-vous pas monter le voir ?

— Mon nouveau chapeau ? — dit Dora d’un ton rêveur.

— Sans doute, mademoiselle ; le nouveau chapeau que vous avez acheté hier dans Regent Street. Je n’ai jamais vu de ma vie une personne plus distraite que vous ce matin, mademoiselle Dora.

La jeune fille se leva, étonnée du zèle que Mme Madden déployait à propos de son chapeau. Mais elle quitta la chambre et suivit la vieille gouvernante qui savait se faire obéir de la folle héritière de Maudesley Abbey elle-même, et Laura resta seule avec le jeune avoué.

Laura avait repris sa place auprès de la fenêtre. Son coude était appuyé sur le bras rembourré du fauteuil et sa main supportait sa tête. Ses yeux étaient fixés droit devant elle et leur regard avait une expression pensive qui ne lui était pas familière, car sa nature était aussi gaie que celle d’un oiseau qui fait retentir l’air de ses chants.

Arthur se rapprocha de la pensive jeune fille.

— Laura, — dit-il, — pourquoi êtes-vous silencieuse ? Je ne vous ai jamais vue si sérieuse, excepté à l’époque de la mort de votre grand-père.

— Je songe à mon père, — répondit-elle d’une voix tremblante qu’entrecoupaient ses larmes, — je songe que peut-être il ne m’aimera pas.

— Ne pas vous aimer, Laura ? qui peut s’empêcher de vous aimer ? Oh ! si j’osais, si je pouvais me hasarder ! Mais il faut que je parle, Laura, ma vie entière dépend du résultat, et je parlerai. Je ne suis pas pauvre, Laura, mais vous êtes tellement séparée du reste du monde par la fortune de votre père que je n’ai pas osé parler. J’ai eu peur de vous dire ce que vous auriez découvert vous-même si vous n’étiez pas aussi innocente que vos colombes de Maudesley.

La jeune fille le regarda avec des yeux étonnés encore humides des larmes qu’elle n’avait pas versées.

— Je vous aime, Laura, je vous aime. Le monde dirait que je ne suis pas en ce moment votre égal comme position, mais je suis homme et j’ai l’ambition, l’énergique volonté d’un homme fort. Tout est possible à celui qui a juré de vaincre ; et pour vous, Laura, pour votre amour, je surmonterais des obstacles invincibles pour tout autre. Je vais dans l’Inde, Laura, je vais y faire mon chemin vers la gloire et la fortune, car la gloire et la fortune sont des esclaves qui répondent à l’appel de l’homme brave et qui ne commandent qu’autant que ceux qui les appellent sont des cœurs faibles. Rappelez-vous, ma bien-aimée, que cette fortune qui se dresse maintenant entre vous et moi, peut ne pas être toujours à vous ; votre père n’est pas vieux, il peut se remarier et avoir un fils qui héritera de ses biens. Plût à Dieu, Laura, qu’il en fût ainsi ! Mais, quoi qu’il en soit, je ne désespère de rien si je puis espérer votre amour. Oh ! Laura, un mot, un seul mot qui me permette d’espérer. Souvenez-vous combien nous avons été heureux ensemble ; tout enfants nous avons joué avec les fleurs et les papillons dans les jardins de Maudesley ; plus tard nous avons erré en nous donnant la main sur les bords de l’Avon, et quand vous avez été femme et moi homme, nous nous sommes tenus tristes et silencieux au lit de mort de votre grand-père. Le passé est un lien entre nous, Laura. Jetez un regard de retour sur ces jours heureux et prononcez un mot, ma bien-aimée, un seul mot pour me dire que vous m’aimez.

La jeune fille le regarda avec un doux sourire et mit sa douce main blanche dans la sienne.

— Je vous aime, Arthur, — dit-elle, — aussi tendrement que j’eusse aimé mon frère si j’en avais eu un à aimer.

Le jeune homme courba la tête en silence. Quand il la releva, Laura vit qu’il était très-pâle

— Vous ne m’aimez que comme un frère, Laura ?

— Comment voulez-vous que je vous aime ? — dit-elle innocemment.

Arthur la regarda avec un triste sourire ; un sourire tendre qui était d’une beauté exquise, car c’était celui d’un homme qui se prépare à sacrifier son bonheur à celle qu’il aime.

— Assez, Laura, — dit-il tranquillement. — J’ai entendu ma sentence. Vous ne m’aimez pas, chère, vous ne connaissez pas encore la grande fièvre de la vie.

Elle joignit les mains et le regarda d’un air suppliant.

— Vous n’êtes pas fâché contré moi, Arthur ? — dit-elle.

— Fâché contre vous, chère bien-aimée !

— Et vous m’aimez toujours ?

— Oui, Laura, avec tout le dévouement d’un frère. Et si jamais vous avez besoin de mes services, vous verrez ce que c’est que d’avoir un ami fidèle pour qui la vie est peu de chose à côté de votre bonheur.

Il n’en dit pas plus long, car un bruit de roues se fit entendre au-dessous de la fenêtre, et deux violents coups de marteau retentirent à la porte du vestibule. Laura tressaillit, et sa figure animée devint pâle.

— Mon père est arrivé ! — s’écria-t-elle.

Mais ce n’était pas son père, c’était Balderby qui venait en droite ligne de Saint-Gundolph Lane où il avait reçu la dépêche télégraphique de Dunbar.

Les couleurs s’effacèrent complètement de la figure de Laura en reconnaissant le plus jeune associé de la maison de banque.

— Quelque chose est arrivé à mon père ! — cria-t-elle.

— Non, non, mademoiselle, — dit Balderby s’empressant de la rassurer. — Votre père est arrivé sain et sauf en Angleterre et se porte bien, autant que je puis le croire. Il est à Winchester, et il a télégraphié pour me dire d’aller le rejoindre immédiatement.

— Il est donc arrivé quelque chose ?

— Oui, mais pas à M. Dunbar lui-même, si j’en juge par la dépêche télégraphique qui me recommande de venir ici vous prévenir de ne pas attendre votre père avant quelques jours, et puis de partir pour Winchester avec un homme de loi.

— Un homme de loi ! — s’écria Laura.

— Oui ; je me rends de ce pas à Lincoln’s Inn chez MM. Walford et Walford, nos avoués.

— Emmenez M. Lovell avec vous, — s’écria Mlle Dunbar. — Il a toujours servi de conseil à mon pauvre grand-papa. Emmenez-le avec vous.

— Oui, monsieur Balderby, — ajouta le jeune homme, — je vous prie de me laisser vous accompagner. Je serai heureux d’être utile à M. Dunbar,

Balderby hésita quelques instants.

— Ma foi, je ne vois pas pourquoi vous ne viendriez pas si vous le désire ? — dit-il ensuite. — M. Dunbar dit qu’il lui faut un homme de loi sans nommer personne. Nous économisons du temps puisqu’il vous plaît de venir, car nous pourrons prendre l’express de onze heures.

Il regarda sa montre.

— Il n’y a pas une minute à perdre. Bonjour, mademoiselle. Nous aurons soin de votre père et nous vous le ramènerons en triomphe. Venez, Lovell.

Arthur serra la main de Laura, murmura quelques mots à son oreille, et disparut avec Balderby.

Le glas de mort de ses plus chères espérances avait sonné ; il avait lu sa sentence sur l’innocente figure de la jeune fille ; mais il l’aimait toujours.

Il y avait quelque chose dans sa candeur virginale, dans sa jeune et brillante beauté qui faisait vibrer en lui les cordes les plus nobles de son cœur. Il l’aimait avec un dévouement chevaleresque, qui est, après tout, aussi naturel chez un jeune Anglais de notre époque, prétendue dégénérée, qu’à celle d’Arthur, le roi-chevalier, sans peur et sans reproches, lorsqu’il déposait son hommage aux pieds de sa reine.