Henri Cornélis Agrippa/Lettre XXVIII

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XXVIII
Claude Blancherose[1] à Agrippa, de haute et puissante érudition.

Annecy, 11 novembre 1523.

Vous vous étonnerez sans doute, cher Cornélis, de ce qu’au milieu de cet immense globe qui nous emporte dans son vaste tour nous puissions avoir assez de confiance en nous-même pour harceler ainsi de nos lettres votre grandeur et votre gloire, dont le souvenir nous fascine et nous entraîne à une noble émulation. Car votre gloire est telle que les cieux en sont remplis et que les bornes infinies des pôles ne sauraient la contenir.

Aussi non seulement je ne puis m’empêcher de vous chérir et de vous aimer, mais (et cela sans passer pour un vil adulateur) je vous admire, vous honore et vous vénère comme une divinité descendue du Ciel. Comme le diamant, un moment caché parmi des flots d’or, resplendit soudain et étincelle de mille feux, comme le Titan l’emporte sur les astres éclatants des cieux, comme l’immensité des mers suffit à absorber les fleuves, ainsi Cornélis, votre science et votre vertu nous dominent tous, avec autant de facilité que Phébus dont l’éclat fait pâlir les astres voisins.

De quels éloges, grand Dieu, vous a comblé notre ami commun, l’aîné des quatre frères Laurencin[2], lorsqu’à Valence il nous a apporté vos commentaires si justes, si sagement achevés sur la thèse de Raymond Lulle[3]. Quelle louange encore ne vous a pas donnée à Avignon cet adolescent, qui déjà est un homme éminent par le savoir, Donatus Phosseyrus. Aussi, à Lyon, tous sont subjugués, et le seigneur baron de Riverie et une multitude d’autres que nous passons sous silence pour ne pas être trop long. Quant à nous, regardez-nous comme votre plus fidèle client et votre serviteur pour toujours. Si, comme dit Cicéron, nous poursuivons d’une affection à peine compréhensible ceux que nous ne voyons déjà plus et qui sont plongés dans les abîmes infernaux, à plus forte raison devons-nous aimer ceux que nous voyons mener parmi nous une vie céleste et en quelque sorte plus heureuse que celle des anges. Soyons donc, je vous en prie, vous Oreste et moi Pylade, vous Titus et moi Égésippe ; imitons Jérôme et Augustin, ces deux lumières du dogme sacré, qui ne se sont jamais vus et ont cependant toujours été liés par la plus étroite, la plus intime amitié. Nous mettons à votre disposition non des trésors, non des richesses, mais un tout petit cœur, d’après ces paroles « Prenez, nous vous en prions, tout ce qui nous appartient dans ce monde, prenez et notre âme et notre corps[4]. »

La suite, pour que vous vouliez bien nous croire un autre Achate, doit ressembler à ceci : « Ils ont tous aimé, et Thésée son ami descendu au Tartare, et Pyrithoüs son compagnon Thésée, et l’austère Patrocle son puissant Achille, et la blanche sœur de Phébus son Endymion trop adoré. Pâris, fils de Léda, n’a pas été enchaîné par un amour plus ardent. Que notre langue se dessèche plutôt que de voir briser notre mutuelle union.

Adieu, inscrivez-nous au nombre de vos amis et de vos clients et considérez-nous comme tout à fait vôtre, ce que je suis en effet[5].


Si vous demandez, très illustre Agrippa, d’où viennent les vers que nous inspire notre muse timide, c’est Claude qui vous les envoie tout imparfaits et tout grossiers qu’ils sont, jetez sur eux un regard bienveillant, nous vous en prions. C’est l’exemple du prince persan dont la volonté bienfaisante est célébrée par le pauvre paysan privé d’eau.

Adieu, vivez toujours heureux et content, et que votre renommée dure autant que les cieux. Pour nous, puisse Dieu nous accorder de longs jours, afin que nous puissions célébrer votre gloire. — Annecy, le jour de Saint-Martin (11 novembre), écrit plus rapidement qu’on mettrait à faire cuire des asperges, année 1523.

  1. La vie de Blancherose, médecin, né en Franche-Comté, n’est pas très connue. À l’époque où il correspondait avec Agrippa, il était médecin à Annecy. En 1526, il alla à Lyon visiter son ami Agrippa.
  2. Blancherose aurait écrit l’Aîné des 4 frères Laurencin pour distinguer Jehan Laurencin, religieux antonin, de son frère cadet Jean, secrétaire de Saint-Niziar, à Lyon.
  3. Voir Agrippa, Opera omnia, tome I, p. 333.
  4. Paroles que Sénèque le Philosophe met dans la bouche d’un disciple de Socrate.
  5. Le texte de cette lettre contient ici dix vers latins adressés par le docteur Blancherose à Agrippa.