Henri Cornélis Agrippa/Lettre LX

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LX
L’ambassadeur Eustache Chapuys à Agrippa.

Londres, le 10 septembre 1531.

Votre dernière lettre[1] m’a fait le plus grand plaisir, savant Cornélis, non pas tant parce qu’elle est élégante, savante, éloquente même, — cependant c’est aussi à ce titre que tout ce que vous écrivez me plaît tant, mais surtout parce qu’elle exprime admirablement, toujours vivante, toujours jeune, toujours florissante, la vieille amitié qui nous unit. Oh ! la liaison charmante, pleine de douceur ! la solitude et l’éloignement qui nous séparent depuis plusieurs années déjà, hélas ! non seulement ne lui ont fait aucun tort, ne l’ont aucunement amoindrie ; au contraire, il me paraît qu’elle s’est encore augmentée, encore raffermie, si c’est possible. C’est qu’elle repose sur des fondements larges et solides. Ce ne sont pas les raisons banales qui engagent d’ordinaire le commun des hommes à se lier, qui lui ont donné naissance. Le vulgaire contracte au hasard, aveuglément, une amitié fragile, périssable, superficielle. Elle est limitée au temps où les amis sont en présence. Cette amitié-là ondoie, pour ainsi dire, à la surface des lèvres ; elle n’est point gravée au fond des cœurs. On peut à juste titre lui appliquer le vers de Properce qui dit que « l’amour disparaît à mesure que s’éloignent les yeux de la personne aimée ». Quant à moi, cher Agrippa, je supplie les Immortels de rendre vivace, éternellement vivace, cette amitié suave qui nous unit l’un à l’autre.

Après ce préambule assez court, venons au sujet qui nous occupe et pour lequel je vous écris aujourd’hui. C’est avec raison, cher Agrippa, que je vous aime, que je vous estime beaucoup, puisque vous avez si bienveillamment consenti à ce que je vous demandais récemment avec tant d’ardeur[2]. Si donc, à votre tour, vous me demandez jamais quelque chose qu’il dépende de moi de vous accorder, je ferai en sorte que vous ne le réclamiez pas en vain. Je veux vous prouver que vous avez à faire à un homme qui met autant d’empressement, de bonne volonté, à rendre un service qu’à le recevoir. Bien qu’au début vous ayez passablement tergiversé, entassant motifs sur motifs pour mettre sur l’épaule des autres le fardeau de cette entreprise, dont vous vouliez vous décharger soit sur Érasme, soit sur Vivès, soit encore sur Cochlée[3], vous perdez votre temps, cher ami. J’accorde à votre modestie, à votre prudence, ce qui leur est dû ; à votre modestie d’abord, elle est évidente en ce que, vous estimant au-dessous du médiocre, vous êtes d’avis qu’il en est d’autres que l’on doit appeler de préférence à vous-même, dans l’accomplissement d’une œuvre si méritoire.

Vous placez ces hommes au-dessus de vous, tant pour leur intelligence que pour leur érudition si connue, la facilité et l’abondance de leur élocution. Mais nous examinerons cela tout à l’heure ; parlons de votre prudence. N’en est-ce point, prudence même peu commune, que d’examiner l’affaire en tous ses détails de la mesurer en quelque sorte au cordeau, quand vous-même, avec autant de perspicacité que d’autorité, vous admettez l’entreprise comme réclamant un écrivain de tous points accompli. Vous craignez que, le fardeau une fois mis sur vos épaules, vous n’ayez pas assez de force pour le soutenir, et ne deveniez ainsi le but des risées, des sifflets des envieux, des querelles des chicaneurs. En l’espèce, votre raisonnement est assez semblable à celui du captif d’Alexandre. Cet homme était d’une habileté extrême, sans rivale, à lancer des flèches ; sur sa réputation, le roi le fit venir pour voir ce qu’il en était ; mais le captif préféra se mettre dans le cas d’être conduit à la mort plutôt que de risquer sa réputation dans un nouvel essai. Combien n’agirai-je pas plus prudemment, dites-vous, si, me mesurant avec mon propre pied (telle est l’expression populaire), je me garde de prendre en main une affaire aussi ardue ? C’est dans ce même ordre d’idées que Thucydide a si bien dit que « l’ignorance est hardie, pleine d’infatuation ; le véritable savoir timide, hésitant, circonspect ». Ces deux qualités, modestie et prudence, me donnent d’autant plus d’espoir que, si vous voulez avoir la chose à cœur, oui, j’en ai la confiance, si vous y mettez une fois la main, nul parmi les mortels ne traitera la question avec plus de force et d’énergie, ni avec plus de bonheur. Je ne puis me résoudre à changer un mot de ce que je vous écrivais dans ma dernière lettre[4], bien que vous me le demandiez à plusieurs reprises et que je reconnaisse comme vous le danger du poste que je vous confie, et la haute importance de l’affaire à laquelle je vous convie.

N’est-ce pas le Pyrgopolymeas de Plaute qui dit : « On ne fait rien de grand si on ne s’expose pas au danger. » Je sais, je ne sais que trop, savant ami, dans quelle arène je vous prie de descendre, dans quelle lutte je vous engage mais, par contre, je connais quel est l’athlète que je lance dans cette arène oui, je connais toutes les ressources de votre esprit, cette admirable facilité soit d’improviser, soit de préparer un travail de longue haleine. Je connais tout l’attirail des connaissances que vous vous êtes acquises, cette mémoire surprenante, cette élocution abondante simple, naturelle coulant de source, mais pure et châtiée, et par conséquent d’autant plus propre à persuader et à instruire. Je sais encore que, en plus de ces sciences qu’on nomme Cycliques (science que vous possédez à merveille), vous avez également la science approfondie des lois divines et humaines, surtout, au-delà de l’imaginable, celle des Saintes Écritures. À coup sûr, quand j’étais assez heureux pour vous voir fréquemment[5], combien de fois me suis-je étonné de l’immense variété de vos connaissances, de la précision et, en même temps, de la spontanéité de votre esprit, et, par-dessus tout, d’une sorte d’inspiration divine. On pourrait dire de vous ce que Pic de la Mirandole disait au grammairien Berbald : « Vous êtes une Bibliothèque vivante, parlante. »

Puisqu’il en est ainsi (n’allez pas croire que je parle pour vous plaire, pour vous flatter, et souffrez que je vous donne ce conseil), décidez si vous devez laisser votre talent enfoui. Craignez qu’un Dieu justement sévère ne vous demande compte un jour du mauvais emploi de vos rares facultés. Tâchez donc de retirer le plus de fruit possible des dons dont il lui a plu de vous combler.

Parlons un peu maintenant de ceux sur lesquels vous vouliez vous décharger du fardeau de cette affaire. Je ne veux pas me prononcer sans réflexion sur le compte d’Érasme, que tous les gens érudits et sincères mettent, comme le Phénix, hors de pair ; quant aux autres, je le dis avec assurance, et je souhaite ne les froisser en rien en disant cela et rester en bons termes avec eux, assurément il n’en est aucun qu’on doive vous préférer, à mon avis. Permettez-moi de ne pas m’expliquer davantage à ce sujet. Et encore en y réfléchissant je ne suis pas bien sûr qu’Érasme, homme très paisible il est vrai, ne se sente pas atteint par ce que je dis. Je le dirai quand même. C’est un écrivain d’ailleurs harmonieux, cadencé et en quelque sorte inimitable, s’insinuant doucement, insensiblement dans la conviction. Je crains qu’il ne vous soit inférieur dans la manière de serrer l’argumentation ; or, dans l’affaire qui nous occupe, c’est cette qualité surtout que l’on doit rechercher. Si vous ne voulez pas vous reconnaître cette supériorité, car vous êtes d’une modestie vraiment surprenante, vous m’accorderez au moins qu’Érasme depuis longtemps a mis au service de la Reine son talent et ses bons offices, puisqu’il a édité un ouvrage détaillé et profond sur le mariage chrétien. Vivès[6], lui aussi, en écrivant la femme chrétienne, peut à juste titre paraître s’être acquitté de son devoir. Cochlée[7] enfin a écrit plusieurs pages sur le même sujet : je vous les enverrai un de ces jours, dès qu’elles seront transcrites. Il ne donne pas lieu, vous en conviendrez, à laisser désirer ses bons offices. Que dis-je ? faites que tous soient prêts à écrire, faites qu’ils aient déjà saisi leurs plumes, pour s’acquérir une gloire si éclatante. Horace n’a-t-il pas dit que la palme est au milieu de l’arène et que, par conséquent, tout le monde peut y prétendre Qu’elle appartienne donc à celui qui fera tous ses efforts pour la conquérir. S’agit-il d’autre chose, soyons polis, cédons le haut du pavé ; les premiers faisons des concessions aux autres mais ici, obéissant aux suggestions d’un orgueil honorable, généreux, faisons en sorte de remporter le prix ; ne le cédons pas d’un pouce à personne ; ne nous inclinons que devant la supériorité de l’intelligence, de son application et de ses efforts. La vertu est quelque chose d’instable elle veut progresser sans cesse un progrès est un encouragement vers un progrès plus grand ; s’arrêter c’est rétrograder ; c’est là la preuve la plus forte que la vertu nous vient du Ciel, il n’y a à pas à en douter. Et après cela, si cela fait plaisir aux Muses (de gaieté de cœur) lorsque vous avez tout ce qu’il faut pour réussir, lorsque vous êtes soutenu par tant d’avantages, vous céderiez à un autre la gloire d’une si haute entreprise, vous voudriez même l’admettre à la partager ? Déployez, je vous en prie, mon cher Agrippa, l’énergie si connue de votre esprit, les forces de votre intelligence ; étalez toutes vos richesses faites voir tout ce que vous valez. Une cause si pieuse rendrait éloquente la langue des enfants à la mamelle. L’ânesse de Balaam elle-même, animal d’ailleurs stupide, sut parler quand il s’agit de flétrir l’impiété d’un homme criminel.

C’est une tentative ingrate, dites-vous, pleine de dangers et de hasards, qu’un homme de bien, un simple particulier, ose même ouvrir la bouche contre un roi si puissant[8]. Comment oserai-je provoquer la colère de tant d’Universités qui sont autant d’essaims de guêpes au dard acéré ? Je vous parlerai d’abord du Roi. Voici ce qu’il faut en penser bien que tout amour soit d’habitude emporté et aveugle, — les Poètes et les Peintres sont là pour corroborer mon témoignage, — le Roi s’est montré, jusqu’ici et toujours, un homme de bon sens, il y voit clair. Bien qu’il veuille que l’affaire se traite conformément aux lois, d’après des arrêts, d’après le suffrage des hommes instruits et honnêtes, il ne prétend pas assurément employer la violence et les armes. Et, de ce côté, il fait preuve de sens et de modération dans un prince. Il faut s’en prendre à ces malheureux fléaux, à ces brouillons intempestifs qui, les premiers, ont soufflé à cet excellent prince, dont vraiment le cœur appartenait à sa femme, des idées coupables ; qui, les premiers, ont suggéré à sa délicatesse un scrupule religieux trop tardif[9] ; qui, les premiers, ont jeté du froid entre deux corps, entre deux âmes parfaitement unies, et qu’une longue suite d’années avait vues confondues dans une entente profonde et ininterrompue. Je voudrais les voir… Mais laissons ces scélérats en proie à leurs remords, aux reproches de leur conscience assurément inquiète, torturée. Ce sont des juges qui, partout où ils se réfugieront, de quelques palliatifs qu’ils cherchent à déguiser leur faute, ne seront jamais absous, si toutefois les satiriques ont raison de dire : « Prise pour juge, la conscience du coupable ne l’absoudra jamais ! »

Jusqu’ici, pourtant, nous devons, la Reine et nous, nous féliciter de ce que le Roi, quant à lui, quoiqu’il soit poussé fortement sans cesse vers des résolutions déplorables par des parasites qui iraient chercher leur pain même dans les flammes, ne veut cependant, je l’ai dit, s’en remettre qu’aux lois et à la décision des hommes compétents. Animé de ces sentiments, il ne s’irritera pas du tout, ou du moins très peu, contre ceux qui concluront contre lui, pourvu qu’ils donnent des raisonnements acceptables à l’appui, et qu’ils le fassent avec tout le respect dû à un Roi, comme du reste je suis sûr que vous le ferez ainsi[10].

Mais allons, cher Agrippa, vite à l’ouvrage Je ne puis vous dire ici en peu de mots ce que je pense c’est bien certainement à tort que nous consacrerions notre temps et nos veilles à apprendre, à nous rendre compte de la portée des lois tant humaines que divines, en un mot à trouver la vérité, si lorsque l’utilité publique réclame notre secours, quand la Piété, la Religion implorent notre appui, notre voix restait muette, si notre savoir restait caché. Nous ressemblerions alors à un homme qui, protégé par une armure complète, destinée à la défense de sa patrie, de ses pénates, oserait, en voyant l’ennemi, soit par trahison soit par crainte, jeter là ses armes ou les dissimuler. C’en est fait, cher Agrippa, de l’intégrité des mœurs ; c’en est fait de la philosophie chrétienne, si nous tenons compte du rang des hommes. Disons, après Aristote, qui était cependant un païen et qui n’est pas même exempt de quelque soupçon de flatterie d’après les écrivains : « Socrate est mon ami, Platon mon ami, le roi l’est aussi, mais je fais passer la Vérité avant eux. »

Je crois que vous entrevoyez — (il me semble pénétrer l’intime pensée de votre âme) — tout ce que la vérité, si elle se fait jour, va causer de trouble, de bruit dans cette République chrétienne déjà si éprouvée depuis quelques années. Réfléchissez cependant que vous ne ferez rien d’illogique, rien que n’aient fait déjà nos ancêtres, non moins que les Pères de l’Église. Je citerais des exemples, si, à votre égard, ce n’était pas superfétation et vouloir ajouter des flots à la mer. Pensez à Ézéchias, à qui Isaïe dit ces paroles « Dispone domui tuæ », etc. Pensez à Natham, avec quelle noble franchise, avec quelle intrépide fermeté il se prit à accuser David d’homicide et d’adultère ; après la mort du Christ, c’est Jean qui se présente comme le champion le plus redoutable de la Vérité. Modèle à suivre entre tous ! Parmi ceux d’une époque moins reculée, Chrysostome et Ambroise, doués tous les deux d’une grande force d’âme, la déploient contre des princes impies. Mais, me direz-vous, pour la plupart, cette liberté, cette franchise dont ils usèrent furent la cause de leur perte. Beaucoup reçurent la mort plusieurs récoltèrent l’exil, la haine, le mépris, d’innombrables calamités de ce genre pour salaire. À ces objections, je répondrai par un seul mot pour d’autres causes, soyez prudent pour conserver votre vie mais, dans une cause si belle, si chrétienne, il serait beau d’acheter la gloire au prix de son sang.

Bien que je vous aie dit plus haut qu’il n’y avait aucun péril à craindre, pas même la plus légère offense, je vous répéterai pourtant d’agir avec circonspection. C’est pour cela même que nous vous écrivons. Quant à la crainte que vous avez de nos Maîtres, elle est, passez-moi l’expression, — puérile. C’est une foudre en verre. Ne savez-vous pas que, depuis ces dernières années où le Monde a pris du flair, tous ces ânes bâtés ont cessé d’être un objet de terreur. On les a dépouillés de leur peau de lion. Cette Sorbona, ou, si vous le préférez, Sorbonia, ainsi que tous ses estafiers, sont purement méprisables. Rien de plus ténébreux que tous ces porteurs de lanternes, ces criards vaniteux et lâches, ces hurleurs il ne faut pas en tenir compte. Il faut les traiter comme certaines foudres que, pour cela, les physiciens désignent par l’expression de foudres brutes, parce que, bien qu’elles tombent avec un grand fracas, elles n’en sont pas moins vaines et inoffensives. Il faut imiter en cela Démosthène ses contradicteurs, s’étant permis ce degré d’impudence de se taire, de ne plus attaquer ouvertement la vérité défendue par l’orateur, celui-ci les réduisit au silence le plus absolu et le plus définitif, en leur reprochant leur synanchie (mal de gorge), et, comme l’un d’eux disait : « Ce n’est pas cela ! — C’est donc d’argyrancie que vous souffrez, » répartit Démosthène. Quant à nos criards, plus bruyants que Stentor, c’est plutôt l’appât du gain, la pâture que réclame leur ventre qui les rend ainsi. En effet, si leur décision est réellement sincère, si elle vient du fond de leur âme, ce sont des êtres stupides, idiots si, au contraire, dans une affaire si importante, si sérieuse, ils ont écouté la voix de la corruption, de la courtisanerie, qu’y a-t-il de plus perfide que ces gens-là ? Qu’y a-t-il de plus imprudent, de plus déplorable ? Ils méritent d’autant mieux, savant Agrippa, qu’on étale à la grande lumière et leur trahison et leur ignorance. Dans la fable ne voit-on pas le soleil dévoiler l’adultère de Vénus et de Mars ? Il faut donc que, par vous, ils soient tournés en ridicule, consumés par tous les mortels. Je n’ai pu m’empêcher de rire bruyamment quand j’ai lu votre apostrophe ironique : « Dites, Sorbonniens en Théologie, quelle est l’importance de l’or ? — Aussi, me disais-je avec Virgile : « Soif déplorable des richesses, à quels crimes n’incites-tu pas le cœur des hommes ! » Je me demandais avec Philippe, roi de Macédoine : « Où ne pénétrerait pas un âne chargé d’or ? » Je puis, si vous le voulez, vous répondre pour eux. Avec de l’or, nous ferons que, si nous ne buvons pas plus outrageusement, nous boirons un vin plus généreux et plus théologiquement. Notre corps sera plus soigné, plus brillant de santé notre ventre, notre palais s’en trouveront mieux ; nous pourrons aller largement et moins parcimonieusement dans nos consommations. Devinez le reste.

Pour en finir à ce sujet, je veux caractériser par un seul mot ce que j’ai délayé dans tant de périphrases : Rien autre chose que de rire ne convient à nos Maîtres, et, pour me servir de l’expression d’Aristophane, « de lâcher un vent » comme réponse. Vous entreprendrez donc d’écrire. Que ce soit grâce à notre appui que vous puissiez le faire, ou que vous en receviez le mandat de l’Empereur et de la princesse Marie[11]. Il vaut mieux écrire sous leur égide et d’après leur impulsion que paraître l’avoir fait de votre propre mouvement. Je suis d’avis que, de cette façon, vous serez moins en butte aux traits de la haine, de la calomnie. En conséquence, sous peu de jours, la Reine écrira à l’Empereur ou à la princesse Marie, afin qu’appuyé par leur autorisation vous puissiez écrire plus librement ce qu’il vous plaira.

Mon cher Agrippa, si, dans cette affaire, vous déployez toute votre énergie, pour me rendre service en même temps qu’à la Reine[12], je me charge assurément de tout ce qui pourra en advenir, et je m’arrangerai de façon que vous n’ayez jamais à vous repentir d’avoir rendu ce grand service à une si grande Princesse, et bien que, de son naturel, elle soit pleine de générosité et n’ait pas besoin d’être éperonnée par moi, je ne cesserai d’agir. Vous, de votre côté, efforcez-vous de paraître dans ce combat le rude athlète que nous vous connaissons, conforme à la haute idée que nous nous sommes formée de votre talent ; il dépend uniquement de vous de vous montrer complètement digne et selon les vues de Dieu. Je terminerais ici ma lettre si je ne devais vous parler au sujet d’un regret que vous m’exprimez. Il vous semble que César[13] est un peu irrité contre vous, qu’il est plus froid que d’habitude, et que tout cela vient, comme vous le dites avec justesse, de votre vertu, de votre trop grande franchise dans votre excellent et consciencieux ouvrage De la Vanité des Sciences.

Je ne veux pas vous dire aujourd’hui autre chose que ceci : j’ai une confiance pleine et entière dans l’indulgence, dans la bonté de cet excellent monarque. Il faut dire toutefois que, dans ces derniers temps, quelques rats industrieux, rusés, troupeau méprisable, né seulement pour ronger le mérite des autres, ont acquis quelque créance auprès de lui. Ne savez-vous pas que les esprits les plus pacifiques sont les plus enclins à la crédulité ? Néanmoins n’allez pas croire que cela puisse durer éternellement, même longtemps. Bientôt ce petit nuage va se dissiper, croyez-moi. Si des exemples peuvent soulager votre douleur, je remonterai à l’origine même de l’histoire Grecque, de l’histoire Romaine. Est-ce que les citoyens les plus illustres, qui avaient rendu les plus beaux services à la Patrie, n’ont pas été frappés d’ostracisme et chassés de la cité ? Les uns reçurent l’ordre de se rendre à Gadès[14], les autres en quelqu’autre endroit. Je me tais sur d’autres peines plus terribles. Pour vous, ce n’est point le cas. Soyez donc homme d’énergie ; ne vous laissez pas abattre. Demain, dit-on, vaudra mieux que la veille. Un de nos poètes modernes a dit très heureusement : « Personne ne désespère, même naufragé sur la mer immense ; souvent les nuages se dissipent et le jour redevient serein. »

Mais il existe un secours dont on ne peut pas douter, qui sera pour vous l’ancre de salut. Vous l’aurez dans la personne de cet illustre et noble héros de Flandre, Louis de Prat. C’est un homme qui, outre les innombrables qualités dont il est doué, possède tant de véhémence, tant de puissance d’élocution, qu’il peut persuader et prouver ce qu’il veut même au juge le plus prévenu. Vous le prendriez pour un Périclès ou même un Hercule Ogmius. Il jouit auprès de César d’une telle faveur et d’un crédit si grand que, fussiez-vous même très coupable, il vous ferait rendre les bonnes grâces de l’empereur. Il peut, à plus forte raison, vous protéger, vous qui êtes innocent, contre la haine de ces hommes perdus. En un mot, il nous est dévoué à l’un et à l’autre autant qu’il est possible de l’être. Il ne fera du reste rien qui puisse porter atteinte à notre dignité pas plus qu’à nos intérêts. Appuyé sur ce Jupiter propice et tutélaire vous pouvez même oser envoyer se faire pendre ces petits dieux secondaires, je veux parler de cette meute déchaînée. Quant à moi, soit absent, soit par l’entremise de nos amis, ou dès que je serai rappelé à la cour, je ferai le plus promptement possible tout ce que je pourrai pour vous. Je réussirai, j’en suis sûr, à sauvegarder votre honneur. Patientez seulement et prenez courage « Ne cédez pas au malheur, marchez au contraire en avant avec plus d’audace ! »

Dieu mettra aussi fin à tout ceci. Ne voyez-vous pas, dans l’occasion que je vous offre, une manière facile, opportune de rentrer en grâce avec César ? Ce n’est pas sans l’assentiment divin que tout cela arrive : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. » Oui, maintenant encore, Dieu jette sur nous un regard favorable. Adieu.

P.-S. — J’ai lu avidement et soigneusement votre Oraison funèbre[15] ; je ne dirai rien de plus pour ne pas la louer trop longuement, car elle se recommande assez par elle-même. Je suis furieux contre le typographe de ce qu’il l’a souillée de tant de fautes abominables. Adieu encore une fois.

  1. Lettre d’Agrippa à Chapuys d’août 1531. Voir p. 105.
  2. Relativement à l’affaire du divorce de la reine Catherine d’Aragon. Cf. la lettre de Chapuys à Agrippa datée de Londres du 26 juin 1531, traduite p. 103.
  3. Voir la lettre d’Agrippa à Chapuys d’août 1531, page 105 et notes 2 et 4 de la page 106.
  4. Lettre du 26 juin 1531, p. 103.
  5. À Genève, quand Chapuys y exerçait les fonctions d’Official du diocèse.
  6. J. Vivès, qui fut précepteur de Marie Tudor. Cf. note 4, p. 106 et texte.
  7. Voir note 4, p. 106.
  8. Henri VIII.
  9. L’union d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon durait alors depuis dix-huit années déjà.
  10. Eustache Chapuys parle ici en diplomate prudent. Mais Henri VIII lui donna, par les faits déplorables qui se sont succédé sans interruption dans cette affaire retentissante du divorce, un démenti douloureux. En réalité il arriva ce que Chapuys dépeint si éloquemment quelques lignes plus loin, en y ajoutant le supplice de Th. Morus, de Fisher, etc.
  11. Marie, reine de Hongrie, gouvernante des Pays-Bas au nom de Charles-Quint.
  12. Catherine d’Aragon, tristement reléguée alors au château de Kensington.
  13. Charles Quint.
  14. Ville de l’ancienne Hispanie, aujourd’hui Cadix.
  15. Oraison funèbre de Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas.