Henri Cornélis Agrippa/Lettre LII

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LII
Eustache Chapuys[1] à Agrippa.

Londres, 26 juin 1531.

Au très savant et très honorable homme Henri Cornélis Agrippa, son ami le plus dévoué Eustache Chapuys, salut.

Puisque la Fortune, notre genre de vie, ou même la carrière différente que nous suivons font, cher Agrippa, que nous ne pouvons pas nous communiquer de vive voix ce que nous désirerions, j’ai pensé que le plus court était d’échanger des lettres de temps en temps. Je suis d’avis qu’il est bon d’entretenir, de ranimer cette habitude charmante en nous faisant mutuellement de petits cadeaux sous forme d’épîtres, jusqu’au moment où le sort nous permettra de nous transmettre réciproquement nos pensées par la parole et non par écrit. Assurément, je ne regarde pas notre amitié comme si fragile, si chancelante qu’elle ait besoin de cette sorte d’étai pour la soutenir mais je suis d’avis qu’il n’est pas un homme, pour peu civilisé qu’il soit, capable de nier qu’entre amis ce commerce épistolaire est, je ne dirai pas indispensable, mais du moins plein de douceur.

Pénétré de cette idée. je vous écris d’abord brièvement et sommairement. Plus tard je vous écrirai plus longuement et même plus souvent ; j’y suis décidé. J’y trouve deux avantages : je vous prouverai d’abord par là que votre souvenir vit encore intact et inviolable dans mon cœur ; or, je vous somme de me rendre la pareille, ce que vous ferez, je n’en doute pas. Je veux, en second lieu, obtenir quelque chose de peu d’importance, c’est-à-dire qui ne vous coûtera pas. Assez causé sur le premier point ; passons au second : les opuscules que vous avez publiés, l’un sous le titre de Vanité des Sciences, l’autre sous celui de la Philosophie occulte, sont approuvés généralement par la foule des gens érudits et studieux. Ce sont des opuscules, oui, si on les mesure à leur épaisseur, au nombre de leurs pages mais, si on les juge d’après l’utilité, d’après la vaste et profonde érudition qu’ils recèlent, on peut leur appliquer ce que Martial répète souvent à la louange de Perse : « Il y dans le seul livre de Cornélis plus de choses à retenir que dans toute l’Amazonide du léger Marsus… » Vous y faites voir toute la vanité des sciences, non pas seulement de celles qu’on appelle cycliques, mais encore de celles que l’on désigne sous le nom de mécaniques, de manuelles. Faire la seule nomenclature de tant de sciences diverses indique qu’il n’y a qu’une intelligence remarquable ou une mémoire heureuse, ou bien encore une alliance de ces deux qualités qui puisse en venir à bout. Cela ne vous suffit pas ; vous parlez sur chaque sujet de telle façon, cela semble si peu vous coûter que vous paraissez ne vous être constamment occupé que d’une seule et unique chose (je parle ici seulement d’études libérales, bien entendu). Je ne dirai point combien il est miraculeux que vous ayez pu en outre avoir déjà embrassé, à votre âge[2], la connaissance d’une multitude d’autres sciences si variées.

Que dirai-je maintenant de la philosophie occulte dont vous avez dissipé les ténèbres, sujet que la plupart des hommes avaient désappris. Assez sur ce sujet ; je craindrais de paraître un flatteur : « Au Bon vin, il n’est pas besoin de lierre, » tel est le proverbe. Je veux seulement vous dire qu’il faut persister dans la vie intelligente et habile que vous suivez, y persister avec courage. Vous mériterez ainsi l’estime des amis studieux, et ce genre de veilles vous conduira à coup sûr à l’Immortalité.

J’arrive au véritable sujet de ma lettre. Je le traiterai en peu de mots. Il n’est pas difficile de voir quel homme vous avez atteint alors que vous traitez la question du concubinage, surtout parce que vous y insistez. Je ne puis nommer le roi[3], qui est persuadé que, etc. Puisse-t-il comprendre que ce que vous avez dit est d’autant plus vrai que vous l’avez dit plus sincèrement, mais sans le viser. Du reste, pour ne pas paraître avoir changé d’opinion, avoir ainsi parlé à la légère, au hasard, je viens vous prier instamment d’une chose ; je voudrais que, pour votre considération, pour moi, pour l’utilité et la tranquillité publiques, vous n’hésitiez pas à faire, puisque présentement le sort en est jeté, connaitre votre manière de voir et ainsi la confirmer. En cela, vous ferez, croyez-moi, une œuvre digne d’éloges en même temps que vous vous concilierez le cœur de la plus reconnaissante des Reines[4]. Vous resserrerez étonnamment ainsi les liens qui nous unissent, quoique vous me soyez déjà bien cher. Si vous le voulez, personne ne pourra mieux traiter ce sujet que vous. Vous le ferez du reste, si vous voulez faire quelque chose pour moi ; or, je suis d’ores et déjà certain que, pour me faire plaisir, vous ne reculerez devant rien. Faites donc en sorte de ne pas tromper mon attente. Pour que vous puissiez agir avec plus de certitude et de facilité, pour que vous reconnaissiez d’où nous viennent les traits, je vous envoie un opuscule, le seul qui ait osé paraître en faveur du roi. Il en est de nombreux, d’innombrables même, qui ont pris fait et cause pour la Reine. Je ne vous en enverrai cependant qu’un seul, mais, si vous le désirez, j’en ai bien d’autres à votre disposition.

  1. Chapuys était alors ambassadeur de Charles-Quint en Angleterre auprès d’Henri VIII, et il le fut pendant 17 ans (1529-1546.) Sa correspondance diplomatique originale, complète et scellée de son sceau, est pour partie à Vienne en Autriche, pour partie à Simancas, petite ville de la Vieille-Castille, où se trouvent les plus précieuses archives de l’Espagne.
  2. Agrippa avait alors (en 1531) à peine 45 ans.
  3. Henri VIII.
  4. Catherine d’Aragon (1486-1536), reine d’Angleterre. Elle était fille de Ferdinand V et d’Isabelle de Castille, et épousa en 1501 Arthur, Prince de Galles ; ensuite, en 1514, Henri VIII, qui lui imposa le divorce après 18 ans de mariage pour s’unir à Anne de Boleyn.