Calmann-Lévy (p. 115-120).

XXIX


Quand j’arrivai à la porte de la mairie, j’aperçus l’affiche qui portait en grosses lettres ces mots : Auditions et Conférences populaires. Depuis que j’étais revenue à Paris, — depuis trois jours, — j’avais médité cette escapade accomplie à l’insu de tous, dans le lointain faubourg où je ne connaissais personne. Partagée entre des sentiments contradictoires, je n’avais pas osé me présenter chez Antoine, ni lui écrire, et je mourais du désir de le revoir.

Vêtue d’une robe sombre, enveloppée d’une pelisse qui dissimulait ma taille, d’une voilette qui dissimulait mes traits, je devais ressembler à quelque pauvre institutrice, venue pour chercher un divertissement utile et gratuit. Des gens entraient sous le péristyle de la mairie. Je les suivis, à tout hasard.



VÊTUE D’UNE ROBE SOMBRE…

Je me trouvai bientôt dans une grande salle nue, qui avait l’aspect d’une salle d’école avec ses chaises de paille et ses rangées de bancs. Au fond, le buste en plâtre de la République dominait une petite estrade. Cette estrade supportait un piano droit, deux pupitres à musique, une table couverte d’un tapis vert. Une demi-douzaine de jeunes gens et deux femmes occupaient les chaises, et je compris que c’étaient des artistes improvisés qui s’employaient à instruire et à réjouir un auditoire d’ignorants et de pauvres. L’une des femmes, très jeune, avait un frais visage couronné de cheveux bruns. L’autre, plutôt vieille, presque laide, souriait avec un air de bonté. Leurs compagnons portaient la marque spéciale qu’impriment les métiers littéraires et le professorat. Ils avaient des traits fatigués, des yeux vagues de myope, des redingotes usées, des cravates noires, des gestes oratoires et descriptifs.

Peu à peu, la salle se remplissait. Je reconnaissais le public dont Genesvrier m’avait fait connaître quelques types, public mêlé, varié, pittoresque, qu’on ne trouve qu’à Paris. C’étaient des employés avec leur famille ; de vieux messieurs propres et râpes, à barbe blanche, des hommes de lettres, des artistes, et nombre de jeunes ouvriers appartenant à cette élite du prolétariat un peu éduquée par les métiers de science et d’art, assidue aux cours du soir, aux bibliothèques municipales. Ceux-là, sans doute, dans un autre milieu social, eussent acquis le développement intellectuel réservé aux jeunes hommes de la bourgeoisie, qui, même pauvres, ont le loisir des longues études, le bénéfice d’une éducation plus délicate. Ils représentaient, évidemment, la jeune fleur du peuple, des types encore exceptionnels. Beaucoup de leurs camarades devaient se prélasser à cette heure, devant des tables de cafés ou des billards dans une atmosphère de tabac, de jurons et de gros rires.



JE REMARQUAI DES OUVRIÈRES…

Le public féminin, plus encore, m’intéressa. Je remarquai des ouvrières, venues avec leurs frères ou leurs amis. Leurs métiers, n’exigeant qu’un apprentissage tout matériel, avaient dû exercer seulement leurs doigts et cet instinct spécial aux femmes qui est comme l’embryon du sentiment esthétique. Combien différentes de leurs voisines, filles et femmes de vingt-cinq à trente ans, visage grave, au teint fané, aux yeux brillants d’intelligence ! C’étaient des institutrices, des employées d’administration, instruites, bien élevées, bourgeoises par les origines et les habitudes, déclassées par la pauvreté et le travail. Celles-là, à qui la médiocrité de leur fortune interdisait les théâtres et les salons, trouvaient ici une compensation aux tâches routinières, aux mesquineries de leur condition. Elles apportaient aux conférences des sensibilités plus fines des esprits facilement ouverts aux émotions d’art.

La salle était presque pleine. Je m’assis à l’angle du dernier banc, près du mur, songeant à part moi aux réceptions de madame de Nébriant, aux dîners unicolores. Avec quel dédain compatissant la baronne et ses convives eussent considéré les gens qui m’entouraient !

J’écoutais les dialogues, j’observais les physionomies, je surprenais les impressions.

— C’était beau, la dernière fois.

— Il y avait un peu trop de musique pour mon goût, J’aime mieux la poésie.

— Oh ! la musique, disait une femme, ça fait pleurer.

— C’est monsieur Genesvrier qui parlera ce soir ?

— Oui ?

— Ah ! veine ! fit une modiste de vingt ans… au moins on l’entend, celui-là ! C’est pas comme le jeune qui bredouille.

— M’sieu Saintis ?

— Oui. Il est bien gentil, mais y a pas à dire, il bredouille.

— La demoiselle en rose va chanter.

— Elle a une voix, une voix !…

— J’aime bien quand c’est triste, dit la femme qui avait déjà parlé.

— C’est aussi joli qu’au théâtre, et puis ça ne coûte rien… Tiens, madame Peyron, vous êtes là ?

— C’est à cause de mon fils. Moi, vous comprenez, c’est trop savant pour moi ou bien je suis trop vieille pour comprendre. Eugène, lui, il a de l’instruction ; il est toujours dans les livres. De mon temps, c’était pas comme ça.

— Et votre aîné ?

— Toujours gouape… Ah ! celui-là, ce qu’il s’en moque de la musique !

— Vous avez pas de chance avec lui. Heureusement que vous avez Eugène.

— Faut les prendre comme y sont. Eugène, c’est un bon sujet, un garçon comme il n’y en a pas deux. Ferdinand est bien plus dur… mais pas méchant, vous savez.

Un jeune homme et une vieille dame causaient derrière moi :

— Celui-là, à droite, c’est monsieur Saintis. Je le connais. Il a été professeur de philosophie en province. Il fait du journalisme maintenant… L’autre, celui qui a de grands cheveux, c’est Mariot, de la Revue rouge.

— Un poète ?

— Oui. madame. Et la jeune fille en rose, c’est mademoiselle Dumesnil.

— Une actrice ?

— Non, la fille d’un sculpteur. Tenez, le père Dumesnil est ici, au second rang.

— Et l’autre dame ?

— Elle tient le piano, mais elle n’est pas pianiste de métier. C’est une féministe, Marie Chauvel, la conférencière.

— Et monsieur Genesvrier ?

— Il est en retard… Il doit venir avec Louis Grannis.

— Le célèbre Grannis ?

— Le poète Grannis lui-même. Il s’intéresse beaucoup à ces auditions.

— Vous connaissez monsieur Genesvrier ?

— Oui, madame. Je suis étudiant en médecine. J’ai connu monsieur Genesvrier chez un ami malade, que je soignais.

— Et que pensez-vous de lui ?

— Je l’admire, madame, je l’admire infiniment.

— J’ai lu un journal où l’on disait du mal de lui.

— Tous les hommes supérieurs ont des ennemis. Antoine Genesvrier est très aimé par la jeunesse. C’est un apôtre, c’est une âme antique ! Et quel grand écrivain. Vous avez lu le Pauvre, madame ?

— Non.

— Il faut lire cela… Regardez, voici Genesvrier qui entre avec Grannis. Grannis, c’est le plus âgé, celui qui est décoré.

— Il est académicien ?

— Oui, madame.

— Ah ! fit la dame avec vénération.

Le gaz surchauffait l’atmosphère. Je relevai ma voilette pour regarder. Antoine était déjà sur l’estrade. Dans la lumière crue qu’un abat-jour vert rabattait sur lui, son visage, jeune encore, m’apparut marqué des stigmates d’une fatigue qui l’avait vieilli en quelques mois.

Assis à la petite table, il parla. Il remercia Grannis d’être venu, et, sans emphase, sans obséquiosité, il rappela la glorieuse carrière du poète. Puis il raconta en quelques mots l’histoire de ces conférences, les difficultés vaincues, les enthousiasmes suscités, les collaborateurs affluant en foule.

Ce préambule terminé, Antoine feuilleta les papiers étalés devant lui et lut une brève notice sur une symphonie de Beethoven, dont madame Chauvel devait jouer l’andante. J’admirai l’art qu’il avait mis à choisir les termes de son discours, pour exprimer le plus clairement possible le caractère du fragment musical. C’était un morceau assez mûri, composé de phrases mélodiques si larges, si pures, que la beauté en était accessible à presque tous les auditeurs. Pour chaque numéro du programme, la même petite cérémonie se répéta : une scène de Jules César, de Shakespeare, la lecture d’une très belle page de Michelet, la Mort du Loup, de Vigny, le monologue de don César de Bazan au quatrième acte de Ruy Blas, un quatuor de Haydn, émurent l’auditoire masculin. Les femmes applaudiront, de préférence, des fragments de l’Orphée de Gluck, un nocturne de Chopin, quelques pièces de poésie tendres et élégiaques, et la fameuse scène du Dépit amoureux. Mais quand Louis Grannis se leva et lut lui-même le plus populaire de ses poèmes, le public de la salle et celui de l’estrade s’associèrent spontanément pour lui faire une chaude et touchante ovation. Alors l’académicien s’avança jusqu’au bord de l’estrade, et fit signe qu’il voulait parler.

Il remercia d’abord avec une émotion visible, puis il dit sa joie, sa surprise, à constater un essai de rapprochement entre les artistes et le peuple, et il rendit hommage à l’instigateur de ce rapprochement, à l’homme de bien, à l’homme de talent que les mandarins de la littérature et les aventuriers de la politique pouvaient méconnaître, mais que tous les gens de cœur applaudissaient, encourageaient, car il faisait œuvre de justice en initiant le peuple à la beauté.

« Les théâtres sont inaccessibles aux pauvres ; les livres sont incompréhensibles aux ignorants. L’art existe seulement pour une élite qui lui demande tantôt des jouissances et tantôt des consolations. Ce sont ces consolations et ces jouissances que monsieur Antoine Genesvrier vous offre ; et il vous enseigne à les comprendre, à les goûter. Il extrait pour vous, du vaste trésor artistique, patrimoine du genre humain, les parcelles les plus parfaites, les plus pures, les plus facilement assimilables. Ceux d’entre vous qui, par d’heureuses dispositions intellectuelles ou un degré de culture supérieur, goûtent déjà ces nobles plaisirs, s’associeront à l’effort de monsieur Genesvrier et de ses collaborateurs. Ils seront les agents d’une féconde propagande ; ils initieront leurs camarades moins favorisés. Artisans, ouvriers, vous trouverez ici, mieux qu’au cabaret, mieux qu’au brutal spectacle des cafés-concerts, le délassement du labeur quotidien, l’oubli de la vie dure et médiocre, l’émotion sacrée, la gaieté qui n’avilit pas. Vous apprendrez à connaître ces hommes qui travaillent et luttent comme vous et que vous traitez en étrangers, en « bourgeois », sans vous apercevoir que leurs vœux tendent à réaliser les vôtres. Eux-mêmes, à leur tour, artistes, écrivains, ouvriers de la pensée, renouvelleront, rajeuniront leur talent au contact de l’âme populaire.

» Je ne puis vous dire, mesdames et messieurs, avec quel sentiment de joie et de confiance je quitterai cette salle, où j’ai entrevu l’alliance de l’art et de la vie, l’oubli des haines sociales par la fraternisation des intelligences, qui promet la fraternité des cœurs et l’ébauche des grandes fêtes futures où communiera l’humanité. »

Je n’attendis pas que le flot des visiteurs, par la porte rouverte toute grande, se précipitât. Baissant ma voilette, ramenant sur ma poitrine les plis de mon manteau, je glissai à travers le vestibule comme une ombre. Le noir et le vide des rues, à cette heure tardive, me firent peur. Je hélai une voiture et me fis conduire chez moi.

Dès que j’eus changé de vêtements, sans réveiller Babette, je descendis au rez-de-chaussée et j’ouvris la porte de la bibliothèque, où je n’étais pas entrée depuis tant de jours. Une bouffée d’air froid me fit frissonner sous mon peignoir et agita la double flamme du candélabre que j’élevais au-dessus de ma tête en avançant.

Je posai le flambeau sur la table, et, debout, appuyée au fauteuil, je regardai les yeux vacillants de la lumière projeter jusqu’au plafond la silhouette bizarre des meubles, la forme exagérée du buste de Platon. Sur la haute cheminée, presque au niveau de mes cheveux, la Pallas d’Olympie continuait sa méditation. L’aspect de la pièce me parut nouveau, étrange, quasi surnaturel. Une moiteur légère perla sur mes tempes, à la racine de mes cheveux, mais je surmontai cette défaillance. Les mains jointes comme pour la prière, j’appelai de toutes les silencieuses voix de l’âme l’Ombre que j’étais venue invoquer.

« Si quelque chose de vous survit, ô mon cher oncle, si la pensée de votre enfant peut s’unir à votre pensée devenue, hors des liens du corps, votre réalité immortelle, n’est-ce pas entre ces murs, parmi ces choses vénérables où se complut votre prédilection ? Et si cette pensée même, comme meurt la flamme avec la lampe, fut dissoute dans la matière avec le corps qu’elle anima, ici je puis vous ressusciter par le miracle de la tendresse, dans la seconde vie du souvenir.



JE REGARDAI LES YEUX VACILLANTS DE LA LUMIÈRE…

» Voici l’heure décisive de mon existence, l’heure prévue et redoutée, lorsque, parmi les fleurs de la Châtaigneraie, vous m’enseignâtes le sens de ma vie et la loi du futur amour. Cette loi, je la pressentais à peine quand, devant la splendeur du soir sur les champs, devant l’éveil de l’aube sur la ville, je dédiai ma virginité au héros annoncé par vous.

» Vous rêviez à lui dès mon enfance, en m’expliquant Plutarque sous le vieux figuier. C’est pour lui que vous m’avez faite sage, forte et pure : c’est pour lui que vous avez taillé, dans un marbre incorruptible, la statue idéale qu’il devait animer en la touchant.

» Ô mon père, ô mon maître, il est venu, le héros. J’avais cru le reconnaître sous une forme mensongère, et la route que j’allais prendre m’eût à jamais éloignée de lui. Éclairée enfin, je reviens à celui que vous auriez élu dans le secret de votre âme, à celui qui, pauvre et méconnu des hommes, a su vivre une vie supérieure et créer en soi-même un demi-dieu.

» Sa présence m’avait frappée de crainte. Je ne savais pas que je l’aimais. Mais, parmi les autres hommes, je sentais ma solitude ; je trouvais le désert partout où il n’était pas. Exilée dans un monde étranger, subissant sans la comprendre une mystérieuse nostalgie, j’ai vu peu à peu surgir à travers mes troubles et mes tristesses sa beauté, sa grandeur, sa force. Et votre prédiction fut accomplie : j’arrivai à l’amour par l’admiration.

» Une rumeur a passé dans le nocturne silence : la double flamme palpite sous un souffle de l’au-delà. Maître, Père, est-ce vous ? Est-ce votre âme qui descend de l’Étoile mystique ou qui monte du noir séjour des morts ? Bénissez votre fille qui s’éveille d’un songe de vingt ans et s’en va, au bras de l’élu, vers la vie. »