Calmann-Lévy (p. 90-94).

XXI


Seule dans la baignoire dont la grille dorée, levée à demi, me dérobait à l’indiscrétion des lorgnettes, inattentive à la foule houleuse qui refluait dans la salle avant le lever du rideau, je relisais un billet envoyé par Maurice avec une gerbe de lilas blanc :

« Comme un soldat grec, avant la bataille, suspendant l’offrande fleurie au piédestal de Pallas victorieuse, je mets à vos pieds ces fleurs, chère Hellé. Que votre présence invisible me soit un favorable augure. J’ai voulu que vous fussiez seule pour entendre mon œuvre et la juger. Ma pensée, à travers le tumulte ou le silence, ira constamment vers vous.

» J’aurais aimé m’asseoir à votre côté, dans l’ombre où ne vous devineront pas les spectateurs. Je ne puis. Je suis la proie de mes amis, de mes interprètes, de toutes espèces de gens jaloux d’épier ma sérénité dans le succès ou la déroute. Pourtant, la soirée ne se passera pas sans que j’aille chercher près de vous la consolation de ma défaite ou le prix de ma victoire. »


La salle, peu à peu, s’était remplie. Accoudée, le front dans mes mains, je savourais l’ivresse légère qu’exhalaient les frais lilas, blancs comme ma robe blanche. Je ne regardais pas le public particulier des premières, ce public mêlé, turbulent, amusant pour les vrais Parisiens, parce qu’ils y reconnaissent des journalistes, des artistes, des comédiens, des snobs, des femmes de tous les mondes et des types qui n’appartiennent à aucun « monde » défini. Les gens qui causaient, riaient, songeaient autour de moi, m’étaient inconnus ou indifférents. En toute autre circonstance, j’aurais désiré qu’on me les nommât ; leur histoire, racontée par Maurice, m’eût étonnée, instruite ou divertie… Mais Maurice n’était pas avec moi, dans cette petite loge où il m’avait reléguée si jalousement, si tendrement, pour que rien ni personne ne prit un peu de mon attention, un peu de ma pensée, qu’il voulait tout entière à son œuvre, Et rien ni personne ne pouvait m’intéresser.

Tout à coup le lustre baissa. Un invisible orchestre, adroitement dissimulé, commença un bref prélude, d’un caractère pastoral, et le rideau se leva sur le noble décor d’un bois sacré, aux environs de Mytilène. Par une échancrure de rochers on voyait au loin bleuir la mer. À l’ombre des myrtes d’Aphrodite, le chœur des vierges, conduit par une chorège blonde, évoluait lentement. Soudain, salué par l’hymne des lyres, le grand vieillard Alcée sortait du bois. Il interrogeait les vierges sur Sapho, qui, dévorée d’ennuis mystérieux, fuyait les temples et les places de Mytilène.

Sur un rythme lent, scandé par les lyres, le chœur traversa la scène et disparut. Seule, la vierge Mélissa demeura près de la fontaine, invoquant la Naïade et murmurant des vers qui exprimaient la douceur et le tourment d’aimer. Comme évoqué par elle, apparut le beau chasseur Phaon. Oubliant son arc, ses flèches et l’ivresse de la poursuite, il vint se désaltérer à la source entre les arches et les iris.

Un dialogue délicieux s’engagea, interrompu par Alcée, qui renvoyait la jeune fille près de ses compagnes et emmenait Phaon.

Ce premier acte, tout parfumé de poésie antique, disposa favorablement le public. En observant le mouvement de la salle, j’y sentis circuler cette électricité de sympathie qui est le sûr présage du succès.



UNE FEMME ASSEZ CORPULENTE…

Abritée par le grillage d’or, je cherchai des visages connus, et, peu à peu, je découvris madame Gérard, assise entre madame Marboy et une jeune femme, sur le devant d’une loge. À l’orchestre, mon vieil ami Lampérier causait avec le critique d’un journal grave. Dans une avant-scène, somptueuse comme un boudoir, des dames agitaient des éventails et croquaient. des pastilles qu’un monsieur leur offrait dans une bonbonnière d’or. Parmi ces dames, je devinai, d’après les indications de Maurice, cette fameuse baronne de Nébriant, sa cousine, dont il m’avait souvent parlé. C’était elle, à n’en pas douter, qui occupait le centre de la loge : une femme assez corpulente, qui ressemblait à un portrait de Largillière, avec son teint fleuri d’un léger fard, ses beaux yeux sombres, ses épais cheveux gris d’argent. Une agrafe de diamants brillait dans les dentelles du col ; un chiffre de diamants ornait le manche de l’éventail tout en plumes blanches et en écaille blonde. J’avais entendu vanter les réceptions de la baronne, les comédies qu’elle faisait jouer par des amateurs, et les petits livres de Pensées et d’Impressions qu’elle publiait chaque année, sous des titres précieux : Papillons bleus, ou Fleurs effeuillées.



J’APERÇUS ENFIN SA TÊTE PENSIVE…

Détourné de madame de Nébriant, mon regard fouillait l’orchestre, les demi-cercles des galeries, cherchant celui qui n’osait pas, sans doute, me rejoindre. Antoine Genesvrier. Pourquoi, dans l’entr’acte, ne venait-il pas me saluer ? Nous nous étions vus bien rarement depuis quelques semaines, et l’on eût dit que, par un accord tacite, nous reculions une explication douloureuse qui bientôt deviendrait nécessaire. Je ne pouvais pas me dissimuler que notre sérénité fraternelle s’altérait déjà, qu’il y avait entre nous je ne sais quel obstacle.

J’aperçus enfin sa tête pensive qu’un secret souci vieillissait, ses cheveux bruns, marqués de gris vers les tempes, son vaste front, sa main crispée sur le rebord du balcon. Et, pour échapper au malaise qui montait d’une profondeur inconnue de mon âme, je plongeai mon visage dans la caresse embaumée des lilas, qui m’enveloppèrent comme d’un subtil et jeune amour. J’entendis la rumeur de la salle s’apaiser, l’orchestre élever cent voix douloureuses : harpes, cors et violons gémissaient en sourdine la mélancolie nostalgique des vaines amours.

J’ouvris les yeux. Couchée sur le flanc, dans sa longue draperie blanche, les cheveux mal retenus par une résille d’or, la célèbre tragédienne prêtait aux langueurs de Sapho sa plastique superbe, l’eurythmie de ses poses, la musique de sa voix. Le décor représentait la terrasse d’une maison ; la lune planait au ciel crépusculaire. Trois jeunes filles, vêtues de lin transparent, vert, bleu, mauve, se tenaient droites et silencieuses dans un angle entre de hautes jarres d’argile d’où s’élançaient des lis sauvages. Un laurier découpait sur les claires dalles de marbre l’ombre noire et fatidique de ses rameaux. Tout à coup, comme appelée par les flûtes invisibles, Sapho se soulevait à demi — et c’était la délicieuse cantilène élégiaque, les stances du souvenir, puis le furieux transport, l’invocation à Aphrodite, clamée d’une voix de colère et de désir, avec un redressement du corps, un geste des bras tendus qui faisaient éclater en bravos la salle conquise et haletante.

En quelques minutes, Noémi Robert avait assuré le triomphe du poète, si étroitement associé à son triomphe personnel, que ni le public ni moi-même ne distinguions plus le génie de l’interprète du génie de l’auteur.

Le drame continua, mêlant aux amours de Phaon et de Mélissa les angoisses jalouses de Sapho, les tristesses d’Alcée. Et quand le rideau retomba sur les imprécations de la poétesse, éclairée enfin, ce furent des trépignements, des rappels, une folie déchaînée et contagieuse qui me saisit malgré moi. Prise de vertige, incapable de maîtriser mes nerfs, je sentis couler des larmes involontaires…

Si violente fut cette crise d’exaltation intérieure que je n’entendis point s’ouvrir, puis se reformer, la porte de la petite loge. Une main toucha mon épaule, un souffle brûla ma joue, une voix frémissante appela :

— Hellé !

C’était Maurice, pâle, ému, mais rayonnant de la double victoire que la clameur grondante et mes larmes lui promettaient. Sans que j’eusse rien dit, sans qu’il eût murmuré une prière, je me trouvai dans ses bras ; la rumeur de la salle souleva vers lui mon âme éperdue… Deux mots, un baiser, une promesse… Ce fut tout. Nous restâmes côte à côte, en silence, épuisés, enivrés, la main dans la main, pendant que le rideau se relevait sur la grève désolée de Leucade. Les flûtes pleuraient lugubrement à l’unisson du cœur… Alcée, Mélissa, Sapho, tour à tour reparurent. Le drame du fatal amour se dénoua dans la splendeur lyrique des lamentations.

Et ce fut l’adieu de la poétesse à la terre natale, à la douce lumière ; ce fut l’invocation à l’Éros souterrain qui guide dans les champs d’asphodèles les ombres infortunées des amants.

Une clameur triomphale clama la chute du rideau, qui se releva plusieurs fois sur Noémi Robert, oppressée, souriante, heureuse. Alcée jeta enfin le nom de l’auteur à travers la tempête des bravos et Maurice, qui me tenait embrassée, frémit malgré lui, dans l’ombre.

Derrière nous, soudain la porte craqua.



— VOS AMIS VOUS RÉCLAMENT.

Désenlacés, nous nous séparâmes, et j’aperçus Antoine Genesvrier.

— Clairmont, dit-il, vos amis vous réclament. On vous cherche partout. Allez jouir de votre succès…

— J’y vais, dit Maurice, qui semblait ivre… Adieu, Hellé, au revoir !

Il sortit. Antoine resta debout à la place qu’il venait de quitter. Puis, le bruit décroissant, il dit :

— Venez-vous, Hellé, avant que les couloirs soient envahis ? Je vous accompagnerai, si vous le permettez.

— Oui… balbutiai-je.

Il réclama à l’ouvreuse le capuchon de dentelle, le grand manteau de satin gris. Je pris le bouquet de Maurice, et je suivis Genesvrier à travers les couloirs.

L’air glacé, me frappant au visage, calma la fièvre qui me brûlait. Assise près d’Antoine, dans la voiture, je m’efforçai de parler sur un ton aisé et naturel, vantant le drame et l’admirable interprète. Il approuvait par mots brefs. Le fiacre tourna dans une ruelle obscure ; — et soudain j’eus le pressentiment, la certitude qu’Antoine savait tout, qu’il allait parler.

— Ma chère Hellé… commença-t-il.

Sa voix altérée m’était douloureuse à entendre. Il soupira profondément, et, par un effort qui le déchirait :

— Hellé, fit-il, mon enfant, j’ai deux mots à vous dire, deux mots seulement. Je voulais attendre à demain… Ce me serait trop pénible… Ne tremblez pas, Hellé ; je ne veux ni vous blesser, ni vous attrister. Ce qui est arrivé devait arriver ; je ne me plains pas.

— Antoine, je vous jure…

— Non, non, ne parlez pas… Vous n’avez pas besoin de vous défendre, ni de rien expliquer… C’était fatal, vous dis-je… Je m’y attendais, depuis quelque temps… Non, Hellé, ne dites rien.

L’ombre me cachait sa souffrance stoïque et lui dérobait mon émoi, mon remords. L’odeur des lilas flottait ironique et douce.

— Vous n’aviez rien promis. Vous étiez libre. Votre cœur a parlé. Suivez son vœu. Que vous offrais-je, moi. Folie, folie ! J’aurais dû penser à mes cheveux qui grisonnent, à l’austérité de ma vie, dont s’est effrayé l’amour. Ainsi chacun a son heure d’illusion et de faiblesse.

— Je vous fais du mal, dis-je dans un sanglot.

— Ne pleurez pas, chère petite, dit-il avec douceur. Comme je vous aimais hier, comme je vous aime aujourd’hui, éternellement je vous chérirai. Mon cœur n’est pas de ceux qui changent… Mais ne craignez pas que je me laisse emporter à quelque folie de désespoir. Je vais souffrir. Je me créerai des devoirs aussi grands que ma douleur… Et maintenant, qu’il ne soit plus jamais question de ces choses.

— Antoine, suppliai-je, je vous verrai encore ? Vous resterez mon ami ?

— Votre ami, toujours. Mais laissez-moi le temps de me calmer et de me reprendre… Plus tard nous nous revenons, chère Hellé.

Je pressai sa main sans répondre. La voiture s’arrêtait. Je descendis.