Calmann-Lévy (p. 39-42).

X


C’était quelques jours après cette soirée.

— Hellé, me dit l’oncle Sylvain, j’ai une visite à faire. Veux-tu m’accompagner ? Tu pourras me donner un bon conseil.

— À quel propos, mon oncle ?

— Voici : monsieur Genesvrier m’a dit, l’autre soir, qu’il voulait se défaire de certains livres rares reçus en héritage et qui encombrent inutilement sa bibliothèque. Mon âme de vieux bibliophile s’est émue, et j’ai obtenu de monsieur Genesvrier qu’il me laissât faire un choix parmi ces livres avant de voir un autre acquéreur.

— Je vous suis, mon oncle, très volontiers.

Antoine Genesvrier habitait sur le versant de la montagne Sainte-Geneviève, dans cette pittoresque petite rue Clovis formée par les bâtiments du lycée Henri IV, la tour Clovis, l’église Saint-Étienne-du-Mont et les jardins du presbytère. Quatre ou cinq maisons seulement y abritent d’humbles ménages, des professeurs pauvres, des ouvriers, et tout près, dans la rue Descartes, grouille une population presque indigente. Nous gravîmes quatre étages, par un escalier sombre, et, parvenus à un palier étroit, nous lûmes le nom d’Antoine Genesvrier sur une porte. Mon oncle sonna. La porte s’ouvrit, démasquant une antichambre noire où je distinguai la silhouette de M. Genesvrier.

Il eut une exclamation de surprise, puis il nous fit entrer, s’excusant brièvement du désordre de son logis. Je regrettai presque d’avoir accompagné mon oncle, car il me sembla que ma présence donnait à mon hôte quelque embarras.

Mais, quand nous fûmes assis dans son cabinet de travail, je ne regrettai point mon voyage. Le lieu n’était point banal.

Je la vois encore, cette grande chambre tapissée d’un papier uni, d’une douce teinte verdâtre. Le carreau rouge, çà et là recouvert de nattes fines, était fraîchement lavé. Des rayons de sapin verni, chargés de volumes, occupaient deux panneaux. Une petite armoire bretonne renfermait sans doute les manuscrits et les documents précieux. Il n’y avait ni tentures, ni grands rideaux à la fenêtre, voilée seulement à mi-hauteur par de petits stores d’étoffe écrue. Le jour égal et pur tombait de haut sur la table où une grosse lampe, coiffée d’un abat-jour bleu, était toute prête pour la veillée, parmi des liasses de lettres, des cahiers de papier et une collection de l’Avenir social réunie dans une reliure mobile. Sur la pendule basse, formée d’un bloc carré de marbre noir, j’admirai une réduction en plâtre de l’Esclave, de Michel-Ange. Au mur, entre des cartes de géographie, j’aperçus une belle photographie de Jacques Laurent, deux études peintes, et, dans un petit cadre de chêne, une épreuve ancienne déjà et toute jaune de la Melancholia, d’Albert Dürer. Il me parut que le grand ange féminin, si triste sous sa couronne, était le génie de ce lieu.



DANS CE CADRE CRÉÉ…

Pendant que mon oncle rappelait l’objet de sa visite, je contemplais Genesvrier debout à contre-jour. Dans ce cadre créé par lui, et qui reflétait sa vie austère, il était mieux et plus à l’aise que dans le salon de madame Marboy. Il n’était ni gracieux, ni élégant, mais il n’était point vulgaire. Il avait la stature d’un homme fait pour commander, de larges épaules, qui eussent porté sans défaillance un siècle d’acharné labeur, des sourcils proéminents, des yeux au regard lent et fixe. On sentait en le voyant que cet homme, affranchi de tout besoin de vanité, de toute superstition de caste, n’obéissait qu’à lui-même. Avant de susciter la sympathie, il imposait l’attention, il forçait au respect.

— Ma bibliothèque est à votre disposition, dit-il à mon oncle. Je me ferai un plaisir de vous prêter tel livre qui vous conviendra. Quant à ceux que vous désirez acquérir, j’en veux ignorer la valeur marchande, et votre prix sera le mien.

L’oncle Sylvain se récria :

— Vous me mettez dans un embarras extrême ; je ne suis malheureusement pas assez riche pour satisfaire ma passion des beaux livres, mais je ne voudrais point profiter de votre volontaire ignorance et vous exposer à des regrets.

— Ne craignez rien, monsieur. Depuis que j’ai eu l’honneur de vous rencontrer, il m’est venu une singulière répugnance à remettre ces livres aux mains d’un marchand. Ce me serait un plaisir de les savoir chez vous, en bonne place. Je n’ai point, pour beaucoup de raisons, le loisir ni le moyen d’être un vrai bibliophile, mais j’ai le respect des vieux livres. Je dirais que j’y sens des âmes, si j’étais poète comme Clairmont.

Je levais des yeux étonnés.

Il reprit en souriant :

— Ce jargon poétique ne m’est pourtant point familier, et, sachant que vous devinez mon sentiment, je n’ai pas à l’expliquer davantage. J’ai donc un vif désir de vous céder ces volumes, s’ils vous plaisent. Aussi, je vous le répète, votre prix sera le mien.

Il ouvrit la petite armoire et prit une douzaine de volumes à reliure fauve. Mon oncle mit ses lunettes pour les examiner. Il y avait une Bible de 1650, ornée de gravures sur bois, un Erasme, un Rabelais et quelques ouvrages philosophiques du xviiie siècle.

L’oncle Sylvain regarda curieusement les titres, les dates, l’état des reliures, la beauté des fers.

— Cher monsieur, dit-il, vous n’avez peut-être aucune expérience de la valeur que représentent ces livres. Je choisirai ce qui me conviendra, et je vous adresserai des hommes de goût qui seront charmés d’acheter le reste. Ils l’apprécieront aussi bien que moi et le paieront mieux que je ne puis le faire.

M. Genesvrier eut un geste de contrariété :

— Non, dit-il, ces transactions m’ennuient horriblement… Je suis occupé, débordé, et fort peu capable de convaincre des amateurs.

— J’en fais mon affaire, dit l’oncle. J’enverrai prendre les volumes, et vous n’aurez à vous occuper de rien.

— Vraiment, je suis confus… me connaissez à peine…

— Le peu que je connais de vous m’a donné une vive curiosité de vos œuvres et un vif désir de votre estime. C’est le présage de l’amitié… Croyez, monsieur, que je ne suis point prodigue de ce sentiment. Je suis un vieil ours. Je déteste le monde, et n’y aurais jamais reparu sans cette petite fille que voilà. S’il faut tout dire, je suis à la fois enthousiaste et misanthrope. L’œuvre de l’homme me passionne ; l’homme me dégoûte le plus souvent. Tous les affamés de places, de titres, d’argent, m’inspirent plus de mépris encore que de pitié et j’estime celui qui sait vivre solitaire. Le goût de la solitude suppose une vertu intellectuelle qui m’a toujours attiré.

Genesvrier répondit :

— Je ne suis pas un dilettante de la solitude. Je l’aime parce qu’elle m’est nécessaire pour me recueillir et pour travailler ; mais je suis curieux de l’homme, et je l’étudie tel qu’il est, tel qu’il pourrait être, tel que l’ont fait les déformations sociales et morales, et je sens, pour ses misères, moins de mépris que de pitié.

— Vous avez l’âme indulgente ?…

— Pas toujours, dit Genesvrier, et certains vous parleront de « mon âme enfiellée, jalouse, féroce », parce que je hais l’hypocrisie, l’injustice. Ah ! que ne suis-je un grand écrivain ! Mais je ne vaux que par ma sincérité, ma clairvoyance et ces inspirations soudaines qui naissent de l’indignation. Ne vous méprenez pas, monsieur, je ne suis pas un politicien déguisé en homme de lettres, je ne me suis embauché dans aucun parti. Je suis un homme libre.



MON ONCLE MIT SES LUNETTES…

Il sourit :

— Mais je ne suis pas un homme aimable. Ma tante Marboy me l’a souvent reproché. Rien ne m’irrite plus que la bienveillance banale qui n’est ni la tendresse, ni la charité, et noie la colère, l’amour, l’admiration, le dédain, toutes les émotions fortes, dans je ne sais quel fade bouillon.

Un rayon de soleil, entre deux nuages, frappa les vitres d’une flèche d’or.

— Le ciel s’éclaire, dit Genesvrier. Voulez-vous voir mes jardins suspendus, ma terrasse de Babylone ?

Il ouvrit la fenêtre et nous fit passer sur un large balcon où des jacinthes fleurissaient dans d’étroites caisses vertes. Un lierre presque noir tordait sur le mur ses tiges velues.

— C’est un des charmes de la maison, dit notre hôte. Ces arbres que vous voyez en bas appartiennent au presbytère de Saint-Étienne-du-Mont. De la rue même on voit les grappes jaunes des ébéniers, les thyrses violets des lilas qui semblent plantés sur la crête du mur. Ces fleurs, dans le jeune feuillage, se mélangent fort agréablement, et, le soir, quand il a plu, leur odeur monte jusqu’à ma fenêtre.

J’aime ces profils gris des monuments que le Panthéon domine, et j’ai une tendresse particulière pour la vieille tour Clovis. Quand je suis fatigué, je m’assieds sur le balcon et je me repose dans la compagnie des moineaux francs et des jacinthes.

Il vit mon air étonné.

— Ceci vous surprend, mademoiselle Hellé ? Je n’ai pas la mine d’un jeune homme sentimental, et je ne prétends pas jouer Jenny l’ouvrière avec mes jacinthes et mes moineaux. Mais c’est la loi des contrastes et des réactions.

— Je n’y vois rien de ridicule.

— Mon ami Clairmont s’en amuse fort. En sa qualité de poète, il n’estime que les cygnes, les aigles et un peu les rossignols, bien que ces animaux se soient démodés depuis Lamartine. Mes pierrots lui semblent insupportables, et laids, la vulgarité de mes jacinthes lui fait mal au cœur, Clairmont ne supporte que les roses, les lis, les tulipes et les chrysanthèmes du Japon.

Cette ironie me déplut et je ne répondis rien. L’heure était venue de nous retirer. Mon oncle exigea de Genesvrier la promesse de venir chez nous le mercredi suivant.