Hellènes et Bulgares - La Guerre de races au Xe siècle
Gustave Schlumberger, de l’Institut. — Un Empereur romain au Xe siècle : Nicéphore Phocas, 1 vol. in-4o, avec 4 chromolithographies, 3 cartes et 240 gravures dans le texte. Paris, Firmin-Didot. — L’Epopée byzantine à la fin du Xe siècle : t. I, Jean Tsimiscès ; les Jeunes Années de Basile II ; t. II, Basile II le Tueur de Bulgares, 2 vol. in-4o, ornés l’un de 777, l’autre de 633 gravures, toutes d’après des documens authentiques ; plus une vingtaine de gravures hors texte. Paris, Hachette.
Quand s’opéra, en 395, à la mort de Constantin le Grand, le partage de l’immense empire romain en deux empires, on eût pu croire que dans les limites de celui d’Orient, au moins dans ses provinces d’Europe, aucune race humaine ne pourrait disputer la prépondérance à la race grecque. Dans l’espèce de champ clos compris entre le Danube au Nord, l’Adriatique et la mer Ionienne à l’Ouest, la Mer-Noire et l’Archipel à l’Est, il n’existait que des débris de peuplades, pour la plupart établies de toute antiquité dans la péninsule balkanique, réputées autochtones et dont les anciens géographes nous ont rendu les noms familiers. A peine effleurées par la propagation de la langue romaine, il semblait qu’elles ne résisteraient point à la pénétration grecque, rayonnant à la fois de Constantinople et d’Athènes ; il semblait que toutes ces vieilles nations, qu’elles appartinssent au groupe illyrique ou bien au groupe daco-thracique, Mésiens, Albanais, Dardaniens, Péoniens, Pélagoniens, Chaoniens, Molosses, etc., aux idiomes pauvres et rudes, n’entreraient enfin dans le grand courant de l’histoire et de la vie que par leur absorption dans l’hellénisme. Si ces Barbares n’avaient pu, en quatre siècles d’empire romain, devenir, comme les Ibères ou les Celtes, de vrais Latins, pourraient-ils se montrer aussi réfractaires à cette langue hellénique qui, depuis le VIe siècle avant notre ère, s’insinuait chez elles par tant de colonies grecques et par toutes les voies du commerce, qu’avaient parlée les rois de la Macédoine et de l’Epire encore barbares, les Philippe, les Alexandre le Grand, les Antipater, les Ptolémée la Foudre, les Pyrrhus ; plus rapprochée de leurs idiomes qu’autre parler humain ; une langue qui était à la fois celle de l’Empire, celle de l’Eglise et celle de la civilisation ?
Il devait suffire, semblait-t-il, que les successeurs de Constantin le Grand maintinssent la frontière du Nord bien garnie de forteresses et de légions, rigoureusement fermée aux hordes asiatiques, pour que la péninsule tout entière, en quelques générations, devînt comme une Grèce immense, et que de la Save au cap Ténare on n’entendît plus que les sons de la langue de Platon. L’hellénisme avait, évidemment, toutes les chances de succès : nulle rivalité possible de la part de ces obscures tribus indigènes ; la rupture avec la Rome italienne arrêtant net l’afflux de colons d’Occident ; ceux mêmes que l’empereur Trajan avait établis en Dacie, les futurs Roumains, emportés par la première tourmente des invasions, dispersés en des lieux inconnus, évanouis de l’histoire, qui pendant des siècles ne saura même plus leur nom ; enfin les provinces asiatiques du nouvel empire, de Trébizonde à la Syrie, de Smyrne à l’Euphrate, hellénisées depuis les temps alexandrins, offraient pour la complète hellénisation des provinces d’Europe un réservoir inépuisable d’hommes et d’énergies.
Le gouvernement qui s’installait dans la vieille cité de Byzance disposait des trois forces morales les plus puissantes qui eussent encore existé dans le monde. Il procédait à la fois de Rome, de la Grèce et de la Judée. Son souverain était l’héritier de Jules César, d’Alexandre le Grand et de Jésus-Christ. Son peuple était le peuple hellénique, et le peuple romain, et le peuple de Dieu. Il était même le seul peuple romain, du jour où la vieille Rome succomba sous l’invasion germanique. De ce jour-là aussi le maître de Constantinople se trouva être le seul empereur chrétien, le suprême défenseur de la foi, l’Isapostolos (semblable aux apôtres) par excellence, le détenteur de toute orthodoxie religieuse comme de toute légitimité politique, le monarque type vers lequel tous les rois et tous les peuples barbares eurent les yeux tournés et les mains tendues, les uns pour lui demander la consécration de leur titre royal, les autres pour s’offrir en qualité de colons ou de soldats, presque tous pour solliciter de lui l’initiation à la foi du Christ, Tout ce qui avait existé de grandeur, de majesté et de prestige pendant quinze ou vingt siècles dans le monde entier s’accumulait, après la disparition de l’empereur de Rome et durant les longues éclipses de la papauté romaine, sur la tête du césar de Constantinople[1]. Les artistes byzantins le représentaient sur des mosaïques à fond d’or, comme un saint ou comme un dieu, une auréole entourant son front ; et l’éclat de cette auréole, dans l’imagination des peuples prosternés, était fait de la majesté formidable des rois assyriens, ninivites ou perses magnifiés dans la Bible, de la sainteté de David, de Salomon, de tous les prophètes, de tous les confesseurs et de tous les martyrs, des souvenirs imposans que rappelaient les noms de César, d’Auguste, des Flaviens et des Antonins qui avaient tenu le monde dans le creux de leur main.
Toute cette puissance de grandeur réelle ou de prestige, tout ce qui subsistait de la forte organisation romaine, l’action centralisatrice d’une administration perfectionnée, le formidable appareil de la marine de guerre et des légions, le rayonnement de la propagande religieuse, était mis par l’héritier de Constantin au service de l’hellénisme, si puissant déjà par la séduction de sa langue et son éblouissante supériorité de civilisation.
A la vérité, les sujets du souverain de Byzance se qualifiaient eux-mêmes de « Romains, » et non pas d’Hellènes, nom qu’ils réservaient à leurs ancêtres païens. Ils avaient comme perdu la conscience de leur nationalité réelle. Pendant longtemps, ils avaient admis que le latin fût la langue officielle ; encore sous Justinien, les grandes compilations de droit furent rédigées en latin ; mais c’est à partir de ce moment que les lois nouvelles (les Novelles) furent promulguées en grec ; que sur les monnaies des empereurs les caractères grecs se substituèrent aux latins. Bientôt, dans la longue liste des dignités byzantines, les vocables grecs tendent à réduire la place occupée par les antiques appellations romaines. Le souverain oublie ses titres d’imperator, de César et d’Auguste pour adopter ceux de Basileus et d’Autocrator. L’empire d’Orient s’intitule toujours l’empire romain ; mais c’est un empire de la langue hellénique. C’est à l’hellénisme que l’on convertit les groupes de colons transportés en Europe de provinces lointaines, les recrues étrangères qui commencent à affluer dans les légions, les aventuriers latins, germains, Scandinaves, arméniens, arabes ou turcs qui sont venus chercher fortune à Byzance et s’y sont élevés aux premières charges civiles ou militaires. Tous ces groupes se sont si rapidement assimilés qu’ils en arrivent à donner des empereurs au monde hellénique : presque au début, toute une dynastie slave, dont les fondateurs sont deux paysans, Istok (la Source) et Oupravda (la Vérité ou le Droit), qui seront les empereurs Justin Ier et Justinien le Législateur (le nom romain de celui-ci étant presque une traduction de son nom slave). Plus tard une série de dynasties arméniennes.
A beaucoup d’égards, l’empire romain d’Orient ressemblait à l’empire ottoman qui lui a succédé : dans celui-ci, les plus ardens soldats du Prophète furent les janissaires, enfans chrétiens enlevés à leurs parens, et les « spahis, » anciens seigneurs terriens des pays slaves, grecs ou albanais, qui, pour conserver leurs fiefs byzantins sous le nom turc de timars, avaient embrassé l’islamisme. La plupart des hauts dignitaires et les plus célèbres grands-vizirs de Soliman le Magnifique furent des renégats européens. Les sultans eux-mêmes, Osmanlis par leurs pères, étaient de sang chrétien par leurs mères, esclaves géorgiennes ou arméniennes, captives russes ou italiennes. De même que dans l’empire ottoman quiconque parlait le turc et confessait le Prophète était réputé Osmanli, de même dans l’empire byzantin quiconque parlait le grec et faisait profession d’orthodoxie était réputé « Romain, » c’est-à-dire Hellène. A Byzance comme à Stamboul, l’empire reposait moins sur une race que sur une foi. Telle était la puissance d’absorption de l’hellénisme qu’il opérait une véritable transmutation des élémens ethniques les plus divers, hommes du Balkan, du Pinde, du Caucase, du Taurus et du Liban, Européens ou Sémites, Iraniens ou Touraniens. L’empire était comme un laboratoire où le « sang des races, » pour employer la forte expression d’un de nos jeunes romanciers, subissait, sous l’action d’une mystérieuse chimie politique, un perpétuel travail de combinaison ou d’amalgame.
Tout ce travail s’opérait au profit de la race hellénique, qui cependant, dans les provinces d’Europe comme dans celles d’Asie, était dans le même état d’infériorité numérique que dans l’antiquité ou dans l’âge contemporain. Même aujourd’hui, le nom de « Romains » se perpétue dans la Roumélie, quoiqu’elle soit devenue presque entièrement bulgare, et dans le « pays de Roum, » quoique l’Asie-Mineure soit devenue presque entièrement turque.
Tandis que la Rome italienne n’a régné sur le monde occidental que pendant cinq ou six siècles, la Rome byzantine survécut à celle-là pendant près de mille ans, qu’elle put employer à consolider sur l’Europe orientale la prépondérance de l’hellénisme. Les Grecs avaient pris ainsi une telle avance sur toutes les races rivales qu’il semblait impossible qu’aucune d’elles pût jamais lui disputer la suprématie. C’est pourtant ce qui se produisit ; sur leur propre domaine ethnographique et politique, le droit à l’empire, le droit même à l’existence leur furent âprement contestés.
Si l’on examine aujourd’hui une carte ethnographique de la péninsule des Balkans, même en assignant à celle-ci pour limites le Danube et la Save, au lieu d’une teinte uniforme consacrant le triomphe de l’hellénisme, on a sous les yeux la plus étrange bigarrure. Négligeons la teinte qui révèle la présence d’une population turque attestant la conquête ottomane de 1453. Les populations helléniques se présentent à nous en deux masses principales : l’une occupe la région qui cerne Constantinople ; l’autre couvre le royaume actuel de Grèce, avec ses dépendances insulaires. Ces deux grandes agglomérations, autour des deux métropoles de Byzance et d’Athènes, seraient totalement isolées l’une de l’autre si, le long des rivages de la mer Egée, il ne courait comme un mince cordon de population grecque, par Salonique et la presqu’île à triple pointe de Chalcidique, par le littoral de la Macédoine.
En sorte qu’en dépit des chances d’expansion que lui assura pendant mille ans la puissance romaine mise au service de l’hellénisme, les bénéfices qu’a réalisés celui-ci depuis les temps antiques apparaissent médiocres. Il a conservé la Grèce propre, celle de Périclès et de Léonidas. Il n’a gardé qu’une partie de cette Macédoine sur laquelle avaient régné les Philippe et les Alexandre. La Chalcidique et le rivage Nord de la mer Egée lui étaient acquis, plusieurs siècles avant notre ère, par ses colonies ioniennes. La seule acquisition nouvelle, c’est l’expansion au-delà des murailles de la primitive Byzance jusqu’à la Maritsa. Est-ce un résultat suffisant de tant de victoires remportées par d’héroïques empereurs et d’une royauté dix fois séculaire dont la splendeur éblouissait le monde ?
Ce ne sont ni les Grecs ni leurs vainqueurs de 1453 qui, ethnographiquement, sont aujourd’hui les maîtres de la péninsule. Sur tout le versant occidental du Pinde jusqu’à l’Adriatique, la vieille race pélasgique des Skipétars, de ces Albanais, de ces Epirotes sur lesquels a régné un roi de langue hellénique, Pyrrhus, continue à parler ses vieux idiomes, très apparentés au grec, mais qui ne sont pas devenus du grec. Toutefois cette race ne rivalise pas et n’a jamais rivalisé pour l’hégémonie politique. Le fait nouveau, créé pendant les années ténébreuses du haut moyen âge, c’est l’apparition d’une race qui couvre le Nord de la péninsule, dans sa plus grande largeur, de l’Adriatique à la Mer-Noire et à la mer Egée, qui l’occupe en une masse compacte, à peine mouchetée çà et là d’enclaves hétérogènes. Dans le processus obscur de sa formation en tribus, puis en nations, elle s’est fragmentée en deux portions inégales : à l’ouest, une nation serbe, dont les Croaties, la Bosnie, la Rascie, l’Herzégovine, le Monténégro, la Dalmatie ne sont que des provinces ; à l’est, plus homogène de religion, de civilisation, de sentiment national, les Bulgares.
A l’heure actuelle, ni la race grecque, ni la race serbe, ni la race bulgare n’ont pu se constituer en États adéquats à leur importance numérique. Il reste des Hellènes en dehors du royaume hellénique, des Serbes en dehors des États nationaux de Serbie et de Monténégro, des Bulgares en dehors de la double principauté bulgare constituée par les traités de 1878. Il est probable que, dans les circonstances les plus favorables à la constitution définitive de ces États, beaucoup de groupes nationaux ne pourront jamais se rattacher à leur centre naturel, mais seront absorbés par des races rivales ; en revanche, des groupes hétérogènes seront absorbés dans ces mêmes États : ce qui établit une sorte de compensation. A prendre la situation actuelle, l’importance respective des races chrétiennes qui aspirèrent autrefois à l’hégémonie de la péninsule peut s’exprimer par ces chiffres : environ 5 millions et demi de Grecs ; environ 5 millions et demi de Serbes ; environ 5 millions de Bulgares. Au total, 10 ou 11 millions de Slaves contre 3 ou 4 millions d’Hellènes. Ceux-ci ne forment que le tiers ou le quart de la population totale. On peut donc en tirer cette conclusion que la longue bataille de mille ans, durant laquelle toutes les chances et les plus efficaces moyens d’action se trouvèrent de leur côté, n’a pas été gagnée par eux : ils n’ont guère fait que maintenir leurs positions ; ils restèrent en minorité dans un empire qui porta leur nom et dont leur langue fut la langue officielle. Dès les temps qui précédèrent la conquête musulmane, une seule race de la péninsule fut en mesure d’y disputer à la race grecque la prépondérance : ce fut celle des Slaves.
Quand les premiers échantillons, encore clairsemés, de cette race humaine apparurent sur le sol de la péninsule, comme maraudeurs, prisonniers de guerre, soldats mercenaires, colons rivés à la glèbe, ce ne fut même pas sous leur nom ethnique, ni dans des conditions propres à justifier la plus flatteuse de ses étymologies (Slava, la Gloire). Jusqu’au VIe siècle, c’est des brigandages des Antes et des Vendes que se plaignent les chroniqueurs byzantins, qui d’ailleurs les confondent avec les hordes non slaves sous l’appellation classique de « Scythes. » Il faut que les garnisons impériales aient fait une garde bien peu vigilante sur la Save et sur le Danube, ou que les annalistes byzantins aient prêté bien peu d’attention à ce qui se passait en ces régions reculées, car, du Vie au VIIe siècle, l’immigration des Slaves a pris d’étranges proportions. Les chroniqueurs grecs commencent à les connaître sous leur vrai nom, et leurs pages se remplissent alors des révoltes auxquelles se livrent ces intrus, de leurs complicités avec tous les ennemis de l’empire, Arabes ou Avars, de leurs entreprises audacieuses sur les plus fortes villes de la monarchie, Thessalonique et même Constantinople. C’est quand l’empereur Héraclius fut obligé d’appeler en Asie toutes les légions « romaines, » d’abord contre les Perses de Chosroès, puis contre les Arabes, que les frontières d’Europe, assez mal gardées jusqu’alors, achevèrent de se briser, et que l’infiltration devient inondation. Deux grandes masses de Slaves apparaissent, l’une dans les provinces du Nord-Ouest, sous les noms de Serbes, Dalmates, Chrobates ou Croates ; — l’autre, encore innomée, dans les provinces du Nord-Est. Celle-ci se forma de tribus étroitement apparentées aux Slaves russes : de Smolènes, frères de ceux qui bâtirent Smolensk ; de Sévériens, comme ceux de la Desna ; de Drégovitches, comme ceux qui cultivaient les rives du haut Dnieper et de la Düna, etc. L’appellation commune, le vocable national que ces tribus devaient porter dans l’histoire leur fut imposé par un nouveau ban d’envahisseurs, qui finirent par s’absorber en elles, ne laissant surnager sur l’amalgame en ébullition que leur propre nom. Dans la horde bulgare qui créa la Bulgarie, certains ethnologues, comme M. Hovaïski, n’ont voulu voir qu’une tribu slave attardée, sur les bords du Volga et du Don, à mener la vie nomade avec les tribus finno-turques. D’autres, moins entichés de l’orgueil de race, les rattachent nettement à la famille finno-turque, au même titre que les Huns, les Avars, les Madgyars, et que les Turcs ottomans. Leur principal argument est qu’il a subsisté, jusqu’au XIIIe siècle, sur le moyen Volga, une autre nation bulgare, dont la capitale, Bolgary la Grande, détruite par les Tatars Mongols, a laissé des ruines encore aujourd’hui visibles : cette nation, reconnaissable aujourd’hui dans les tribus tchouvaches, aurait toujours présenté les traits caractéristiques de la race ouralo-altaïque.
Nous n’avons pas à discuter ici les deux thèses ethnologiques. Que les Bulgares primitifs aient été des Slaves purs, ou des Turcs slavisés ensuite au contact des tribus de la Mésie, c’est bien une nation slave, sans mélange d’élémens finnois dans sa langue, sans altération dans son type européen, qui s’est formée sur les rives du Danube pour se répandre ensuite dans les campagnes de la Thrace et de la Macédoine ! Nous ne rechercherons même pas si les 9 000 Bulgares, qui avaient poussé jusqu’en Bavière et qui y furent massacrés en 631 par ordre du bon roi Dagobert, parlaient une langue slave ou un idiome turc. Notons seulement que c’est vers la fin du VIIe siècle qu’Asparuch ou Isperich, chef d’une horde de ces Bulgares primitifs, franchit le Danube, subjugua les tribus slaves de la Mésie et livra bataille à l’empereur grec Justinien II. En 811, l’empereur Nicéphore, dans une vallée des Balkans, fut vaincu et tué par le roi bulgare Krum, qui du crâne impérial fit une coupe à boire la zdravitsa (santé). En 813, c’est l’empereur Michel Rangabé qui est battu à Anchiale. Krum dévaste la Thrace, immole des bœufs et des hommes, suivant « son rite profane ou plutôt démoniaque, » devant la Porte d’Or d’Andrinople ; puis il enlève d’assaut cette ville et, après un grand massacre, transplante la population hellénique dans les pays danubiens. En 814, c’est l’empereur Léon l’Arménien qui est battu auprès de Mésembria (Misivri) : Krum emmène 30 000 captifs chrétiens et ose mettre le siège devant Constantinople, sous les murs de laquelle il meurt mystérieusement, comme autrefois Attila, frappé d’un coup de sang ou d’un coup de couteau. Des rapports un peu meilleurs s’établirent entre les successeurs de Krum et les Basileis byzantins.
C’est alors que quelques effluves de civilisation hellénique pénétrèrent dans la sauvage Bulgarie et que les missionnaires, disciples des « apôtres slaves » Cyrille et Méthode, commencèrent à y répandre la foi chrétienne. Ils y rencontrèrent un étrange néophyte, le roi Boris ou Bogoris, qui, épouvanté, à ce que raconte la légende, par la vue d’un tableau représentant les terribles scènes du Jugement dernier, consentit à se laisser baptiser (860). Du même coup il devint l’allié de l’empereur Michel III et le reconnut pour son « père spirituel, » mais après s’être fait céder par lui la Zagorie de Thrace, c’est-à-dire le golfe de Bourgas, jusqu’alors âprement disputé entre les deux belligérans. Boris, célèbre auparavant par ses cruautés, serait devenu tout à coup, par la vertu du baptême, un prince très doux, très clément et très pieux. Il est le premier Bulgare dont l’Eglise nationale ait fait un saint. Une miniature du XIIIe siècle le représente la tête ceinte d’une auréole sur une mosaïque à fond d’or. Sa réputation de piété se répandit jusqu’en Occident ; car voici comment parlent de lui les Annales d’Einsideln : « Le jour, aux yeux du peuple, il s’avançait revêtu des ornemens royaux ; mais, la nuit, il se rendait secrètement dans une église, se prosternait sur le pavé et, revêtu d’un cilice, se livrait à la prière. » Il abdiqua la couronne en faveur de son fils aîné et entra dans un couvent. Il en sortit pour détrôner ce fils incapable, puis il y rentra, quand il eut fait proclamer roi son second fils, qui fut le grand Siméon.
Les Slaves du Nord-Est, — Serbes, Croates, Rasciens, Herzégoviniens, Dalmates, — s’établirent plus pacifiquement dans la péninsule ; ils y auraient été appelés, au VIIe siècle, par l’empereur Héraclius, qui comptait faire d’eux le rempart vivant de l’hellénisme contre les Avars. Ils ne furent jamais pour Byzance des voisins aussi incommodes que les Bulgares. Tandis que ceux-ci formèrent, dès le IXe siècle, une grande monarchie militaire, les Slaves du Nord-Ouest se divisèrent en sept ou huit principautés, qui reconnurent volontiers la suzeraineté du Basileus ; leurs chefs s’intitulaient krals (rois) ou joupans (comtes) et prenaient place dans la sacro-sainte hiérarchie byzantine sous le nom grec à’ archontes. En revanche, tandis que la Bulgarie finit par professer tout entière la même foi chrétienne que les Grecs, la foi dite « orthodoxe, » les Slaves du Nord-Ouest, tiraillés entre l’influence ecclésiastique de Rome et celle de Byzance, se trouvèrent divisés par la religion. Aujourd’hui encore la plupart des Serbes sont de rite « orthodoxe », tandis que les autres Slaves du Nord-Ouest (du moins ceux qui n’ont point passé à l’Islamisme) sont catholiques. La langue qui leur est commune à tous, sauf quelques différences dialectales, dissimule sa réelle unité sous la variété des alphabets, celui des Serbes se rapprochant des alphabets russe et bulgare, tandis que leurs voisins de l’Ouest ont adapté à leur idiome l’alphabet latin. L’histoire a mis entre les Bulgares et les Slaves du Nord-Ouest encore d’autres différences : les premiers ont tous subi la domination ottomane, sous laquelle s’est maintenue leur unité ethnique ; les seconds ont été disputés pendant des siècles entre les dominations turque, germanique et hongroise : c’est pourquoi ils n’ont pu constituer leur unité nationale et en paraissent encore très loin.
Durant les siècles du moyen âge, à cause de leurs divisions politiques ou religieuses, les Slaves du groupe serbo-croate ont rarement trouvé l’occasion de jouer un grand rôle. Suivant que triomphait la Grèce ou la Bulgarie, ils restaient vassaux du Basileus ou passaient sous la suzeraineté du « tsar » danubien. A plusieurs reprises s’élevèrent chez eux des rois puissans qui remportèrent des victoires ; mais jamais, tant que la Bulgarie et la Hellade se disputèrent l’hégémonie, la race serbo-croate ne fut pour elles un compétiteur. Une seule fois elle parut sur le point de saisir le rôle prépondérant ; mais c’était quand l’empire grec, mortellement atteint par le coup que lui avait porté la croisade de 1203, achevait de se disloquer ; quand la Bulgarie, un moment ressuscitée par une dynastie valaque, s’effondrait de nouveau dans l’anarchie ; quand le conquérant destiné à triompher à la fois de l’hellénisme et du slavisme allait prendre pied à Gallipoli. Ce fut à ce moment de désagrégation universelle dans le reste de la péninsule que toutes les tribus serbes se trouvèrent réunies sous le grand Etienne Douchan (1331-1355). Il imposa son alliance ou son protectorat à cette même Bulgarie dont ses ancêtres avaient été les vassaux, conquit les provinces grecques du Nord jusqu’à la Maritsa et jusqu’à l’isthme de Chalcidique, s’étendit dans la Macédoine et l’Albanie. Estimant que le titre de kral (roi) ne répondait plus à un tel degré de puissance, il se proclama tsar (empereur) à la fois des Serbes et des « Romains, » et, pour mieux affirmer la grandeur de sa nation, mit à la tête de son Eglise non plus un simple archevêque, dépendant du patriarche de Byzance, mais un patriarche de Serbie qui marcherait l’égal de celui-là. A la fois grand guerrier et sage législateur, il crut qu’il lui appartenait de substituer à la race grecque et à la race bulgare également en déclin la race encore intacte et toute neuve des Serbes. Pour atteindre ce but suprême, il fallait que le nouveau tsar des Slaves et des « Romains » pût s’introniser dans Byzance, chassant du trône impérial l’héritier dégénéré de Constantin. Sans doute alors la péninsule serait devenue un grand empire serbe, le tsar-basileus Etienne Douchan se fût installé à Constantinople en interprète des lois de Justinien et de Basile le Grand, en défenseur de la foi orthodoxe contre le schisme latin et l’invasion de l’Islam, peut-être en restaurateur de la civilisation. Aux Ottomans déjà prêts à franchir le Bosphore, il eût, comme il le disait, opposé, ce que la race hellénique était maintenant impuissante à leur montrer, « une vraie nation et une vraie armée. » Peut-être le sort de l’Europe orientale eût été modifié profondément, au grand profit de l’humanité tout entière. Mais l’année même qui précéda celle de la descente des Turcs à Gallipoli, Etienne Douchan, campé avec un matériel de siège sous les murs de Constantinople, périt de mort subite (20 décembre 1355). On dit que ses voïévodes s’écrièrent : « A qui l’Empire ? » Cette question s’était bien souvent posée dans les siècles qui précédèrent cette période si courte de la puissance des Serbes : jamais, jusqu’alors, cette vaillante race n’avait été en état de la résoudre à son profit. Un seul jour l’occasion s’en offrit à elle ; mais ce jour n’eut pas de lendemain.
Les vrais compétiteurs à l’empire, dans cette lutte séculaire, avaient été la race grecque et la race bulgare. Plus d’une fois le destin sembla pencher en faveur de celle-ci. Plus d’une fois, à défaut de l’hellénisme défaillant, elle parut capable d’opposer aux ennemis de la foi orthodoxe « une vraie nation et une vraie armée. « Pas plus que la Serbie, elle ne parvint à accomplir sa tâche jusqu’au bout. La race grecque, retranchée dans la plus puissante forteresse continentale et maritime qu’ait connue le moyen âge, fit tête obstinément. Même lorsque tantôt toutes les provinces d’Europe, tantôt toutes celles d’Asie lui échappaient, elle garda Constantinople, qui lui permit, l’orage passé, de reconquérir les provinces. Après chacune de ces crises, la Ville, de son indestructible énergie, refaisait l’empire. De nouveau rayonnait d’elle sur le monde la splendeur de l’hellénisme. Ces hautes murailles de Byzance, que n’avaient pu forcer ni les Huns, ni les Avars, ni les Perses, ni les Arabes, au pied desquelles, avec le dernier soupir de Douchan le Grand, devait s’exhaler, en 1355, l’âme de la Serbie, arrêtèrent également l’élan des tsars de Bulgarie vers la domination de l’Orient. Tant qu’elles ne furent pas brisées par les canons monstres et les antiques béliers du sultan Mohammed II, les Turcs eux-mêmes ne furent que campés dans la péninsule, destinés sans doute à disparaître comme toutes les hordes asiatiques qui les y avaient précédés. Du jour où ils purent à leur tour s’établir dans l’enceinte de Byzance, ils cessèrent d’être une horde pour devenir un Etat.
Les grandes époques de l’histoire des Bulgares furent : le siège de Constantinople, en 924, par le tsar Siméon ; la revanche qu’en prit l’hellénisme sous les empereurs Nicéphore Phocas, Jean Tsimiscès et surtout Basile II ; enfin la Bulgarie secouant de nouveau le joug byzantin, sous l’impulsion d’une dynastie de race valaque, conquérant à son tour les provinces grecques, se heurtant, par une imprévue combinaison des événemens, à la chevalerie latine, battant en rase campagne un empereur français de Constantinople et un roi piémontais de Macédoine, redevenue pour quelque temps la première puissance de la péninsule pour retomber ensuite dans l’anarchie qui devait la livrer presque sans défense à la conquête ottomane.
Nous laisserons de côté cette troisième période, où pourtant notre propre histoire est intéressée par de tragiques épisodes. Nous nous en tiendrons aux deux périodes précédentes, que les belles publications de M. Gustave Schlumberger, — doublement précieuses par le texte et par la richesse des illustrations, — nous convient à étudier. Aussi bien ce sont celles où non seulement la question de l’empire, mais la question de vie ou de mort se débattit le plus âprement entre deux les races.
Le second fils de Boris, premier roi chrétien des Bulgares, Siméon, régna de 893 à 927. La puissance de cette nation atteignit alors à son apogée. La fusion entre le premier ban de colons slaves et la horde d’envahisseurs qui donna son nom à la contrée s’était accomplie. La Bulgarie n’avait plus qu’une seule langue : le slave ; une seule foi : l’orthodoxie. Cependant, au point de vue topographique, la Bulgarie était triple : il y avait la Bulgarie danubienne qui, au sud des Balkans, débordait sur la Thrace jusqu’à la Maritsa et jusqu’à Salonique ; il y avait une Bulgarie trans-danubienne s’étendant jusqu’à la Moravie et à la Pologne ; il y avait une troisième Bulgarie s’étendant sur la Macédoine et l’Albanie, sur les deux versans du Pinde, autour des lacs de Prespa et d’Ochrida, où la race conquérante se superposait ou se mélangeait à d’autres races, mais où la réalité d’une forte colonisation bulgare est attestée aujourd’hui par la présence de myriades d’habitans parlant encore l’idiome national.
En outre, depuis le VIIe siècle, la race slave, plus spécialement la bulgare, avait projeté dans toute la péninsule, jusqu’à la triple pointe du Péloponnèse, des essaims de colons assez nombreux pour qu’à un certain moment la race hellénique parût presque entièrement dépossédée de son sol natal. Ces essaims ont modifié dans des proportions considérables, mais parfois difficiles à préciser, le vocabulaire géographique de régions où les Thessaliens, Béotiens, Athéniens, Achéens, Spartiates, Messéniens, pouvaient se croire intangibles. En Thessalie s’étaient cantonnés les Véligostes, les Berzites, les Ezérites, dont les noms ne peuvent s’expliquer que par l’étymologie slave. L’ancienne Magnésie s’appelle Zagorie (derrière la montagne). En Albanie, il y a une autre Zagorie, une Babagora (Mont de la Bonne femme), un Biélograd (ville blanche). Même aux portes d’Athènes, sur le territoire sacré d’Eleusis, le village de Zastani (derrière la palissade) dénonce la présence de colonies slaves. Le nom moderne du Péloponnèse, Morée, est peut-être slave (Moré, la mer, donc le pays maritime). Ce qui ne peut être contesté, pas plus pour le Péloponnèse que pour le reste de la Hellade, c’est la multitude des noms de lieux dans le genre de ceux-ci : Zagora, en Messénie ; Véligosti, en Arcadie ; Goritsa (de gora) près de Mantinée ; Chelmos (colline), en Achaïe ; quantités de localités appelées Boukovitsa, Lipovitsa, Oriéchova, Toplitsa, Doubovo, Tirnovo ou Tyrnavos (de mots slaves signifiant hêtre, tilleul, noyer, peuplier, chêne, épine) ; Prochod, Pescanitsa, Kaménitsa, Granitsa, etc. (passage, sables, pierres, frontière) ; Tourovo ou Tourani, Bobrovo, Vltchi, Medviédets, Iastrébitsa, Rakovitsa (buffles, castors, loups, ours, faucons, écrevisses). Ce qui ne peut être non plus contesté, c’est la quantité de Zagories, Slavinies, Sclavinies, Slavochorion (cantons des Slaves), qui se rencontrent à tout moment dans les textes historiques. Sur les pentes de l’âpre Taygète de Laconie se sont maintenues pendant des siècles deux belliqueuses tribus, les Ézérites (ozéro, lac ou marais) et les Milinges, que la Chronique de Morée, au XIVe siècle, qualifie de Slaves. Est-il donc étonnant qu’un Basileus du Xe siècle, Constantin Porphyrogénète, dans son livre sur les Thèmes ou Provinces, stupéfait de la transformation qui s’était opérée dans son empire, se soit écrié : « Ἐσθλαϐωθὴ πᾶσα ἡ χώρα ; tout le Péloponnèse est devenu Slave ! »
Si les Slavinies du Nord, établies en Mésie, en Thrace, autour de Salonique et en Macédoine, avaient été les élémens dont se forma l’empire de Bulgarie, n’était-il pas à craindre que les Slavinies de la Thessalie, de la Béotie, de l’Attique et du Péloponèse ne gravitassent vers le même centre d’attraction et que, par elles, le royaume des Krum, des Boris et de Siméon ne s’étendit jusqu’au Taygète et au cap Ténare ? A la vérité, dès le temps de l’empereur Basile le Grand, l’action politique et religieuse de Byzance avait commencé à s’exercer parmi ces tribus païennes ; de gré ou de force, au moins celles de la plaine, furent soumises à la perception du tribut et à l’autorité des stratèges (gouverneurs) ; presque toutes, sans renoncer à certaines superstitions apportées des pays du Nord, avaient dû abjurer les dieux paternels, Voloss ou Péroun, confesser la foi du Christ et subir l’autorité des évêques et des monastères helléniques. Mais la Bulgarie elle-même, pour être devenue chrétienne orthodoxe, en était-elle moins l’ennemie de l’empire ? Qui pouvait affirmer que les Slavinies baptisées eussent oublié leurs liens de race et de langage avec les tribus danubiennes, également baptisées ? Ainsi l’empire grec se trouvait menacé non seulement sur ses frontières du Nord, mais au cœur de ses provinces les plus incontestablement helléniques. L’ennemi était partout : au dedans, au dehors.
Le roi Siméon, auquel une telle puissance et de tels moyens d’influence venaient d’échoir, avait été, par ordre de son père Boris, élevé à Byzance. Il paraît même que, la couronne étant destinée au frère aîné, Boris entendit que ce second fils embrassât la vie monastique. C’est pourquoi un écrivain du Xe siècle qualifie Siméon d’apostat : ce qui signifie sans doute défroqué. Siméon dut recevoir une éducation de moine, c’est-à-dire d’intellectuel. Il aurait étudié à Constantinople « la rhétorique de Démosthène et les syllogismes d’Aristote. » Il y devint un Hémiargos, c’est-à-dire un demi-Grec. Il eût mieux valu pour les Hellènes qu’il restât simplement un barbare. Le goût qu’il avait, durant son séjour d’études, contracté pour les choses byzantines, pour le luxe de la cour impériale, la vaisselle d’or artistement travaillée, les belles étoffes de soie, ne pouvait qu’aiguiser ses convoitises pour la possession même de Byzance.
La première guerre entre Siméon et l’empire grec n’eut point pour cause un aveugle esprit de conquête ou de dévastation, mais un conflit d’intérêts économiques. La Zagorie de Thrace, que s’était fait céder le roi néophyte Boris, comprenait, sur le golfe de Bourgas, les ports d’Anchiale, Mésembria (Misivri), Sozopolis (Sisiboli) et Bourgas. En outre, Istropolis desservait le bas Danube. Tous ces ports étaient devenus florissans, parce que leurs navires allaient se décharger aux quais mêmes de Constantinople, à l’endroit dénommé « entrepôts bulgares. » Une intrigue d’eunuques impériaux gagnés par deux marchands grecs furieux de la concurrence des barbares, fit transporter les « entrepôts » à Salonique : les vaisseaux de Siméon avaient donc à franchir le détroit des Dardanelles, à contourner deux presqu’îles, celle de Gallipoli et celle de Chalcidique, pour aller débarquer leurs marchandises à Salonique, où d’ailleurs ils furent bientôt en butte à d’autres avanies. Siméon fit entendre des protestations qui ne furent point écoutées. En plein Xe siècle, l’Orient put assister à une guerre de commerce provoquée par une lutte de tarifs. Siméon poursuivit cette guerre avec toute la férocité asiatique, dévastant la Thrace, enlevant des milliers de captifs et renvoyant ses prisonniers de guerre avec le nez coupé (888). Pour se défendre, l’empereur Léon VI, dit le Sage (le savant), eut recours à un expédient terrible : l’appel contre ces demi-barbares à de purs barbares, aux Madgyars, qui erraient encore dans les steppes du Nord. Presque dans le même temps, le roi de Germanie, Arnoulf, les appelait contre la Grande Moravie et Léon VI contre la Grande Bulgarie (893). L’ouragan des cavaliers ougriens passa, rejetant les Moraves sur les montagnes de Bohême, les Bulgares sur la rive méridionale du Danube, détruisant pour jamais le contact et la cohésion entre les races slaves du Nord et celles du Sud, pour dévaster ensuite l’empire grec aussi bien que l’empire allemand. Ce recours à des sauvages, païens ou fétichistes, contre le peuple orthodoxe des Bulgares, Léon VI a cherché à le justifier ensuite dans ces lignes quelque peu entachées d’hypocrisie : « La Providence envoyait les Madgyars pour que les Romains chrétiens ne fussent pas contraints à tremper leurs mains dans le sang des chrétiens bulgares. »
Les populations slaves chassées de la rive gauche du Danube vinrent grossir celles de la rive droite et donner une force nouvelle à l’expansion bulgare vers le Sud hellénique. Siméon, qui ne pouvait ignorer d’où partait le coup qui venait de le frapper, dut passer plusieurs années à se défendre contre les hordes hongroises, et Léon VI put mourir en paix, léguant à son fils mineur, Constantin Porphyrogénète, la dette des représailles. Sous cette minorité troublée, les Bulgares enlevèrent Andrinople et trois fois assiégèrent Byzance. Vainement les tuteurs du jeune Basileus, notamment l’usurpateur arménien Romain Lécapène, tentèrent de provoquer de nouvelles diversions barbares, par les Petchenègues, par les Khazars, par les Serbes. Le moment vint où Siméon, vainqueur des Magyars, dompteur des Serbes, maître de la péninsule presque entière, réduisit l’hellénisme à la possession de deux îlots, la Grèce propre et la capitale. En outre il avait jugé que le simple titre de prince (knèz ou archonte) ne répondait plus à sa puissance nouvelle ; le titre impérial de « tsar, » qu’il ne pouvait demander au Basileus, il l’obtint facilement du pontife romain. Il en obtint également l’autonomie religieuse, et, à côté du nouveau tsar, un patriarche de Bulgarie vint trôner dans Preslav la Grande. Restait à enlever Constantinople.
Siméon comprit qu’il lui fallait la coopération d’une puissance maritime et d’une flotte de guerre. Dégagé de tout scrupule par les exemples que lui avaient donnés les « empereurs semblables aux apôtres », il adressa une ambassade au sultan fatimite d’Egypte. Les Arabes donneraient par mer l’assaut à Byzance, par terre les Bulgares. Aux premiers, tout le butin de guerre ; au tsar Siméon, la possession de ce joyau unique : Constantinople. L’empereur Lécapène eut cette chance que ses vaisseaux capturèrent les ambassadeurs arabes qui revenaient avec les envoyés de Siméon, Il emprisonna les seconds, traita bien les premiers, se servit d’eux pour renouveler la paix avec le sultan, moyennant un tribut de 11 000 pièces d’or. Siméon se trouva seul au rendez-vous sur les glacis de Byzance, Les épaisses murailles et les tours altières, garnies de machines de guerre, batistes, catapultes, bombardes à lancer le feu grégeois, d’images saintes renommées par leurs redoutables miracles, l’aspect d’une infinie multitude de soldats et d’une foule immense lui donnèrent grandement à réfléchir. Il eut une entrevue avec Lécapène. Les écrivains grecs prêtent à celui-ci un discours émouvant, plein d’onction chrétienne, d’humilité évangélique et, en même temps, de fierté royale. En dépit de son usurpation, Lécapène n’en était pas moins le successeur d’Auguste et de Constantin, l’Isapostolos, auquel tant de nations chrétiennes, à commencer par la Bulgarie, devaient leur initiation à la doctrine de salut, le « père spirituel » de tous les rois et de tous les peuples. Peut-être cette majesté vieille de mille années en imposa-t-elle à la majesté nouvelle de Siméon, le prestige intellectuel du représentant de l’hellénisme au « demi-grec, » l’empereur éternel à l’empereur parvenu. Même un Napoléon a pu, en présence d’un César d’Autriche, tant de fois battu par lui, céder à de tels prestiges. Au surplus, Siméon et Lécapène devaient être alors également convaincus qu’il existait pour chacun d’eux une impossibilité : pour le Basileus de refouler la Bulgarie dans les marais du Danube ; pour le tsar de prendre la Cité imprenable. Ils se quittèrent sans avoir, semble-t-il, rien conclu. Les chroniqueurs racontent qu’au moment de la séparation, deux aigles planèrent sur la tête des deux souverains, qu’ensuite l’un des aigles prit son vol vers le Sud et l’autre vers le Nord. De fait, il y avait maintenant deux empereurs, deux empires dans la péninsule. Immense était l’empire bulgare ; l’empire grec d’Europe n’était plus représenté que par deux groupes de territoires, comme enclavés dans les possessions de son redoutable voisin. Mais, en cette année 924, où se constata l’impuissance des Bulgares à se donner Constantinople pour capitale, il fut décidé qu’ils ne seraient pas le peuple impérial de l’Orient, les héritiers de l’ancien peuple-roi. Trois ans après, en 927, mourait Siméon.
Il n’aurait peut-être pas été indigne de la haute fortune qu’il avait rêvée. On peut lui reprocher ses emportemens de despote asiatique, ses atroces cruautés durant la guerre, la forfanterie qu’il apporta à se décerner, en vue de ces murailles qu’il ne pouvait enlever, une sorte d’apothéose impériale, forçant les populations grecques, « avec l’insolence habituelle aux Scythes, à l’acclamer Autocrator. » Mais par certains côtés, il rentre dans la famille de ces grands souverains à demi barbares qui se dévouèrent à civiliser leurs peuples ; presque chaque nation européenne honore l’un d’eux comme son premier initiateur : saint Vladimir de Russie, saint Etienne de Hongrie, Clovis ou Charlemagne chez les Francs.
Sous le tsar Siméon, la civilisation intellectuelle de Byzance dut pénétrer assez profondément la Bulgarie. Comme son savant confrère de Constantinople, Constantin Porphyrogénète, Siméon avait le goût des lettres ; il s’entoura d’une cour de beaux esprits ; il encouragea les plus instruits de ses sujets à composer des traductions, des adaptations, des anthologies de la littérature byzantine. Il faisait traduire en bulgare, par le pope Grégoire, la Chronique de Malalas ; par l’évêque Constantin, les Discours de saint Athanase contre les Ariens ; il se laissait dédier par Jean l’Exarque son Explication des Évangiles et son Tableau de la Création ou l’Œuvre des Six Jours. Il patronnait une vaste compilation des Pères de l’Église. Les disciples de Cyrille et Méthode, chassés de la Grande Moravie par l’invasion madgyare, lui apportaient de précieux manuscrits ou composaient pour lui des ouvrages, comme les sermons, panégyriques et Vies des Saints, par Clément ; la Vie de saint Méthode, par Gorazd ; l’Invention des Lettres slaves, par le moine Chrabr. Lui-même aspirait à la gloire littéraire : il écrivit le Flot d’Or, anthologie de saint Jean Chrysostome. Ses flatteurs le comparaient à « une délicate abeille qui butinait le suc de toutes les fleurs pour le répandre sur ses boïars. »
Siméon avait installé sa capitale à Preslav-la-Grande, autrefois Marcianopolis, aujourd’hui Eski-Stamboul, naguère encore misérable village de trois cents masures, perdu au milieu de ruines immenses. Là, dans un mélange de byzantinisme raffiné et de luxe barbare, il cherchait à imiter de loin l’imposante étiquette de la cour hellénique et la splendeur monumentale de Constantinople. Si imparfaite que fût cette imitation, elle suffisait à émerveiller ses sujets. Jean l’Exarque, dans la préface de son Tableau de la Création, s’abandonne à une description enthousiaste de Preslav-la-Grande :
« Celui qui, arrivant de loin, entre dans la première cour du palais tsarien reste surpris ; lorsqu’il approche des portes, sa surprise se traduit en questions multipliées. Entre-t-il dans la cour intérieure, il voit, des deux côtés, de splendides bâtimens, construits en pierres, revêtus de bois polychromes. Il voit de hauts palais, des églises, avec des sculptures de pierre et de bois, des peintures sans nombre ; à l’intérieur, tout resplendit de marbre, de bronze, d’argent et d’or, avec un tel éclat qu’on ne sait où aller chercher des points de comparaison. Car l’étranger, dans son pays, n’a peut-être vu que de misérables huttes couvertes de chaume. D’admiration, il reste muet, comme pétrifié. Que s’il entrevoit le prince, quel spectacle ! Le prince trône en vêtemens brodés de perles, avec des colliers de monnaies à son cou, des bracelets aux poignets, ceint d’une ceinture de pourpre. A ses côtés siègent ses boïars décorés de chaînes d’or, de ceintures et de bracelets précieux. De retour chez lui, l’étranger, si on l’interroge sur son voyage : « Qu’as-tu donc vu là-bas ? » répond : « Je ne sais comment vous raconter tout cela : vos yeux seuls pourraient vous donner l’idée d’une telle splendeur ! »
Siméon avait désigné pour lui succéder le plus jeune de ses fils, Pierre, un enfant en bas âge, exposant ainsi son empire à tous les risques d’une longue minorité. En présence des Madgyars et autres nomades toujours menaçans sur la frontière danubienne, des roitelets serbes et croates courant aux armes, des provinces insurgées, des frères aînés en révolte, des boïars redevenus souverains dans leurs châteaux forts, la couronne tsarienne et l’unité nationale eussent également péri sans l’habileté et l’énergie du régent Soursouboul. Contre tant de périls, celui-ci résolut de tenter un rapprochement avec les Grecs et de signer le traité que l’orgueil de Siméon s’était refusé à conclure. Il obtint de l’empereur Lécapène la reconnaissance du titre tsarien de son jeune maître et du patriarcat autonome. En outre, le Basileus accorda en mariage au tsar Pierre sa petite-fille Maria. Suivant l’usage, elle prit un nom nouveau, d’un heureux augure pour les deux peuples : celui d’Irène (la Paix).
Ce traité et ce mariage valurent aux deux empires quarante années de trêve. Avec une tsarine grecque installée à Preslav, la civilisation hellénique devait conquérir en Bulgarie un ascendant que n’avaient pu lui assurer toutes les victoires de Siméon. La jeune épouse n’avait pu quitter sans un serrement de cœur l’existence confortable, embellie par le luxe, les arts et tous les plaisirs de l’esprit, que lui avait assuré le Sacré-Palais. « Sa joie, dit un chroniqueur, était mêlée de tristesse ; elle était triste de renoncer à ses parens bien-aimés, à ses demeures royales, à la tendresse de ses proches ; elle se réjouissait de ce qu’elle était la femme d’un roi et de ce qu’on l’acclamait souveraine des Bulgares ». La politique byzantine se garda de négliger les liens qui unissaient la maison régnante de Bulgarie et l’influence qu’y pouvait exercer cette fille d’empereur livrée comme en otage aux barbares. « Plus d’une fois, dit un chroniqueur byzantin, Irène vint de Bulgarie à la Ville visiter son père et son aïeul ; la dernière fois, elle fit le voyage avec ses trois enfans ». En Bulgarie même, elle dut être une protectrice pour les milliers de sujets grecs, artistes ou gens de métier, que les Krum et les Siméon, après le sac des villes romaines, avaient transplantés dans les bourgades de la Mésie. Elle dut contribuer à un nouvel essor de la littérature bulgare, presque tout entière empruntée ou compilée de la grecque : c’est vers cette époque qu’aux rédactions de caractère ecclésiastique qu’avaient encouragées Siméon s’ajoutèrent les œuvres d’un caractère laïque telles que la traduction du Roman d’Alexandre le Grand, du Roman de Troie, des contes sur Varlaam et Josaphat, sur le Tsar Sinagrit et Akir le Sage, sur Salomon et Kitovras (le Centaure), sur Hélène la Belle, qui plus tard passèrent du bulgare dans la littérature naissante de la Russie. Toutefois, sous le vernis de culture hellénique, subsistait dans toute sa rudesse la Bulgarie primitive. Quand, sous l’empereur Tsimiscès, deux princesses issues de la tsarine Irène vinrent pour épouser les petits-fils de Constantin Porphyrogénète, ce ne fut pas sur quelque véhicule d’élégante fabrique byzantine, mais sur un char à l’antique mode scythique, aux roues de bois pleines et aux essieux grinçans, comme les arabas d’aujourd’hui, que les paranymphes les amenèrent à Constantinople. Dans la Bulgarie, riche en moissons et en troupeaux, la vie devait être large, mais dénuée de tout confort. Bude était le paysan bulgare ; plus rude encore le boïar de province.
La puissance et la même cohésion de l’État bulgare avaient tenu presque uniquement à l’énergique personnalité de Siméon. Elles ne devaient pas lui survivre. Sous le tsar Pierre, très pieux, très doux, sans talent ni ardeur militaires, la monarchie se démembra. Un de ses boïars, le comte ou comite Sischman, de Tirnovo en Mésie, alla s’installer, avec ses quatre fils, les comitopouli comme les appelèrent les Grecs, dans un château fort de l’Ouest. Il sépara de la Bulgarie danubienne la Macédoine et l’Albanie, y fonda une sorte de Bulgarie du Pinde, plus guerrière, plus féodale, plus nationale de sentiment, plus antigrecque que celle dont Preslav-la-Grande était la capitale. Plus d’un boïar dut l’imiter en des proportions plus modestes. Partout s’émancipait la féodalité, partout se restaurait l’autorité patriarcale des chefs de clan. Une autre cause de désagrégation, ce fut la propagation en Bulgarie de l’hérésie manichéenne, qui, du pope Bogomil, y prit le nom de bogomilisme. En s’attaquant à l’Eglise nationale incarnée dans le patriarcat, elle affaiblissait l’État ; elle tendait même à désagréger la nationalité. On a remarqué que lors de la conquête ottomane, la plupart des Slaves qui montrèrent de l’empressement à embrasser l’Islam étaient des Bogomiles.
L’anarchie où était retombée la Bulgarie tenta l’ambition d’un empereur grec, Nicéphore Phocas, le premier tuteur des jeunes porphyrogénètes Basile II et Constantin VIII. Il estima facile de reconquérir au moins la Bulgarie tsarienne, la Bulgarie du Danube. Il ne réfléchit pas qu’achever la ruine de cet État qui, si affaibli qu’il lut, constituait encore un rempart à l’hellénisme contre les hordes du Nord, c’était ouvrir à celles-ci les chemins qui les mèneraient au cœur de la monarchie grecque. Il n’eut aucun égard aux liens de famille et de religion qui avaient existé entre les deux maisons souveraines. Il ne vit pas qu’en même temps qu’une mauvaise action il faisait une mauvaise affaire. Lors du traité conclu entre Soursouboul et Romain Lécapène, le premier avait stipulé le paiement annuel d’une pension ou d’un tribut par la cour de Byzance. Lorsque les envoyés du tsar, en 967, vinrent réclamer l’argent, Nicéphore les fit rosser et chasser. Puis il envahit la Thrace et la reconquit jusqu’aux Balkans. Restait à subjuguer la Bulgarie danubienne. Nicéphore, comme autrefois Léon VI, fit appel aux barbares du Nord. Les barbares du Nord étaient alors les Russes, encore païens. Leur chef suprême, le prince de Kiev, était Sviatoslav, digne héritier des anciens wikings northmans qui avaient groupé en un embryon d’Etat les tribus des Slaves russes. Ce « roi de mer, » enchanté d’une telle aubaine, descendit le Dnieper avec dix mille guerriers embarqués dans des canots monoxyles. Il enleva Dorostol (Silistrie) et saccagea Preslav, qui semble ne s’être jamais relevée du désastre. Une fois installé en Mésie, trouvant le pays « abondant en toutes sortes de biens, » il refusa d’en sortir. Nicéphore Phocas n’avait donc abouti qu’à se donner pour voisin un empire slave qui s’étendait maintenant de la Baltique au Danube, et qui pouvait rallier à lui tous les Slaves groupés ou épars dans la péninsule des Balkans. Avant qu’il eût rien pu tenter pour réparer une erreur si funeste à l’hellénisme, il fut assassiné par l’amant de sa femme, un Arménien comme lui, Jean Tsimiscès (969). C’est à celui-ci, devenu empereur par son mariage avec la veuve impériale, qu’incombait la tâche ardue de déloger de la Mésie les Russes victorieux. Il leur prit Dorostol après une série de combats acharnés qui forment une véritable épopée. On en trouvera l’attachant récit dans les pages de M. Schlumberger. Un traité s’ensuivit entre l’empereur grec et le prince des Russes. Ceux-ci jurèrent, par leurs dieux Péroun et Voloss, de garder fidèlement la (paix avec Byzance. La Bulgarie mésienne, si âprement disputée, resta le butin de guerre du Basileus. Quant à Sviatoslav, à la remontée du Dnieper, il fut attaqué par les Petchenègues, nomades de race turque, « mangeurs d’insectes, » massacré avec tous les siens, et son crâne servit de coupe à ses vainqueurs.
Jean Tsimiscès fit sa rentrée à Constantinople dans un triomphe à la romaine. Le tsar de Bulgarie, Boris, petit-fils du grand Siméon, fils d’une princesse impériale de Byzance, dut suivre à pied le char de l’empereur ; puis, devant le peuple de la capitale, il dut se dépouiller de tous les attributs souverains, diadème, chlamyde de pourpre, brodequins rouges (campagia). Il fut ensuite promu à une des plus hautes dignités du palais, celui de magistros, tandis que son frère Romain, fait préalablement eunuque, obtenait un rang élevé dans la domesticité impériale. Il semblait que le triomphe de l’hellénisme sur son plus redoutable rival fût définitif et complet.
Il n’en était rien. La Bulgarie du Pinde restait intacte. Le comite rebelle, Sischman, était mort, peut-être empoisonné par son quatrième fils Samuel. Des quatre comitopouli, deux avaient été tués à la guerre, le troisième fut assassiné par ce même Samuel, qui prit en main le pouvoir. Pendant quarante années, il devait régner sur les cantons bulgares, serbes ou albanais qui composaient la Bulgarie occidentale. Celle-ci fut un empire bulgare à peu près comme l’Etat byzantin, avec ses provinces albanaises, slaves, arméniennes, syriennes, était un empire grec. Le souverain pontife de Rome, toujours empressé à faire pièce à celui de Constantinople, avait décerné à Samuel la couronne royale. Pourtant celui-ci ne méritait guère plus les faveurs du pape que celles du patriarche, car on l’accuse de ménagemens excessifs pour l’hérésie bogomile : à tel point que celle-ci, l’hérésie bulgare par excellence, la vraie « bougrerie », semblait être devenue la religion nationale de la Bulgarie de l’Ouest, également rebelle aux deux orthodoxies, en révolte contre tous les pouvoirs légitimes. L’Etat fondé par Sischman tenait la Serbie par les forteresses de Belgrade et Nisch ; la Bulgarie danubienne par Sofia, Pernik et une trentaine de châteaux forts ; la Macédoine par Skopia (Uskub) et Kiüstendil ; l’Albanie par Bitolia (Monastir), Biélograd (Bérat) et Janina. Le nouveau roi s’intitulait successeur d’Alexandre le Grand et de Pyrrhus, qu’il considérait sans doute comme des Slaves. Il avait installé sa capitale à Prespa, sur une petite presqu’île et sur un îlot rocheux du lac, où l’on voit encore aujourd’hui les ruines d’une porte, de palais, d’églises. A Ochrida, située sur le lac du même nom, « la ville aux cent ponts », la « Venise albanaise, » il avait réinstallé le patriarcat national.
A la faveur des troubles qui suivirent la mort mystérieuse de Tsimiscès (10 janvier 976), Samuel conquit la Bulgarie danubienne, envahit la Thessalie et emporta Larisse. Du sac de cette ville il rapporta un triple butin : pour sa capitale, les reliques de saint Achille, auquel il éleva une église dans Prespa ; pour le peuplement de ses domaines, des milliers de captifs ; pour lui-même, une belle Grecque, qu’il épousa. L’empire bulgare se relevait plus vaste, plus guerrier, plus redoutable à l’empire grec qu’il ne l’avait été à l’apogée du règne de Siméon. Seulement le centre s’en était déplacé de l’est à l’ouest, de la plaine mésienne à la montagne albanaise, de Preslav-la-Grande à Prespa. A part Constantinople et la Grèce propre, il ne restait en Europe à l’empire romain que les villes et districts de Philippopolis, Andrinople, Salonique et la province de Dalmatie, avec Raguse, Zara, Spalato et Durazzo.
Telle était la situation de l’hellénisme quand eut lieu, après deux règnes d’empereurs-tuteurs, l’avènement définitif des deux petit-fils de Constantin Porphyrogénète, Basile II et Constantin VIII (976). Le premier était alors âgé de seize ans et le second de treize. Depuis un nombre presque égal d’années, puisqu’ils avaient été couronnés au berceau, ils régnaient nominalement. Ils allaient régner effectivement pendant un demi-siècle environ, le premier jusqu’en 1025, le second jusqu’en 1028. Une concorde toute fraternelle unissait les deux jeunes empereurs, grâce peut-être à l’extrême différence des esprits et des tempéramens. Constantin semble avoir été absolument insignifiant. C’était un Basileus quelconque, comme il s’en rencontre dans la longue série des souverains byzantins, ami du repos, résigné aux interminables cérémonies et liturgies du palais, bon à être peint sur une mosaïque à fond d’or avec le diadème en tête et le globe du monde dans sa dextre. Il ne parut qu’une fois sur les champs de bataille, et préféra sans doute mener avec des courtisans, eunuques, prêtres et moines, artistes ou philosophes, la vie d’un roi fainéant au fond du « palais gardé de Dieu. » Il rappelle beaucoup son aïeul, le studieux et sédentaire Porphyrogénète, et son père, le débonnaire époux de la belle Théophano.
Basile II, au contraire, semble avoir hérité l’esprit d’aventure, l’infatigable activité, la passion et le talent de la guerre, l’héroïsme chevaleresque de ses deux tuteurs Nicéphore Phocas et Jean Tsimiscès. Comme eux, il passa sa vie dans les camps, guerroyant tour à tour et sans relâche au Nord et à l’Est, contre les Slaves et les Arabes, ne se reposant de ses campagnes d’Europe que par d’audacieuses algarades en Arménie, Anatolie et Syrie. Il appartient à cette série de Basileis guerriers, aussi braves que nos preux de l’Occident, mais ayant sur eux cette supériorité de posséder une science de la guerre. Dans toutes les crises que traversa l’empire grec apparaissent des souverains de ce type héroïque. Il n’est donc pas équitable de nous représenter la monarchie byzantine comme une succession de dégénérescences, de neurasthénies et de décadences : ce qui rendrait d’ailleurs inexplicable qu’elle ait pu survivre dix siècles à l’empire romain d’Occident. Parallèle à la série des rois fainéans, longue est la série de ces empereurs-soldats, qui contre les Goths, les Huns, les Avars, les Madgyars, les Allemands, les Slaves, les Perses, les Arabes, conduisirent les légions à la victoire ou, souvent, payèrent d’une mort glorieuse leur défaite. Elle commence au rude Marcien, l’époux mystique de l’impératrice-vierge Pulchérie, celui qui faisait répondre à Attila : « J’ai de l’or pour mes amis et du fer pour mes ennemis ; » elle se continue par Héraclius, vainqueur des Perses, par les Comnène, dont la bravoure chevaleresque émerveilla les guerriers latins ; elle ne se termine qu’avec le dernier des Paléologue, Constantin Dragazès, qui périt sur la brèche de sa capitale et, dit la chanson grecque, fut « enterré sous les lauriers. » C’est dans cette glorieuse lignée d’empereurs que s’inscrit Basile II. C’est à ses mains qu’était confié le glaive de l’hellénisme contre le bulgarisme de nouveau triomphant.
M. Schlumberger a pris soin de réunir tous les textes qui permettent de faire revivre, avec plus de précision que ne l’autorisent ordinairement les chroniques et hagiographies byzantines, la personnalité physique et morale du champion de la race grecque.
Au physique, un « front vaste et proéminent ; » des yeux « qui lançaient des éclairs ; » un cou, des épaules, des bras bien musclés. Et remarquons cette particularité, que Basile II partage avec Napoléon : « Une taille au-dessous de la moyenne. » La parole, ajoute Psellos, était « brève, abrupte, inculte plutôt que raffinée. » Une miniature du XIe siècle, que M. Schlumberger a reproduite dans son volume sur Nicéphore Phocas, représente Basile II en costume de guerre. Cette image a toute la valeur d’un portrait contemporain. Au-dessus de l’empereur, se dégageant de l’azur, apparaît le Christ suspendant une couronne sur la tête de son fidèle champion. A droite et à gauche des archanges, portant la main aux armes de celui-ci ; les effigies des saints guerriers de l’empire, Démétrius de Salonique, saint Georges, les deux Théodore, etc. Aux pieds du souverain sont prosternés, rampant sur les genoux et les coudes, suivant le protocole, des courtisans grecs ou les ambassadeurs des nations vaincues. L’empereur, la lance dans la main droite, le glaive dans la gauche, nous apparaît comme un guerrier vigoureux, aux traits fermes et sévères. La barbe est toute blanche. En tête, la couronne avec l’auréole, Le torse, élégant et svelte, est emprisonné d’une souple cuirasse en mailles d’or ; sous la gorge, une fibule ornée d’un rubis retient le manteau léger qui flotte sur les épaules. Une tunique de pourpre violette, à large bordure d’or, descend jusqu’aux genoux. Les jambes sont guêtrées de bleu, les pieds chaussés des campagia ou brodequins de pourpre rouge. Tel se présente à nous « Basile, fidèle au Christ, Basileus des Romains. »
Pour la lourde tâche qu’il avait assumée, il tendit tous les ressorts de son énergie personnelle comme il tendait tous les ressorts de l’empire. Rien qui pût le détourner de l’œuvre à laquelle il s’acharnait. Point de luxe inutile : à peine quelques joyaux sur ses vêtemens d’apparat, de pourpre aux teintes sombres, quand il devait paraître en public et recevoir des ambassadeurs étrangers. Tout le reste de ses joyaux dans les coffres du fisc, dans le trésor de guerre. Point de cour parasite : même les philosophes et grammairiens, pour lesquels son aïeul le Porphyrogénète avait été un protecteur et un confrère, disparurent du palais. « Il n’avait, affirme Zonaras, aucun penchant pour les hommes de science et dédaignait l’instruction, qu’il considérait comme un bavardage inutile. » Reste à savoir si la science et l’instruction de ce temps, c’est-à-dire la scolastique byzantine, auraient pu empêcher Constantinople d’être mise à sac par les Bulgares. Enfin, un point sur lequel insiste M. Schlumberger, c’est que l’élément féminin, cause de tant de révolutions byzantines, est totalement absent de cette histoire. « Par une exception à peu près unique, Basile II semble n’avoir pas été marié. » Il laissait à son frère le soin de reproduire la race impériale comme il lui laissait la tâche de présider aux cérémonies de la vie de cour. En sa prime jeunesse, il s’était, assure Psellos, « livré sans pudeur, publiquement, aux plus folles orgies ; il avait eu mainte liaison amoureuse ; il avait adoré la société de ses compagnons de fête. » Brusquement le sentiment de sa responsabilité, le danger de l’empire, le transformèrent. Ce fut une conversion totale, comme celle qui marqua le réveil de Charles XII. Désormais plus de vin, plus de viande, et le coucher sur la dure. Basile II affecta la simplicité du soldat, qui met tout son luxe dans ses armes, et l’austérité d’un moine militaire. Nos Templiers et nos Hospitaliers, en leur âge héroïque, auraient pu l’adopter comme prototype. Yahia, un chrétien de Syrie qui écrit en arabe, nous dit : « Toute sa vie il ne but et ne mangea que le strict nécessaire… Jamais il ne se laissa aller à aucun confort. » Des deux frères, il fut le véritable empereur. Seul il dirigea le gouvernement, la diplomatie, la guerre. S’il édicta des Novelles, ce fut surtout en vue d’organiser les forces militaires de l’empire, de protéger contre les envahissemens des grands et des églises la terre des petits propriétaires, parce que cette terre était une sorte de fief, et que chaque fief faisait vivre un miles (stratiotès). Si on peut l’accuser d’avidité fiscale ou le louer de sa stricte économie, s’il laissa en mourant cette formidable encaisse métallique de 200 000 livres d’or, c’est que, pour avoir une bonne armée toujours prête à combattre, il faut un trésor de guerre toujours plein. Les prédécesseurs de Frédéric II, les Hohenzollern de la vieille Prusse, en savaient quelque chose. Cette parole « brève, abrupte, inculte, » c’est la voix du commandement. Le chroniqueur Zonaras affirme qu’il « préféra toujours être craint plutôt qu’aimé de ses sujets… Il ne pliait ni devant les lois ni devant les coutumes, n’en faisait qu’à son plaisir… Il allait droit au but, ne connaissant pas d’obstacles… Il n’employait dans le conseil et l’expédition des affaires que des gens sans naissance et sans instruction, auxquels il ne dictait que des dépêches écrites dans le style le plus rude, sans aucun souci de la forme. » Zonaras, ici, doit exagérer, par dépit de voir dédaigner ses pareils. Psellos expose les mêmes idées, mais sous une forme beaucoup plus équitable : « Ses secrétaires étaient des hommes obscurs, de mince éducation, mais sa correspondance fut toujours des plus brèves, si simple et tout à fait sans apprêt qu’elle n’exigeait pas de grandes capacités chez ses collaborateurs. Toujours il se refusa à écrire avec recherche, ou à user d’un style fleuri. Il dictait lui-même toutes ses lettres, ne disait pas un mot de plus qu’il n’était nécessaire. » Donc Basile II avait simplement le défaut de dédaigner la diffusion pompeuse chère aux lettrés de Byzance comme à la chancellerie chinoise. Empereur, il affectait l’imperatoria brevitas. Après tout, ce n’était pas avec des subtilités de grammairiens que l’hégémonie de la race grecque pouvait être préservée. Le péché mignon de l’hellénisme, c’est d’avoir été trop beau parleur et trop brillant disputeur ; en 1453, c’est parce que le dernier Paléologue ne put faire prévaloir la vertu militaire sur « le bavardage inutile » qu’il ne trouva que cinq mille neuf cent soixante-treize Grecs pour affronter autour de lui le suprême assaut.
La belle miniature du XIe siècle nous présente un empereur à barbe blanche ; c’est que la guerre que Basile II soutint contre les Bulgares, commencée par lui presque à son avènement, ne se termina que quand il eut près de soixante ans. Elle dura donc près d’un demi-siècle. D’ailleurs les batailles bulgares ne sont qu’une partie de l’épopée militaire de l’empereur Basile. Durant tout son règne il lui fallut courir des champs de bataille d’Europe à ceux de l’Asie. Il eut à défendre contre les Allemands et les Arabes de Sicile les dernières provinces que l’empire grec eût gardées en Italie, à lutter sur la Mer-Noire contre les Russes ; il dut livrer bataille à des stratèges usurpateurs entraînant dans leur rébellion les légions romaines d’Anatolie, réduire à l’obéissance les dynastes de l’Arménie, dompter les sauvages tribus du Caucase, qui, en notre siècle, firent tête aux meilleures troupes de Nicolas Ier et d’Alexandre II, tenir en respect le khalife de Bagdad, battre les armées du sultan d’Egypte, assiéger les places fortes des émirs syriens. Telle campagne de Basile qui en quelques semaines l’amenait, avec quarante mille fantassins montés sur des mules, du fond de la Bulgarie sous les murailles d’Alep, mérite d’être étudiée par les hommes du métier. Qui sait si, quelque jour, pour tel plan de campagne qui aurait pour point de départ les frontières russes et pour objectif celles de l’Egypte, l’audacieux raid du printemps de 995 ne deviendra pas d’actualité ?
De tous les exploits de Basile II nous ne retiendrons ici que ses guerres contre les Bulgares. La lutte entre les deux races européennes qui se disputèrent la domination de la péninsule balkanique est autrement importante pour l’histoire du monde que les dernières convulsions des empires arabes prêts à se dissoudre. Par malheur, si les affaires d’Asie, à cette époque, nous sont bien connues grâce à la richesse des sources orientales, il n’en est pas de même pour les affaires d’Europe. M. Schlumberger ne se lasse pas de dénoncer l’indigence et la misère des informations byzantines. Soit que les chroniques les plus importantes de cette époque ne soient pas arrivées jusqu’à nous, soit que les historiographes de la Ville n’eussent d’attention que pour les menus incidens du Palais et de l’Eglise, soit qu’ils aient cédé, comme Zonaras, à un esprit de rancune contre un Basil eus contempteur des « philosophes, » ces événemens d’une importance capitale pour la race grecque nous restent très mal connus. Ce sont des informations vagues, décousues, sans précision, que M, Schlumberger a eu la plus grande peine à classer en leur rang chronologique, grâce à quelques dates que lui ont fournies les écrivains arabes ou syriens, Basile II, héritier de Jules César, a négligé de nous laisser des « Commentaires, » et l’hellénisme semble avoir témoigné d’une étrange indifférence pour le plus héroïque de ses champions.
Le tsar Samuel était déjà vieux quand le Basileus de vingt-six ans se présenta pour lui disputer ses conquêtes ; toutefois il avait conservé toute son audace et toute l’âpreté de ses ambitions. Il profita, pendant des années, de ce que l’empereur était occupé en Asie par la terrible révolte des stratèges Bardas Phocas et Bardas Skléros, pour renouveler ses incursions en Thessalie. En 986, traversant de nouveau cette province, il se disposait à envahir le Péloponnèse, où ses émissaires avaient sans doute travaillé les Milingos et Ezérites de Laconie. Tout à coup, nous le voyons rebrousser chemin vers le nord. C’est que sur son flanc l’armée impériale, commandée par Basile II, s’était mise en mouvement. Remontant la Maritsa, longeant les pentes du Rhodope, elle avait évidemment pour objectif la grande forteresse bulgare de Srédelz ou Triaditsa, aujourd’hui Sofia. Basile II avait déjà franchi la Porte Trajane et le défilé où passe aujourd’hui le chemin de fer de Philippopolis à Sofia et que parcourait une voie romaine. Il avait mis le siège devant Srédetz lorsque Samuel, accourant du midi à marches forcées, bloqua l’armée assiégeante, la réduisit à la famine et la contraignit à faire retraite. Lorsqu’elle repassa la Porte Trajane, elle fut, dans le défilé, assaillie par les Bulgares en embuscade. Le camp byzantin tomba entre leurs mains, avec tous les bagages, le trésor de l’armée, la tente même du Basileus et les insignes impériaux, L’Autocrator n’échappa qu’à grand’peine au carnage. Il est probable que des généraux et dignitaires byzantins, irrités des façons autocratiques du jeune souverain, mécontens de le voir assumer le commandement suprême au lieu de respecter la tradition des rois fainéans, mirent quelque négligence à éclairer l’armée, à soutenir le prince. L’un d’eux, au récit de Skylitzès, « estima que, si Basile réussissait à vaincre les Bulgares dans cette première expédition, il en serait encouragé à n’en plus jamais faire qu’à sa tête, à commander toujours en personne, à ne plus jamais consulter ni lui ni les autres lieutenans : c’est pour cette raison qu’il s’efforça de faire échouer l’expédition. » Les disgrâces que prodigua Basile II, dès son retour à Constantinople, donnent créance à ces assertions.
Un poète grec de ce temps, Jean le Géomètre, dans sa pièce intitulée le Désastre des Romains dans le défilé bulgare, s’écrie : « O forêts, ô montagnes funestes, ô sinistres amas de rochers parmi lesquels les fauves bondissent sur les cerfs aux abois ! Phaéton, toi qui guides le char du soleil, raconte ces événemens à la grande âme de César. Dis-lui que le Danube a conquis la couronne de Rome. Dis-lui de voler à ses armes. Car, hélas ! les lances bulgares sont victorieuses des flèches romaines. »
Il se passa dix ans avant que Basile II, absorbé par les révoltes d’Asie, où sa couronne et sa vie étaient en jeu, pût songer à prendre sa revanche. Samuel enleva Durazzo, sur l’Adriatique, sans doute pour mieux assurer ses communications avec les ennemis de l’empire grec en Italie. Vladimir, kral de Serbie, vaincu par Samuel, devint son gendre et son vassal. Le tsar de Bulgarie battit l’un après l’autre les faibles contingens, les « petits paquets » que pouvaient lui opposer les lieutenans auxquels Basile avait dû confier ses forces d’Europe. Tandis que le Basileus était à Antioche, dit le Syrien Yahia, Samuel, « cet homme belliqueux qui ne connaissait pas le repos, » s’était mis à reprendre les villes qui lui avaient été enlevées par les Byzantins. A la fin de 995, il avait surpris et battu, près de Salonique, une armée grecque. L’année suivante, comme il venait de dévaster l’Attique et le Péloponnèse, il fut lui-même surpris, de nuit, à un gué du Sperchios, par le magistros Nicéphore Ouranos. Ce fut, paraît-il, une véritable tuerie, un « bain de sang » pour les légionnaires romains ; le vainqueur rapportait à Constantinople 1 000 têtes coupées et 12 000 prisonniers. Le tsar, après s’être dissimulé sous des tas de cadavres, put à grand’peine, par des chemins de bêtes fauves, gagner la région du Pinde. Basile II profita de la victoire de son lieutenant pour reconquérir non seulement la Thessalie et Durazzo, mais la majeure partie de la Bulgarie danubienne, jusqu’à Viddin.
La Bulgarie des montagnes de l’Ouest restait le morceau de résistance. Avant qu’on pût s’y attaquer, onze ans se passèrent encore, tandis que Basile consolidait sa puissance en Asie, complétait ses armemens ou, durant les années 1000 à 1004, les plus obscures de ce règne dans les annales byzantines, conquérait les places bulgares de la frontière, comme Berrhœa (Verria), Servia (Silvidtsé), Edesse de Macédoine (Vodéna), Vidyni (Viddin), Dorostol (Silistrie). Dans la désagrégation de son empire, Samuel retrouvait parfois toute son audace : durant l’été de l’an 1003, sur les derrières des troupes impériales occupées au siège des places danubiennes, en pleine fête de la « Dormition de la Vierge, » il surprit et saccagea Andrinople, que le prompt retour de Basile le contraignit d’évacuer. Les Byzantins le payaient de retour : comme il essayait de secourir Skopia (Uskub), assiégé par eux, il fut surpris à son tour, perdit quelques milliers d’hommes et dut fuir, abandonnant les richesses de son camp, Le chute de Skopia entraîna la conquête de la basse et moyenne Macédoine. On voit que le cercle se resserrait autour du massif montagneux, des villes royales d’Ochrida, Prilep et Prespa, qui formaient le dernier refuge et comme le réduit de la monarchie bulgare.
Ce fut une guerre de plateaux ou de défilés, comme en ont connu les généraux ottomans chargés de réduire les tribus albanaises ou le Monténégro, féconde en surprises et en retours de la fortune, harassante pour les troupes impériales, irritante pour le conquérant. Samuel en était réduit à éviter les batailles rangées. Il se contentait de barricader les défilés. C’est contre une de ces passes fortifiées, celle de Cimbalongou (mot évidemment valaque), sur la route de Sérès à Melnik, que se heurta de front, en 1014, l’armée de Basile II. Devant la vigoureuse résistance que lui opposait le tsar, le Basileus pensait à la retraite, lorsqu’un de ses lieutenans découvrit un défilé secondaire qui permettait de tourner la formidable position. Les Grecs firent alors un grand massacre des Bulgares, et Samuel ne dut la vie qu’au dévouement de son fils. Quinze mille des vaincus tombèrent entre les mains de l’empereur. Les chroniqueurs byzantins racontent qu’il fit crever les yeux à tous, sauf à un captif par centaine, qui, simplement borgne, se chargerait de conduire les aveugles à leur souverain. Quand cette effroyable procession parvint à la forteresse de Prilep, où s’était réfugié Samuel, le vieux tsar en éprouva un tel saisissement qu’il tomba à la renverse. Il mourut deux jours après.
M. Schlumberger voudrait pouvoir douter de la véracité du récit byzantin. Assurément ce récit a un air de légende : on l’a déjà lu dans d’autres annales. Mais il ne faut pas oublier qu’à Byzance même, comme dans la Chine d’aujourd’hui, on était prodigue de supplices atroces, et que celui de l’énucléation des yeux était fréquent, surtout entre compétiteurs au trône et même entre membres de la famille impériale. Sous le vernis d’une civilisation raffinée, la férocité asiatique cohabitait avec la dureté romaine. D’ailleurs Asparuch, Krum, Siméon, Samuel, avaient-ils été des conquérans si doux ? En notre siècle même, à la lumière de la publicité européenne, un empire chrétien, qui rappelle à beaucoup d’égards celui de Byzance, n’a-t-il pas vu s’accomplir une action non moins abominable que celle que les chroniqueurs grecs attribuent à leur souverain ? Après l’écrasement de l’armée italienne à Adoua, le 1er mars 1896, douze cents (quatre cents suivant d’autres témoignages) de ses askaris ou soldats abyssins tombèrent aux mains des vainqueurs. Quand le conseil de guerre délibéra sur la peine applicable à leur prétendu crime de trahison, l’empereur Ménélik, assure-t-on, se prononça pour une sentence relativement humaine ; l’impératrice Taïtou exigea l’application intégrale de la peine édictée par la loi. En conséquence, les askaris prisonniers subirent une mutilation atroce : à chacun d’eux, avec de mauvais coutelas, on amputa la main droite et le pied gauche. La plaine voisine d’Adoua fut couverte de débris humains. Les trois quarts des suppliciés succombèrent soit à leurs blessures, soit-au tétanos. Le plus petit nombre fut recueilli par les soins des Italiens. On estimera sans doute que l’empereur chrétien du Xe siècle peut invoquer, à titre de circonstances atténuantes, les cruautés commises par l’empire chrétien du XIXe.
Dans les deux cas, la raison d’État semble l’avoir emporté sur tout sentiment d’humanité. L’impératrice d’Ethiopie entendait empêcher à l’avenir tout embauchage de soldats abyssins, comme Basile II se proposa de décourager par la terreur toute résistance. Il atteignit son but. Par la mort de Samuel la monarchie bulgare se trouve disloquée. D’autres exécutions suivirent, — gens décapités, aveuglés, empalés, — exécutions aussi terribles que celles qu’ordonnèrent ensuite les sultans ottomans. Le plus souvent, Basile II se contentait de transplanter en Asie les garnisons prisonnières. C’est pourquoi il existe aujourd’hui en Arménie des cantons bulgares. L’auteur anonyme des Conseils et Récits, un grand seigneur byzantin du XIe siècle, après avoir raconté comment Basile II « vainquit les soldats de ce parlait guerrier, de ce chef expérimenté qui avait nom le roi Samuel, » ajoute : « Après la mort du roi Samuel, tous les autres Bulgares durent se rendre au Basileus et furent réduits en esclavage, grâce à l’astuce, au courage, à l’énergie d’un homme : Basile le Porphyrogénète. »
Samuel eut pour successeur le fils de la Grecque qu’il avait enlevée à Larisse : donc un Hémïargos. Ce demi-Grec, Gabriel-Romain, fut assassiné par son cousin Vladislav. Celui-ci prit le titre de tsar, mais ne réussit pas à commander l’obéissance. Il vit les impériaux enlever Bitolia, Prilep, le château du légendaire héros des Serbes Marko Kraliévitch, Ochrida, où siégeait le patriarche et où se conservait le trésor du royaume. Il finit par se faire tuer sous les murs de Durazzo (1018).
Dans cette Bulgarie en détresse, deux partis se formèrent : l’un pour la soumission au Basileus, l’autre pour la lutte à outrance. A la tête du premier, le patriarche David, la tsarine Marie, veuve de Vladislav, les boïars de la cour et de la plaine. Pour les inciter à la soumission, Basile accueillit avec clémence les chefs qui mettaient bas les armes ; peut-être leur confirma-t-il leur situation terrienne, comme tirent plus tard les sultans ottomans, qui, parmi les joupans serbes ou les boïars bulgares, nommèrent des aghas et des beys. Mais désireux d’avoir les chefs sous sa main, à Constantinople, Basile leur conféra des dignités antiques, telles que protospathaires ou patrices. Quand la tsarine-veuve Marie lui amena ses trois fils et ses six filles en bas âge, plus neuf autres enfans de la famille tsarienne, il l’accueillit avec douceur et prit sous sa protection cette famille tragique, cette famille digne des anciens Atrides, où les orphelins du tsar régicide Vladislav se confondaient avec ceux du tsar assassiné. Basile dut même protéger Marie contre les ongles des filles de ce dernier. Celui que l’admiration ou la terreur des peuples avait déjà surnommé Balgaroctone, « le Tueur de Bulgares, » n’interrompit point, pour de si futiles incidens, sa tournée impériale à travers le pays conquis, faisant ses entrées triomphales dans les métropoles tsariennes des Bulgares, trônant dans leurs palais, garnissant de ses soldats leurs citadelles, de colons grecs ou arméniens leurs campagnes, encaissant leurs trésors. Dans la presqu’île et les îlots où s’élevait la cité royale de Prespa, il bâtit deux forteresses, dont l’une s’appela Basilida et dont l’autre a laissé des ruines désignées sous le nom slave de Grad (la Ville).
Outre le parti de la soumission, il y avait celui de la résistance. Il était surtout composé des boïars de la montagne, des chefs de clan bulgares, serbes ou albanais. Deux d’entre eux, en leurs nids d’aigle perchés sur les cimes inaccessibles, arrêtèrent longtemps les légions : Frujine, sur le Tomor, près de Bérat, à 2 600 mètres d’altitude ; Ivatch ou Ibatzès, sur le Vrokhotos. Le premier, réduit par la famine, dut capituler : Basile le reçut à merci et le nomma capitaine dans sa garde. L’autre, après avoir fait une soumission nominale, se révolta de nouveau. Un hardi partisan, à la faveur des fêtes de l’Assomption, pénétra jusqu’à son aire, l’enleva presque au milieu des siens, lui creva les yeux et, faisant de son corps un rempart contre les flèches, vint le déposer vivant aux pieds de l’empereur. Basile, jugeant Ivatch indigne de clémence, l’enferma dans un cachot. Un troisième, Nikolitsès, tour à tour traître au tsar et au Basileus, tour à tour pris ou évadé, essayait de perpétuer, comme chef d’une bande de haïdouks, un royaume errant de Bulgarie. Lui aussi finit par apporter sa soumission ; mais Basile, irrité de ses multiples trahisons, lui accorda seulement l’hospitalité d’une prison.
Basile, par les garnisons placées dans les forteresses, par les colonies grecques ou asiatiques implantées dans le pays, établit son pouvoir dans ces réfractaires montagnes avec une solidité que n’avait obtenue avant lui aucun de ses prédécesseurs chrétiens, qu’après lui n’obtinrent jamais les sultans de Stamboul.
La tournée impériale, domptant les superbes, relevant la race grecque si longtemps opprimée, se poursuivit à travers la Thessalie, la Phocide, la Locride, la Béotie, l’Attique. Ce qui semble donner son vrai caractère à cette guerre de cinquante ans contre la nation rivale, le caractère d’une guerre de races, c’est que le pèlerinage de l’empereur aboutit à l’Acropole d’Athènes. Le Parthénon, l’œuvre quinze fois séculaire d’Ictinos et Callicratès, devait resplendir alors de la claire magnificence de ses marbres, des sculptures encore intactes de ses frises et de ses métopes, de la glorieuse théorie de ses Panathénées. Les Vénitiens, les Turcs et les Anglais n’avaient point encore passé par là. L’éternelle jeunesse du temple d’Athéné, après quinze siècles écoulés, se maintenait en sa fraîcheur première. Le seul changement qui s’y fût opéré, c’était sa transformation, dès le Ve siècle, en église chrétienne. Le culte de la vierge Marie avait simplement succédé au culte de la vierge Pallas. La double sainteté de ce lieu attirait en pèlerinage les Hellènes et les barbares d’Occident. Dans ce sanctuaire éternel de la race grecque s’agenouilla l’empereur victorieux, Arménien d’origine, Hellène par le langage et par le cœur. C’est en langue grecque que retentirent les chants d’église qui remerciaient de ses victoires les nouveaux Olympiens. De joyaux et de vases sacrés arrachés au trésor d’Ochrida il enrichit le temple de la Panaghia, de la Notre-Dame d’Athènes, ainsi que l’appelèrent par la suite les croisés d’Occident et les barons français de l’Achaïe. Un triomphe à la romaine attendait le Basileus dans l’autre ville sainte des Grecs, la cité de Constantin. Traîné par des chevaux blancs, précédé des chars où s’étalaient les trésors de Prespa, de Prilep et d’Ochrida, escorté de la longue procession de ses prisonniers bulgares, boïars du Danube, du Rhodope et du Pinde, parmi lesquels la tsarine, veuve de Vladislav, les filles du tsar Samuel, tout un troupeau de petits princes et princesses, l’empereur fît son entrée dans Sainte-Sophie. Toutefois les triomphes des empereurs byzantins, tout humilians qu’ils fussent pour les vaincus, n’avaient point la férocité des triomphes romains d’autrefois. Le bourreau n’attendait pas dans quelque Tullianum les chefs au courage malheureux. Quand ils avaient défilé, peut-être chargés de chaînes, mais qui étaient d’or, sur l’arène de l’Hippodrome, on les invitait courtoisement à occuper des places d’honneur sur les gradins et à contempler la suite du spectacle. Catherine, une des filles du tsar Samuel, après avoir orné le triomphe de Basile II, épousa plus tard Isaac Commène et devint « impératrice des Romains. »
La domination byzantine sur la Bulgarie reconquise ne fut pas trop dure. Du moins elle ne le fut pas plus que pour les sujets de race grecque. Il n’y avait plus de Bulgarie, mais seulement des provinces « romaines » soumises à des stratèges. Le patriarcat bulgare était aboli, mais il subsistait un métropolite d’Ochrida relevant du patriarche de Constantinople, et le « très saint archevêché de Bulgarie, » maintenu à Ochrida, conserva tous ses privilèges et immunités. Les impôts qu’avaient levés les tsars nationaux, Siméon et Samuel, ne furent point modifiés ; ils continuèrent à être perçus en nature : par joug de bœufs, un modius de blé, un modius de millet et une cruche de vin. Basile II, dit un chroniqueur, « avait ordonné que l’ancien ordre de choses serait partout maintenu. » Ce fut seulement quand les sages ordonnances du Bulgaroctone furent rapportées par ses successeurs que les premiers symptômes de mécontentement et de rébellion se manifestèrent dans le pays conquis. Le « Tueur de Bulgares » n’en avait pas moins assuré, pour cent soixante-sept ans, l’hégémonie de la race grecque dans la péninsule.
Il ne survécut que trois années à l’accomplissement de sa mission. Mort en 1025, il eut une sorte d’histoire posthume. Par une coïncidence étrange, vers le même temps où la Bulgarie, grâce à l’anarchie introduite dans la péninsule par les conquérans français, sortait de son long assoupissement, son vainqueur, après deux cent cinquante ans de repos dans la sépulture impériale des Saints-Apôtres, était chassé de son tombeau. En l’an 1260, au moment où les Grecs se préparaient à reprendre leur capitale sur le dernier empereur français, quelques-uns de leurs officiers, pénétrant dans une petite église de la banlieue, trouvèrent un squelette, appuyé debout à la muraille et dans un parfait état de conservation. Des soldats ou des pâtres facétieux avaient placé entre ses dents une flûte de berger. Près de là était une tombe brisée sur le marbre de laquelle on pouvait lire le nom du vainqueur des Bulgares. Les officiers grecs, émus d’une telle profanation, emportèrent le squelette dans des étoffes tissées d’or et de soie et allèrent l’ensevelir en grande pompe dans une des églises de Sélymbria. Dans l’intervalle qui s’était écoulé entre sa première inhumation dans l’église des Saints-Apôtres et ses nouvelles obsèques en l’église de Sélymbria, l’ombre de Basile II aurait eu des raisons pour s’attrister dans la nuit du tombeau. Au début du XIIIe siècle un souverain des Bulgares semblait vouloir éclipser sa gloire exterminatrice et surenchérir sur ses sanglantes représailles. C’était le troisième et le plus génial de ces frères valaques qui fondèrent la dernière dynastie bulgare : il s’appelait Johannitsa (Petit-Jean) ou Kalojean (Jean le Beau) ; mais il avait déjà fait tant de mal aux Hellènes, saccageant leurs villes, égorgeant leurs prisonniers, qu’ils l’avaient surnommé Skylo-Johannès (Jean le Chien). Il porte dans l’histoire un autre surnom : celui de Romaioctone, le « tueur de Grecs, » par opposition au Bulgaroctone Basile II. Ainsi se perpétuait tout au long des annales, à travers les retours de la fortune capricieuse, en des sobriquets truculens et macabres, la haine inexpiable des races combattant pour l’éphémère hégémonie de l’Orient, tandis qu’à l’horizon de l’Est lointain apparaissait le grand « tueur » des Bulgares comme des Grecs, l’héritier de cet Osman dont le nom turc signifie le « briseur d’os. »
Il nous reste à chercher pourquoi Constantinople, en 924, à l’apogée du tsar Siméon, ne put devenir la capitale d’une Bulgarie s’étendant sur toute la péninsule, et pourquoi, à la fin du Xe siècle, ce fut le Basileus et non pas le tsar qui établit sur la région tout entière son autorité souveraine.
A ces deux momens il y avait entre les deux empires une apparente égalité de force ou d’infirmité. Dans la péninsule, la race grecque, alors comme aujourd’hui, était numériquement plus faible que la race bulgare, surtout quand celle-ci se renforçait de contingens serbes et croates. En revanche, la puissance de la race grecque en Europe se doublait de celle que possédait cette même race dans les provinces d’Asie. Si on allègue que dans celles-ci l’hellénisme avait à lutter contre l’indocilité des dynastes arméniens et caucasiens et contre les derniers efforts de l’islamisme arabe, il faut se souvenir que la Bulgarie, sur la frontière du Nord, eut à combattre les Russes, les Petchenègues et les Hongrois. Incommode voisine pour l’empire grec, elle lui rendit du moins le service de recevoir les coups qui, auparavant, s’adressaient à lui seul. Elle tenait à grande distance de Constantinople les invasions barbares. Si, du côté du Sud, elle inquiétait l’hellénisme, elle lui servait de boulevard du côté du Nord. Elle prit à son compte une cause de faiblesse qui jadis incombait directement à la monarchie « romaine. »
Ni l’empire grec ni l’empire bulgare n’étaient absolument nationaux. Dans le premier, nous rencontrons quantités d’enclaves slavonnes, de Slavinies, sans parler de l’irréductible masse albanaise. Le second ne reposait pas davantage sur une race homogène : il eut à compter avec les Croates, les Serbes et les Albanais ; les enclaves et colonies valaques devaient déjà y être nombreuses, puisque le troisième empire bulgare eut pour fondateurs des aventuriers de sang latin.
A Byzance le pouvoir impérial manquait de stabilité. Longue est la liste des empereurs qui périrent de mort violente et des usurpateurs qui firent sanctifier leur attentat. Rien que pendant la période aiguë de la lutte entre les deux races, on voit, sous Constantin le Porphyrogénète, le pouvoir usurpé par la dynastie de Romain Lécapène, qui est ensuite précipitée du trône. Les jours de Romain II et de Nicéphore Phocas furent abrégés par des crimes. Le règne de Basile II fut troublé par la double usurpation de Bardas Phocas et de Bardas Skléros. Cependant, durant cette période, on constate chez les Byzantins un sérieux progrès dans le respect de la succession légitime : Lécapène ne chercha pointa détrôner Constantin Porphyrogénète ; Nicéphore Phocas et Tsimiscès respectèrent les droits de Basile II et Constantin VIII. Ces espèces d’usurpateurs se contentèrent d’être associés aux princes légitimes, participant ainsi à leur légitimité de « porphyrogénètes. »
Même aux époques où le trône était le plus instable, les autres institutions l’étaient beaucoup moins. La « sacro-sainte hiérarchie » des fonctionnaires, l’énergie administrative et bureaucratique restaient intactes ; elles maintenaient, dans la capitale, l’ordre matériel, sur les frontières, le mouvement commercial et les recettes douanières, dans les provinces, l’autorité des stratèges et la perception à peu près régulière de l’impôt. L’autre colonne de la société, c’était l’Eglise, et, durant toute cette période, elle ne fut sérieusement inquiétée ni par Rome, ni par les hérésies.
Dans l’empire bulgare, l’instabilité du trône était pire qu’à Byzance : le tsar Pierre, l’héritier du grand Siméon, ne dut qu’à l’énergie du régent Soursouboul et à la destruction de ses frères aînés une tranquillité relative. Le tsar Samuel fut un fratricide et peut-être un parricide. Son fils Gabriel-Romain périt par son cousin Vladislav. D’institutions à vertu centralisatrice, on n’en voit presque pas trace en Bulgarie. Derrière les décors de théâtre, la pompe aulique de Preslav la Grande ou de Prespa, on distingue les tribus montagnardes jalouses de leur indépendance, les nobles se retranchant dans leurs châteaux forts, les chefs de clan, les dynastes féodaux tenant en échec le pouvoir royal. Ni la tradition d’autorité ni l’habitude de l’obéissance n’étaient aussi fortement établies dans l’empire bulgare que dans l’empire grec : de là une grande infirmité pour le premier. Cet esprit d’anarchie se retrouve aussi dans les choses ecclésiastiques. L’Eglise orthodoxe est en lutte avec une Eglise hérétique, presque aussi puissante qu’elle-même et tout aussi nationale, au moins dans la région du Pinde. Ce que nous savons de l’impôt bulgare ne permet pas de supposer qu’il ait pu suffire à entretenir un véritable État comme était l’empire byzantin, avec des organes permanens de défense et d’attaque.
Jusqu’ici, dans le parallèle entre les deux empires nous avons trouvé entre ces deux États du moyen âge certaines analogies, tout en constatant, sur presque tous les points, la supériorité du plus ancien. C’est dans le domaine militaire que cette supériorité va surtout éclater. Or l’état militaire d’une nation est comme la résultante, tout au moins la plus claire expression de son état social et politique. La Bulgarie n’eut jamais une sérieuse marine de guerre, puisque Siméon avait dû solliciter celle du sultan d’Egypte. Eut-elle une vraie armée ? A-t-elle connu un art militaire ? D’élémens ethniques les plus divers, agrégés ou étrangers à l’empire, le génie byzantin parvint à recruter de braves légions, une infanterie solide, une rapide cavalerie, soutenue par une artillerie nombreuse et bien servie, dont les catapultes et batistes lançaient des boulets de pierre, des viretons d’airain et des pots de feu grégeois. Il existait une stratégie, une tactique, une poliorcétique byzantines. Elles s’inspiraient des traditions, mais adaptées aux temps nouveaux et aux guerres nouvelles, qu’avaient formulées les théoriciens de la Grèce et de la Rome antique. Parmi les écrivains militaires de Byzance, il suffit de citer les empereurs Maurice, Léon le Sage, Constantin Porphyrogénète, Nicéphore Phocas, et l’auteur anonyme des Conseils et Récits. Ces traditions d’art militaire, héritées de l’antiquité, les Bulgares ne les possédaient que de seconde main ; ils n’ont guère eu le temps de s’en pénétrer. Si Krum et Siméon purent balayer devant eux les légions de Byzance, ce fut en entraînant, dans une brutale impétuosité de torrent, toutes les hordes du Nord ; ce fut par l’écrasante supériorité du nombre sur un adversaire que déconcertait une tactique non encore étudiée. Quand les Grecs, sous Basile II, se mirent résolument à l’œuvre, pas une fois le tsar Samuel ne put remporter de victoire en bataille rangée : son succès de la Porte Trajane fut une surprise de nuit, dans un défilé, et largement compensée par la terrible surprise au gué du Sperchios. Presque aussitôt, nous le voyons se réduire à la défensive, se maintenir sur les hauteurs, remparer ses villes, barricader ses défilés. Entre les troupes qui enlevèrent ces hauteurs, ces remparts et ces défilés, et celles qui n’eurent, bien abritées, qu’à les défendre, la vraie supériorité militaire devait être du côté des premières. Elles durent avoir pour elles la fermeté dans la défensive, l’audace dans l’offensive, l’effort d’ensemble coude à coude, l’art des formations et des évolutions.
Les armées bulgares du Xe siècle nous apparaissent ou comme des hordes indisciplinées, ou comme une collection de milices paysannes conduites par leurs boïars, ou comme des bandes de haïdouks dévalant des montagnes. Il y eut certainement en Bulgarie un noyau permanent d’armée, comme la garde impériale, à lances d’argent et d’or, dont s’entoura Siméon ; peut-être n’y a-t-il jamais eu d’armée permanente.
Il est à remarquer que la Bulgarie infligea plus de désastres à l’empire quand elle gardait encore sa barbarie native ; elle lui fut moins redoutable quand elle essaya de retourner contre lui ses propres armes et sa propre tactique, quand Krum ou Siméon traînaient à leur suite 5 000 voitures d’artillerie. Assurément la race bulgare, dans les guerres du Xe siècle, manifesta les mêmes qualités de bravoure, de solidité et d’endurance qui se sont retrouvées sur les champs de bataille de 1885, à Slivnitsa et à Pirot. Contre les Grecs du Xe siècle, elle eut le désavantage d’hésiter entre sa primitive tactique et la tactique savante qu’elle prétendait emprunter aux impériaux. Elle tomba dans ce piège qui toujours tenta les peuples neufs. Elle se laissa surprendre on flagrant délit de transformation. Cela revient à dire que l’hellénisme avait sur elle, comme organisation politique et militaire, une avance de dix siècles, qui ne pouvait se regagner en quelques générations. La Bulgarie devait être nécessairement battue par ceux qu’elle avait acceptés pour ses maîtres en fait d’art militaire. C’est ce qu’éprouvèrent les rajahs de l’Inde contre les Anglais, Abd-el-Kader contre les Français, tous les demi-civilisés contre les civilisés.
L’état politique et social de la Bulgarie, qui ne lui permettait pas d’avoir une véritable dynastie et une capitale permanente, ne lui permit pas la constance dans les traditions, la suite dans les desseins, la longue préparation qu’exige la formation d’une vraie armée et de vrais chefs. Siméon, Samuel, géniaux à leur manière, n’eurent pas de successeurs capables de les égaler. L’empire byzantin était un vieil Etat, avec une capitale fixe, une politique traditionnelle et une armée permanente. En dépit de ses vices d’organisation, il put produire en une seule génération trois empereurs qui nous apparaissent, Basile II surtout, comme les plus grands hommes de guerre qu’ait connus le moyen âge européen. La différence entre la Bulgarie et la Grèce du Xe siècle ne tient donc pas à une infériorité native chez la race lapins jeune ; seulement celle-ci était toujours contrainte à improviser et, du premier coup, se dépensait tout entière ; au contraire la vraie force de l’hellénisme consistait en un patrimoine séculaire de traditions et de ressources. Les Bulgares furent vaincus moins par les Grecs du Xe siècle que par la vieille Rome, dont Constantinople était l’élève et l’héritière. Le coup qui les abattit était monté depuis mille ou douze cents ans. Ils furent en réalité vaincus par Marins, Jules César et Trajan. Leur amour-propre national peut s’incliner devant de tels vainqueurs.
ALFRED RAMBAUD.
- ↑ Voir Empereurs et Impératrices d’Orient : I, l’Empereur byzantin, dans la Revue du 1er janvier 1891.