Hetzel (p. 229-245).
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CHAPITRE XVI


DANS LEQUEL LE CAPITAINE SERVADAC ET BEN-ZOUF PARTENT ET REVIENNENT COMME ILS ÉTAIENT PARTIS.


Cela était vrai. Depuis qu’il avait entrepris son honnête commerce de cabotage, Isac Hakhabut vendait à faux poids. L’homme étant connu, cela n’étonnera personne. Mais le jour où de vendeur il était devenu acheteur, son improbité s’était retournée contre lui. Le principal instrument de sa fortune était ce peson, faux d’un quart, comme cela fut reconnu, — ce qui permit au professeur de reprendre ses calculs, en les rétablissant sur une base juste.

Lorsque, sur la terre, ce peson marquait un poids d’un kilogramme, en réalité l’objet ne pesait que sept cent cinquante grammes. Donc, au poids qu’il avait indiqué pour Gallia, il fallait retrancher un quart. On comprend donc que les calculs du professeur, se basant sur une masse de la comète trop forte d’un quart, ne pouvaient s’accorder avec les positions vraies de Nérina, puisque c’était la masse de Gallia qui l’influençait.

Palmyrin Rosette, satisfait d’avoir consciencieusement rossé Isac Hakhabut, se remit aussitôt à la besogne pour en finir avec Nérina. Combien, après cette scène, Isac Hakhabut fut bafoué, cela se comprend ! Ben-Zouf ne cessait de lui répéter qu’il serait poursuivi pour vente à faux poids, que son affaire s’instruisait, et qu’il serait traduit en police correctionnelle.

« Mais où et quand ? demandait-il.

— Sur la terre, à notre retour, vieux coquin ! » répondait gracieusement Ben-Zouf.

L’affreux bonhomme dut se confiner dans son trou obscur, et ne se laissa plus voir que le moins possible.

Deux mois et demi séparaient encore les Galliens du jour où ils espéraient rencontrer, la terre. Depuis le 7 octobre, la comète était rentrée dans la zone des planètes télescopiques, là même où elle avait capté Nérina.

Au 1er novembre, la moitié de cette zone dans laquelle gravitent ces astéroïdes, dont l’origine est due probablement à l’éclatement de quelque planète qui gravitait entre Mars et Jupiter, avait été heureusement traversée. Pendant ce mois, Gallia allait parcourir un arc de quarante millions de lieues sur son orbite, en se rapprochant jusqu’à soixante-dix-huit millions de lieues du soleil.

La température redevenait supportable, — environ dix à douze degrés au-dessous de zéro. Cependant, aucun symptôme de dégel ne se manifestait encore. La surface de la mer restait immuablement congelée, et les deux bâtiments, juchés sur leur piédestal de glace, surplomblaient l’abîme.

Ce fut alors que la question des Anglais relégués sur l’îlot de Gibraltar fut remise sur le tapis. On ne doutait pas qu’ils n’eussent impunément traversé les extrêmes froids de l’hiver gallien.

Le capitaine Servadac traita cette question à un point de vue qui faisait le plus grand honneur à sa générosité. Il dit que, malgré leur mauvais accueil lors de la visite de la Dobryna, il convenait de se remettre en communication avec eux, pour les mettre au courant de tout ce qu’ils ignoraient sans doute. Le retour à la terre, qui ne serait, après tout, que le résultat d’une nouvelle collision, offrait des dangers extrêmes. Il fallait donc en prévenir ces Anglais et les engager même à venir braver ces dangers en commun.

Le comte Timascheff et le lieutenant Procope partagèrent absolument l’avis du capitaine Servadac. Il y avait là une question d’humanité qui ne pouvait les laisser indifférents.

Mais comment arriver, à cette époque, jusqu’à l’îlot de Gibraltar ?

Par mer évidemment, c’est-à-dire en profitant de l’appui solide que sa surface glacée présentait encore.

C’était, d’ailleurs, la seule manière de voyager d’une île à l’autre, car, le dégel venu, aucun autre genre de communication ne serait possible. En effet, on ne pouvait plus compter ni sur la goëlette, ni sur la tartane. Quant à la chaloupe à vapeur, l’utiliser à cet effet, c’eût été consommer quelques tonnes du charbon qui avait été précieusement mis en réserve, pour le cas où les colons devraient retourner à l’île Gourbi.

Il y avait bien le you-you, qui avait été déjà transformé en traîneau à voile. On sait dans quelles conditions de rapidité et de sécurité il avait accompli le trajet de la Terre-Chaude à Formentera.

Mais il lui fallait le vent, pour se mouvoir, et le vent ne se faisait plus sentir à la surface de Gallia Peut-être après le dégel, avec les vapeurs que développerait la température estivale, de nouveaux troubles se produiraient-ils dans l’atmosphère gallienne ? On devait même le craindre. Mais alors le calme était absolu, et le you-you ne pouvait se rendre à l’îlot de Gibraltar.

Restait donc la possibilité de faire la route à pied ou plutôt à patins. La distance était considérable, — cent lieues environ. Pouvait-on tenter de la franchir dans ces conditions ?

Le capitaine Servadac s’offrit à cette tâche. Vingt-cinq à trente lieues par jour, soit environ deux lieues à l’heure, cela n’était pas pour embarrasser un homme rompu à l’exercice du patinage. En huit jours, il pouvait donc être revenu à la Terre-Chaude, après avoir visité Gibraltar. Une boussole pour se diriger, une certaine quantité de viande froide, un petit réchaud à esprit-de-vin pour faire du café, il n’en demandait pas davantage, et cette entreprise, un peu hasardée, allait bien à son esprit aventureux.

Le comte Timascheff, le lieutenant Procope insistèrent ou pour partir à sa place, ou pour l’accompagner. Mais le capitaine Servadac les remercia. En cas de malheur, il fallait que le comte et le lieutenant fussent à la Terre-Chaude. Sans eux, que deviendraient leurs compagnons au moment du retour ?

Le comte Timascheff dut céder. Le capitaine Servadac ne voulut accepter qu’un seul compagnon, son fidèle Ben-Zouf. Il lui demanda donc si la chose lui allait.

« Si ça me va, nom d’une butte ! s’écria Ben-Zouf. Si ça me va, mon capitaine ! Une pareille occasion de se dégourdir les jambes ! Et puis, croyez-vous que je vous aurais laissé partir seul ! »

Le départ fut décidé pour le lendemain 2 novembre. Certainement, le désir d’être utile aux Anglais, le besoin de remplir un devoir d’humanité était le premier mobile auquel obéissait le capitaine Servadac. Mais peut-être une autre pensée avait-elle germé dans son cerveau de Gascon. Il ne l’avait encore communiquée à personne, et, sans doute, il n’en voulait rien dire au comte Timascheff.

Quoi qu’il en soit, Ben-Zouf comprit qu’il y avait « quelque autre machinette », lorsque, la veille du départ, son capitaine lui dit :

« Ben-Zouf, est-ce que tu ne trouverais pas dans le magasin général de quoi faire un drapeau tricolore ?

— Oui, mon capitaine, répondit Ben-Zouf.

— Eh bien, fais ce drapeau sans qu’on te voie, mets-le dans ton sac et emporte-le. »

Ben-Zouf n’en demanda pas davantage et obéit.

Maintenant, quel était le projet du capitaine Servadac, et pourquoi ne s’en ouvrait-il pas à ses compagnons ?

Avant de le dire, il convient de noter ici un certain phénomène psychologique, qui, pour ne pas appartenir à la catégorie des phénomènes célestes, n’en était pas moins très-naturel, — étant données les faiblesses de l’humanité.

Depuis que Gallia se rapprochait de la terre, peut être le comte Timascheff et le capitaine Servadac, par un mouvement opposé, tendaient-ils à s’écarter l’un de l’autre. Il était possible que cela se fît presque à leur insu. Le souvenir de leur ancienne rivalité, si complètement oubliée pendant ces vingt-deux mois d’une existence commune, revenait peu à peu à leur esprit, et de leur esprit à leur cœur. En se retrouvant sur le globe terrestre, ces compagnons d’aventure ne redeviendraient-ils pas les rivaux d’autrefois ? Pour avoir été Gallien, on n’en est pas moins homme. Mme de L… était peut-être libre encore, — et, même, c’eût été lui faire injure que d’en douter !…

Enfin, de tout cela, volontairement ou non, il était résulté une certaine froideur entre le comte et le capitaine. On a pu remarquer, d’ailleurs, qu’il n’y avait jamais eu entre eux une réelle intimité, mais seulement cette amitié qui devait résulter des circonstances dans lesquelles ils se trouvaient.

Ceci dit, voici quel était le projet du capitaine Servadac, — projet qui eût peut-être créé entre le comte Timascheff et lui une rivalité nouvelle. C’est pourquoi il avait voulu le tenir secret.

Ce projet, — il faut en convenir, — était bien digne du cerveau fantaisiste dans lequel il avait pris naissance.

On sait que les Anglais, rivés à leur roc, avaient continué d’occuper l’îlot de Gibraltar pour le compte de l’Angleterre. Ils avaient eu raison, si ce poste revenait à la terre dans de bonnes conditions. Au moins, l’occupation ne saurait leur en être disputée.

Or, en face de Gibraltar se dressait l’îlot de Ceuta. Avant le choc, Ceuta appartenait aux Espagnols et commandait l’un des côtés du détroit. Mais Ceuta, abandonnée, revenait au premier occupant. Donc, se rendre au rocher de Ceuta, en prendre possession au nom de la France, y planter le pavillon français, voilà ce qui parut tout indiqué au capitaine Servadac.

« Qui sait, se disait-il, si Ceuta n’arrivera pas à bon port sur la terre et ne commandera pas quelque importante Méditerranée ? Eh bien, le pavillon français, planté sur ce roc, justifiera les prétentions de la France ! »

Et voilà pourquoi, sans en rien dire, le capitaine Servadac et son ordonnance Ben-Zouf partirent pour la conquête.

On conviendra, d’ailleurs, que Ben-Zouf était bien fait pour comprendre son capitaine. Conquérir un morceau de rocher à la France ! Faire une niche aux Anglais ! C’était son affaire !

Ce fut, après le départ, au pied de la falaise, lorsque, les adieux terminés, les deux conquérants se trouvèrent seuls, que Ben-Zouf eut connaissance des projets de son capitaine.

Et alors il sembla que les vieux refrains de régiment lui revinssent à la mémoire ; car, d’une voix superbe, il se mit à chanter :


Le soleil en se levant
Nous fich’ des rayons obliques !
Vlan ! du bataillon d’Afrique,
Vlan ! les Zéphyrs en avant !


Le capitaine Servadac et Ben-Zouf, chaudement vêtus, l’ordonnance ayant le sac au dos et portant le petit matériel du voyage, tous deux les patins aux pieds, se lancèrent sur l’immense surface blanche et perdirent bientôt de vue les hauteurs de la Terre Chaude.

Le voyage n’offrit aucun incident. Le temps du parcours fut divisé par quelques haltes, pendant lesquelles repos et nourriture étaient pris en commun. La température redevenait supportable, même pendant la nuit, et trois jours seulement après leur départ, le 5 novembre, les deux héros arrivaient à quelques kilomètres de l’îlot de Ceuta.

Ben-Zouf était bouillant. S’il eût fallu donner un assaut, le brave soldat ne demandait qu’à se former en colonne, et « même en carré » pour repousser la cavalerie ennemie.

On était au matin. La direction rectiligne avait été sévèrement relevée à la boussole et suivie exactement depuis le départ. Le rocher de Ceuta apparaissait à cinq ou six kilomètres, au milieu de l’irradiation solaire, sur l’horizon occidental.

Les deux chercheurs d’aventure avaient hâte de mettre le pied sur ce roc.

Tout à coup, à une distance de trois kilomètres environ, Ben-Zouf, qui avait une vue très-perçante, s’arrêta et dit :

« Mon capitaine, voyez donc !

— Qu’y a-t-il, Ben Zouf ?

— Quelque chose qui remue sur le rocher.

— Avançons, » répondit le capitaine Servadac.

Deux kilomètres furent franchis en quelques minutes. Le capitaine Servadac et Ben-Zouf, modérant leur vitesse, s’arrêtèrent de nouveau.

« Mon capitaine.

— Eh bien, Ben-Zouf ?

— Il y a positivement un monsieur quelconque sur Ceuta, et qui nous fait de grands gestes. Il a l’air de se détirer les bras comme un homme qui se réveille après avoir trop dormi.

— Mordioux ! s’écria le capitaine Servadac, est-ce que nous arriverions trop tard ?

Tous deux avancèrent encore, et bientôt Ben-Zouf de s’écrier :

« Ah ! mon capitaine, c’est un télégraphe ! »

C’était, en effet, un télégraphe, semblable à ceux des sémaphores, qui fonctionnait sur le rocher de Ceuta.

« Mordioux ! s’écria le capitaine, mais s’il y a là un télégraphe, c’est qu’on l’y a planté !

— À moins, dit Ben-Zouf, que sur Gallia il ne pousse des télégraphes en guise d’arbres !

— Et s’il gesticule, c’est que quelqu’un le met en mouvement !

— Pardieu ! »

Hector Servadac, très-désappointé, regarda dans le nord.

Là, à la limite de l’horizon, s’élevait le rocher de Gibraltar, et il sembla à Ben-Zouf, comme à lui, qu’un second télégraphe, installé au sommet de l’îlot, répondait aux interpellations du premier.

« Ils ont occupé Ceuta, s’écria le capitaine Servadac, et notre arrivée est maintenant signalée à Gibraltar !

— Alors, mon capitaine ?…

— Alors, Ben-Zouf, il faut rengainer notre projet de conquête et faire contre fortune bon cœur !

— Cependant, mon capitaine, s’ils ne sont que cinq ou six Anglais à défendre Ceuta ?…

— Non, Ben-Zouf, répondit le capitaine Servadac, nous avons été prévenus, et, à moins que mes arguments ne les décident à nous céder la place, il n’y a rien à faire. »

Les déconfits Hector Servadac et Ben-Zouf étaient arrivés au pied même du rocher. En ce moment, une sentinelle en jaillit, comme si elle eût été pressée par un ressort.

« Qui vive ?

— Amis ! France !

— Angleterre ! »

Tels furent les mots échangés tout d’abord. Alors quatre hommes parurent sur la partie supérieure de l’îlot.

« Que voulez-vous ? demanda l’un de ces hommes, qui appartenaient à la garnison de Gibraltar.

— Je désire parler à votre chef, répondit le capitaine Servadac.

— Le commandant de Ceuta ?

— Le commandant de Ceuta, puisque Ceuta a déjà un commandant.

— Je vais le prévenir, » répondit le soldat anglais.

Quelques instants après, le commandant de Ceuta, en tenue, s’avançait jusqu’aux premières roches de son îlot.

C’était le major Oliphant en personne.

Il n’y avait plus de doute possible. Cette idée qu’avait le capitaine Servadac d’occuper Ceuta, les Anglais l’avaient eue, mais ils l’avaient exécutée avant lui. Ce rocher occupé, ils y creusèrent un poste qui fut solidement casematé. Vivres et combustible y furent transportés, dans le canot du commandant de Gibraltar, avant que la mer eût été solidifiée par le froid.

Une épaisse fumée qui sortait du roc même prouvait que l’on avait dû faire bon feu pendant l’hiver gallien et que la garnison n’avait pas souffert de ses rigueurs. Et, en effet, ces soldats anglais présentaient un embonpoint rassurant, et, quoiqu’il n’en voulût peut-être pas convenir, le major Oliphant avait légèrement engraissé.

Du reste, les Anglais de Ceuta n’étaient pas trop isolés, puisque quatre lieues au plus les séparaient de Gibraltar. Soit en traversant l’ancien détroit, soit en faisant jouer le télégraphe, ils restaient en communication constante.

Il faut même ajouter que le brigadier Murphy et le major Oliphant n’avaient point interrompu leur partie d’échecs. Leurs coups longuement préparés, ils se les transmettaient par le télégraphe.

En cela, les deux honorables officiers imitaient ces deux sociétés américaines qui, en 1846, malgré pluie et tempête, jouèrent « télégraphiquement » une célèbre partie d’échecs entre Washington et Baltimore.

Inutile d’ajouter qu’entre le brigadier Murphy et le major Oliphant, il s’agissait toujours de la même partie commencée lors de la visite du capitaine Servadac à Gibraltar.

Cependant, le major attendait froidement ce que les deux étrangers voulaient de lui.

« Le major Oliphant, je crois ? dit le capitaine Servadac en saluant.

— Le major Oliphant, gouverneur de Ceuta, répondit l’officier, qui ajouta : À qui ai-je l’honneur de parler ?

— Au capitaine Servadac, gouverneur général de la Terre-Chaude.

— Ah ! fort bien, répondit le major.

— Monsieur, reprit alors Hector Servadac, voulez-vous me permettre d’être légèrement surpris de vous voir installé en qualité de commandant sur ce qui reste d’une ancienne propriété de l’Espagne ?

— Je vous la permets, capitaine.

— Oserais-je vous demander de quel droit ?…

— Du droit de premier occupant.

— C’est aux mieux, major Oliphant. Mais ne pensez-vous pas que les Espagnols, qui sont devenus les hôtes de la Terre-Chaude, pourraient réclamer avec quelque raison ?…

— Je ne le pense pas, capitaine Servadac.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que ce sont ces Espagnols qui ont cédé ce rocher de Ceuta en toute propriété à l’Angleterre.

— Par contrat, major Oliphant ?

— Par contrat en bonne et due forme.

— Ah ! vraiment ?

— Et ils ont même reçu en or anglais, capitaine Servadac, le prix de cette importante cession.

— Voilà donc, s’écria Ben-Zouf, pourquoi Negrete et ses compagnons avaient tant d’argent dans leur poche ! »

En effet, les choses s’étaient passées comme le disait le major Oliphant. Les deux officiers, on se le rappelle, avaient secrètement fait une visite à Ceuta lorsque les Espagnols y étaient encore. De là cette cession, facile à obtenir, de l’îlot au profit de l’Angleterre.

Donc, l’argument sur lequel comptait un peu le capitaine Servadac tombait de lui-même. Donc, déconvenue complète du conquérant et de son chef d’état-major. Aussi se garda-t-il d’insister ni de laisser soupçonner ses projets.

« Puis-je savoir, reprit alors le major Oliphant, ce qui me vaut l’honneur de votre visite ?

— Major Oliphant, répondit le capitaine Servadac, je suis venu pour rendre service à vos compagnons et à vous.

— Ah ! fit le major du ton d’un homme qui ne croit avoir besoin des services de personne.

— Peut-être, major Oliphant, n’êtes-vous pas au courant de ce qui s’est passé, et ignorez-vous que les rochers de Ceuta et de Gibraltar courent le monde solaire à la surface d’une comète ?

— Une comète ? » répéta le major avec un sourire de parfaite incrédulité.

En quelques mots, le capitaine Servadac fit connaître les résultats de la rencontre de la terre et Gallia, — ce qui ne fit pas même sourciller l’officier anglais. Puis, il ajouta que presque toutes les chances étaient pour un retour au globe terrestre, et qu’il conviendrait peut-être que les habitants de Gallia réunissent leurs efforts pour parer aux dangers de la nouvelle collision.

« Donc, major Oliphant, si votre petite garnison et celle de Gibraltar veulent émigrer à la Terre-Chaude ?…

— Je ne saurais trop vous remercier, capitaine Servadac, répondit froidement, le major Oliphant, mais nous ne pouvons pas abandonner notre poste.

— Et pourquoi ?

— Nous n’avons pas d’ordre de notre gouvernement, et le pli que nous avons destiné à l’amiral Fairfax attend toujours le passage de la malle.

— Mais je vous répète que nous ne sommes plus sur le globe terrestre, — et qu’avant deux mois la comète aura de nouveau rencontré la terre !

— Cela ne m’étonne pas, capitaine Servadac, car l’Angleterre a dû tout faire pour l’attirer à elle ! »

Il était évident que le major ne croyait pas un mot de ce que lui racontait le capitaine.

« À votre aise ! reprit celui-ci. Vous voulez garder obstinément ces deux postes de Ceuta et de Gibraltar ?

— Évidemment, capitaine Servadac, puisqu’ils commandent l’entrée de la Méditerranée.

— Oh ! il n’y aura peut-être plus de Méditerranée, major Oliphant !

— Il y aura toujours une Méditerranée, si cela convient à l’Angleterre ! — Mais pardonnez-moi, capitaine Servadac. Le brigadier Murphy m’envoie par le télégraphe un coup redoutable. Vous permettez… »

Le capitaine Servadac, tordant sa moustache à l’arracher, rendit au major Oliphant le salut que celui-ci venait de lui adresser. Les soldats anglais rentrèrent dans leur casemate, et les deux conquérants se retrouvèrent seuls au pied des roches.

« Eh bien, Ben-Zouf ?

— Eh bien, mon capitaine ! Sans vous commander, une belle fichue campagne que nous avons faite là !

— Allons-nous-en, Ben-Zouf.

— Allons-nous-en, mon capitaine, » répondit Ben-Zouf, qui ne songeait plus à chanter le refrain des Zéphyrs d’Afrique.

Et ils s’en retournèrent, comme ils étaient venus, sans avoir eu l’occasion de déployer leur drapeau.

Aucun incident ne signala leur retour, et, le 9 novembre, ils remettaient le pied sur le littoral de la Terre-Chaude.

Il faut ajouter qu’ils arrivèrent pour assister à une belle colère de Palmyrin Rosette ! Et, franchement, il faut avouer qu’il y avait de quoi !

On se rappelle que le professeur avait repris la série de ses observations et de ses calculs sur Nérina. Or, il venait de les terminer et tenait enfin tous les éléments de son satellite !…

Mais Nérina, qui aurait dû reparaître la veille, n’était pas revenue sur l’horizon de Gallia. Captée sans doute par quelque astéroïde plus puissant, elle s’était échappée en traversant la zone des planètes télescopiques !