Hetzel (p. 183-194).
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CHAPITRE XVI


DANS LEQUEL ON VERRA LE CAPITAINE SERVADAC TENIR DANS SA MAIN TOUT CE QUI RESTE D’UN VASTE CONTINENT.


La Dobryna, cependant, après avoir contourné l’énorme promontoire qui lui barrait la route du nord, se dirigeait vers l’endroit où devait se projeter le cap de Creus.

Les explorateurs causaient, on pourrait dire jour et nuit, de ces étranges choses. Le nom de Gallia revenait fréquemment dans leurs discussions, et insensiblement, presque inconsciemment, il prenait pour eux la valeur d’un nom géographique, c’est-à-dire celui de l’astéroïde qui les emportait dans le monde solaire.

Mais ces discussions ne pouvaient leur faire oublier qu’ils s’occupaient d’opérer une reconnaissance, devenue indispensable, du littoral méditerranéen. Aussi la goëlette suivait-elle toujours, en le rasant d’aussi près que possible, le nouveau cadre de ce bassin qui, très-vraisemblablement, formait l’unique mer de Gallia.

La côte supérieure de l’énorme promontoire rejoignait l’endroit même qu’aurait dû occuper Barcelone sur le littoral ibérien ; mais ce littoral, aussi bien que l’importante ville, avait disparu, et, sans doute, il était enfoui sous ces eaux dont le ressac battait la nouvelle falaise un peu en arrière. Puis, cette falaise, s’infléchissant vers le nord-est, venait remordre sur la mer, précisément au cap de Creus.

Du cap de Creus, il ne restait plus rien.

Là commençait la frontière française, et l’on comprend ce que durent être les pensées du capitaine Servadac, quand il vit qu’un nouveau sol s’était substitué au sol de son pays. Une infranchissable barrière s’élevait en avant du littoral français, et elle n’en laissait plus rien voir. Dressée comme une muraille à pic, haute de plus de mille pieds, n’offrant pas une seule rampe accessible, aussi aride, aussi abrupte, aussi « neuve » qu’on l’avait vue à l’autre bout de la Méditerranée, elle se développait sur le parallèle même où auraient dû se dessiner ces rivages charmants de la France méridionale.

De si près que la goëlette prolongeât cette côte, rien ne lui apparut de ce qui formait autrefois la lisière maritime du département des Pyrénées-Orientales, ni le cap Béarn, ni Port-Vendres, ni l’embouchure du Tech, ni l’étang de Saint-Nazaire, ni l’embouchure du Tet, ni l’étang de Salces. Sur la frontière du département de l’Aude, jadis si pittoresquement coupée d’étangs et d’îles, elle ne retrouva pas même un seul morceau de l’arrondissement de Narbonne. Du cap d’Agde, sur la frontière de l’Hérault, jusqu’au golfe d’Aigues-Mortes, il n’existait plus rien, ni de Cette[1], ni de Frontignan, rien de cet arc que l’arrondissement de Nîmes baignait autrefois dans la Méditerranée, rien des plaines de la Crau et de la Camargue, rien de ce capricieux estuaire des Bouches-du-Rhône. Martigues, disparue ! Marseille, anéantie ! C’était à croire qu’on ne rencontrerait même plus un seul des points du continent européen qui avaient porté le nom de France.

Hector Servadac, bien qu’il fût préparé à tout événement, se sentit comme atterré en présence de cette réalité. Il ne revoyait plus aucun vestige de ces rives dont les sites lui étaient tous familiers. Quelquefois, lorsqu’une courbure de la côte s’arrondissait vers le nord, il espérait retrouver un morceau du sol français qui aurait échappé au désastre ; mais, si loin que l’échancrure se prolongeât, rien ne reparaissait de ce qui avait été ce merveilleux rivage de la Provence. Lorsque le nouveau cadre n’en limitait pas l’ancienne lisière, c’étaient les eaux de cette étrange Méditerranée qui le recouvraient alors, et le capitaine Servadac en vint à se demander si tout ce qui restait de son pays ne se réduisait pas à cet étroit lambeau du territoire algérien, à cette île Gourbi, à laquelle il lui faudrait revenir !

« Et cependant, répétait il au comte Timascheff, le continent de Gallia ne finit pas à cette côte inabordable ! Son pôle boréal est au delà ! Qu’y a-t-il derrière cette muraille ? Il faut bien le savoir ! Si pourtant, malgré tous les phénomènes dont nous sommes témoins, c’est encore le globe terrestre que nous foulons du pied, si c’est toujours lui qui nous emporte en suivant une direction nouvelle dans le monde planétaire, si enfin la France, si la Russie sont là avec l’Europe entière, il faut le vérifier ! Ne trouverons-nous donc pas une grève pour débarquer sur cette côte ? N’y a-t-il aucun moyen d’escalader cette inaccessible falaise, et d’observer, ne fût-ce qu’une fois, la contrée qu’elle nous cache ? Débarquons, pour Dieu, débarquons ! »

Mais la Dobryna, rasant toujours la haute muraille, n’apercevait ni la plus petite crique où elle pût se réfugier, ni même un seul écueil sur lequel il eût été possible à son équipage de prendre pied. Le littoral était toujours formé d’une base accore, lisse, à pic, jusqu’à une hauteur de deux ou trois cents pieds, que couronnait tout un étrange enchevêtrement de lamelles cristallisées. Il était évident que cette nouvelle bordure, faite à la Méditerranée, présentait partout la même disposition de roches, et que ce cadre uniforme était sorti d’un moule unique.

La Dobryna, chauffant à tous feux, marcha rapidement vers l’est. Le temps se maintenait au beau. L’atmosphère, singulièrement refroidie déjà, était moins propre à se saturer de vapeurs. À peine quelques nuages, rayant l’azur du ciel, formaient-ils çà et là des cirrhus presque diaphanes. Pendant le jour, le disque amoindri du soleil projetait-de pâles rayons qui ne donnaient plus aux objets qu’un relief incertain. Pendant la nuit, les étoiles brillaient avec un éclat extraordinaire, mais certaines planètes s’affaiblissaient dans l’éloignement. Il en était ainsi de Vénus, de Mars et de cet astre inconnu, qui, rangé dans l’ordre des planètes inférieures, précédait le soleil, tantôt à son coucher, tantôt à son lever. Quant à l’énorme Jupiter, au superbe Saturne, leur éclat augmentait au contraire, par ce motif que Gallia s’en rapprochait, et le lieutenant Procope montra, visible à l’œil, cet Uranus qui, autrefois, ne se laissait pas voir sans l’aide d’une lunette. Gallia gravitait donc, en s’éloignant de son centre attractif, à travers le monde planétaire.

Le 24 février, après avoir suivi la ligne sinueuse que formait, avant le cataclysme, la lisière du département du Var, après avoir vainement cherché trace des îles d’Hyères, de la presqu’île de Saint-Tropez, des îles de Lérins, du golfe de Cannes, du golfe Jouan, la Dobryna arriva à la hauteur du cap d’Antibes.

En cet endroit, à l’extrême surprise, mais aussi à l’extrême satisfaction des explorateurs, une étroite coupée fendait l’énorme falaise du haut en bas. À sa base, au niveau de la mer s’étendait une petite grève, sur laquelle un canot devait facilement atterrir.

« Enfin, nous pourrons débarquer ! » s’écria le capitaine Servadac, qui n’était plus maître de lui.

Il n’y avait, d’ailleurs, aucune instance à faire près du comte Timascheff pour l’entraîner sur le nouveau continent. Le lieutenant Procope et lui étaient aussi impatients que le capitaine Servadac de prendre terre. Peut-être en gravissant les talus de cette coupée, qui, de loin, ressemblait au lit raviné d’un torrent, parviendraient-ils à s’élever jusqu’à la crête de la falaise, et trouveraient-ils un large rayon de vue, qui, à défaut du territoire français, leur permettrait d’observer cette région bizarre.

À sept heures du matin, le comte, le capitaine et le lieutenant débarquaient pour la première fois, ils retrouvèrent quelques échantillons de l’ancien littoral. C’étaient ces calcaires agglutinés, de couleur jaunâtre, dont les rivages provençaux sont le plus généralement semés. Mais cette étroite grève — évidemment un morceau de l’ancien globe — mesurait à peine quelques mètres de superficie, et, sans s’y arrêter, les explorateurs s’élancèrent vers le ravin qu’ils voulaient franchir.

Ce ravin était à sec, et même il était facile de voir que jamais aucun torrent n’y avait précipité ses eaux tumultueuses. Les roches de son lit, aussi bien que celles qui formaient talus de chaque côté, présentaient cette même contexture lamelleuse observée jusqu’ici, et elles ne semblaient pas avoir été soumises encore aux effets de la désagrégation séculaire. Un géologue eût probablement déterminé leur véritable place dans l’échelle lithologique, mais ni le comte Timascheff, ni l’officier d’état-major, ni le lieutenant Procope ne purent en reconnaître la nature.

Cependant, si le ravin n’offrait aucune trace d’humidité ancienne ou récente, on pouvait déjà prévoir que, les conditions climatériques étant radicalement changées, il servirait un jour d’exutoire à des masses d’eau considérables.

En effet, déjà quelques plaques de neige étincelaient en maint endroit sur les pentes des talus, et elles devenaient plus larges, plus épaisses en tapissant les croupes élevées de la falaise. Très-probablement, les crêtes, et peut-être toute la contrée au delà de la muraille, disparaissaient sous la croûte blanche des glaciers.

« Voilà donc, fit observer le comte Timascheff, les premières traces d’eau douce que nous trouvons à la surface de Gallia.

— Oui, répondit le lieutenant Procope, et, sans doute, à une plus grande hauteur, non-seulement la neige, mais les glaces se seront formées sous l’influence du froid qui s’accroît sans cesse. N’oublions pas que si Gallia a la forme sphéroïdale, nous sommes ici très-près de ses régions arctiques, qui ne reçoivent que très-obliquement les rayons solaires. Certainement, la nuit n’y doit jamais être complète, comme aux pôles terrestres, puisque le soleil ne quitte pas l’équateur, grâce à la faible inclinaison de l’axe de rotation, mais le froid y sera probablement excessif, surtout si Gallia s’éloigne du centre de chaleur à une distance considérable.

— Lieutenant, demanda le capitaine Servadac, ne pouvons-nous craindre que le froid ne devienne tel à la surface de Gallia, qu’aucun être vivant ne puisse le supporter ?

— Non, capitaine, répondit le lieutenant Procope. À quelque distance que nous nous éloignions du soleil, le froid ne dépassera jamais les limites assignées à la température des espaces sidéraux, c’est-à-dire ces régions du ciel où l’air manque absolument.

— Et ces limites sont ?…

— Environ soixante degrés centigrades, suivant les théories d’un Français, le savant physicien Fourier.

— Soixante degrés ! répondit le comte Timascheff, soixante degrés au-dessous de zéro ! Mais c’est là une température qui paraîtrait insoutenable même à des Russes.

— De tels froids, reprit le lieutenant Procope, ont été déjà supportés par les navigateurs anglais dans les mers polaires, et, si je ne me trompe, à l’île Melville, Parry a vu le thermomètre tomber à cinquante-six degrés centigrades au-dessous de zéro. »

Les explorateurs s’étaient arrêtés un instant pour reprendre haleine, car, ainsi qu’il arrive aux ascensionnistes, l’air, décomprimé peu à peu, rendait leur ascension plus pénible. En outre, sans avoir encore atteint une grande hauteur, — six à sept cents pieds à peine, — ils sentaient un abaissement très-sensible dans la température. Très-heureusement, les stries de la substance minérale, dont le lit du ravin était formé, facilitaient leur marche, et, une heure et demie environ après avoir quitté l’étroite grève, ils atteignaient la crête de la falaise.

Cette falaise dominait non seulement la mer au sud, mais au nord toute la nouvelle région, qui s’abaissait brusquement.

Le capitaine Servadac ne put retenir un cri.

La France n’était plus là ! Des roches innombrables se succédaient jusqu’aux dernières limites de l’horizon. Toutes ces moraines, tapissées de neige ou revêtues de giflée, se confondaient dans une étrange uniformité. C’était une énorme agglomération de matières qui avaient cristallisé sous la forme de prismes hexagonaux réguliers. Gallia ne paraissait être que le produit d’une formation minérale, unique et inconnue. Si la crête de la falaise, qui servait de cadre à la Méditerranée, n’offrait pas cette uniformité dans ses aiguilles supérieures, c’est qu’un phénomène quelconque — peut-être celui auquel on devait la présence des eaux de la mer — avait, au moment du cataclysme, modifié la contexture de ce cadre.

Quoi qu’il en soit, dans cette partie méridionale de Gallia, on ne voyait plus aucun vestige d’une terre européenne. Partout, la nouvelle substance avait remplacé l’ancien sol. Plus rien de ces campagnes accidentées de la Provence, ni ces jardins d’orangers et de citronniers dont l’humus rougeâtre s’étageait sur des assises de pierres sèches, ni ces bois d’oliviers au feuillage glauque, ni les grandes allées de poivriers, de micocouliers, de mimosas, de palmiers et d’eucalyptus, ni ces buissons de géraniums géants, plaqués çà et là de semelles du pape et surmontés de longs jets d’aloès, ni les roches oxydées du littoral, ni les montagnes d’arrière-plan avec leur sombre rideau de conifères.

Là, rien du règne végétal, puisque la moins exigeante des plantes polaires, le lichen des neiges lui-même, n’eût pu végéter sur ce sol pierreux ! Rien du règne animal, puisqu’aucun oiseau, ni les puffins, ni les pétrels, ni les guillemots des régions arctiques n’auraient trouvé de quoi y vivre un seul jour !

C’était le règne minéral dans toute son horrible aridité.

Le capitaine Servadac était en proie à une émotion à laquelle son caractère insouciant, semblait-il, aurait dû le soustraire. Immobile sur le sommet d’un roc glacé, il contemplait, les yeux humides, le nouveau territoire qui se développait sous ses yeux. Il se refusait à croire que la France eût jamais été là !

« Non ! s’écria-t-il, non ! Nos relèvements nous ont trompés ! Nous ne sommes pas arrivés à ce parallèle qui traverse les Alpes maritimes ! C’est plus en arrière que s’étend le territoire dont nous recherchons la trace ! Une muraille est sortie, des flots, soit ; mais au delà, nous reverrons les terres européennes ! Comte Timascheff, venez, venez ! Franchissons ce territoire de glaces, et cherchons encore, cherchons toujours !… »

En parlant ainsi, Hector Servadac avait fait une vingtaine de pas en avant, afin de trouver quelque sentier praticable au milieu des lamelles hexagonales de la falaise.

Soudain, il s’arrêta.

Son pied venait de heurter sous la neige un morceau de pierre taillée. Par sa forme, par sa couleur, ce morceau ne semblait pas appartenir au nouveau sol.

Le capitaine Servadac le ramassa.

C’était un fragment de marbre jauni, sur lequel on pouvait encore lire quelques lettres gravées, entre autres celles-ci :

Vil…

« Villa ! » s’écria le capitaine Servadac, en laissant retomber le morceau de marbre, qui se brisa en mille fragments.

De cette villa, sans doute quelque somptueuse habitation bâtie presque à l’extrémité du cap d’Antibes, dans le plus beau site du monde, de ce magnifique cap, jeté comme un rameau verdoyant entre le golfe de Jouan et le golfe de Nice, de ce splendide panorama couronné par les Alpes maritimes, qui s’étendait des pittoresques montagnes de l’Esterelle, en passant devant Eza, Monaco, Roquebrune, Menton et Vintimille, jusqu’à la pointe italienne de la Bordighère, que restait-il à présent ? Pas même ce morceau de marbre, qui venait d’être réduit en poussière !

Le capitaine Servadac ne pouvait plus douter que le cap d’Antibes n’eût disparu dans les entrailles de ce nouveau continent. Il restait abîmé dans ses réflexions.

Le comte Timascheff, s’approchant alors, lui dit gravement :

« Capitaine, connaissez-vous la devise de la famille Hope ?

— Non, monsieur le comte, répondit Hector Servadac.

— Eh bien, la voici :

Orbe fracto, spes illæsa !

— Elle dit le contraire de la désespérante parole de Dante !

— Oui, capitaine, et maintenant elle devra être la nôtre ! »

  1. Note wikisource : nom officiel de la ville de Sète jusqu’en 1927