Hetzel (p. 3-11).
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PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER


LE COMTE : «  VOICI MA CARTE.  » — LE CAPITAINE : « VOICI LA MIENNE. »


« Non, capitaine, il ne me convient pas de vous céder la place !

— Je le regrette, monsieur le comte, mais vos prétentions ne modifieront pas les miennes !

— Vraiment ?

— Vraiment.

— Je vous ferai cependant remarquer que je suis incontestablement, le premier en date !

— Et moi, je répondrai que, en pareille matière, l’ancienneté ne peut créer aucun droit.

— Je saurai bien vous forcer à me céder la place, capitaine.

— Je ne le crois pas, monsieur le comte.

— J’imagine qu’un coup d’épée…

— Pas plus qu’un coup de pistolet…

— Voici ma carte !

— Voici la mienne ! »

Après ces paroles, qui partirent comme des ripostes d’escrime, deux cartes furent échangées entre les deux adversaires. L’une portait :

Hector Servadac,
Capitaine d’état-major.
Mostaganem.

L’autre :

Comte Wassili Timascheff,
À bord de la goëlette Dobryna.

Au moment de se séparer :

« Où mes témoins rencontreront-ils les vôtres ? demanda le comte Timascheff.

— Aujourd’hui, à deux heures, si vous le voulez bien, répondit Hector Servadac, à l’État-Major.

— À Mostaganem ?

— À Mostaganem. »

Cela dit, le capitaine Servadac et le comte Timascheff se saluèrent courtoisement.

Mais, au moment où ils allaient se quitter, une dernière observation fut faite par le comte Timascheff.

« Capitaine, dit-il, je pense qu’il convient de tenir secrète la véritable cause de notre rencontre ?

— Je le pense aussi, répondit Servadac.

— Aucun nom ne sera prononcé !

— Aucun.

— Et alors le prétexte ?

— Le prétexte ? — Une discussion musicale, si vous le voulez bien, monsieur le comte.

— Parfaitement, répondit le comte Timascheff. J’aurai tenu pour Wagner, — ce qui est dans mes idées !

— Et moi, pour Rossini, — ce qui est dans les miennes, » répliqua en souriant le capitaine Servadac.

Puis, le comte Timascheff et l’officier d’état-major, s’étant salués une dernière fois, se séparèrent définitivement.

Cette scène de provocation venait de se passer, vers midi, à l’extrémité d’un petit cap de cette partie de la côte algérienne comprise entre Tenez et Mostaganem, et à trois kilomètres environ de l’embouchure du Chéliff. Ce cap dominait la mer d’une vingtaine de mètres, et les eaux bleues de la Méditerranée venaient mourir à ses pieds, en léchant les roches de la grève, rougies par l’oxyde de fer. On était au 31 décembre. Le soleil, dont les obliques rayons semaient ordinairement de paillettes éblouissantes toutes les saillies du littoral, était alors voilé par un opaque rideau de nuages. De plus, d’épaisses brumes couvraient la mer et le continent. Ces brouillards, qui, par une circonstance inexplicable, enveloppaient le globe terrestre depuis plus de deux mois, ne laissaient pas de gêner les communications entre les divers continents. Mais à cela, il n’y avait rien à faire.

Le comte Wassili Timascheff, en quittant l’officier d’état-major, se dirigea vers un canot, armé de quatre avirons, qui l’attendait dans une des petites criques de la côte. Dès qu’il y eut pris place, la légère embarcation déborda, afin de rallier une goëlette de plaisance qui, sa brigantine bordée et sa trinquette traversée au vent, l’attendait à quelques encâblures.

Quant au capitaine Servadac, il appela d’un signe un soldat, resté à vingt pas de lui. Ce soldat, tenant en main un magnifique cheval arabe, s’approcha sans prononcer une parole. Le capitaine Servadac, s’étant lestement mis en selle, se dirigea vers Mostaganem, suivi de son ordonnance, qui montait un cheval non moins rapide que le sien.

Il était midi et demi lorsque les deux cavaliers passèrent le Chéliff, sur le pont que le génie avait construit récemment. Une heure trois quarts sonnaient au moment où leurs chevaux, blancs d’écume, s’élançaient à travers la porte de Mascara, l’une des cinq entrées ménagées dans l’enceinte crénelée de la ville.

En cette année-là, Mostaganem comptait environ quinze mille habitants, dont trois mille Français. C’était toujours un des chefs-lieux d’arrondissement de la province d’Oran et aussi un chef-lieu de subdivision militaire. Là se fabriquaient encore des pâtes alimentaires, des tissus précieux, des sparteries ouvrées, des objets de maroquinerie. De là s’exportaient pour la France des grains, des cotons, des laines, des bestiaux, des figues, des raisins. Mais, à cette époque, on eût vainement cherché trace de l’ancien mouillage sur lequel, autrefois, les navires ne pouvaient tenir par les mauvais vents d’ouest et de nord-ouest. Mostaganem possédait actuellement un port bien abrité, qui lui permettait d’utiliser tous les riches produits de la Mina et du bas Chéliff.

C’était même grâce à ce refuge assuré que la goëlette Dobryna avait pu se risquer à hiverner sur cette côte, dont les falaises n’offrent aucun abri. Là, en effet, depuis deux mois, on voyait flotter à sa corne le pavillon russe, et, en tête de son grand mât, le guidon du yacht Club de France, avec ce signal distinctif : M.C.W.T.

Le capitaine Servadac, dès qu’il eut franchi l’enceinte de la ville, gagna le quartier militaire de Matmore. Là il ne tarda pas à rencontrer un commandant du 2e tirailleurs et un capitaine du 8e d’artillerie, — deux camarades sur lesquels il pouvait compter.

Ces officiers écoutèrent gravement la demande que leur fit Hector Servadac de lui servir de témoins dans l’affaire en question, mais ils ne laissèrent pas de sourire légèrement, lorsque leur ami donna pour le véritable prétexte de cette rencontre une simple discussion musicale intervenue entre lui et le comte Timascheff.

« Peut-être pourrait-on arranger cela ? fit observer le commandant du 2e tirailleurs.

— Il ne faut même pas l’essayer, répondit Hector Servadac.

— Quelques modestes concessions !… reprit alors le capitaine du 8e d’artillerie.

— Aucune concession n’est possible entre Wagner et Rossini, répondit sérieusement l’officier d’état-major. C’est tout l’un ou tout l’autre. Rossini, d’ailleurs, est l’offensé dans l’affaire. Ce fou de Wagner a écrit de lui des choses absurdes, et je veux venger Rossini.

— Au surplus, dit alors le commandant, un coup d’épée n’est pas toujours mortel !

— Surtout lorsqu’on est bien décidé, comme moi, à ne point le recevoir, » répliqua le capitaine Servadac.

Sur cette réponse, les deux officiers n’eurent plus qu’à se rendre à l’État-Major, où ils devaient rencontrer, à deux heures précises, les témoins du comte Timascheff.

Qu’il soit permis d’ajouter que le commandant du 2e tirailleurs et le capitaine du 8e d’artillerie ne furent point dupes de leur camarade. Quel était le motif, au vrai, qui lui mettait les armes à la main ? ils le soupçonnaient peut-être, mais n’avaient rien de mieux à faire que d’accepter le prétexte qu’il avait plu au capitaine Servadac de leur donner.

Deux heures plus tard, ils étaient de retour, après avoir vu les témoins du comte et réglé les conditions du duel. Le comte Timascheff, aide de camp de l’empereur de Russie, comme le sont beaucoup de Russes à l’étranger, avait accepté l’épée, l’arme du soldat.

Les deux adversaires devaient se rencontrer le lendemain, 1er  janvier, à neuf heures du matin, sur une portion de la falaise, située à trois kilomètres de l’embouchure du Chéliff.

« À demain donc, heure militaire ! dit le commandant.

— Et la plus militaire de toutes les heures », répondit Hector Servadac.

Là-dessus, les deux officiers serrèrent vigoureusement la main de leur ami et retournèrent au café de la Zulma pour y faire un piquet en cent cinquante sec.

Quant au capitaine Servadac, il rebroussa chemin et quitta immédiatement la ville.

Depuis une quinzaine de jours, Hector Servadac ne demeurait plus à son logement de la place d’Armes. Chargé d’un levé topographique, il habitait un gourbi sur la côte de Mostaganem, à huit kilomètres du Chéliff, et n’avait pas d’autre compagnon que son ordonnance. Ce n’était pas très-gai, et tout autre que le capitaine d’état-major eût pu considérer son exil dans ce poste désagréable comme une pénitence.

Il reprit donc le chemin du gourbi, en chassant quelques rimes qu’il essayait d’ajuster les unes aux autres sous la forme un peu surannée de ce qu’il appelait un rondeau. Ce prétendu rondeau — il est inutile de le cacher — était à l’adresse d’une jeune veuve, qu’il espérait bien épouser, et il tendait à prouver que, lorsqu’on a la chance d’aimer une personne aussi digne de tous les respects, il faut aimer « le plus simplement du monde ». Que cet aphorisme fût vrai ou non, d’ailleurs, c’était le moindre des soucis du capitaine Servadac, qui rimait un peu pour rimer.

« Oui ! oui ! murmurait-il, pendant que son ordonnance trottait silencieusement à son côté, un rondeau bien senti fait toujours son effet ! Ils sont rares, les rondeaux, sur la côte algérienne, et le mien n’en sera que mieux reçu, il faut l’espérer ! »

Et le poëte-capitaine commença ainsi :

En vérité ! lorsque l’on aime,
C’est simplement…

« Oui ! simplement, c’est-à-dire honnêtement et en vue du mariage, et moi qui vous parle… Diable ! cela ne rime plus ! Pas commodes ces rimes en « ème » ! Singulière idée que j’ai eue d’aligner mon rondeau là-dessus ! Hé ! Ben-Zouf ! »

Ben-Zouf était l’ordonnance du capitaine Servadac.

« Mon capitaine, répondit Ben-Zouf.

— As-tu fait des vers quelquefois ?

— Non, mon capitaine, mais j’en ai vu faire !

— Et par qui ?

— Par le pitre d’une baraque de somnambule, un soir, à la fête de Montmartre.

— Et tu les as retenus, ces vers de pitre ?

— Les voici, mon capitaine :


Entrez ! C’est le bonheur suprême,
Et vous en sortirez charmé !
Ici l’on voit celle qu’on aime,
Et celle que l’on est aimé !


— Mordioux ! Ils sont détestables, tes vers !

— Parce qu’ils ne sont pas enroulés autour d’un mirliton, mon capitaine ! Sans cela, ils en vaudraient bien d’autres !

— Tais-toi, Ben-Zouf ! s’écria Hector Servadac. Tais-toi ! Je tiens enfin ma troisième et ma quatrième rime ! »


En vérité ! lorsque l’on aime,
C’est simplement…
Et fiez-vous à l’amour même
Plus qu’au serment !


Mais tout l’effort poétique du capitaine Servadac ne put le mener au-delà, et quand, à six heures, il fut de retour au gourbi, il ne tenait encore que son premier quatrain.