Hatzfeld - Dictionnaire général de la langue française/Tome 1a


INTRODUCTION

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I

I. — L’ouvrage que nous présentons au public est un Dictionnaire de la langue française depuis le commencement du xviie siècle jusqu’à nos jours. Il a pour objet, non seulement de définir les mots de la langue écrite ou parlée, d’en déterminer les diverses applications, d’en indiquer le véritable emploi, mais encore de rendre compte de cet emploi et d’en expliquer l’origine. C’est un dictionnaire raisonné de l’usage, pendant trois siècles, des changements que la langue a subis durant cette période et des causes qui ont amené ces changements.

Nous avons essayé de répondre aux besoins du plus grand nombre, sans rien sacrifier de la sévérité de la science ; de composer une œuvre simple, claire et intelligible pour tous, en observant scrupuleusement les règles de la méthode historique ; car, puisque les mots naissent, se développent et se transforment dans le temps, ils ont une histoire. Cette histoire ne s’adresse pas seulement aux érudits ; elle intéresse tous ceux qui veulent connaître exactement le sens des mots qu’ils emploient. Comme on l’a fort bien dit, l’érudition est ici, non l’objet, mais l’instrument, et ce qu’elle apporte d’historique est employé à compléter l’idée de l’usage, idée ordinairement trop restreinte[1].

Mais suffit-il de présenter un tableau complet des formes et des acceptions successivement employées, pour faire connaître l’histoire d’un mot ? Est-ce là que se borne la méthode historique, quand il s’agit du langage, c’est-à-dire d’une matière que transforme incessamment l’activité de l’esprit ? Peut-on dire enfin, avec l’éminent auteur des lignes qu’on vient de citer, que l’usage complet a en lui sa raison[2], ce qui suppose qu’aucune idée supérieure ne le dirige ? Nous croyons le contraire, et c’est ce qui doit justifier le travail que nous avons entrepris.

La méthode historique ne consiste pas simplement à faire connaître les divers sens d’un mot, en partant de la signification première, de laquelle toutes les autres sont sorties. Après avoir constaté, recueilli les faits, il faut en montrer le lien et l’enchaînement. Comment ranger les divers sens dans l’ordre où ils se sont succédé, si l’on ne démêle les causes qui ont déterminé cet ordre ? Si la suite des événements politiques a sa raison d’être, les énumérer dans l’ordre chronologique, sans chercher les causes qui en ont amené la succession, c’est faire de la chronique et non de l’histoire ; de même, si le langage sert à exprimer la pensée, les mots ne sauraient passer du sens primitif aux sens dérivés et figurés sans suivre un certain ordre, qui a son explication rationnelle ; et l’on doit chercher dans les lois de la pensée la cause historique des transformations auxquelles les mots ont été soumis.

II. — Lorsqu’on embrasse les différentes acceptions d’un mot dans leur ensemble, il s’en dégage le plus souvent une notion commune qui les domine et les rattache les unes aux autres. Cette notion n’est point une conception abstraite et arbitraire ; elle a existé réellement dans l’esprit du peuple ; elle a été la raison supérieure des modifications que le sens a subies. La négliger ou l’ignorer, c’est supprimer l’élément essentiel de l’histoire du mot ; car c’est omettre le point de vue selon lequel il a été considéré d’âge en âge, c’est-à-dire le fait principal qui a déterminé, en vertu de la logique de l’esprit humain, le passage d’une signification à une autre.

Cette notion commune est facile à saisir dans certains mots, dont la simple logique a déterminé le développement. Ainsi, dans le mot bouche, la pensée va naturellement du premier sens à ceux qui en dérivent : bouche à feu, bouche de chaleur, les bouches du Rhône, Dans le mot feuille, l’idée d’une chose plate et mince conduit de la feuille d’arbre à la feuille de papier, à la feuille de métal.

Il n’en est pas de même de certains mots, dont l’histoire est plus complexe et dans lesquels le chemin parcouru par la pensée ne s’imposait pas nécessairement à l’esprit.

Tel est le mot partir, dont le sens actuel, quitter un lieu, ne sort point naturellement du sens primitif, partager [partiri], qu’on trouve encore dans Montaigne : « Nous partons le fruit de notre chasse avec nos chiens[3] » Que s’est-il passé ? L’idée de partager a conduit à l’idée de séparer : « La main lui fu du cors partie[4] » Puis on a dit, avec la forme pronominale : se partir, se séparer, s’éloigner : « Se partit dudict lieu[5] » Et, par l’ellipse du pronom se, on est arrivé au sens actuel : quitter un lieu.

Tel est le mot gagner (au XIe siècle guadagnier), de l’ancien haut allemand *waidanjan, paître (en allemand moderne weiden). Cette signification première du mot est encore employée en vénerie : « Les hôtes sortent la nuit du bois, pour aller gagner dans les champs. » Comment a-t-elle amené les divers sens usités de nos jours : avoir ville gagnée, gagner la porte, gagner de l’argent, gagner une bataille, gagner un procès, gagner ses juges, gagner une maladie ? L’idée première paître conduit à l’idée de trouver sa nourriture ; de là, dans l’ancien français, les sens qui suivent : 1o cultiver : « Blés semèrent et gaaignèrent[6] » (cf. de nos jours regain) ; 2o chasser (cf. l’allemand moderne Weidmann, chasseur) et piller, faire du butin : « Lor veïssiez… chevaus gaaignier et palefroiz et muls et mules, et autres avoirs[7] » « Ils ne sceurent où aler plus avant pour gaegnier[8]. » L’idée de faire du butin conduit à l’idée de se rendre maître d’une place : « Quant celle grosse ville… fu ensi gaegnie et robée[9]. » « Avoir ville gagnée. » Puis l’idée de s’emparer d’une place conduit à l’idée d’occuper un lieu où on a intérêt à arriver : gagner le rivage, gagner le port, il est parvenu à gagner la porte ; par extension, le feu gagne la maison voisine, et, au figuré, le sommeil le gagne. En même temps se développe une autre série de sens : faire un profit : gagner de l’argent, gagner l’enjeu d’une partie, d’une gageure, gagner le gros lot d’une loterie ; par analogie, obtenir un avantage sur quelqu’un : gagner une bataille, un procès, le prix de la course ; gagner l’affection, le cœur de quelqu’un ; et, par une sorte d’ellipse, gagner quelqu’un au jeu, gagner quelqu’un de vitesse à la course, gagner quelqu’un par des présents. Enfin l’on applique le mot ironiquement à ce qui est tout le contraire d’un avantage : il n’y a que des coups à gagner, il a gagné une bonne pleurésie, il a gagné cette maladie en soignant son frère. Partout se montre à travers ces transformations le trait commun qui domine et relie entre eux les divers sens du mot gagner, l’idée d’acquérir, d’obtenir quelque chose qui profite ; et l’on suit en quelque sorte cette idée dans les phases diverses de la vie sociale, appliquée d’abord aux fruits que la terre fournit à l’homme, puis au produit de sa chasse, au butin qu’il fait à la guerre, enfin au profit qu’il tire du commerce et de l’industrie, etc. C’est cette idée générale, toujours présente, qu’il faut mettre en lumière, pour donner véritablement l’histoire d’un mot.

Mais l’esprit ne suit pas toujours cette voie simple, qui consiste à étendre une même idée à une série de sens analogues au sens primitif. Au lieu de partir d’un caractère unique appliqué successivement à des objets différents, il peut considérer dans l’objet primitif divers caractères, dont chacun sert de point de départ à autant d’extensions ou de groupes d’extensions nouvelles.

Le pain est un aliment fait d’une masse de farine pétrie et cuite au four ; de là trois idées : l’idée de masse, l’idée de pâte et l’idée d’aliment. L’idée d’aliment conduit au sens figuré de subsistance : avoir le pain quotidien, gagner son pain. L’idée de pâte conduit au sens de pain à cacheter, de pain à chanter. L’idée de masse conduit au sens de pain de sucre, de pain de suif.

La queue d’un animal, considérée comme appendice du corps, donne la queue de la poêle, et, au figuré, la queue d’un parti ; considérée dans sa forme allongée, la queue de billard, et, au figuré, la queue des spectateurs.

La flamme est l’incandescence d’un gaz ; une figure, tirée de cette incandescence, en fait le synonyme d’amour ardent ; une autre figure, tirée de la forme et du mouvement de la flamme, en fait le nom d’une banderole.

Dans ces exemples, comme dans les précédents, il y a extension du sens primitif, mais avec cette différence que le point de départ, simple dans les premiers (feuille, gagner), est multiple dans les derniers (pain, queue, flammé).

Dans d’autres cas, l’esprit commence par appliquer, comme tout à l’heure, le nom de l’objet primitif à un second objet qui offre avec celui-ci un caractère commun ; mais ensuite, oubliant pour ainsi dire ce premier caractère, il part du second objet pour passer à un troisième qui présente avec le second un rapport nouveau, sans analogie avec le premier ; et ainsi de suite, de sorte qu’à chaque transformation la relation n’existe plus qu’entre l’un des sens du mot et le sens immédiatement précédent.

Mouchoir est d’abord l’objet qui sert à se moucher (*muccare, de mucus). La pièce d’étoffe qui sert à cet usage donne bientôt son nom au mouchoir dont on s’enveloppe le cou. Or celui-ci, sur les épaules des femmes, retombe d’ordinaire en pièce triangulaire ; de là le sens du mot en marine : pièce de bois triangulaire qu’on enfonce dans un bordage pour boucher un trou.

Roman signifie au moyen âge tout ouvrage écrit en roman, c’est-à-dire en langue vulgaire, en français. Plus tard, au XVe siècle, il désigne les compositions du moyen âge, en vers ou en prose, qui contiennent des histoires fabuleuses. Puis il prend le sens d’histoire fabuleuse composée sur le modèle des anciens romans et spécialement sur le modèle des romans de chevalerie ; de là le sens moderne : récit d’aventures imaginaires.

Bureau désigne primitivement une sorte de bure ou étoffe de laine : n’étant vêtu que de simple bureau[10]. Puis, d’extension en extension, il signifie le tapis qui couvre une table à écrire ; la table à écrire à laquelle cette étoffe sert de tapis ; le meuble sur lequel on écrit habituellement; la pièce où est placé ce meuble; enfin les personnes qui se tiennent dans cette pièce, à cette table (dans une administration, dans une assemblée).

On a vu jusqu’ici un même mot s’appliquer à des objets de plus en plus nombreux, en vertu d’analog-ies multiples que l’esprit découvre entre l’objet primitif et les autres objets que le mot sert à désigner. Grâce à ces extensions graduelles, la compréhension du mot va toujours en s’élargissant. Dans certains cas, au contraire, la marche de la pensée est inverse; le mot commence par désigner un ensemble, une collection d’objets; puis, par une suite de restrictions qui en bornent l’application à certains cas spéciaux, il arrive à ne plus désigner qu’une partie limitée de ce qu’il embrassait dans sa signification première.

Pis (de pectus) est d’abord la poitrine d’un homme, d’un animal quelconque, avant de désigner uniquement la mamelle de la vache ou de la chèvre. L’auteur de la Chanson de Roland nous montre la barbe de Charlemagne qui flotte sur son pis : {Centré|Et par la barbe qui al piz me ventèle[11].}} Labourer (de laborare) s’applique à tout travail, avant de se dire seulement du travail de la terre. Dans Villehardouin, l’armée laboure pour refaire un pont : « Li baron firent toute jor labourer l’ost[12]. »

Menuisier s’est dit primitivement de l’ouvrier d’un corps de métier quelconque qui était chargé des ouvrages les plus menus, les plus délicats : il y avait des menuisiers en serrurerie, en orfèvrerie, etc.

Veez cy ung ouvrier D’or et de pierres menuisier[13].

Vers la fin du XVIe siècle, le mot finit par se restreindre aux ouvriers qui travaillent le bois.

Dans les mots qu’on vient de citer, le sens général disparaît peu à peu, et le sens spécial survit seul. Il est d’autres mots dont la signification se resserre par degrés, sans qu’aucune de leurs acceptions cesse d’être en usage, depuis la plus étendue jusqu’à la plus restreinte.

Le monde signifie proprement l’univers : la création du monde. Il désigne spécialement le globe terrestre : voyage autour du monde ; puis une partie de la terre : le nouveau monde ; puis les hommes qui habitent sur la surface de la terre : Jésus est le Sauveur du monde ; puis la société des hommes : l’opinion du monde ; puis un groupe d’hommes : aller dans le monde ; enfin plusieurs personnes, ou même une seule : est-il venu du monde ?

Le mot couvert, appliqué au service de la table, désigne d’abord tout ce dont on couvre une table à manger : mettre, ôter le couvert ; puis une partie de ces objets : mettre le couvert de quelqu’un ; puis la simple réunion de la cuiller et de la fourchette : un couvert d’argent.

Ainsi, tantôt la langue, obéissant aux lois de l’analogie, poursuit dans ses extensions les plus éloignées une idée première toujours apparente à travers ses transformations (feuille, gagner) ; ou elle étend le nom de l’objet primitif à d’autres objets qui présentent avec celui-ci des séries diverses de caractères communs (pain, queue, flamme) ; ou elle fait passer le nom d’un premier terme à une succession d’objets différents, par l’extension du caractère commun qui relie chacun des termes de la série à celui qui le précède (mouchoir, roman, bureau). Tantôt, par une marche directement opposée, elle procède de restrictions en restrictions, rétrécissant plus ou moins le caractère général exprimé par le terme primitif (pis, labourer, menuisier ; monde, couvert).

Tels sont les procédés principaux auxquels l’esprit a recours pour transformer le sens des mots. Dans certains cas il applique à la fois plusieurs de ces procédés et les fait concourir au développement d’un même terme. Le mot timbre en fournit un curieux exemple.

Timbre, du latin tympanum (latin populaire timbanum), a voulu dire primitivement tambourin ; ensuite il a signifié une cloche sans battant sur laquelle on frappe avec un marteau , puis la sonorité particulière aux différents instruments de musique ; il a été employé au sens de bassin[14] ; on a donné ce nom, dans les armoiries, au casque qui surmonte l’écu ; enfin, il a désigné la marque de l’État sur le papier dont on doit se servir pour certains actes. Où est le lien de ces significations variées ? Nous le trouvons dans la signification primitive du mot : tambour de forme hémisphérique. De ce premier sens, par une série d’extensions analogues à celles que présente le mot bureau, sortent les sens qui suivent : la calotte de métal qu’un marteau fait résonner, la manière dont résonnent les diverses sortes d’instruments et le caractère de la sonorité, qui résulte de la combinaison des harmoniques avec le son fondamental. Mais dans cette calotte de métal on peut considérer un autre caractère (comme on l’a vu pour les mots pain, queue, flamme) : ici, c’est la forme arrondie qui, par un développement analogue à celui du mot feuille, fait appliquer le mot premièrement à une sorte de bassin circulaire ; puis à la calotte du casque qui surmonte l’écu dans les armoiries. De là le mot timbre arrive à désigner le cimier et tout ce qui sert à couvrir le haut de l’écu ; puis les armes de la personne, marquées sur les objets qui lui appartiennent ; enfin les armes de l’Etat, imprimées sur le papier dont l’usage est imposé pour certains actes.

L’histoire d’un mot, ainsi retracée, permet de saisir le sens propre, sans cesse modifié par l’usage, et de suivre le travail continu de la langue qui, partant de la signification première, l’étend ou la restreint de siècle en siècle, suivant les besoins de la pensée.

III. — Bien que notre travail ait pour objet la langue du xviie du xviiie et du xixe siècle, nous remontons à la langue du moyen âge, à l’ancien français, au latin populaire et au bas latin, lorsque cela est nécessaire pour expliquer l’usage moderne. La langue que nous parlons et que nous écrivons est pleine d’expressions, de tournures dont elle ne peut rendre compte par elle-même, et qui s’expliquent par des faits anciens, depuis longtemps oubliés, qui survivent dans l’idiome moderne comme les derniers témoins d’un autre âge.

On peut le voir dans un certain nombre de mots, dont la signification première est tombée en désuétude après avoir donné toute une famille de rejetons, et ne se retrouve plus que dans un emploi particulier, qui fait revivre le sens primitif éteint dans la langue générale.

Tels sont les mots : partir (du latin partiri), dont la signification première partager, conservée dans le composé répartir, a disparu dans le simple, comme on l’a vu plus haut, pour faire place à un sens nouveau : quitter un lieu, et se retrouve seulement dans la locution figurée avoir maille à partir avec quelqu’un, avoir quelque chose à démêler avec lui ; proprement avoir maille (monnaie ancienne trop petite pour être partagée) à partir (à partager) avec quelqu’un ;

Témoin (du latin testimonium), qui voulait dire primitivement témoignage, qui plus tard a pris le sens de personne qui témoigne, et dont le sens primitif s’est conservé dans l’expression prendre quelqu’un à témoin ;

Règne, qui ne conserve sa signification première de royaume, usitée en ancien français, que dans les expressions figurées règne végétal, règne minéral, règne animal ;

Traire (du latin trahere), dont le sens primitif tirer, conservé dans les composés extraire, soustraire, a fait place au sens de tirer le lait du pis de la vache, de la chèvre, et ne se retrouve plus que dans l’expression technique or, argent trait, tiré à la filière ;

Cueillir (du latin colligere), dont le sens primitif réunir, conservé dans le composé recueillir, s’est appliqué d’abord à l’idée de réunir des fleurs ou des fruits (en les détachant de la tige), puis a fait place au sens de détacher de la tige même une fleur, un fruit unique : cueillir une rose, une pomme, et ne se retrouve plus avec sa signification première que dans des termes de métiers : en verrerie, où l’ouvrier cueille avec la canne le verre en fusion ; en maçonnerie, oii l’ouvrier cueille avec la truelle le plâtre gâché, etc.

Il en est de même de certaines formes, de certains tours.

On dit : elle se fait fort de réussir, et dans cette construction on prend fort pour un adverbe. Or, dans cet exemple, nous trouvons un reste de la déclinaison ancienne de toute une classe d’adjectifs : fort, grand, etc., qui, comme les adjectifs latins correspondants, fortis, grandis, avaient une forme unique pour le masculin et le féminin. C’est ainsi que l’on dit encore : la grand mère, la grand messe.

La vieille langue disait sans article : manger pain, se nourrir avec pain, manquer de pain. On a dit ensuite, avec l’article partitif : manger du pain, se nourrir avec du pain ; la forme ancienne a survécu avec la préposition de : manquer de pain, se nourrir de pain (et non de du pain).

L’ancienne langue unissait les unités aux dizaines, aux centaines, aux mille, ^ par la conjonction et : vingt et deux, cent et trois :

Quoique ignorante à vingt et trois carats 1[15].

La conjonction et ne s’emploie plus que devant l’unité : trente et un, les mille et une nuits.

L’ancien français traduisait la double forme du comparatif latin doctior quam Petrus et doctior Petro par deux formes différentes : plus savant que Pierre, et plus savant de Pierre. Cette dernière construction a disparu, sauf dans les locutions : il a plus, il a moins de vingt ans ; ils étaient plus, ils étaient moins de cent.

La vieille langue pouvait intercaler le complément du verbe entre l’auxiliaire avoir et le participe passé s’accordant avec le complément. On lit dans Corneille :

Aucun étonnement n’a leur gloire flétrie 2 [16],

là où nous dirions aujourd’hui : n’a flétri leur gloire. Cette ancienne tournure, dont les exemples abondent encore chez les poètes du xviie siècle, a disparu de la langue, même en poésie, excepté dans certaines locutions consacrées, ou lorsque les mots tout, rien, beaucoup, peu, servent de complément : il a toute honte bue ; il a beaucoup bu ; il a peu mangé ; il a tout fait ; il n’a rien oublié. Ainsi nous remontons au INTRODUCTION

vu

delà de la fin du xv !" siècle, lorsqu’il s’agit d’expliquer des mots ou des tours modernes dont on ne saurait rendre raison sans revenir au passé. Mais ce n’est pas seulement à l’ancien français et à ses sources directes que nous demandons l’explication du français moderne. Le Las latin, trop négligé jusqu’ici, apporte aussi de précieux renseignements sur les origines de l’usage actuel. Si notre langue, pour la constitution de sa grammaire et pour une partie de son lexique, sort du latin populaire des Gaules, elle a subi pendant tout le moyen âge l’intluence du bas latin, cette langue nouvelle que la théologie et la scolastique ont tirée du latin classique, en le modifiant pour l’approprier aux besoins nouveaux de l’esprit, et dans laquelle ont écrit les penseurs et les philosophes les plus éminents de cette époque. Si nous comparons le bas latin au latin de Cicéron et de Tite-Live, nous ne pouvons y voir qu’une langue corrompue ; si nous le considérons en lui-même, cette continuation barbare du latin classique est à la fois une langue originale, qui sert à traduire des idées, des sentiments jusqu’alors inconnus, et une des sources du français moderne, en ce qui concerne l’expression des idées abstraites, philosophiques, religieuses, scientifiques, juridiques. Tantôt il introduit dans la langue tout un ensemble de mots : agens, l’agent ; œitecedens, l’antécédent ; esse, l’être ; carnalis, charnel ; habitualis, habituel ; convictio, conviction ; glorifie atio , glorification ; mortifieatio ,

mortification ; immaterialis, immatériel, etc. Tantôt il y apporte des sens nouveaux : abnegatio (en latin refus), abnégation, sacrifice de soi-même ; devotio (en latin dévouement), dévotion ; confessio (en latin aveu), confession, aveu des péchés au prêtre ; œdificatio (en latin action de bâti ?’) , édification ; peregrinus (en latin étrange ?’) ,

pèlerin ; medianwn (en latin milieu), moyen ; commtinicare (en latin communiquer), communier ; abstractio (en latin retranchement), abstraction ; abstractum (en latin chose retranchée), l’abstrait ; concretum (en latin solidifié), le concret ; individuus (en latin indivisible), l’individu, etc.

La méthode historique fait ainsi connaître les changements par lesquels chaque mot a passé et les causes particulières qui ont amené ces changements. IV.

Mais le Dictionnaire ne peut expliquer les lois générales qui ont dominé l’action de ces causes particulières. L’exposition de ces lois est l’objet d’un Traité de la formation de la langue qui sera placé en tête de l’ouvrage. La première partie de ce traité indique les sources diverses du lexique français. C’est d’abord le fonds primitif des mots du latin populaire, accru des éléments étrangers, celtiques, germaniques, slaves, espagnols, italiens, sémitiques, etc., que les

relations de la France avec les autres peuples ont importés dans la langue, depuis ses origines. A cette masse de mots indigènes ou naturalisés, soumise aux lois de la dérivation et de la composition populaire, vient s’ajouter un vocabulaire nouveau, créé non plus par le peuple, mais par les lettrés, et composé de mots de formation savante, que les clercs du moyen âge ont empruntés au bas latin, les humanistes au latin classique, les savants de la Renaissance ou des temps modernes au latin et au grec classiques, suivant les procédés des langues anciennes. Telles sont les diverses couches de formation qui, se superposant en quelque sorte, ont produit le vaste ensemble de la langue moderne et dont nous étudions tour à tour l’influence sur la forme extérieure des mots et sur leur signification.

Ce n’est là que le commencement de la tâche ; les mots, en effet, sont formés de sons qui varient selon les temps et les lieux ; ils subissent des flexions grammaticales ; enfin ils se combinent de façons diverses pour former des phrases. La deuxième partie du traité a pour objet les lois phonétiques qui ont modifié par degrés la prononciation. Dans la diversité des changements qui ont atteint les mots du latin populaire et vni

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continuent à transformer les mots de création nouvelle, on démêle un ensemble de lois qui agissent avec une régularité presque absolue ; et l’on constate que ces lois ont déterminé peu à peu pour notre idiome un nouveau système de prononciation, qui a son originalité propre en face du système latin, et auquel ont dû se soumettre, pour vivre dans la langue, les mots de formation savante ou d’importation étrangère. Dans la troisième partie on étudie les formes grammaticales, dans leur développement historique, depuis les origines latines, et la suite des changements par lesquels ont passé les diverses parties du discours. On assiste à la formation d’un système nouveau de déclinaison et de conjugaison, qui met en lumière, d’une part, la loi générale en vertu de laquelle les langues tendent à devenir de plus en plus analytiques ; de l’autre, la forme spéciale imprimée à ce mouvement dans notre pays, en vertu de laquelle la grammaire du latin populaire est devenue la grammaire du français moderne.

Enfin la quatrième et dernière partie est consacrée à l’étude des variations de la syntaxe, nécessaire pour expliquer certains tours qui ont leur place dans le dictionnaire de la langue. On retrouve ici l’action du même principe d’analyse, qui décompose lentement la phrase des Latins, et qui substitue à leur construction libre et synthétique une construction nouvelle, oii les éléments principaux de la phrase se succèdent suivant un ordre logique et ont leur place en quelque sorte obligée dans le corps de la proposition.

Le Traité et le Dictionnaire, qui s’y réfère sans cesse, se complètent donc l’un l’autre : le premier est la synthèse raisonnée des faits multiples et divers qui sont analysés dans le second ; il présente l’exposition théorique des lois qui régissent la langue ; il trace les cadres réguliers où chacun des termes disposés dans le Dictionnaire selon l’ordre alphabétique trouve la place que son origine, sa forme et sa signification lui assignent.

II

Après avoir exposé la méthode générale que nous avons suivie, nous allons en montrer l’application à la nomenclature, c’est-à-dire au choix des mots qui composent le Dictionnaire ; à X étymologie , à la définition, au classement des sens et au choix des exemples.

L — NOMENCLATURE

Nous avons essayé de rendre notre vocabulaire assez complet pour répondre aux besoins des différentes classes de lecteurs. Il est inutile de dire que nous n’avons pas prétendu donner tous les mots de la langue ; qui pourrait tracer la limite où s’arrête le lexique d’un idiome encore vivant ?

La nomenclature d’un dictionnaire est délicate à établir. Les uns l’ étendent outre mesure et acceptent tous les mots sans contrôle, quelle qu’en soit la nature ou la provenance. D’autres tendent à la restreindre et proscrivent sévèrement les mots anciens comme surannés, les néologismes comme des innovations téméraires, les mots populaires comme entachés de vulgarité.

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Admettre avec Fénelon * qu’on peut à volonté restreindre ou étendre le vocabulaire d’une langue, c’est méconnaître les conditions suivant lesquelles se développe le langage humain. L’usage est ici le suprême arbitre ; c’est lui qui donne la vie aux mots de formation nouvelle, qui la retire à ceux qui tombent en désuétude, qui parfois rajeunit des mots vieillis et surannés. Mais il ne faut pas croire que son action s’exerce au hasard et par caprice. Quand Vaugelas dit que l’usage fait beaucoup de choses par raison, beaucoup sans raison, et beaucoup contre raison’^, cela veut dire simplement que la raison ne discerne pas toujours les motifs qui ont déterminé l’usage ; mais ces motifs existent : ce sont les faits complexes et multiples qui constituent la vie des peuples. Les besoins matériels ou intellectuels des hommes, et les idées, les institutions, les mœurs, les coutumes qui y correspondent, contiennent la raison visible ou cachée du mouvement qui fixe ou renouvelle le lexique des langues. Nous avons eu sous les yeux tous les matériaux accumulés par les lexicographes jusqu’à nos jours, et, pour ne parler que des plus récents, l’œuvre de Littré avec son Supplément^ lo, Dictionnaire français-allemaiid àe. Sachs, qui ajoute au Dictionnaire de Littré des milliers de mots populaires, techniques et scientifiques ; diverses études publiées dans lesrevues philologiques, les dictionnaires spéciaux de mathématiques, de physique, de chimie, d’histoire naturelle, de médecine, d’architecture, d’histoire, d’archéologie, d’arts et métiers, etc. ; toutes ces richesses ont passé devant nous, mais nous avons dû faire un choix. Le véritable lexique d’une langue ne se compose que des mots qui ont un emploi déterminé dans la langue écrite ou parlée. Les néologismes que chaque jour voit naître ne pénètrent pas tous dans la circulation. Comme toute langue vivante , le français peut créer et crée sans cesse des termes nouveaux, qui répondent à des besoins généraux ou à des besoins individuels. Les premiers entrent naturellement dans la langue ; des seconds, elle ne garde que ceux qui l’enrichissent de quelque heureuse création.

Il faut distinguer, parmi les néologismes, les mots de formation populaire, produits naturels de la langue vivante, dont la fécondité est inépuisable, et les mots de formation savante, qu’un érudit compose dans son cabinet, d’une manière arbitraire, artificielle. Les premiers nous ont trouvés plus disposés à leur donner place dans le lexique, parce qu’ils étaient marqués de l’empreinte française. Pour la terminologie spéciale des arts et métiers, de la flore et de la faune, qui appartient à la langue populaire, nous avons tâché de n’omettre aucun terme utile. Mais nous n’avions pas à faire entrer dans le Dictionnaire tous les termes employés encore aujourd’hui dans les divers patois sortis du latin populaire des Gaules, et conservés sur tel ou tel point du territoire. Nous avons admis seulement ceux dont l’usage était resté commun à toute une région de la France. Dans les œuvres des auteurs contemporains qui, à l’exemple de ceux du xvi" siècle, accordent une large place aux termes dialectaux, nous n’avons recueilli que les mots qui tendent à pénétrer dans l’usage. Nous ne devions pas oublier que nous composions un dictionnaire de la langue commune. Nous n’avons donc fait exception en faveur d’un terme purement local que lorsqu’il éclairait d’un jour nouveau tel ou tel mot de la langue usuelle. Nous avons pu rectifier un assez grand nombre de mots techniques altérés par des causes diverses. Ici, des termes faussement introduits par une erreur typographique : accolement pour accotement , espace compris entre les fossés d’un chemin et la chaussée ; « ?«cre boueuse, l’ancre de toue, la plus petite des ancres d’un navire, pour ancre toueuse ; calepin, morceau de peau qu’on met sous la balle, dans la carai . Lettre à l’Académie, 3.

2. Vaugelas, Remarques sur la langue française, préface.

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bine, pour canepin, épiderme de peau d’agneau ; bassage (g-onflement du cuir), pris, selon toute apparence, t^out passage, comme semble l’indiquer emot passe meiit, cuve dans laquelle le tanneur passe les peaux pour les faire gonfler. Ailleurs, des termes dénatures par une prononciation non autorisée : marteau d’assiette, marteau formant hache d’un côté, pour marteau d’aissette (du latin ascia, hache) ; échanger (le linge) pour essanger. Un de nos plus célèbres architectes, dans un livre sur le monument qu’il avait construit, donnait à certains ornements striés le nom de berclés : nous sommes arrivés à reconnaître qu’une prononciation vicieuse avait substitué berclé à bertelé, et bertelé à brételé, qui est le terme exact. En ce qui concerne les termes scientifiques créés par les savants pour désigner les faits et les inventions dont le répertoire va s’augmentant chaque jour, ou les usages et les institutions des âges antérieurs, nous avons écarté, comme des créations stériles, ceux qui ne sont pour ainsi dire pas sortis des livres de leurs auteurs ; nous avons admis ceux qui, répondant à un besoin ancien ou nouveau de la pensée, sont entrés ou tendent à entrer dans l’usage général. Au reste, parmi ceux que nous avons dû rejeter, la plupart sont formés de termes grecs ou latins qui les rendent facilement intelligibles aux lettrés et aux érudits. Malgré ces restrictions, le lexique de notre Dictionnaire est d’une grande étendue ; s’il supprime un certain nombre de mots inutiles ou d’un usage trop spécial, il ajoute à la nomenclature un nombre considérable de mots de la langue populaire, de la langue technique et de la langue scientifique dont nous ne croyons pas que l’importance soit méconnue. Nous marquons d’un signe particulier les mots qui ne se trouvent pas dans la dernière édition du Dictioiinaire de l’Académie (édition de 1878). Nous indiquons à la suite de chaque mot, et avant l’étymologie, la catégorie grammaticale à laquelle le mot appartient. C’est une chose simple lorsqu’il s’agit des substantifs, des adjectifs, des pronoms, des mots invariables ; il n’en est pas de même pour certains emplois des participes et des verbes. Le participe présent et le participe passé peuvent être de simples modes du verbe, comme dans ce vers de Corneille :

Tous trois étant blessés ^...

Alors ils ont leur place marquée à l’article consacré au verbe , et ne doivent pas plus en être séparés que les autres modes : indicatif, subjonctif ou infinitif. S’ils ont pris une valeur adjective ou substantive nettement caractérisée, ils doivent être l’objet d’un article à part, comme les autres adjectifs ou substantifs. Telle est la règle que nous avons suivie, excepté pour certaines locutions d’un emploi spécial, que nous réunissons au verbe, en indiquant leur valeur grammaticale. Cette précaution est nécessaire, non seulement pour constater l’usage, mais pour le justifier. Si l’on détache le participe accoutumé du verbe accoutumer, il devient impossible d’expliquer d’une manière satisfaisante les expressions suivantes : à l’heure accoutumée, sa place accoutumée, derniers vestiges d’une construction abandonnée de nos jours. En effet, l’on disait autrefois accoutumer quelque chose, comme dans cette phrase de Montaigne : « Pratiquons -le, accoutumons - le ^ (le penser de la mort) ; » et c’est cet emploi disparu qui s’est conservé dans les locutions signalées plus haut : l’heure, la place accoutumée, et dans l’expression avoir accoutumé de faire quelque chose.

Mais ce cerf n’avait pas accoutumé de lire 3.

1. CoRNi :iixE, Horace, iv, 2.

2. MONTAIGNK, I, 19.

3. La Fontaine, Fables, viii, 14.

INTRODUCTION

n

Nous n’avons pas cru devoir faire une division séparée pour l’emploi pronominal des verbes, lorsque cet emploi ne présentait qu’un cas particulier de la forme transitive. En effet, il n’y a pas de différence pour le sens entre Pierre frappe Paul, Pierre se frappe, Pierre et Paul se frappent ; entre Pierre donne un coup à Paul, Pierre se donne un coup, Pierre et Paul se donnent des coups. Nous indiquons d’ailleurs, dans le Traité de la formation de la langue, toutes les formes de déclinaison ou de conjugaison qui présentent quelque irrégularité. IL — ÉTYMOLOGIE

La science étymologique a fait un immense progrès dans ces dernières années ; elle a été, tant en France qu’à l’étranger, pour les langues romanes, et pour le français en particulier, l’objet de travaux considérables qui l’ont en quelque sorte renouvelée. Nous n’avons rien épargné pour que cette partie de notre travail résumât d’une manière à peu prés complète les résultats acquis jusqu’à ce jour. Donner l’étymologie d’un mot de notre langue, c’est d’abord indiquer le mot latin, grec, étranger, français même, qui lui a donné naissance ; puis faire connaître toutes les formes par. lesquelles ce mot a passé pour arriver à sa forme actuelle ; enfin montrer comment de la signification étymologique sort la signification moderne. Autrement dit, c’est faire l’histoire du mot dans sa forme et dans sa signification, depuis son origine jusqu’aux premiers emplois qu’on en rencontre dans notre langue.

Nous plaçons l’étymologie en tête de chaque article, parce que c’est elle qui doit rendre compte de la signification première et qui conduit à la définition comme au classement des sens.

Mais ce n’est pas assez d’indiquer cette forme primitive et celles qui en dérivent, il faut expliquer en vertu de quelles règles la forme étymologique a subi telle ou telle métamorphose. Chacune des formes indiquées dans le Dictionnaire, à l’étymologie du mot, est accompagnée d’un renvoi au paragraphe du Traité de la. formation de la langue qui en explique la raison d’être.

Toutes les formes que le mot a revêtues par des changements successifs de la prononciation depuis l’époque primitive, les procédés de dérivation, de composition populaire ou savante auxquels il doit naissance ; s’il est d’origine étrangère, les circonstances historiques qui ont amené son importation : en un mot, tous les faits qui constituent les divers moments de son existence sont donnés en détail à chaque article du Dictionnaire, pour être repris et étudiés d’une manière générale dans la partie du Traité qui s’y rapporte.

Toutes les fois que le mot moderne conserve la signification unique ou les significations diverses du mot étymologique, nous l’indiquons par la formule : « même signification ». Quand le sens étymologique s’est transformé aux diverses époques de la langue, la même formule s’applique au premier sens, qui représente seul la signification originaire, et nous indiquons qu’il y a eu extension pour le sens ou les sens suivants. Parfois le premier sens du français moderne n’offre qu’un rapport éloigné avec le sens étymologique. Dans ce cas, le plus ordinairement, une forme du vieux français vient combler la lacune, et c’est par elle que commence l’article. A défaut du vieux français, le bas latin, les dialectes de la langue d’oïl ou de la langue d’oc et les autres langues romanes sont appelés en témoignage. Nous nous efforçons ainsi d’éclairer l’étymologie par la filiation des sens, aussi bien que par la filiation des formes.

xii

INTRODUCTION

L’étymologie d’un mot doit être vérifiée par son histoire. Les explications les plus vraisemblables, les hypothèses les plus ingénieuses, restent à l’état de simples conjectures et ne sont pour la science que des jeux d’esprit, dès qu’elles contredisent les faits ou les lois de la formation des mots , et ne reposent que sur des analogies apparentes. C’est en étymologie surtout que le vraisemblable est loin du vrai. La rouanne est une sorte de grattoir qu’on emploie pour marquer des pièces de bois ; comme l’empreinte qui sert de marque est circulaire, on a voulu faire dériver ce mot de roue : or, le mot n’est pas un trissyllabe [rou-aji-ne] , mais un dissyllabe [rouan-Jie] ; il est encore noté comme tel par les grammairiens du xvni° siècle *

au

moyen âge il est écrit roisne ^ ; l’étymologie roue est donc inadmissible. Le changement de roisne en rouanne vient de ce qu’on a écrit le mot comme on le prononçait. L’origine véritable de roisne est le latin runcina, rabot, plus exactement *rucina [cf. le grec pjxâvr]), qui a donné roisjie, comme acinum, en latin vulgaire acina, a donné aisne. Runcina, qui signifie rabot, grattoir, convient donc non seulement pour le sens , mais encore pour la forme ; c’est la véritable étymologie de rouanne, qui ,

d’après nos habitudes orthographiques, devrait s’écrire roine. L’erreur porte là sur le mot étymologique ; elle peut venir de l’interprétation inexacte d’une étymologie d’ailleurs véritable. Nous disons au sens propre une ornière en parlant du sillon tracé sur une route par les roues des voitures , et au figuré verser dans l’ornière en parlant de ceux qui tombent dans la routine. Le mot ornière suppose le latin ordinaria : il éveille donc naturellement, en vertu de son étymologie, l’idée d’une chose ordinaire, suivie par tous, banale, idée qui explique d’une manière satisfaisante le sens propre et le sens figuré. L’histoire montre que la pensée a suivi un autre chemin. Le mot ordinem, ordre, a donné en vieux français le mot orne, signifiant ligne, rangée : une orne d’arbres ; de l’idée de ligne est venue l’idée du sillon tracé par les roues, qu’a exprimée le dérivé orn-ière ; d’où, au figuré, l’idée de voie suivie par tous, de routine.

Une autre conséquence des erreurs étymologiques peut être la réunion dans un même article de mots d’origine différente qui n’ont de commun que la forme. Appointer veut dire mettre au point, dans la locution appointer un procès ; il signifie disposer en pointe, dans l’expression appointer un épieu. Ces deux sens ne sauraient être réunis : ils appartiennent à deux vei’bes différents, le premier formé de à et de point, le second de à et de pointe.

Le verbe ouvrer s’applique, dans la fabrication du papier, au travail de celui qui puise dans la cuve la pâte du papier. De là le nom à’ ouvreur donné à cet ouvrier. C’est par erreur que dans certains dictionnaires ce terme est placé au mot ouvreur, ouvreuse, désignant la personne chargée d’ouvrir.

La science étymologique, malgré les grands travaux de Diez, de Littré, de Scheler et des nombreux savants qui ont exploré ce domaine, est loin d’avoir résolu tous les problèmes. Dans les cas, encore trop nombreux, où l’étymologie a échappé aux investigations des érudits, nous le constatons par ces mots : « origine inconnue ». Dans les cas douteux, nous mentionnons les hypothèses qui méritent d’être prises en considération, et nous écartons les autres, sans entrer dans des discussions qui dépasseraient le cadre de cet ouvrage. Le même motif ne nous a pas permis d’indiquer, avec les étymologies, le nom de ceux qui les ont données les premiers, et de distinguer les solutions nouvelles que nous proposons de celles qui ont été adoptées avant nous. Les personnes compétentes feront aisément cette distinction. 1. Cf. TnuROT, la Prononciation française, I, p. 542. 2. Voy. Oustillement au villain, v. 110 (xnie siècle) , etc.

INTRODUCTION

xm

Lorsque l’étymolog-ie est connue, le mot se rattache par formation populaire à la période du latin vulgaire ou du roman, ou il est de formation purement française. S’il remonte au latin vulgaire ou au roman, deux cas se présentent. Certains mots primitifs nous sont connus par des textes classiques, coroniQ patrem, patine, père ; hominem, homine, homme ; tahulam, tabula, table ; murum, muni, mur, etc. D’autres ont été restitués au latin populaire par induction : leporariu, léyrier ; pe trône, perron. Nous distinguons les seconds des premiers par un astérisque. Dans ces deux cas, il n’y a pas de date à fixer pour l’apparition du mot, puisqu’il a vécu sans interruption de l’origine latine à nos jours.

Quant aux mots qui sont nés, non dans la période latine ou romane, mais dans la période française, les uns sont d’origine vulgaire, formés par dérivation ou par composition populaire (comme chevalet, de cheval ; déménage ?^ déménage)] les autres, empruntés à une langue étrangère (comme escadron, de l’italien squadrone ; budget, de l’anglais budget)] d’autres enfin, d’origine savante, empruntés directement au latin, au bas latin ou au grec (comme abjection, de abjectio ; individu, de individuus ; phtisie ,

de <f6((Tt< ;), ou formés par dérivation ou composition savante selon les procédés usités en latin et en grec (comme rosacée, de rosa ; horticulteur, de hortiis et cultor ; hypertrophie, de uTTEo et Tpocpvj). Dans tous ces cas, il importe de déterminer autant que possible l’époque de l’apparition du mot dans la langue. C’est ce que nous avons essayé de faire en indiquant, à la suite de l’étymologie, l’exemple le plus ancien que nous ayons rencontré ; nous poursuivons cette enquête historique jusqu’à la fin du xvni siècle. Les mots créés au xix" siècle sont accompagnés de la mention : « néologisme ». m.

DÉFINITION

Une définition exacte doit s’appliquer au mot défini, à l’exclusion de tous les autres, et rendre raison de toutes ses acceptions. Suivant des dictionnaires autorisés, une carrière est tm lieu entouré de barrières, disposé pour des courses. Cette définition s’applique-t-elle au mot, à l’exclusion de tous les autres ? Non, car elle désigne aussi bien un cirque , un hippodrome , une arène. Justifie-t-elle les emplois divers du mot ? On dit : entrer dans la carrière, être au bout de la carrière. Or le spectateur entre dans le lieu entouré de barrières pour assister à la lutte, il n’entre pas pour cela dans la carrière. Le coureur qui est arrivé à l’extrémité du lieu entouré de barrières, n’est pas au bout de la carrière si la course consiste à faire plusieurs fois le tour de l’enceinte. Cette définition ne s’applique pas davantage au sens figuré. On dit poétiquement que le soleil poursuit, achève sa carrière :

Le dieu, poursuivant sa carrière.

Versait des torrents de lumière

Sur ses obscurs blasphémateurs ^

Comment l’astre pourrait-il, même par métaphore, poursuivre, achever un lieu entouré de barrières ?

C’est que la carrière n’est point un lieu entouré de barrières , disposé pour des courses, mais l’espace à parcourir dans une course de chars, de chevaux. Si nous substituons cette définition à la première, toutes les difficultés disparaissent. La carrière ne peut plus être confondue avec un cirque, un hippodrome, etc. 1. Lefrang de Pompignan, Ode sur la mort de J. -B. Rousseau.

XIV

INTRODUCTION

Le spectateur qui entre dans l’hippodrome n’entre pas pour cela dans la carrière, réservée à ceux qui prennent part à la course. Les coureurs sont au bout de la car-y

rière lorsqu’ils sont arrivés au terme de l’espace à parcourir dans la course. Enfin la carrière du soleil, qui est un espace à parcourir, peut être assimilée par métaphore à l’espace que doivent franchir les coureurs. Une définition précise éclaire tous les emplois du mot, qu’une définition vague avait obscurcis. La définition nous amène à considérer les mots de signification analogue connus sous le nom de synonymes. L’expérience, d’accord avec le raisonnement, enseigne qu’il n’existe guère de termes absolument synonymes. Assurément il n’y a pas de langue où l’on ne rencontre plusieurs mots différents qui désignent le même objet : mo)’s et frein ; mais, si semblable que soit la signification, l’emploi diffère, et le même objet est considéré sous un aspect différent. Le mors, comme le frein, désigne une partie de la bride, la pièce de fer placée dans la bouche du cheval, qui sert à le gouverner. Mais le mot mors (du latin morsum) éveille surtout l’idée de la place de cette pièce dans la bouche de l’animal ; le mot /rem (du latin frenum), l’idée de ce qui sert à l’arrêter. Aussi lisons-nous dans Racine, à quelques vers de distance, en parlant des chevaux d’Hippolyte :

Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix *

et plus loin :

Ils rougissent le mors d’une sanglante écume ^. C’est pourquoi le mot frei ?i peut recevoir un sens figuré que n’a pas le mot ?nors : Celui qui met un frein à la fureur des flots ^. Il est vrai que la formation savante a introduit un grand nombre de mots faisant double emploi avec des mots de la langue populaire, et exprimant la même idée ; mais il n’y a pas d’exemple que deux mots de ce genre se soient conservés dans la langue sans prendre des acceptions différentes. La synonymie peut se ramener à trois cas distincts : Le premier cas est celui où un mot a donné naissance à un autre mot analogue par des accidents de formation : ployer oX plier [àe, plicare), frêle et fragile (de fragilem), meuble et mobile (de mobilem) : c’est ce qu’on nomme des doublets. Le vieux français, employant pour le même verbe deux formes de conjugaison, disait à l’infinitif ployer, ptroijer , et au présent de l’indicatif : ïi plie, il prie ; de ces deux formes d’un verbe unique le moyen français a tiré deux séries de verbes différents : ployer et plier, proyer et prier. Proyer a disparu , et piner est resté seul. Ployer et plier se sont conservés, mais il s’est établi entre les deux mots une différence de sens. L’un marque l’action faite avec effort : on îa.it ployer ce qui résiste, une barre de fer ploie sous une charge trop forte ; l’autre marque l’action faite sans effort : on plie sa serviette.

L’arbre tient bon, le roseau plie ’* .

La formation savante a beaucoup accru le nombre de ces doublets. A côté de frêle et frêleté (de fragilem, fragilitatem) elle a créé fragile et fragilité ; à côté de roide (de rigidum), rigide ; à côté de meuble (de mobilem), mobile. Tantôt le mot popu- 1. Racine, Phèdre, v, 6.

2. Id., ibid.’, V, 6.

3. Id., Athalie, i, 1.

4. La Fontaine, Fables, i, 22.

INTRODUCTION

xv

Laire et le mot savant ont vécu tous deux : alors leur signification est devenue différente, comme dans frêle et fragile ; ou leur emploi distinct, comme d<ins plier et ployer. Tantôt le mot savant a tue le mot populaire : frêleté a disparu devant fragilité. On voit que, dans ces sortes de synonymes, ou l’un des deux mots tombe en désuétude, ou il prend un autre sens, ou il reçoit un autre emploi. Le second cas est celui oii un mot a été modifié, soit par l’addition de préfixes, de suffixes {courber et recoicrber, jour et jou ?mée), soit par de simples différences de construction [monter sur une montagne, et monter un fardeau ; apercevoir une chose et s’ajjercevoir d’une chose). Il est clair que l’addition de préfixes ou de suffixes a dû chang-er le sens, puisque à l’idée qu’exprimait le mot primitif est venue s’ajouter une idée nouvelle ; de même le passage de la forme transitive à la forme pronominale, ou de la forme intransitive à la forme transitive, a modifié nécessairement la signification première.

Dans le troisième cas, qui est le plus étendu, des mots d’origine absolument différente ont reçu de l’usage une application analogue. Ce sont là les véritables synonymes, dont la définition demande une rigueur toute particulière. L’écueil ordinaire, qu’il importe d’éviter, c’est l’habitude de considérer les mots synonymes comme des équivalents et de définir les uns par les autres. Comme l’a dit Pascal* , « en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu’on ne peut plus définir ; donc, pour définir l’être, il faudrait dire : « c’est », et ainsi employer le mot défini dans sa définition. » Mais ces mots primitifs [être, faire, etc.) sont en très petit nombre, et ne sauraient autoriser, pour les autres, le défaut de méthode qui consiste à définir un premier terme par un second, et le second à son tour par le premier : digne par qui mérite, et mériter par être digne de ; prurit par dé ?nangeaiso ?î très vive, et démajigeaison par prurit léger. On dissimule le paralogisme en multipliant les équivalents ; on définit orner par décorer, embellir, parer, et parer par orner, décorer, embellir ; munir par pourvoir, garnir, et pourvoir par garnir, munir ; mais pour être moins apparent le cercle n’en est pas moins réel. Les synonymes que réunit un caractère général qui leur est commun, et que sépare un trait spécial qui les distingue, sont entre eux comme les espèces d’un genre. Il faut donc, pour les définir, les ramener, d’une part, au genre dont ils font partie, et déterminer, de l’autre, le caractère propre à chacun d’eux. Prendre est plus général que saisir : saisir, c’est prendre vivement ; définir prendre par saisir, c’est renverser l’ordre naturel des choses. Il en est de même si l’on donne le genre sans déterminer avec exactitude la différence ; par exemple, si l’on définit terrasser par renverser avec violence : on peut renverser avec violence une lampe, on ne la terrasse pas.

Souvent la nuance est difficile à saisir. Pour la déterminer, la méthode la plus sûre consiste à laisser de côté tous les cas où deux mots peuvent être employés l’un à la place de l’autre, pour observer attentivement ceux où l’un des synonymes est d’un usage constant et où l’autre ne saurait être appliqué. Ainsi, les deux mots danger et péril sont voisins l’un de l’autre ; on dit indifféremment d’une personne qu’elle est en péril ou en danger. Où est la différence ? Nous disons que quelqu’un a fait une chose au péril et non au danger de sa vie. Nous disons d’une maladie, d’une mauvaise société, qu’elle est dangereuse et non qu’elle est périlleuse. C’est que danger éveille surtout l’idée de quelque chose qui est hors de nous, et doit nous causer un dommage, tandis que jom/ exprime plutôt la possibilité de subir le dommage, indépendamment de sa cause. On peut donc dire qu’un poste est dangereux ou périlleux, 1. Pascal, de VEsiprit géométrique.

XVI

INTRODUCTION

selon qu’on le considère en lui-même, comme exposant à un risque, ou par rapport au risque couru par celui qui s’y trouve. On peut dire qu’un malade est en danger ou en péril, selon qu’on envisage le mal qui peut faire succomber le malade, ou la possibilité pour le malade d’y succomber. Mais la maladie elle-même, la cause du risque, est dangereuse et n’est pas périlleuse.

En même temps qu’on observe l’emploi du mot dans la langue écrite et parlée, il faut étudier l’étymologie, le sens primitif par lequel le mot est entré dans la langue. C’est ainsi que, dans l’exemple cité plus haut, la différence établie par l’usage entre mors et frein se retrouve dans l’étymologie ; le premier (de morsiim) rappelant surtout l’idée de mordre, le second (de freniim) l’idée d’arrêter. Il en est de même des mots danger et péril. Danger, en vieux français dangier, dongier, est le latin populaire dominiarium. Etre en dangier de quelqu’un, c’était être en son pouvoir. On voit que l’expression être en danger de mort a signifié primitivement être au pouvoir de la mort. Péril, au contraire , du latin periculum, qui se rattache à la même racine qn experi ?i, a voulu dire dans le principe une épreuve que l’on subit.

Jusque dans les extensions les plus éloignées, il est rare que l’usage, guidé par une logique secrète, ne reste pas fidèle à la signification première, qui l’explique et le confirme.

Une définition précise de chaque terme, fondée sur l’origine et sur l’histoire du mot, ferait évanouir les prétendus mots synonymes, et rendrait inutiles certains traités spéciaux, composés suivant une méthode trop empirique pour corriger les inexactitudes et combler les lacunes des dictionnaires. Du rapprochement de définitions exactes doit sortir sans effort la distinction des termes synonymes. Dans la définition des termes d’arts et de métiers, il y a eu beaucoup à rectifier et à préciser. La technologie du Dictionnaire de Bescherelle, plus complète que celle des ouvrages antérieurs, avait été empruntée par ceux qui sont venus après lui, sans vérification suffisante. On avait reproduit jusqu’aux fautes typographiques, comme pour le mot aissaugue, filet de pêche formé de deux ailes latérales et d’une manche (poche destinée à recevoir le poisson), devenu, par une erreur sur le genre, un filet formé de deux ailes et à’un manche.

Ailleurs on était tombé dans de graves méprises : la boutée (de bouillir)^ qui est le résidu des chaudrons oii l’on a fait fondre le suif, et aussi la raclure des caques (grands tonneaux où on met le suif fondu), était devenue la raclure des caques de harengs. h’eîitrepied, partie d’une meule de foin, espace entre le pied de la meule et la saillie destinée à rejeter la pluie loin de la base, avait été donné comme faisant partie d’une meule de moulin.

Le mot bille désigne un bâton dont les corroyeurs se servent pour tordre les peaux, et les emballeurs pour serrer les balles. Selon toute apparence, peaussiers avait été substitué à corroijeurs. Une faute de copie avait fait tomber ces mots : et les emballeurs ; et il était resté cette définition inintelligible : « Bâton dont se servent les peaussiers pour tordre les peaux et serrer les balles. » Un correcteur, justement embarrassé, aura cru bien faire en changeant les peaiissiet^s en paumiers (fabricants de balles), et il en est résulté cette définition plus étrange encore : « Bâton dont se servent les paumiers pour tordre les peaux et serrer les balles. »

Trop souvent la définition, incomplète ou vague, n’apprenait rien au lecteur ; aux mots trace-sautereau, trace-bouche, il trouvait pour toute explication : <( Outil de facteur de pianos ; » or le trace-sautereau est l’outil dont se servaient les facteurs de clavecins pour marquer sur le sautereau la place du bec de plume qui pinçait la corde, et le trace-bouche l’outil dont se servent les facteurs d’orgues pour déterminer la liauteur où doit être percée la bouche des tuyaux d’orgue. Nous n’avons pas besoin de dire que, pour cette partie de la tâche, nous avons dû recourir sans cesse à la compétence des hommes spéciaux.

Il en a été de même pour les termes scientifiques, dont la définition devait être mise, autant que possible, à la portée des lecteurs d’un esprit cultivé, sans manquer à l’exactitude que les savants ont droit d’exiger en ces matières. Dans tous les cas difficiles nous avons interrogé et suivi les maîtres de la science. IV.

CLASSEMENT DES SENS

Il en est des significations diverses d’un même mot comme des mots synonymes qui expriment diverses nuances d’une même idée. Lorsqu’un mot a plusieurs sens, il constitue véritablement un genre, dont les acceptions principales forment pour ainsi dire les espèces, et les acceptions secondaires les variétés. - Enumérer les divers sens

l’un après l’autre, même dans l’ordre historique et logique, au moyen d’une série uniforme composée d’autant de numéros qu’il y a de sens distincts, c’est confondre les genres, les espèces et les variétés ; c’est supprimer la subordination qui relie les variétés aux espèces et les espèces aux genres , c’est-à -dire méconnaître la loi fondamentale qui régit toute classification.

Le verbe déposer désigne l’action de poser une chose, une personne, en un endroit où on la porte : on dépose une lettre, un paquet, chez quelqu’un ; une voiture dépose quelqu’un à sa porte ; une épave est déposée par la mer sur le rivage ; puis l’action de poser dans un endroit sûr : on dépose des objets précieux chez quelqu’un, des valeurs à la Banque de France ; enfin l’action de poser ce qu’on porte, afin de s’en [lécharger : on dépose son fardeau, on dépose son manteau au vestiaire, on dépose les armes, on dépose son masque. Toutes ces acceptions distinctes ont entre elles un lien commun, l’idée de poser en un lieu une chose que l’on portait. Mais les sens qui suivent : déposer une tenture, une boiserie, et déposer un roi, un empereur, éveillent l’idée d’ôter une chose, une personne de la place où elle est posée. Il faut donc distinguer deux séries de sens : mettre à une place ce que l’on porte, ôter d’une place ce qui s’y trouvait posé. La première contient trois divisions : poser en un lieu, poser en un lieu sûr, poser ce dont on veut se débarrasser. La deuxième en contient deux : défaire une chose qui est posée, et, au figuré, faire descendre du rang souverain.

De même , pour le classement des sens du mot ancien : les anciens Romains, un ancien usage, son ancien maître, l’Ancien Testament, etc. Une première division comprend tous les cas où il s’agit d’une personne, d’une chose qui existe depuis plus longtemps qu’une autre : l’Ancien Testament, l’ancien monde ; le plus ancien j^rit la parole, etc. ; une seconde, tous les cas où il s’agit d’une personne, d’une chose qui n’existe plus et qui a existé antérieurement : la Révolution a détniit l’ancien régime ; la nouvelle église a été bâtie sur l’emplacement de l’ancienne. Nous distinguons ces différents groupes de sens en traçant dans chaque article, au lieu d’une série de subdivisions de même degré, de grandes divisions séparées les unes des autres par un alinéa et marquées par des chiffres romains (I, II, III, etc.) ; chacune de ces grandes divisions contient à son tour des divisions secondaires, précédées d’un double trait (||) et marquées par des numéros (1°, 2 °, 3° , etc.) , et chacune de ces divisions contient, s’il y a lieu, des subdivisions précédées d’un seul trait (|) et marquées par de simples chiffres (1, 2, 3, etc.).

DICT. FRANC.

xvm

INTRODUCTION

Quand le premier sens du mot moderne est le même que le sens étymologique, comme dans l’exemple qu’on vient de citer, il suffit de le placer en tête et de l’indiquer par le chiffre romain I qui commence l’article. Mais souvent entre le point de départ et le sens propre du mot actuel il y a eu, comme on l’a vu plus haut, un chemin parcouru par la pensée, chemin qui ne peut être connu que par l’histoire du mot et l’observation des faits. Nous pouvons rappeler les exemples déjà cités de cueillir, partir, règne, etc. En voici un autre qui n’offre pas moins d’intérêt. Araignée désigne aujourd’hui l’animal articulé, à huit pattes, qui file une toile destinée à servir de piège aux insectes dont il fait sa proie. Les dictionnaires commencent par ce premier sens, et le font suivre de divers sens figurés, les uns par analogie avec les pattes longues et minces de l’animal : crochet à plusieurs branches pour retirer les seaux d’un puits ; cercle de l’astrolabe portant des bras qui indiquent la position des étoiles, etc.

les autres par analogie avec le réseau que l’animal tend pour prendre sa proie : premiers fils que forme le ver à soie pour soutenir son cocon ; filet que l’on tend pour prendre de petits oiseaux ; réseau qui réunit à chaque extrémité les fils d’un hamac, etc. C’est l’ordre inverse qu’il faut suivre. Araignée (de la forme adjective *araneata) a voulu dire primitivement la toile filée, tendue par l’animal ; et pour désigner l’animal on employait en ancien français le mot aragne (de aranea). Le premier sens du mot araignée est donc historiquement toile d’araignée,, avec les acceptions figurées qui s’y rapportent. Ce n’est que vers le xv° siècle que ce mot a remplacé aragne pour désigner l’animal lui-même*. Le mot brancard (de branche) a signifié d’abord chacune des traverses entre lesquelles se placent les porteurs d’une civière à bras : les brancards d’une civière, et, par analogie, les brancai^ds d’une voiture ; ^wis il a désigné par extension la civière elle-même : être porté sur un brancard. Commencer par le sens de civière à bras, c’est renverser l’ordre historique et logique.

Il faut donc commencer par le sens étymologique et le déterminer avec précision, en interrogeant, en interprétant les textes, pour retrouver l’enchaînement d’idées que l’esprit a suivi du sens primitif au sens actuel.

Ce travail serait moins ardu si l’on avait, depuis l’origine du français, des exemples de tous les mots avec leur emploi aux différentes époques de la langue ; on retrouverait avec certitude, dans cette succession de textes, la marche suivie par la pensée ; on pourrait noter le moment où a commencé telle ou telle transformation. Malheureusement nous ne possédons qu’une très faible partie des documents écrits au moyen âge ; l’absence de textes depuis les origines jusqu’au ix® siècle, leur rareté du ix" au xn* siècle, laissent une lacune considérable dans l’histoire de la formation de la langue. Même à partir du xn° siècle, on ne possède aucun répertoire complet des mots employés dans la langue écrite ou parlée, et l’on est réduit au témoignage incomplet, irrégulier, des écrits qui nous en restent. Fixer la date de l’apparition d’un mot d’après sa présence ou son absence dans les monuments d’une époque, c’est s’exposer à de graves erreurs ; car il peut se faire qu’un écrivain antérieur n’ait pas eu occasion d’employer un terme déjà usité de son temps. Il faut donc, dans un grand nombre de cas, procéder par comparaison, par analogie, par induction, pour établir la filiation qui relie les sens actuels au sens étymologique. Cette étude minutieuse est encore compliquée par les modifications que la formation savante a introduites dans la langue. En effet, les lettrés n’ont pas seulement enrichi l’idiome populaire de mots nouveaux, qui n’étaient que des mots anciens repris au latin classique ; ils ont encore ajouté au sens primitif de certains mots 1. On trouve encore dans la Fontaine : « La pauvre aragne. » {Fables, x, 7.) INTRODUCTION

xix

entres dans la lang-ue par une acception spéciale du latin vulgaire ou du bas latin ,

des sens classiques depuis longtemps oubliés.

Le mot grâce vient du latin gratiam. Gratia (de gratus, agréable) désigne d’abord en latin la qualité de ce qui est agréable. De là le sens de faveur, crédit, en parlant de celui qui a su plaire au peuple , aux grands , gagner leurs bonnes grâces , et le sens de charme, en parlant de celui qui a le don de plaire. Puis vient le sens de faveur qu’on reçoit, bienfait, et, par extension, la reconnaissance du bienfait reçu : referre gratiam alicui, rendre grâce à quelqu’un. Enfin ce mot désigne la faveur accordée au coupable à qui l’on remet sa peine : faire grâce à quelqu’un. Si l’on ne considère que le français moderne, le mot grâce présente toutes les acceptions du mot latin gratia. On serait donc tenté de les classer comme en latin, en donnant pour premier sens : qualité de ce qui est agréable. Mais l’histoire du mot oblige à intervertir cet ordre logique si vraisemblable. Le mot gratiam, dans le latin populaire, n’a que les sens de faveur qu’on reçoit et de pardon. Telles sont les acceptions par lesquelles le mot grâce est entré dans l’ancien français, et ce n’est qu’à partir de la Renaissance que les lettrés ont rendu à ce mot son sens primitif : qualité de ce qui est agréable. Le classement des acceptions doit donc donner pour premier sens : faveur reçue ; puis pardon, merci. Et un second paragraphe doit indiquer que, par un retour au latin classique, le mot français s’est enrichi plus tard de sens historiquement antérieurs.

Il en est de même pour le mot dispenser. Il est entré dans notre langue avec le sens spécial du latin ecclésiastique dispensare , accorder une dispense. Le sens du latin classique distribuer a été repris au temps de la Renaissance par les lettrés : a II dispensait son temps en telle façon *.

»

Nous avons jugé nécessaire de placer chaque sens figuré auprès du sens propre dont il relève, au lieu d’énumérer d’abord dans la première partie de l’article tous les sens où le mot est employé au propre, et de rejeter dans la dernière tous ceux où il est pris au figuré. En effet, chacun des sens figurés a son explication nécessaire dans le sens propre spécial auquel il correspond ; l’en séparer, c’est le rendre inintelligible. C’est l’idée de battre du plâtre qui conduit à l’expression figurée de battre quelqu’un comme plâtre ; c’est l’idée d’aplatir une couture avec l’ongle ou avec le dé qui conduit à l’expression figurée battre l’ennemi à plate couture. Le classement des acceptions figurées soulève une question délicate. La plupart de ces acceptions ont pour origine une métaphore : la queue d’une poêle, les pieds d’une table, le bec d’une plume, une bouche à feu, les dents d’une scie, la racine d’un verbe. Faut-il mettre au nombre des sens figurés d’un mot toutes les métaphores auxquelles ce mot a donné lieu ? Si l’on doit faire un choix, quelle sera la règle ? Parmi ces métaphores, il en est qui sont employées d’une manière constante, et non d’une manière exceptionnelle ; par tous ceux qui parlent ou qui écrivent, et non par tel orateur ou tel écrivain ; pour exprimer simplement une idée, et non pour en rendre l’expression plus frappante : c’est ainsi que nous parlons d’une confiance aveugle, d’une lanterne sourde, des sabots d’un cheval. Consacrées par l’usage, claires pour tous, familières à tous, ces figures doivent évidemment prendre place dans le lexique de la langue. Il n’en est pas de même des expressions figurées, plus ou moins pittoresques, que créent les orateurs, les poètes, dans une heure d’inspiration, ou de celles que le premier venu peut imaginer, sous l’influence d’une vive impression. Formées par une alliance de mots neuve, originale, imprévue, ces sortes de métaphores empruntent leur valeur, doivent leur clarté à la place même qu’elles. 1. Rabelais, Gargantua, i, 21.

XX

INTRODUCTION

occupent, à la circonstance qui les a fait naître : on ne peut les détacher du milieu où elles sont heureusement enchâssées pour les faire passer dans la circulation. Si la parole était l’expression rigoureusement exacte de la pensée au lieu d’être un essai plus ou moins heureux pour s’en approcher, il n’y aurait pas un art de bien dire ; le langage serait un fait naturel comme la circulation, comme la respiration. Mais, grâce à cette imperfection de la parole, on fait effort pour rendre toutes les nuances de l’idée, du sentiment qu’on veut exprimer, pour faire partager aux autres ses impressions, pour les persuader, pour les émouvoir, pour les charmer, et l’on fait œuvre d’écrivain. Lamartine a pu dire par une image hardie, en parlant d’arbres séculaires : Et ces ai’bres sans date *

Victor Hugo , en parlant des fleurs des pommiers
Neige

odorante du printemps’^ ; ce sont des expressions poétiques, non des sens figurés du mot qu’il soit permis d’employer après le poète, et que l’usage autorise à appliquer à des cas analogues. De ces deux classes d’expressions figurées, les premières appartiennent à la langue, qui est générale ; les secondes au style, qui est individuel ; les premières sont une monnaie courante, les secondes des médailles, des œuvres d’art. On reconnaît les premières à ce caractère que l’idée qu’elles expriment se présente seule à la pensée lorsqu’on les emploie, et qu’on a besoin d’un effort d’esprit pour faire reparaître l’image effacée. Qui songe en effet à un aveugle, à un sourd, quand il parle d’une confiance aveugle ou d’une lanterne sourde ? Il n’en est pas de même lorsqu’on rencontre les secondes ; par exemple, lorsque Molière, pour désigner les faux dévots, se sert de cette image expressive de faux monnayeurs en dévotion^, l’image seule apparaît la première ; puis il faut un moment de réflexion pour saisir le sens, et l’on admire alors la justesse et l’énergie de la figure. Un second trait qui distingue les acceptions figurées des hardiesses poétiques ou oratoires, c’est que les premières, uniquement destinées à désigner une chose, sont d’ordinaire brièvement exprimées, par un mot unique ou par un petit nombre de mots ; les secondes, faites pour peindre, ont besoin d’un plus ample développement. C’est ainsi que Bossuet, dans YOi^aison funèbre du prince de Condé, décrit les bataillons serrés de l’infanterie espagnole, « semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches» ; et que, dans le Cid ào, Corneille, D. Diègue dit, en parlant du comte de Gormas :

Je l’ai vu tout sanglant, au ntiilieu des batailles, Se faire un beau rempart de mille funérailles*.

Nous n’avons pas cru toutefois devoir exclure du Dictionnaire ces créations individuelles, lorsqu’elles offrent d’heureuses applications du style à la langue, des exemples frappants des ressources que notre lexique offre à l’art des grands écrivains. Il suffit d’indiquer par ces mots ’.poétique, oratoire, etc., que ce ne sont point là des

emplois figurés qui appartiennent à l’usage courant. Mais nous rejetons les images incohérentes ou hasardées qui pourraient égarer l’esprit de certains lecteurs, lors même qu’elles seraient signées de noms illustres ; telles sont ces expressions figurées que Chateaubriand met dans la bouche de Chactas : « Tout à coup je sentis une larme d’Atala tomber sur mon sein. Orages du cœur, m’écriai-je, est-ce une goutte de votre pluie’" ? » Ce n’est point faire œuvre de linguiste que de recueillir cette floraison artificielle, qui a plus d’un trait commun avec le langage figuré des Précieuses du temps de Molière.

1. Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses, 1. 2. V. Hugo, Orientales, 33.

3. MoLiicRii, Tartufe, 1« Placet au roi.

4. CoRNiciLLE, Cid, I, 5, var.

5. Chateaubriand, Atala.

INTRODUCTION

xxi

V.

CHOIX DES EXEMPLES

Un dictionnaire de l’usage, tel que celui de l’Académie française, peut se dispenser de citations empruntées aux principaux écrivains. Voltaire regrettait toutefois que l’Académie ne donnât, pour les acceptions diverses de chaque mot, que des exemples tirés de l’usage courant, et pensait que des phrases recueillies chez les bons auteurs auraient rendu le Dictionnaire plus intéressant et plus instructif. Un dictioimaire sans citations est un squelette^ dit-il dans une lettre écrite à Duclos. L’Académie a pensé que des exemples empruntés à la vie devaient donner une idée plus juste de l’usage que des textes d’auteurs.

Un dictionnaire dépourvu d’exemples ne serait en effet qu’un squelette. Mais des exemples tirés des écrivains ne sont pas nécessaires pour établir l’emploi contemporain, que chacun peut reconnaître et vérifier par lui-même. Il en est autrement d’un dictionnaire raisonné de la langue, qui doit souvent reproduire des mots oubliés et remonter à des sens disparus , pour expliquer des mots et des sens encore usités. On ne saurait les mettre en lumière sans recourir à des exemples. L’Académie se contente de dire que le mot soupe signifie aujourd’hui potage au pain. Mais nous sommes obligés de citer un exemple emprunté à la vieille langue : « Si fist li rois aporteir pain et vin ; et fist taillier des soupes et en prist une et la manja^ , » pour expliquer et justifier, par le sens ancien du mot soupe (tranche de pain mince), ces locutions encore employées de nos jours : tailler la soupe, tremper la soupe, et, au figuré, être trempé comme une soupe. Il s’agit de dresser l’état de la langue depuis le commencement du xvii* siècle jusqu’à nos jours : la langue a changé, les mots ont subi des transformations durant ces trois siècles ; nous ne pouvons établir ces transformations que par des textes authentiques, qui permettent de passer de l’ancien usage à celui qui existe aujourd’hui.

Nous avons cité les exemples d’après les éditions les plus autorisées, en les vérifiant par nous-mêmes, et en indiquant avec soin la place du texte dans l’ouvrage d’où il était tiré. Il suffit d’un texte dénaturé pour faire croire à des sens que la langue n’a pas connus. Bossuet emploie l’expression se déprendre dans un sens très usité au xvii" siècle, se détacher d’une chose par laquelle on s’est laissé prendre : « (La raison) ne se peut déprendre elle-même de ces pensées sensuelles ^ ; » une faute de copie substitue dépendre à déprendre, et l’on crée au mot dépendre, sur la foi de Bossuet, ce sens imaginaire : se dépendre d’une chose, s’en détacher. Bossuet a écrit dans un de ses sermons : « Les oreilles sont flattées par la cadence et l’arrangement des paroles ’ » Des éditeurs peu clairvoyants ayant lu dans le manuscrit ’.par l’académie et l’arrangement des paroles, sur cette leçon incorrecte, que les éditions critiques ont rectifiée, on a imaginé au mot académie une acception qui n’a jamais existé. Mais il ne suffit pas de cette exactitude matérielle, déjà difficile à obtenir dans un travail d’une pareille étendue. Une autre sorte d’exactitude, non moins importante, est celle qui consiste à prendre les mots d’un exemple historique dans le sens qu’ils avaient au moment où l’auteur a écrit, et non, comme on est porté à le faire, dans le sens qu’ils ont aujourd’hui.

1. Voltaire, Correspondance générale , Lettre à Duclos, 11 août 1760. 2. Récits d’un ménestrel de Reims, 280.

3. Bossuet, Panégyrique de saint Benoit, 1.

4. Id., Seiinon sur la parole de Dieu. Molière, dans le Dépit amoureux, fait dire à Gros-René par Marinette : Tiens, voilà ton beau galant (nœud de rubans, de dentelle) de neige 1[17].

On donne à ces mots de neige le sens de sans valeur, digne de mépris, pour n’avoir pas vérifié un emploi figuré du mot neige au xviie siècle : petite dentelle blanche très légère.

Mme de Sévigné, nous parle dans ses lettres, d’une dame qui arrive coiffée d’un bonnet à double carillon 2[18]. On disait alors, dans un sens figuré, à double carillon, comme le montre cet exemple du Dictionnaire de Cotgrave : Je te frotteray à double carillon. Faute d’avoir constaté cet emploi, on inscrit parmi les sens du mot carillon : « Coiffure usitée au xviie siècle ».

Le mot bataille a désigné non seulement une action où deux armées se battent l’une contre l’autre, mais encore la disposition d’une armée dans un certain ordre pour combattre : Charles XII, dit Voltaire, fait débarquer son canon et forme sa bataille 3[19].

Faute de faire cette importante distinction, on cite à tort ces vers de Corneille :

Attendrons-nous, seigneur
Qu’on descende en la place en bataille rangée 4[20] ?


en donnant au mot bataille le premier sens au lieu du second.

Quand Bourdaloue dit, en parlant de l’institution de l’eucharistie par Jésus-Christ : « Ce sacrement, il nous le propose comme un pain, comme une viande, qui nous doit nourrir 5[21], » celui qui citerait cet exemple en attribuant au mot viande le sens que nous lui donnons aujourd’hui commettrait une étrange méprise. Viande (du latin vivenda) voulait dire au temps de Bourdaloue : ce qui sert à vivre, aliment ; et pour désigner ce que nous appelons aujourd’hui de la viande, on employait alors le mot chair.

C’est pour avoir négligé ces transformations de la langue que Voltaire, dans son Commentaire sur le Théâtre de Corneille, critique souvent à tort, comme des incorrections ou des impropriétés de langage, des expressions, des tournures qui, régulièrement employées au commencement du xviie siècle, avaient cessé d’être en usage cent ans après.


Chaque tête d’article est immédiatement suivie de la prononciation figurée du mot, placée entre crochets. Nous avons suivi la manière de prononcer usitée à Paris dans la société polie et généralement adoptée à la Comédie française, écartant les prononciations provinciales, dont la diversité eût troublé les lecteurs et surtout les étrangers.

La prononciation figurée représente chaque mot dit isolément ; la place que les mots occupent dans la phrase apporte à la prononciation des finales, voyelles ou consonnes, des modifications nombreuses. Nous nous contentons d’indiquer les principales liaisons que l’usage actuel prescrit ou autorise. Il est bon de rappeler ici qu’on paraîtrait s’exprimer avec affectation si l’on donnait trop d’importance à ces liaisons dans le langage familier. Les changements survenus dans l’orthographe, depuis le commencement du

INTRODUCTION

xvii" siècle jusqu’à nos jours, sont indiques dans le Traité de la formation de la langue, en même temps que ceux qui ont affecté la prononciation. Mais on a cru devoir appliquer à tous les exemples cités, à partir du xvn" siècle, l’orthographe usitée de nos iours, suivant l’usage généralement adopté dans les éditions classiques de nos grands écrivains. En conservant à chaque auteur l’orthographe de son temps, ou, pour mieux dire, l’orthographe souvent arbitraire de ses éditeurs, on aurait dérouté le lecteur et enlevé au Dictionnaire son caractère d’utilité pratique. Au contraire, pour tous les exemples de l’ancienne langue qui servent à établir l’étymologie et le sens primitif des mots, on a gardé l’orthographe des textes originaux, même lorsqu’ils se trouvent cités dans le corps de l’article.

Tel est le travail que nous présentons au public. Nous adressant aux Français comme aux étrangers , aux lettrés comme aux gens du monde , nous nous sommes efforcés, pour tous les mots que contient le Dictionnaire, d’établir la signification primitive fondée sur l’étymologie et les sens intermédiaires qui conduisent au sens propre ; de suivre le sens propre dans son développement historienne, sans perdre de vue l’idée qui relie logiquement entre elles les acceptions dérivées ou figurées ; de déterminer au moyen de cette idée leur succession et leur filiation ; de confirmer par des exemples courts et décisifs l’étymologie, la définition et le classement des sens. Rattacher ainsi la langue actuelle à ses origines, ce n’est pas seulement en donner une intelligence plus complète, c’est encore aider à conserver intactes la propriété et la pureté de l’idiome national, en établissant une démarcation tranchée entre les transformations régulières, conformes aux qualités de l’esprit français, qui modifient la langue sans lui faire violence, et les altérations qui tendent à la déformer. Enfin, si le langage est la traduction de la pensée, si les changements que subissent les mots sont l’expression des changements que subissent les idées, de telle sorte que la langue d’un peuple soit l’image fidèle du mouvement des esprits aux différentes époques de son histoire, un dictionnaire de ce genre, où les significations successives des mots employés durant trois cents ans sont soumises à une analyse rigoureuse , fait connaître , en même temps que l’état de la langue , l’état de la pensée ; il présente en quelque sorte, du xvii^ siècle au xix°, un tableau de l’esprit français, que peuvent interroger ceux qui demandent à la philosophie du langage des enseignements sur l’histoire et le progrès de la civilisation. Yoilà ce que nous avons essayé de faire. Dans quelle mesure y avons-nous réussi ? Le plan que nous nous étions imposé nous a forcés plus d’une fois à prendre parti dans des cas douteux, à établir des classements incertains, là où l’étymologie était incertaine. Chaque mot est un problème à résoudre : il fallait apporter une solution ; quels qu’aient été nos scrupules, on trouvera parfois que nous avons été téméraires. Comme il ne s’agit pas ici d’une œuvre de compilation où des faits sont réunis et classés plus ou moins artificiellement, mais d’une œuvre d’interprétation scientifique, le progrès de la science nous amènera à corriger sans cesse ce travail incomplet ; telle de nos assertions sera contredite par la découverte de nouveaux faits. Nous ne nous dissimulons donc nullement l’imperfection de notre œuvre ; notre seule espérance a été de nous approcher du but autant que pouvait le permettre l’état actuel des connaissances philologiques.

Il nous reste à dire, en terminant, tout ce que nous devons aux précieux travaux de nos devanciers : au Glossaire de Du Cange ; au Dictionnaire historique de LaCurne de Sainte-Palaye ; à celui de Godefroy, plus riche et plus complet ; aux Dictioîinaires anciens de Cotgrave, de Nicot, de Furetière, de Richelet, de la Société de Trévoux, etc. ; aux Dictionnaires plus modernes de Bescherelle, de Laveaux, de Dupiney de Vorepierre , etc. ; à la vaste Encyclopédie de Larousse ; aux diverses éditions du Dictionnaire de l’Académie, qui n’est pas seulement le dictionnaire de l’usage, mais du bon usage ; aux lexiques qui accompagnent les éditions savantes de nos auteurs, particulièrement à ceux des Grands Ecrivains de la France, publiés sous la direction de M. Régnier ; au recueil de Matériaux pour servir à l’historique du français, publié par M. Delboulle ; aux documents inédits que MM. Godefroy, Delboulle et Schöne ont bien voulu mettre à notre disposition ; aux premières livraisons du Dictionnaire historique de l’Académie française, vaste répertoire d’exemples, où nous avons puisé; enfin, et surtout, au Dictionnaire de Littré, le plus puissant effort qui ait été tenté pour réunir dans un monument unique les principaux documents relatifs à l’histoire, à la signification et à l’emploi des mots de notre langue. Si nous avons pu, comme c’était notre ambition, éclairer d’un jour nouveau l’histoire des mots par l’histoire des idées qu’ils représentent, c’est à celui qui a frayé le chemin qu’il convient d’en rapporter le mérite. Mais nous ne nous pardonnerions pas d’oublier ici M. Gaston Paris, un des maîtres de cette école de philologie française dont relèvent plus ou moins tous les travaux de ce temps relatifs à l’histoire de notre langue. Qu’il nous soit permis de le remercier de l’intérêt qu’il n’a cessé de prendre à notre œuvre, et de l’obligeance avec laquelle il a toujours mis à notre service la sûreté de son jugement, l’étendue et la précision de sa science.

Adolphe Hatzfeld, Arsène Darmesteter.


En commençant ce Dictionnaire, à la fin de l’année 1871, nous nous étions assuré le concours de M. Gréard, de l’Académie française, de M. Baudrillart, de l’Académie des sciences morales, et de M. Marguerin, directeur de l’école Turgot, pour la revision de notre travail. Ce concours n’a pu se prolonger longtemps, à notre grand regret. Nous lui avons dû toutefois plus d’une observation utile, dont nous tenons à rappeler le souvenir.

M. Godefroy, M. Schöne et plusieurs professeurs de l’Université, MM. Delboulle, Pellissier et Vauthier, ont bien voulu nous aider dans le long travail de la vérification des exemples et de la correction des épreuves. Nous tenons à leur exprimer toute notre reconnaissance ainsi qu’à notre imprimeur, M. Jules Bardoux, qui a fait œuvre de lettré dans la revision définitive.

Ad. H., a. D.
  1. 1. Littré, préface du Dictionnaire, p. v.
  2. 2. Id., ibid.
  3. 1. Essais, I, 40
  4. 2. Roncevaux, p. 115.
  5. 3. Rabelais, Pantagruel, ii, 5.
  6. 4. Wace, Brut, 1206.
  7. 5. Villehardouin, § 244 (Wailly).
  8. 6. Froissart, i, § 171 (Luce, t. II, p. 158).
  9. 7. Id., ibid.
  10. Boileau, Satires, 1.
  11. Chanson de Roland, 48.
  12. Villehardouin, 75.
  13. Jaq. Milet, Destruction de Troye, 1378, Stengel (dans Godefroy).
  14. 1. « Jettans ne sçay quoy dedans le timbre, dont soudain fut l’ebulition de l’eau restraincte. » Rabelais, v, 45.
  15. 1. La Fontaine, Fables, vii, 15.
  16. 2. Horace, iii, 5.
  17. 1. Molière, Dépit amoureux, iv, 4.
  18. 2. Sévigné, Lettres, 489.
  19. 3. Voltaire, Charles XII, 2.
  20. 4. Corneille, Othon, v, 2.
  21. 5. Bourdaloue, Sermon pour le dimanche des Rameaux, 1re partie.