Hatzfeld - Dictionnaire général de la langue française/Introduction

INTRODUCTION

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I

I. — L’ouvrage que nous présentons au public est un Dictionnaire de la langue française depuis le commencement du xviie siècle jusqu’à nos jours. Il a pour objet, non seulement de définir les mots de la langue écrite ou parlée, d’en déterminer les diverses applications, d’en indiquer le véritable emploi, mais encore de rendre compte de cet emploi et d’en expliquer l’origine. C’est un dictionnaire raisonné de l’usage, pendant trois siècles, des changements que la langue a subis durant cette période et des causes qui ont amené ces changements.

Nous avons essayé de répondre aux besoins du plus grand nombre, sans rien sacrifier de la sévérité de la science ; de composer une œuvre simple, claire et intelligible pour tous, en observant scrupuleusement les règles de la méthode historique ; car, puisque les mots naissent, se développent et se transforment dans le temps, ils ont une histoire. Cette histoire ne s’adresse pas seulement aux érudits ; elle intéresse tous ceux qui veulent connaître exactement le sens des mots qu’ils emploient. Comme on l’a fort bien dit, l’érudition est ici, non l’objet, mais l’instrument, et ce qu’elle apporte d’historique est employé à compléter l’idée de l’usage, idée ordinairement trop restreinte[1].

Mais suffit-il de présenter un tableau complet des formes et des acceptions successivement employées, pour faire connaître l’histoire d’un mot ? Est-ce là que se borne la méthode historique, quand il s’agit du langage, c’est-à-dire d’une matière que transforme incessamment l’activité de l’esprit ? Peut-on dire enfin, avec l’éminent auteur des lignes qu’on vient de citer, que l’usage complet a en lui sa raison[2], ce qui suppose qu’aucune idée supérieure ne le dirige ? Nous croyons le contraire, et c’est ce qui doit justifier le travail que nous avons entrepris.

La méthode historique ne consiste pas simplement à faire connaître les divers sens d’un mot, en partant de la signification première, de laquelle toutes les autres sont sorties. Après avoir constaté, recueilli les faits, il faut en montrer le lien et l’enchaînement. Comment ranger les divers sens dans l’ordre où ils se sont succédé, si l’on ne démêle les causes qui ont déterminé cet ordre ? Si la suite des événements politiques a sa raison d’être, les énumérer dans l’ordre chronologique, sans chercher les causes qui en ont amené la succession, c’est faire de la chronique et non de l’histoire ; de même, si le langage sert à exprimer la pensée, les mots ne sauraient passer du sens primitif aux sens dérivés et figurés sans suivre un certain ordre, qui a son explication rationnelle ; et l’on doit chercher dans les lois de la pensée la cause historique des transformations auxquelles les mots ont été soumis.

II. — Lorsqu’on embrasse les différentes acceptions d’un mot dans leur ensemble, il s’en dégage le plus souvent une notion commune qui les domine et les rattache les unes aux autres. Cette notion n’est point une conception abstraite et arbitraire ; elle a existé réellement dans l’esprit du peuple ; elle a été la raison supérieure des modifications que le sens a subies. La négliger ou l’ignorer, c’est supprimer l’élément essentiel de l’histoire du mot ; car c’est omettre le point de vue selon lequel il a été considéré d’âge en âge, c’est-à-dire le fait principal qui a déterminé, en vertu de la logique de l’esprit humain, le passage d’une signification à une autre.

Cette notion commune est facile à saisir dans certains mots, dont la simple logique a déterminé le développement. Ainsi, dans le mot bouche, la pensée va naturellement du premier sens à ceux qui en dérivent : bouche à feu, bouche de chaleur, les bouches du Rhône, Dans le mot feuille, l’idée d’une chose plate et mince conduit de la feuille d’arbre à la feuille de papier, à la feuille de métal.

Il n’en est pas de même de certains mots, dont l’histoire est plus complexe et dans lesquels le chemin parcouru par la pensée ne s’imposait pas nécessairement à l’esprit.

Tel est le mot partir, dont le sens actuel, quitter un lieu, ne sort point naturellement du sens primitif, partager [partiri], qu’on trouve encore dans Montaigne : « Nous partons le fruit de notre chasse avec nos chiens[3] » Que s’est-il passé ? L’idée de partager a conduit à l’idée de séparer : « La main lui fu du cors partie[4] » Puis on a dit, avec la forme pronominale : se partir, se séparer, s’éloigner : « Se partit dudict lieu[5] » Et, par l’ellipse du pronom se, on est arrivé au sens actuel : quitter un lieu.

Tel est le mot gagner (au XIe siècle guadagnier), de l’ancien haut allemand *waidanjan, paître (en allemand moderne weiden). Cette signification première du mot est encore employée en vénerie : « Les hôtes sortent la nuit du bois, pour aller gagner dans les champs. » Comment a-t-elle amené les divers sens usités de nos jours : avoir ville gagnée, gagner la porte, gagner de l’argent, gagner une bataille, gagner un procès, gagner ses juges, gagner une maladie ? L’idée première paître conduit à l’idée de trouver sa nourriture ; de là, dans l’ancien français, les sens qui suivent : 1o cultiver : « Blés semèrent et gaaignèrent[6] » (cf. de nos jours regain) ; 2o chasser (cf. l’allemand moderne Weidmann, chasseur) et piller, faire du butin : « Lor veïssiez… chevaus gaaignier et palefroiz et muls et mules, et autres avoirs[7] » « Ils ne sceurent où aler plus avant pour gaegnier[8]. » L’idée de faire du butin conduit à l’idée de se rendre maître d’une place : « Quant celle grosse ville… fu ensi gaegnie et robée[9]. » « Avoir ville gagnée. » Puis l’idée de s’emparer d’une place conduit à l’idée d’occuper un lieu où on a intérêt à arriver : gagner le rivage, gagner le port, il est parvenu à gagner la porte ; par extension, le feu gagne la maison voisine, et, au figuré, le sommeil le gagne. En même temps se développe une autre série de sens : faire un

  1. 1. Littré, préface du Dictionnaire, p. v.
  2. 2. Id., ibid.
  3. 1. Essais, I, 40
  4. 2. Roncevaux, p. 115.
  5. 3. Rabelais, Pantagruel, ii, 5.
  6. 4. Wace, Brut, 1206.
  7. 5. Villehardouin, § 244 (Wailly).
  8. 6. Froissart, i, § 171 (Luce, t. II, p. 158).
  9. 7. Id., ibid.