Harpes éoliennes - Sensations d’enfance

HARPES ÉOLIENNES

SENSATIONS D’ENFANCE

Nos plus lointains souvenirs d’enfance nous reviennent quelquefois avec le son léger d’une harpe éolienne. Soupirs aériens qui sortent de l’Infini et vont se perdre dans l’Insondable. D’où viennent ces ineffables chants ? Où tendent ces sons doux et cruels ? Nous n’en savons rien. Ils évoquent en nous des images disparates, qui surgissent comme des îlots de l’océan d’oubli qu’est notre mémoire subconsciente. Mais, lorsque, au crépuscule de la vie, on rassemble ces fragmens épars, qui flottent au plus profond de nous-mêmes, on s’aperçoit qu’ils représentent les traits essentiels de notre physionomie intellectuelle et morale. On peut dire alors, avec une femme qui avait l’habitude de creuser ses sentimens jusqu’à leur tréfonds : « L’âme est mystérieusement consciente de son unité et de son but. De bonne heure, elle trace d’elle-même une image divine avec les objets du monde extérieur. »

Dans l’épisode qu’on va lire, on trouvera peut-être une confirmation de cette vérité et l’on y constatera, une fois de plus, que si l’être humain ne s’épanouit que sous l’action du monde environnant, il se développe d’après une loi propre différente chez chaque individu. L’homme est libre parce qu’il choisit, d’après sa nature intime, les influences qui le guident.


I

Je dois avouer que la ville de Strasbourg, où je suis né, n’offrit que peu d’attraits à ma triste et songeuse enfance. Je ne devais en comprendre que plus tard, sous de tragiques événemens, la valeur et la signification historique, celle d’une haute affirmation nationale et d’un formidable point d’interrogation devant l’Europe. À l’âge de quatre ans, j’avais eu le malheur de perdre ma mère, jeune encore. Elle n’avait que vingt-sept ans. J’étais l’enfant unique de mon père, un médecin fort honoré dans la ville. Esprit très cultivé, nature élevée et généreuse, il avait pour moi une tendre sollicitude. Toutefois, il y eut toujours entre nous une de ces incompréhensions radicales qui peuvent s’expliquer par la différence des tempéramens, mais qui ont presque toujours des causes plus profondes. Sa nature un peu timorée et les idées étroites qui lui venaient du milieu protestant orthodoxe où il vivait, l’induisaient vis-à-vis de moi à une répression trop rigoureuse de mes instincts naturels. ! J’étais un enfant rêveur et taciturne, sourdement, mais indomptablement volontaire, avec, par momens, des bonds de passion et d’enthousiasme qui amusaient les autres, mais effrayaient mon pauvre père. Il advint par exemple qu’il me défendit la lecture des romans de Walter Scott, à cause du trop vif intérêt que je manifestais pour Amy Robsart, la maîtresse du comte Leicester dans le Château de Kenilworth. Je ne suis pas assez fort en pédagogie pour savoir si mon père eut tort ou raison dans cette circonstance. Ce dont je suis certain, c’est que ses intentions étaient excellentes et que je me sentis très malheureux de cette interdiction, non pas seulement à cause d’Amy Robsart, mais surtout à cause de ma passion contrariée pour ce monde animé et pittoresque du moyen âge, dont la porte, un moment entr’ouverte, se refermait soudain pour moi.

Ma vie s’écoulait, terne et solitaire, entre mes devoirs d’écolier et la lecture de livres de piété, dans la maison paternelle un peu sombre, sise entre une étroite ruelle et un petit jardinet, derrière l’église Saint-Nicolas. Cette église est dépourvue de tout style architectural, et son clocher ressemble plutôt à un grand pigeonnier qu’au couronnement d’un temple. Je n’étais pas encore à même de goûter le charme de la vieille ville de Strasbourg avec ses toits aigus et serrés. Sur les plus favorisés, on entend souvent le claquement familier des becs de cigognes, oiseaux de bon augure dont Strasbourg est fier et qui font leurs nids sur les plus hautes cheminées. Je ne savais rien de l’intime et bonne vie familiale qui se dérobe derrière les vieux pignons penchés sur les rues tranquilles, au coin des maisons paisibles. - Je ne comprenais pas le plaisir qu’il y a de se promener sous les petites arcades, qui rappellent un coin du moyen âge ; à respirer l’odeur des riches magasins de fourrures, de cuir de Russie et de pains d’épice ; à regarder les belles paysannes des environs avec leurs magnifiques fichus de soie brodée et multicolore croisés sur leurs fortes poitrines. Car ces robustes femmes de la plaine d’Alsace viennent acheter ici la soie qui ornera leurs têtes énergiques de larges nœuds en forme de papillons noirs. Les quais mélancoliques longeant l’eau paresseuse et verte de l’Ill ne me disaient rien. J’aimais bien rôder sur les remparts, où les pantalons rouges des soldats français s’exerçant sur les glacis et leurs joyeuses sonneries faisaient le bonheur de tous les gamins. Mais tout cela ne parlait guère à mon imagination. Cet horizon rétréci m’assombrissait.

Mes premiers souvenirs d’enfance me font voir ainsi ma ville natale comme une sorte de prison où j’étais enfermé malgré moi. La vie m’oppressait comme un labyrinthe de recoins bizarres où je ne pouvais me retrouver et la plupart des hommes comme d’étranges et incommodes inquisiteurs. Une seule chose m’avait donné la sensation du home, du doux foyer, — c’étaient les genoux de ma mère et son chant passionné, entendu une ou deux fois. Depuis qu’elle était morte, mon âme vivait dans une solitude absolue. Je ne m’en rendais pas compte, mais il y avait en moi un grand vide. Je m’avançais dans l’existence avec un poids sur le cœur et un sceau sur la bouche.

Il y avait pourtant dans la ville un monument qui me fascinait. C’était celui qui dominait tous les autres de sa masse somptueuse et de sa gigantesque hauteur : la cathédrale. Certes, j’étais loin de comprendre sa beauté artistique où s’entremêlent cinq siècles d’histoire. Mais quand je fixais sa façade grandiose, qui prend l’aspect, au soleil couchant, d’un feu d’artifice pétrifié ; quand je suivais, de l’angle gauche de la tour, l’élan superbe des pilastres, des ogives et de la flèche qui s’élancent au ciel vertigineusement et d’un seul jet, je me sentais devant quelque chose au-dessus du temps présent et vivant dans une autre sphère. Quand je me hasardais ensuite dans l’intérieur sombre du dôme, le sens du mystère m’enveloppait et me donnait le frisson. Dans la nef latérale de droite, les vitraux peints me retenaient pendant des heures. L’horloge de Schwilgué, monument dans le monument, petite merveille dans la grande, l’horloge où un ange sonne les heures sur un timbre que tient la Mort et où les douze apôtres défilent à midi, tandis qu’un coq en bois pousse son cri rauque en agitant ses ailes de cuivre, mettait le comble à mon émerveillement. En somme, tous ces êtres fantastiques et légendaires, figurés dans les verrières et les statues, vierges, femmes, vieillards en dalmatique, saints et saintes vêtus de pourpre et d’azur, me semblaient beaucoup plus réels et familiers que les visages presque toujours graves et ridés que j’apercevais chez moi. J’ignorais ce qu’ils me disaient, mais leur sourire et leurs couleurs enflammées me parlaient doucement et versaient dans mon cœur un baume consolant.

Je me rappelle, comme d’une chose unique, le jour où mon père et moi, sous la conduite de l’archiviste de la ville, nous fîmes le tour des couloirs intérieurs et des galeries extérieures de l’immense édifice. Cela dura des heures qui passèrent comme un instant. Que de pignons lancéolés, de statues colossales, de gables fleurdelisés, aperçus ou frôlés, au passage de ces escaliers tournans, de ces balcons suspendus sur l’abîme ! Lorsque enfin, par un long corridor obscur, nous atteignîmes une petite lucarne placée au-dessus du chœur, et que nous pûmes embrasser d’un coup d’œil l’intérieur de la cathédrale, je poussai un cri d’admiration. Nous dominions de haut la grande nef, qui ressemblait, avec ses verrières, à une châsse énorme, étincelante de rubis et de diamans. Les femmes agenouillées en bas, dans la pénombre, près de la chaire, ne paraissaient pas plus grandes que des fourmis, tandis que le grand orgue, avec ses tuyaux reluisans et ses ailes éployées, bordées d’or et de rouge, évoquait l’idée d’un Archange-Géant, suspendu aux chapiteaux et prêt à fendre la voûte de sa tête. Involontairement mes yeux se fixèrent sur la grande rosace qui flamboyait en face de nous, à l’autre bout de l’édifice. Quelle splendeur et quel éblouissement ! De sa roue, elle éclaboussait de lumière toute la nef et dardait ses flèches rutilantes vers l’infini. — Ah ! de quel autre monde fusaient les rayons multicolores jaillis du cœur de cette rose, brillante comme l’arc-en-ciel et changeante comme un kaléidoscope ?

Nouveau saisissement quand nous atteignîmes, par l’escalier en colimaçon, la plate-forme du dôme, au pied de la grande tour, posée là comme une prodigieuse sentinelle. Nous avions traversé l’enfer, le purgatoire et le ciel, que la cathédrale porte dans ses flancs. Maintenant nous planions avec elle dans l’espace, et elle nous montrait le pays dans toute son étendue. La ville avec ses toits pointus, pressés comme une troupe d’hirondelles autour de sa grande église, la ligne déchiquetée des murs d’enceinte et la citadelle. Au delà, la vaste plaine du Rhin, tout un morceau de France et d’Allemagne, et la riche Alsace, verdoyante comme un jardin parsemé de villages. Plus loin, deux chaînes de montagnes ondulées : à l’Ouest, la ligne bleue des Vosges, à l’Est la barre sombre de la Forêt-Noire. Mes yeux s’arrêtèrent sur leurs sommets ; j’y percevais vaguement les vieilles légendes assises, comme des reines exilées, sur ces cimes. Quel passé merveilleux a jamais enseveli dans les failles de ces bois profonds et dans leurs entrailles rocheuses. De l’histoire et de la légende j’ignorais alors presque tout. Mais mon désir allait par delà la ville, loin, loin, vers un pays de rêve.


II

Je pouvais avoir une dizaine d’années ou un peu plus, quand mon père m’annonça qu’il m’emmènerait dans la Forêt-Noire. Il devait faire une cure pour sa santé à Bade et j’y passerais les vacances avec lui. J’accueillis cette nouvelle avec un délire de joie. La saison était radieuse. J’allais donc échapper enfin à ma prison.

À cette époque, la petite ville de Bade n’étalait pas encore le luxe fastueux qui la banalise aujourd’hui. C’était cependant dès lors une des villes d’eaux les plus coquettes, véritable rendez-vous cosmopolite, très fréquenté par la haute société parisienne et peut-être la station balnéaire la plus élégante de l’Allemagne.


Bade est un parc anglais fait sur une montagne,


dit Alfred de Musset dans son ravissant poème Une bonne fortune. Cela est juste, mais ne définit pas le charme complexe du lieu, où les raffinemens de la civilisation, qui s’appellent le plaisir, le jeu et la vie mondaine, sont jetés en pleine nature sans trop la gâter, comme des jouets d’enfant dans un jardin splendide. La ville nouvelle est gracieusement blottie, au débouché de la plaine, dans la jolie vallée d’Oos. L’eau claire, encore bondissante de sa course dans la montagne, la traverse en chantant. Les innombrables villas, les promenades, les parcs et les jardins sont disposés parmi les collines. Des chemins proprets et couverts de sable fin montent de tous côtés dans les bosquets de hêtres et de chênes, par où l’on peut gagner les hautes sapinières de la montagne. La ville ancienne se groupe autour d’une vieille église à clocher bulbeux. Sur la montagne voisine, le donjon de granit du vieux château émerge d’une épaisse forêt de sapins et domine le paysage de son profil ébréché, mais fier encore.

On devine le bonheur d’un garçonnet de dix ans, à son arrivée dans ce riant horizon. Après les rues grises de la ville natale, je me crus transporté dans un véritable paradis. Les vastes salons de la Maison de Conversation, éclairés le soir a giorno par des lustres étincelans, les bals qu’on y donnait, la foule des spectateurs pressés autour du tapis vert de la roulette, les orchestres variés du jour et de la nuit, l’allée de Lichtenthal, ce Corso de Bade, où je voyais défiler, en magnifiques équipages à quatre ou six chevaux, princes et princesses mêlés à la crème du boulevard des Italiens, et caracoler toutes les après-midi les cavaliers et les amazones, — tant de spectacles nouveaux furent pour ma cervelle enfantine une source d’émerveillemens infinis. La promenade au vieux château m’attirait d’un charme plus grave. La poésie des ruines m’était révélée par ces fenêtres gothiques à demi rongées du temps, par ce préau vide où poussent les tilleuls et les érables. L’âme du passé en émanait, comme une vapeur légère qui se condense en formes imprévues. La vie féodale surgissait à mes yeux avec son mouvement de chevaux et d’armures, de bannières et de gonfanons.

Mais ces impressions superficielles s’effacèrent bientôt devant une sensation plus profonde et d’ordre presque immatériel. Un jour, mon père, qui semblait particulièrement pensif, entra avec moi dans une grande cour intérieure de la ruine. Je marchais sur le maigre gazon dans l’enceinte désolée. Un grand vent soufflait au dehors et secouait tous les arbres. Bientôt je perçus, au-dessus du bruit des feuilles, une plainte aérienne venant d’en haut, sons étranges et inentendus. Voix humaines, voix des élémens ou voix d’esprits invisibles ? Cette plainte était d’une douceur ineffable et d’une tristesse infinie. Bientôt d’autres voix semblables y répondirent de tous les côtés, et ce fut, dans la cour déserte de la ruine, un concert de soupirs harmonieux. Je tressaillis jusqu’au fond de mon être. Jamais aucune musique, jamais aucune voix ne m’avait remué de cette façon.

— Qu’est-ce que cela ? dis-je à mon père.

— Ce sont les harpes éoliennes, répondit-il simplement. Ta mère les adorait.

Plus tard il m’expliqua la structure de ces instrumens, qu’on peut examiner de près en longeant la galerie intérieure de la ruine, près des fenêtres où ils sont fixés. Moins gracieuses que les harpes ordinaires, les harpes éoliennes sont peut-être plus ingénieuses encore. Elles captent le vent entre deux planches obliques comme des meurtrières et le reçoivent entre deux planchettes parallèles où sont fixées les cordes. Pris dans ce couloir, qui forme deux tables de résonance, le vent, ce maître musicien, peut faire vibrer les cordes à son gré. S’il est faible, il n’en tire que l’accord parfait sur lequel elles sont réglées. S’il est fort, on perçoit en plus les harmoniques de la note fondamentale et de la dominante, qui se subdivisent à l’infini et montent en échelles chromatiques jusqu’aux notes les plus hautes avec une subtilité suraiguë.

J’avais compris que mon père était plongé dans ses propres pensées et ne voulait pas causer. Je m’abandonnai donc au cours de mes rêveries.

La musique éolienne continuait singulière et incisive. Ses effluves pénétrans me prenaient au cœur et en fouillaient les dernières libres. Tantôt le vent tirait de ces lyres aériennes de véritables sanglots et comme des cris stridens, tantôt l’onde mélodieuse s’enflait doucement jusqu’à la plus grande intensité pour décroître et mourir dans les profondeurs de l’espace. Les sons semblaient venir de si loin qu’ils n’avaient plus rien de terrestre. Ces voix angéliques émanaient-elles de la même source que la lumière surnaturelle qui fluait de la rosace du dôme ?… En les écoutant, en laissant frémir mon âme à leur écho, je découvrais en moi cette harpe éolienne que nous portons tous en nous-mêmes, délicat et mystérieux instrument, d’où naissent nos plus profondes émotions et peut-être nos pensées les plus fécondes.

J’aurais dû en éprouver un sentiment de félicité. Au lieu de cela, j’eus la sensation d’une douleur lancinante. Le nom de ma mère, prononcé par mon père à cette heure pathétique, me traversa comme une flèche. J’eus un premier soupçon de la solitude poignante où vivait mon âme. J’avais soif d’un au-delà inconnu et de la tendresse féminine qui manquait à ma vie. Il avait suffi du son des harpes éoliennes pour éveiller cet ardent désir dans mon cœur solitaire d’enfant.

L’étrange est que, la semaine suivante, ce désir trouva un assouvissement, hélas ! aussi fugitif que le vent frôleur entre les cordes, mais qui devait être en même temps pour moi une révélation précoce et singulière de l’amour et de la vie.


III

Tous les matins, j’accompagnais mon père à la Trinkhalle, située de l’autre côté de l’Oos, non loin de la Maison de Conversation, devant une pelouse ornée de beaux massifs de fleurs, au pied de la colline boisée, où des chemins sablés montent en zigzag sous de magnifiques ombrages.

Cet édifice exerça, dès le premier jour, une telle fascination sur moi que, le français étant ma langue maternelle, je l’appelai tout de suite le Palais de la Source. Il date du commencement du XIXe siècle et fut construit par l’un des grands-ducs de Bade. Ce prince eut l’heureuse fantaisie d’orner de peintures originales la grande loggia, qui forme la façade de l’élégant pavillon et sert de promenoir aux baigneurs. Les quatorze fresques du Palais de la Source s’alignent sur le mur de fond de la longue galerie, des deux côtés de la porte centrale qui conduit à la salle pavée en mosaïque, où la source chaude jaillit dans un grand bassin de marbre. Les promeneurs de la galerie, qui regardent les fresques, ont sous les yeux un résumé de l’histoire du pays de Bade. Car elles représentent quatorze légendes empruntées à la tradition locale. Ces peintures ne sont pas sans doute des chefs-d’œuvre de premier ordre, et l’humidité qui les ronge a détrempé les couleurs, mais quelques-unes d’entre elles ont de la grâce et une poésie intime.

Ces fresques m’avaient attiré dès le premier jour et me charmèrent de plus en plus en faisant travailler mon imagination. Les scènes historiques, dont les riches costumes et le pêle-mêle bariolé évoquent d’autres âges, m’arrêtèrent un moment, mais mon attention se concentra bientôt sur trois fresques, qui ont trait à des légendes populaires. Ces trois peintures, qui se trouvent dans l’aile gauche de la galerie et se suivent d’assez près, excitèrent au plus haut point ma curiosité en parlant à ma sensibilité secrète.

La première représente une ronde nocturne de Nixes du Mummelsee, petit lac de la Forêt-Noire, situé a six lieues de Bade, dans la haute montagne et comme enseveli entre d’épaisses forêts de sapins. Les folkloristes de la fin du XVIIIe et du commencement du XIXe siècle, qui recueillirent les traditions populaires de la Forêt-Noire, entendirent raconter par les paysans que des pâtres et des chasseurs ayant passé la nuit près du Mummelsee avaient vu des formes blanches danser à la surface du lac et moirer, au clair de lune, ses eaux sombres de cercles argentés. Quelques-uns même de ces êtres capricieux seraient venus s’asseoir familièrement dans leurs cabanes, se chauffer à leur feu et les induire à mal par leurs conseils perfides, se narguant de leurs désirs et de leurs passions. On appelait ces êtres des Nixes, à cause de leurs voix moqueuses et de leur caractère narquois. Elles se montraient le plus souvent aux enfans. À ceux-là, elles ne faisaient aucun mal, jouaient volontiers avec eux, puis disparaissaient d’un plongeon ou d’un frisselis sous les roseaux épais.

S’adaptant à cette foi naïve, le peintre a figuré les Nixes du Mummelsee par une ronde de gracieuses jeunes filles sortant à mi-corps de l’eau, à demi vêtues d’écharpes transparentes. La ligne onduleuse des bras nus et des mains qui se joignent dessine le mouvement rapide de cette danse aquatique. Au-dessus des sombres forêts de la rive, une fente rouge se montre dans le ciel gris. C’est l’aube. Derrière les baigneuses, ravies de leurs jeux lunaires, apparaît une tête grise et couronnée. C’est leur père, c’est le roi des Nixes qui dit à ses filles : « Attention ! Voici l’aurore. Cessez vos jeux et cachez-vous au fond du lac… Le jour va paraître… et avec lui l’Homme… l’Ennemi ! »

En face de cette peinture, l’enfant de dix ans, que j’étais, ne pensait à rien de précis, mais il sentait mille choses confuses et inexprimables. Il restait muet, fasciné. C’était comme une révélation subite de toutes les forces mystérieuses qui se jouent derrière le voile ondoyant de la nature.

Tout autre fut l’effet de la fresque voisine. Sur un gazon fleuri de violettes et de jonquilles, une Ondine est assise sous un hêtre feuillu. Un rayon de soleil flambe dans ses cheveux d’or. Une ceinture de roses cache seule son éclatante nudité. De sa main gauche, elle caresse une biche blanche qui tend son fin museau vers les seins épanouis de la belle enchanteresse. Sa main droite retient une petite harpe posée sur son genou. L’Ondine chante, et la harpe vibre sous sa main en accords tentateurs. Un jeune berger accourt par la forêt ; malgré le vieil ermite qui veut le retenir, il jette sa houlette. On devine qu’il va s’élancer dans les bras de la séductrice… Et la légende ajoute les mots invariables des récits de ce genre : « Elle l’entraîna au fond du lac… et nul ne le revit jamais, »

Agé de dix ans, j’étais innocent comme l’enfant qui vient de naître. J’ignorais tout de la femme et du mystère des sexes. Néanmoins, cette fresque produisit sur moi l’effet d’une boisson enivrante. J’avais peine à en détourner les yeux. Le charme souverain de la femme, la force et le danger de la volupté, le pressentiment de l’Amour et de la Passion, tout cela me traversa d’un seul trait, d’une sensation à la fois délicieuse et torturante, devant la dangereuse peinture. Je me souvins alors que j’avais éprouvé des sensations analogues dans la salle d’attente, près du cabinet de consultation de mon père, en écoutant le rire perlé de certaines jeunes femmes élégantes qui causaient entre elles. Mais alors, dans mon for intérieur, je me révoltais contre ces rires mordans qui me remuaient étrangement et me semblaient à la fois une raillerie et une attaque à ma liberté. Maintenant au contraire, devant la ravissante Ondine, je me voyais perdu d’avance. Je sentais bien que j’aurais fait comme le berger, j’aurais jeté ma houlette aux orties et me serais noyé au fond du lac avec l’irrésistible enjôleuse.

— Mais pouvait-on se noyer dans un lac bleu, habité par une telle femme ?

À quelques pas de l’Ondine, une troisième fresque produisit sur moi une impression moins violente, mais plus mystérieuse et plus profonde, impression qu’on pourrait qualifier d’ordre spirituel et transcendant. Sur le cartouche du mur, on lit en lettres d’or : Die Geisterhochzeit (la Noce des Esprits). Le sujet se rapporte à la légende d’une ruine voisine, le château de Lauf, qu’on aperçoit de la plaine en allant à Bade. — Au bas du tableau, un chevalier en rouge pourpoint de chasse est couché au pied du vieux burg. Près de lui, son cheval harnaché et sellé broute l’herbe paisiblement. Le chevalier dort d’un profond sommeil. La partie supérieure de la fresque représente son rêve, Selon la tradition, il avait cru entrer dans la grande salle du château et n’avait trouvé qu’une jeune fille assise et brodant à la fenêtre. Interrogée sur son nom, elle avait répondu qu’elle était la dernière de sa race. Sur quoi le visiteur lui avait demandé sa main. Aussitôt elle s’était levée en lui donnant la sienne comme si elle l’attendait. Alors la salle ténébreuse s’était subitement illuminée et remplie de monde. Les fiancés s’étaient vus transportés dans la chapelle du fond, devant un autel, où la statue d’un évêque de pierre, s’animant tout à coup, s’avança vers eux pour leur accorder la bénédiction nuptiale. Mais, au moment où ils allaient échanger leurs anneaux et prononcer leurs vœux, — un coq chanta, — et le chevalier s’éveilla de son rêve. Il était toujours couché dans l’herbe au pied de la ruine déserte, et son cheval paissait tranquillement à côté de lui. — Le peintre a choisi le dernier moment de la légende. Le rêve se dessine vaguement dans une grisaille pareille a une vapeur échappée de la ruine. Au-dessus des assistans vus de dos et qui semblent des ombres, le couple apparaît dans une lumière bleuâtre. D’un mouvement rapide comme le vol d’un oiseau, son écharpe au vent, la fiancée a l’air de s’élancer vers l’époux qui lui tend l’anneau… Entre eux, les yeux de l’évêque de pierre s’allument comme deux chandelles jaunes… Mais, au bas de la fresque, se dresse sur un pan de mur le coq dont la voix enrouée coupera la trame subtile de ce rêve comme d’un coup de ciseaux.

Il faut croire que j’étais prédestiné à m’intéresser à ce qu’on appelle aujourd’hui l’Occulte, l’Invisible ou l’Au-delà, puisque cette peinture agit sur moi comme une puissance magique et qu’elle plane encore sur tous mes souvenirs d’enfance comme une chose unique et merveilleuse. Je ne raisonnais pas, je ne pensais pas, je ne cherchais pas l’enchaînement logique des choses qui est le fait de la réflexion ; mais je me plongeais dans la contemplation de cette scène avec une curiosité ardente, une sympathie impétueuse. Et, pendant ces longues stations émerveillées, qui se renouvelaient tous les jours, j’avais la sensation de pénétrer dans un autre monde, — celui des esprits sans doute, — comme disait la légende en lettres d’or de la fresque.

Les deux autres peintures n’y perdirent rien. Chacune des trois me touchait autrement et m’introduisait dans une région différente. Les Nixes du Mummelsee parlaient à ma rêverie et me faisaient des confidences sur les parages inconnus qu’elles habitaient ; l’Ondine du lac bleu m’attirait invinciblement en bouleversant mes sens ; la Fiancée-Fantôme me faisait frissonner des pieds à la tête et me poignait au cœur. Heures silencieuses qui valaient peut-être toutes les autres. Ces fresques devenaient ainsi d’étonnantes lucarnes, ouvertes sur d’autres vies. Oh ! les longues, les intimes, les ineffables conversations muettes entre ces figures idéales et mon âme d’enfant ! Avec elles, je cessais d’être un exilé, j’étais enfin chez moi.

Quand je repense aujourd’hui à l’attraction que ces trois peintures exercèrent sur mon imagination vierge encore, j’y retrouve les trois puissances qui ont dominé ma vie : le mystère de la Nature, le mystère de la Femme et le grand mystère de l’Ame et de l’Au-delà.


IV

Par un jour savoureux de septembre, j’étais debout, immobile, devant la troisième fresque. Le soleil matinal chauffait les dalles carrelées en damier de la galerie. Les marronniers de la promenade, agités d’un vent léger, y faisaient danser l’ombre de leurs feuilles. Absorbé dans ma contemplation, je ne voyais rien du monde extérieur, quand je sentis une main gantée se poser sur mon cou et une voix de femme très douce, au timbre d’alto, me dire :

— Que fais-tu là, mon enfant ? Tu aimes donc bien les fresques !

En me retournant, je reconnus une jeune femme d’une trentaine d’années, que j’avais déjà entrevue plusieurs fois. C’était une Française venue de Paris. Pendant un court séjour à Strasbourg, elle avait consulté mon père. Une ou deux fois, je l’avais croisée dans l’escalier sans y faire attention. Puis, je l’avais revue à Bade, à la grande vasque de la source, où elle buvait son eau dans un étincelant verre de Bohême jaune et bleu. Elle avait échangé quelques propos hâtifs avec son médecin de passage et s’en était allée aussitôt après. Jamais elle ne m’avait adressé la parole et je l’avais à peine regardée. Maintenant seulement je la voyais. Elle était vêtue d’une robe gris-perle et coiffée d’un chapeau Rubens de même couleur où s’enroulait un voile bleu. Sous les bandeaux ondulés de ses cheveux très noirs, se dessinait un visage ovale d’une teinte presque olivâtre, aux traits fins, au nez aquilin. Toute sa personne avait quelque chose de discret et d’intense. À cette minute, je n’apercevais que ses grands yeux d’un violet foncé, ombragés de longs cils soyeux. Fixés sur moi, ils m’interrogeaient avec une douceur impérieuse.

Muet d’étonnement, effarouché par cette apparition subite et ce contact imprévu, je ne répondais pas.

Elle se pencha sur moi avec une grâce charmante et continua d’une voix plus familière :

— Il ne faut pas avoir peur de moi, mon enfant. Je suis une cliente de ton père, qui m’a très bien soignée. Je t’ai rencontré plusieurs fois dans la salle d’attente. Tu avais l’air triste et tu regardais un portrait.

— C’est le portrait de ma mère. Elle est morte depuis longtemps.

— Maintenant je comprends tout, reprit-elle. Tu penses toujours à ta mère et tu n’aimes pas à dire tes pensées. Mais je suis une amie ; tu peux te confier à moi. Dis-moi pourquoi tu regardes toujours cette fresque. Elle représente une légende. Tu dois la savoir ; raconte-la-moi.

Le nom de ma mère défunte, prononcé par cette femme ravissante, sa voix mélodieuse jointe à son élégance exquise, m’amadouèrent tout de suite. J’avais lu la légende de la Noce des Esprits dans je ne sais quel livre et me mis à la raconter à bâtons rompus, en termes maladroits, comme font les enfans.

Elle m’écoutait avec une attention profonde et dit :

— C’est très étrange et très intéressant.

— Mais pourquoi, dis-je en terminant, le chevalier a-t-il fait ce rêve ? Avait-il déjà rencontré cette fiancée et l’a-t-il retrouvée plus tard ?… Ou bien… ne l’a-t-il jamais revue ?…

— Cela, nous n’en savons rien, dit la dame à la robe gris-perle avec un fin sourire. On ne sait jamais la suite de toutes les histoires, et cela vaut mieux. Elles sont plus jolies comme cela. Mais tu connais d’autres légendes ; je parie que tu sais par cœur toutes celles d’ici.

— Non, mais j’en sais quelques-unes, m’écriai-je très fier.

— Eh bien ! tu vas me les montrer et me les dire.

Elle m’avait pris la main et déjà je sentais que je me serais laissé conduire au bout du monde par cette main légère et nerveuse qui serrait si intelligemment la mienne en causant. Nous longions l’aile droite de la galerie.

— Voici, dit-elle, deux fresques dont l’une a trait à la fondation du château de Bade et l’autre au temps des croisades. Connais-tu ces légendes ?… Tu secoues la tête… tu ne les connais pas… Et celle-là non plus ? Tu n’aimes donc pas l’histoire ?

— Si, beaucoup ; mais mon père ne veut pas que j’en lise trop. Il m’a défendu les romans de Walter Scott et me fait lire la Bible ou des traités religieux. Je n’en comprends pas beaucoup. Alors je préfère les contes de fées.

— Tu as raison, dit-elle. Revenons donc aux légendes de la Forêt-Noire. Tu vas me montrer celles que tu aimes le plus.

Nous retournâmes à l’aile gauche de la galerie. Comme nous approchions de l’Ondine aux cheveux d’or, qui séduit le berger en jouant de la harpe, j’eus un soupçon de remords et passai devant sans détourner la tête. Je m’arrêtai devant les Nixes du Mummelsee en disant : « Voilà ma fresque préférée ! »

Elle me fit conter les légendes sur ces esprits élémentaires et leur père jaloux, le roi du lac noir. Puis elle murmura en caressant ma tête de sa main :

— Elles sont gracieuses, ces Nixes de la Forêt-Noire et vraiment innocentes. N’est-ce pas que tu aimerais avoir deux ou trois sœurs pareilles à ces jeunes filles ?

— Comme ce serait beau ! m’écriai-je. Nous danserions ensemble dans le jardin, tous les soirs. Mais il faudrait que vous soyez la reine.

— Pourquoi ?

— Parce que vous ne seriez pas jalouse comme le roi.

Elle se mit à rire, et sa bouche sinueuse, d’un rose pâle, découvrit un écrin de perles aussi brillantes que son rire argentin. Puis, avec une douce malice, et comme si elle lisait dans le fond de mes pensées, elle me conduisit devant la fresque de l’Ondine et du berger, en disant : « Maintenant, raconte-moi cette légende-là. »

Je me sentis rougir jusqu’au blanc des yeux et, cachant mon front dans l’étoffe de sa manche, je balbutiai : « Je ne la sais pas ! »

— Oh ! le petit sournois, dit-elle d’un ton indulgent. Ne mens pas… Tu la sais mieux que les autres. Voyons, sois franc… je ne te gronderai pas. Avoue que la belle Ondine te plaît.

Rassuré par ce ton engageant, et bien certain que cette fée bienfaisante ne se fâcherait pas, je m’enhardis subitement et m’écriai en lui serrant le bras :

— Oui… beaucoup !

Il fallut lui conter l’histoire du malheureux berger, qui entend le son de la harpe, aperçoit la belle Ondine, se précipite à ses genoux et bientôt se laisse entraîner par elle jusqu’au fond du lac. Il faut croire que je fis ce récit moins gauchement que les autres, car elle en accueillit la fin par cette exclamation :

— Bravo, petit monstre ! On dirait que tu y as été !

Alors, excité par mon succès et enflammé par les images que ma propre voix faisait jaillir de mon cerveau par fusées, je continuai.

— Pourquoi donc le berger s’est-il noyé ? L’Ondine n’habite-t-elle pas une grotte magnifique au fond du lac bleu ?

— Oui, sans doute, reprit gravement ma fée conductrice, une grotte avec des stalactites de saphirs et de rubis. Seulement, la grotte est pour l’Ondine et le berger se noie dans la vase… Quelle affreuse mort !… N’aurait-il pas mieux valu pour lui qu’il gardât ses moutons ?… et n’est-ce pas beau, quand on est berger, de ramener au coucher du soleil son troupeau au bercail ?

Cela me rendit pensif. Après un moment de réflexion, j’ajoutai involontairement :

— Oui, c’est beau… Mais si l’Ondine était encore plus belle ! À ces mots, le visage de l’élégante étrangère reprit toute sa gravité. Un sourire mélancolique glissa dans ses prunelles violettes et sur l’arc de sa bouche, pendant qu’elle laissa tomber ces paroles :

— Étrange enfant, perdu dans tes songes I Quels orages vont fondre sur toi et quel malheur que tu n’aies plus ta mère ! Tu verras qu’il est plus facile de rencontrer les Ondines que la fiancée de son rêve…

Je n’étais pas à même de saisir la portée de ces paroles, mais je me sentais compris dans le fin fond de mon être, et cela me pénétrait d’un bonheur inexprimable. Je savourais cette sensation si nouvelle pour moi. Mais brusquement ma confidente tira de son vêtement une petite montre attachée à une chaînette en or.

— On m’attend, dit-elle. Il faut que je m’en aille. Va retrouver ton père, il est souffrant et malheureux. Il a autant besoin de toi que toi de lui. Aime-le bien et sois sage… Nous nous reverrons, n’est-ce pas ?

Je répondis par un « Oh ! oui, » parti du fond du cœur. J’étais sur le point de saisir sa robe pour lui demander « où et quand ? » Mais déjà elle marchait à pas rapides Vers la porte vitrée de la galerie, qui conduit par un escalier à la promenade. En ouvrant la porte, elle se retourna, me fit encore un petit signe de la main et disparut.


V

Le tourbillon de sensations et de sentimens, que l’apparition de l’étrangère et ma courte conversation avec elle provoquèrent en moi, n’était pas déchiffrable pour mon âme d’enfant, mais il me causa une agitation inouïe, un véritable délire de joie intérieure. Je ne pus m’empêcher d’établir un rapport mystérieux entre la fiancée fantomale de la fresque et cette femme du monde. Mais comme celle-ci était plus vivante ! Dès les premiers mots et les premiers regards, elle était entrée de plain-pied dans l’arcane de mes rêves, comme si elle me connaissait depuis des années. Elle devinait, elle savait tout ; elle lisait dans mon âme, elle s’entendait à feuilleter le livre de mon cœur, page par page. De quelle main délicate elle avait touché sa plaie mal cicatrisée, en me parlant par deux fois de ma mère défunte. Elle devenait ainsi, à mes yeux, une seconde mère, encore plus merveilleuse que la première, une mère de rêve. Je ne me souciais guère de connaître son nom, ni de savoir si elle était mariée ou veuve. À ce moment, je ne m’inquiétais même pas de savoir si je la reverrais. Elle existait, je l’avais rencontrée, elle m’avait parié. N’était-ce pas inouï ? Cela changeait la face des choses. Comme j’avais lu les Contes de Perrault et que les fées françaises me semblaient d’un genre plus raffiné que les ondines allemandes, mon Inconnue prit d’elle-même dans ma pensée le nom de la fée aux yeux violets.

Mon père me faisait étudier pendant les vacances et rédiger des devoirs pendant quelques heures de la journée sous sa direction. En rentrant à l’hôtel, je ne soufflai pas un mot de ma nouvelle connaissance, mais je fus d’une assiduité et d’une obéissance si extraordinaires, que mon père me dit joyeusement : « Si tu travaillais comme cela tous les jours, tu serais bientôt le premier de ta classe au lieu d’être presque toujours le dernier. » Pour me récompenser, il me mena le soir à la Maison de Conversation. Il aurait pu me conduire n’importe où que mon plaisir eût été le même ; une lanterne magique venait de s’allumer en moi. Auprès de ce qu’elle me faisait voir, le monde extérieur pâlissait. La foule qui se presse le soir dans les brillantes salles de la Maison de Conversation, me parut moins intéressante que de coutume. Ses chuchotemens n’excitaient plus ma curiosité. Les couples qui valsaient dans la salle de danse me parurent fort ordinaires. Les hommes et les femmes assis à la table de jeu m’effrayèrent par la fixité inquiétante de leurs yeux attendant le moment où la bille d’ivoire tombe dans un des casiers de la roulette. Les croupiers qui chevrotent leur invariable : « Messieurs, faites le jeu… le jeu est fait… rien ne va plus, » me semblèrent de subtils démons déguisés en beaux messieurs pour faire sortir de toutes les poches les piles d’or qu’ils amassaient par tas énormes avec leurs râteaux en acajou. Le soir, assis avec mon père à une petite table, au milieu de la foule, sur l’esplanade, je me laissai bercer par la musique du kiosque. Un solo de cor, accompagné par les violons en sourdine, joua l’émouvante Sérénade de Schubert. Mon vague désir monta dans la nuit langoureuse sur cette mélodie passionnée. À l’horizon, sous un ciel clignotant d’étoiles, se profilait la montagne boisée où s’élève le vieux château. Était-ce là qu’habitait ma fée, près des harpes éoliennes ?

Les jours suivans furent moins gais. Vainement j’arpentais chaque matin la galerie des fresques, attendant le retour de mon inconnue. Vainement je parcourais les allées voisines du Palais de la Source. Beaucoup de promeneurs et de promeneuses y faisaient leur tournée matinale, mais la dame en robe gris-perle n’était pas du nombre. Le troisième jour, de guerre lasse, je cessai de la chercher. Non sans peine, je commençais à comprendre que j’étais de nouveau seul avec mes pensées. Ne pouvant plus supporter les visages humains et poussé par un obscur besoin de me livrer à toute ma tristesse, je m’engageai dans un des chemins sous bois qui gagnent la montagne en lacets, par la colline. Là, il n’y avait personne. Çà et là seulement, quelques moineaux voletaient sur le sable rose. Quelle ne fut pas ma surprise en apercevant, sous une sorte de gloriette en troncs d’arbres, mon Inconnue assise sur un banc ? Un rayon de soleil, filtrant à travers les branches des hêtres, tombait sur elle et l’enveloppait tout entière, la détachant de l’ombre. Elle lisait attentivement dans un petit livre. Mon cœur se mit à battre violemment. Elle ne m’avait pas vu. Fallait-il la déranger ou passer mon chemin ? Ce fut plus fort que moi ; j’entrai dans la gloriette. Elle leva la tête et s’écria :

— Comment ? c’est toi, mon petit ami ? Tu te promènes ainsi tout seul ?

Je la regardais fixement sans proférer une parole. Elle lut sans doute un reproche muet dans mes yeux, car elle ajouta :

— J’allais te chercher à la Source. Viens t’asseoir ici, à mon côté, tout près.

Je n’attendis pas qu’elle l’eût répété. Suffoquant de bonheur, je m’installai à sa droite et lui exprimai ma reconnaissance en m’appuyant contre son flanc souple. Elle passa sa main autour de ma frêle épaule et murmura de sa voix grave, mais câline, qui remuait toutes mes fibres :

— Aujourd’hui je veux te confesser.

Je ne me souviens plus en détail de la conversation qui suivit. Ce fut, de sa part, un long questionnaire sur ma vie d’enfant à Strasbourg, sur mes goûts, mes jeux et mes leçons, sur mes études et mes professeurs. Réchauffé par cette sympathie intelligente, je me laissais aller à tout dire. Je trouvais des termes pour exprimer des choses que je n’avais jamais dites à personne, je formulais des pensées dont j’avais à peine eu conscience. J’en étais arrivé à parler de mes émotions dans la cathédrale, et je m’arrêtais de temps à autre, étonné de ce que je disais et cherchant les mots. Elle m’aidait, venait au-devant de ma pensée et semblait tout revivre avec moi, ne cessant de me regarder et répétant : « Continue ! continue ! « Alors de ses yeux violets, qui se dilataient à mon récit, ruisselait une lumière aussi merveilleuse que celle de la grande rosace…

À ce moment, je vis un tremblement de ses longs cils noirs et une teinte pourprée envahir sa joue. Je levai la tête. Un beau jeune homme, svelte et bien découplé, très élégamment vêtu, se tenait debout devant nous et nous considérait avec un mélange d’étonnement et de complaisance.

— Vous venez à propos, cher monsieur Assolant, dit mon Inconnue sans aucune gêne. Car je puis vous présenter le petit ami dont je vous ai parlé avant-hier. Regardez-le bien. Je suis sûr qu’il vous plaira et que vous l’aimerez.

Le superbe jeune homme m’ôta le chapeau, prit ma tête entre ses deux mains d’une caresse délicate et me regarda pendant quelques secondes au fond des yeux, puis il dit avec le plus aimable sourire :

— C’est un incorrigible rêveur. Il est aussi renfermé que vous, mais je lui pardonne parce qu’il est aussi sincère. Il serait digne d’être votre fils.

Par ce mot, ce jeune lion (on se servait alors encore de cette expression pour désigner la fleur de la jeunesse mondaine) sut gagner d’emblée mon cœur. Autrement, je lui en aurais sans doute voulu, pour le reste de mes jours, d’avoir interrompu le plus innocent, mais aussi le plus délicieux des tête-à-tête. J’avais eu le temps, moi aussi, de regarder le fier jeune homme et de le juger avec cette intuition directe de l’enfance, incapable de s’exprimer en paroles, mais presque toujours plus sûre que celle de l’âge mûr, parce que l’âme possède dans sa virginité première une clairvoyance immédiate qu’elle perd généralement plus tard et qui s’oblitère par la vie. Mon fringant rival avait des cheveux châtains avec des yeux de même couleur, clairs et pénétrans, une tête carrée indiquant l’homme d’action, des traits délicats, un menton à la fois énergique et gracieux. Sa personne comme sa physionomie respiraient la force de la jeunesse et l’aisance d’une haute culture. Il s’assit près de moi, en sorte que je me trouvai entre lui et son interlocutrice. Ils se mirent à causer, d’un air indifférent, de la saison badoise, du grand monde qui s’y trouvait, de livres, de théâtre et de musique. Cela papillonnait devant mes yeux comme les lustres d’une salle de fête et comme un bal masqué. Tout à coup il dit :

— Croiriez-vous que ce matin, en sortant du bain, j’ai fait des vers pour vous ?

— Vraiment ? dit-elle, je ne vous savais pas poète.

— Oh ! reprit-il, je ne le suis devenu que par accident et grâce à vous, pour la première et sans doute pour la dernière fois. Vous souvenez-vous de la dernière visite que je vous fis à Paris ? Vous étiez assise dans votre vérandah, sous une cascade de fleurs. Votre petite fille de trois ans était sur vos genoux. Quand j’entrai, elle jeta ses bras nus autour de votre cou et ne voulut plus les délier pendant toute notre conversation, malgré vos efforts. Eh bien ! j’ai composé quelques stances sur ce motif. Permettez-vous que je vous les lise ?

— Certainement, répondit l’Inconnue, en sortant un ouvrage de broderie d’une pochette de velours suspendue à sa ceinture.

Mon voisin tira un carnet de voyage de son veston et se mit à lire d’une voix plus sonore que sa voix ordinaire. La diction était vibrante et d’une justesse parfaite. Les strophes prirent leur vol harmonieux. En les écoutant, je compris, pour la premiers fois, la beauté lucide de la poésie française. Je suivais ardemment la scène familiale, évoquée en vives couleurs. Je crus voir ces deux corps palpitans, la mère et la fille, enlacés d’une pure tendresse et fondus à la fin comme un groupe d’albâtre transparent. En vérité, je ne sais trop ce que valaient ces vers, mais leur dernière pensée se grava dans mon esprit en traits de feu. Elle disait que la plus splendide rivière de diamans ne valait pas le vivant collier formé par ces bras d’enfant autour de la nuque d’une telle mère.

Pendant cette lecture, j’avais senti passer à travers moi un singulier courant de chaleur. Mon amie n’avait pas levé les yeux de dessus son ouvrage qu’elle travaillait d’une main fiévreuse. Quand M. Assolant se tut en refermant son carnet, je les regardai. Elle était devenue très pâle et dit simplement :

— Ces vers sont très beaux. Vous me les donnerez, n’est-ce pas ? Ce sera le plus précieux souvenir de ma saison d’été.

Par-dessus ma tête, elle lui tendit la main qu’il saisit dans la sienne. Instinctivement je me rejetai en arrière et fixai la jeune femme qui regardait son ami. Je fus bouleversé de son expression. De ces yeux si calmes d’habitude, de ces grandes pensées, qui m’avaient rafraîchi d’une rosée maternelle, s’échappait maintenant une flamme redoutable, une flamme que je ne connaissais pas !… Je la sentais plus puissante que toutes les autres… et ce regard n’était pas pour moi !… Comme un éclair aveuglant il sortait de mon ciel bleu. J’en ressentis au cœur une douleur intolérable.

Leurs mains, dont je croyais sentir le serrement convulsif, restèrent étroitement enlacées pendant plusieurs secondes, qui me parurent des siècles. Leur regard durait toujours… Il me semblait que je voyais se confondre ces deux flammes immobiles, dardées l’une dans l’autre. Enfin il se leva comme pour s’arracher au charme.

— Adieu ! fit-il.

— Où allez-vous ?

— Vous le savez bien. C’est l’heure de la promenade à cheval. Nous serons au moins dix cette fois-ci et nous nous proposons d’aller à Ebersteinschloss. Quel dommage, que vous ne vouliez jamais être des nôtres ! Vous êtes pourtant je le sais, une parfaite amazone.

— Vous le savez bien, cela n’est pas dans mes goûts.

— Eh bien ! il paraît que la belle Mme de Valneige, celle que vous avez nommée la reine des blondes, sera de la partie. Vous devriez venir pour elle, sinon pour moi.

— Cela, jamais ! répliqua mon Inconnue d’un ton sec. Allons ! partez vite et dépêchez-vous, pour ne pas la faire attendre.

— Ne vous fâchez pas, reprit-il d’une voix insinuante. Vous savez bien qu’il n’y a pas de danger… À ce soir, à la Maison de Conversation.

Il prit la main de ma compagne et la baisa longuement, puis redescendit par le chemin en pente sous les hêtres ensoleillés, léger comme un chevreuil et gai comme un chasseur qui voit l’aube se lever sur les bois.

Ma chère Inconnue avait repris son ouvrage et gardait le silence. Je me taisais aussi, car elle semblait m’avoir oublié. Après quelques minutes, elle dit :

— Viens, mon enfant. Donne-moi la main. Je vais te reconduire à l’hôtel.

Nous marchâmes sur le sable fin. Je tenais cette main à la peau soyeuse, j’en sentais la douce tiédeur, mais, absorbée elle-même, elle ne me parla que distraitement. Nous étions parvenus sous l’allée touffue qui va de la Maison de Conversation à la rivière de l’Oos et où s’alignent des deux côtés les plus élégantes boutiques de Bade. L’espèce de barrière qui venait de s’élever entre elle et moi, après la plus douce communion d’âme, me faisait souffrir au point que je lui dis :

— Est-ce que vous ne viendrez plus à la source ?

— Non, mon enfant, dit-elle, mais il faut que je te revoie une fois encore. Si tu peux, reviens ici, demain, à deux heures.

Et elle me désigna un banc sous un gros marronnier, à côté d’une boutique de jouets d’enfans. Je promis de venir et, sans rien dire, nous allâmes jusqu’au pont de l’Oos, où elle me quitta sur ce mot : « À demain. »

Mon devoir d’arithmétique fut déplorablement fait ce jour-là, ma leçon de géographie et d’histoire très mal apprise. J’étais même devenu incapable de retenir le moindre nom propre. Mon père s’en affligea et je lui promis sincèrement de mieux faire le lendemain. Mais que de choses s’étaient passées dans ma tête d’enfant pendant cette courte matinée ! Ah ! cette heure si rapidement écoulée sous la gloriette de la forêt de hêtres, entre ma chère Inconnue et son trop séduisant ami, quel sujet de méditations étranges ! J’étais loin d’avoir tout compris de leurs propos, mais leur serrement demain et surtout leur regard agissaient sur moi comme une révélation foudroyante. Le torrent de l’amour et de la passion m’avait effleuré au passage. Qu’était-ce que cet élément inconnu ? J’en étais épouvanté. Chose plus grave, j’allais perdre mon amie, celle que, du premier élan, j’avais appelée ma seconde mère. Elle m’avait dit : « Il faut que je te revoie une fois encore. » Ce serait donc la dernière ! Cela était-il possible ? Pouvait-elle m’abandonner ainsi ? Pourtant elle m’aimait encore puisqu’elle m’avait donné rendez-vous pour le lendemain. Qu’allait-elle me dire ? Devant cette question tout pâlissait. Que m’importaient, après cela, Charlemagne, saint Louis et la date de leur avènement ? Il n’y avait plus qu’un personnage au monde ; mon Inconnue, et qu’une date : « Demain… à deux heures ! »


VI

Je ne dormis guère cette nuit-là. Le matin, j’expédiai mes devoirs au galop. Après le repas de midi, mon père s’enferma dans sa chambre pour écrire des lettres et me permit une promenade au jardin de l’hôtel. Mais je n’avais aucune envie de sortir avant l’heure du rendez-vous.

J’errai quelque temps comme une âme en peine dans le salon de lecture, puis, énervé par l’attente fiévreuse, je me laissai tomber dans un grand fauteuil en fermant les yeux. Au même moment, le coucou de la pendule (une vieille pendule de la Forêt-Noire au tic-tac patriarcal) poussa deux fois son cri familier. Je bondis comme un ressort de mon siège, la gorge serrée, et courus, haletant, à l’allée voisine.

De loin, j’aperçus mon amie, qui, fidèle au rendez-vous, m’attendait sur le banc de la promenade. Elle n’avait plus sa robe gris-perle et portait un costume bleu-marine, discrètement orné de quelques dentelles noires. Deux superbes roses languissaient à sa ceinture, l’une rouge et l’autre blanche. La robe, plus échancrée que celle des jours précédons, laissait voir son cou fin, largement évasé à la base. Un mince rayon de soleil perçant le feuillage se jouait sur sa peau ambrée. Tout de suite, mes yeux furent attirés par une broche qu’elle portait à sa collerette de mousseline. C’était un bijou très simple, qui lui allait à merveille, un papillon en filigrane d’or.

Le sourire dont elle m’accueillit fut si radieux et si enveloppant, que, du coup, j’oubliai toutes mes appréhensions. Le rayonnement de sa présence avait évaporé ma tristesse comme le soleil boit la rosée sur une feuille. On eût dit qu’elle voulait effacer par la chaleur de son affection la peine qu’elle m’avait faite la veille par son silence. Je m’assis timidement sur le banc, respirant à longs traits l’arôme de vie qui s’échappait d’elle avec je ne sais quel parfum capiteux.

— Aujourd’hui, dit-elle, en posant sa main dégantée sur ma main tremblante, je veux que tu me parles de ta mère. Car tu t’en souviens, j’en suis sûr, quoique tu l’aies perdue quand tu avais quatre ans.

J’avais gardé en effet un certain nombre de souvenirs de ma mère. Ils vivaient dans ma mémoire comme des tableautins places à grande distance les uns des autres. J’y pensais souvent sans le vouloir, mais jamais je n’en parlais à personne, pas plus à mon père qu’à d’autres. Cela m’eût été impossible. Je les portais en moi, sans même me douter à quel point je chérissais ces reliques. Mais, — à Elle, — combien facile il me fut de lui en parler et quelle félicité inconnue j’en ressentis ! En s’y intéressant, elle me les faisait découvrir à nouveau, à mesure que je les racontais. Je narrai ces choses futiles qui remontaient presque au berceau. D’abord souvenirs très confus, puis de plus en plus précis. Entre autres, un voyage en Suisse, en berline, à travers la plaine d’Alsace, où ma mère avait fait arrêter la voiture pour me cueillir un bouquet de bleuets et de coquelicots que je réclamais à grands cris ; puis la chute du Rhin, à Schaffhouse, que je n’ai plus revue depuis, mais dont je crois entendre encore le sourd tonnerre et. voir le gouffre blanc d’écume avec son arc-en-ciel flottant ; puis la traversée du lac de Constance sur un bateau à vapeur.

J’étais assis sur les genoux de ma mère, un orchestre jouait sur le pont et le bateau fendait l’immense nappe d’eau avec ses roues pareilles à des ailes frémissantes. Enfin j’osai rappeler le moment terrible où mon père m’avait conduit devant le lit de ma mère morte et où j’eus de la peine à la reconnaître, ne trouvant plus son âme dans cette figure de cire. Et puis encore l’effrayante et inexplicable impression du garçonnet de quatre ans, quand le surlendemain je vis entrer un cercueil dans la maison et que ma bonne imprudente me dit : « C’est pour emporter maman au cimetière. »

Mon amie avait suivi mon récit précipité avec un intérêt croissant. Quand j’eus fini, d’un mouvement instinctif de protection, elle me prit dans ses bras et, ne posa sur ses genoux. Je ne fus pas surpris de ce geste qui mettait le comble à mon désir, car il me semblait à ce moment que Dieu voulait m’accorder quelque don merveilleux,

— Mon pauvre enfant ! dit-elle, maintenant je comprends tout ce que tu as dû souffrir pendant ta longue enfance privée de l’amour d’une mère,.. Mais je savais tout cela, ;

— Comment cela ? demandai-je étonné,

— Oui, je le savais. Il y a un mois, je t’ai rencontré dans la salle d’attente, près du cabinet de consultation de ton père. Tu étais debout devant un portrait, mais tu t’en détournas à mon entrée pour t’en aller. Alors je vis que tu regardais le plafond pour ne pas laisser couler tes larmes.

J’avais oublié le fait, mais son rappel excita ma sensibilité au plus haut point. M’enhardissant jusqu’à tutoyer cette femme qui me devinait si bien et laissant échapper mon vœu secret, je m’écriai :

— Ah ! si tu voulais être ma mère !

Un éclair de tendresse douloureuse sillonna les yeux de mon amie.

— Cher enfant, dit-elle, c’est impossible… Il faut que je retourne à Paris, où m’appelle ma fille !

— Quand pars-tu ? dis-je effrayé.

— Ce soir, à six heures.

C’en était trop pour mes nerfs d’enfant. Toute la tendresse latente, tout le besoin d’amour comprimé, qui couvait en moi depuis des années, éclata d’un seul coup. J’avais compris que j’allais perdre pour toujours cette seconde mère. N’avais-je pas le droit de la posséder une seule fois ? D’un mouvement violent, je me jetai à son cou et l’embrassai avec frénésie à baisers redoublés, puis je fondis en sanglots.

Elle ne me repoussa pas, mais serra des deux mains ma tête sur sa poitrine. De célestes délices m’envahirent. Blotti contre son sein, l’oreille collée à sa robe, j’entendis par trois fois, comme un vent léger, sa profonde respiration suivie d’un long soupir. Enfin elle releva mon front pour y imprimer le plus tendre baiser maternel, puis, sans cesser de presser mes tempes entre ses doigts fuselés, elle murmura :

— Ne pleure pas, mon enfant, je serai quand même ta mère… De loin, je penserai si souvent à toi… et peut-être le sentiras-tu !…

— Oh ! oui, m’écriai-je convaincu.

Très doucement, elle me reposa sur le banc, car je n’aurais pas quitté ses genoux tout seul. Puis elle ajouta :

— Je voudrais te faire un cadeau, te laisser un souvenir de moi.

J’étais suspendu à chacune de ses paroles. Je respirais son souffle comme un parfum paradisiaque. Mes yeux, qui suivaient le moindre de ses mouvemens, tombèrent sur la broche en filigrane d’or fixée à sa chemisette de mousseline. Par une convoitise subite, qui ressemblait à une inspiration, j’étendis la main vers le ravissant papillon, comme s’il était vivant, avec ce cri :

— Donne-moi cela !

— Oh ! de grand cœur, dit-elle dans un transport de joie. Je suis sûre qu’il te portera bonheur. Ne le perds jamais !

D’un geste rapide, elle détacha la broche de son cou et posa dans ma main le joli insecte de métal. Je l’y serrai convulsivement, comme si je craignais de le laisser s’envoler, et couvris de baisers passionnés la main de ma bienfaitrice.

La conversation se serait sans doute prolongée longtemps encore, si tout à coup je n’avais vu se dresser devant moi la figure toujours souriante de M. Assolant.

— Madame, dit-il en tirant sa montre, excusez-moi de déranger cet entretien. Je suis exact à la minute et même à la seconde. Il est trois heures. Tous les amis vous attendent pour le concert, vous savez, le concert des adieux. N’est-ce pas convenu ?

Au même moment, l’orchestre du kiosque voisin se mit à jouer une valse brillante.

— Je suis prête, dit-elle en se levant. Je m’étais levé, moi aussi. Elle me prit la main et m’embrassa encore une fois avec ces mots :

— Adieu, mon cher enfant. Sois sage et obéis à ton père.

Elle avait pris le bras de son compagnon. Au bout de trois pas, elle se retourna. Voyant que je m’étais rassis sur le banc, elle revint à moi et glissa dans ma main la rose blanche qu’elle portait à sa ceinture. D’un ton presque suppliant, avec des larmes dans la voix, elle chuchota : « Ne pleure pas… je penserai si souvent à toi ! » Puis je vis disparaître le couple, par l’allée ombreuse, dans un remous de foule, de soleil et de musique.

Autour de moi, des enfans jouaient à la balle en poussant de grands cris. Leurs bonnes assises en rond riaient et jacassaient. Mais je ne voyais, je n’entendais plus rien. Je restais le dos appuyé au banc de la promenade, à la place où elle s’était assise, dans une sorte de stupeur et d’ivresse. Chose étrange, je ne souffrais pas. Je ne réalisais pas encore la nouvelle séparation que m’imposait la destinée.

Je ne me disais pas que je venais de perdre ma seconde mère. Je la sentais encore si près de moi ! Qu’allait devenir ma fée aux yeux violets avec son charmant ravisseur ? Amante ou épouse ? Je ne m’adressais même pas cette question, je ne savais rien de ces choses. Seraient-ils heureux ou malheureux ? Je ne l’ai jamais su, et d’ailleurs le sait-on jamais ? Dans mon imagination enfantine, ils partaient pour un monde de fêtes et de lumière. Je n’enviais pas leur bonheur, je le souhaitais aussi grand que possible. Mais je sentais aussi qu’il s’était passé en moi quelque chose de prodigieux. Sous le baiser chaste, mais submergeant de l’Inconnue, sous son regard d’une si profonde intensité, j’avais compris qu’à certains momens la barrière presque infranchissable qui sépare les âmes peut tomber et que leur fusion est possible. J’avais compris par l’intuition pure du sentiment qu’il y a un Amour qui renferme tous les amours et que sa puissance est au-dessus du temps et de l’espace.


Quand je rentrai à l’hôtel, mon père m’annonça son intention de faire avec moi l’ascension des rochers qui couronnent la montagne de Bade. Une voiture nous conduisit au vieux château. C’était une journée de fin d’été ou de commencement d’automne. Aucun souffle dans l’atmosphère tiède ; un air mou, surchargé de parfums et de langueur. Déjà les premières feuilles tombantes jonchaient çà et là le sol de la forêt. En foulant ces jaunes litières, on avait la sensation de marcher sur la fuite des choses éphémères. Nous entrâmes un instant dans la grande aile déserte de la ruine. Tout était morne. Il n’y avait pas de vent ; les harpes éoliennes se taisaient… Alors nous primes le chemin qui gagne les rochers par la haute sapinière. Après une heure de marche, nous atteignîmes le sommet, où les sapins rabougris et tordus par le vent se cramponnent aux dentelures granitiques de la montagne. Nous nous assîmes sur un banc rustique, grossièrement charpenté en troncs d’arbres, au bord d’une roche à pic. De là on domine toute la contrée. D’en bas, le vieux château émerge comme un mamelon d’un océan de forêts, et tout autour, de près et de loin, l’armée noire des sapins serrés monte à l’assaut des cimes. Comme une blanche sirène, la coquette ville de Bade s’étire au fond de la vallée verte avec son semis de villas. À son issue, s’étale la plaine du Rhin. À l’horizon, le soleil incliné sur la ligne bleuâtre des Vosges enveloppait tout le paysage de sa chaude caresse et jetait jusqu’à nous son voile de gaze dorée.

Je n’étais pas encore sorti du songe qui m’enivrait. Je sentais encore sur mon front les lèvres d’une femme et je croyais voir ses yeux violets fixés sur moi comme deux pensées merveilleuses, quand la cloche de la vieille église de Bade sonna tout au fond de la vallée. Les six coups de son timbre grêle et fêlé retentirent au fond de mon âme comme un glas funèbre. Six heures ! c’était le moment fixé pour le départ de mon amie. En ce moment, une voiture l’emportait et j’étais bien sûr que je ne la reverrais plus. Toute la solitude qui avait pesé sur mon enfance, sans que je pusse m’en douter, cette solitude un instant interrompue par l’apparition de l’étrangère, était revenue plus profonde et m’étreignait d’une nouvelle angoisse. Peu après, j’entendis la musique du kiosque de la promenade qui nous arrivait par bouffées. Ces harmonies égrenées par le vent ressemblaient à des rires entrecoupés de sanglots.

Par une étrange coïncidence, mon père me dit, comme s’il se parlait à lui-même :

— C’est ici que ta mère et moi nous avons fait notre premier voyage… Elle aimait ce vieux château… Elle écoutait comme toiles harpes éoliennes pendant des heures… et bien des fois nous nous sommes assis sur ce banc…

Ces paroles éveillèrent en moi un amas de souvenirs étranges et de sensations douloureuses. Elles augmentèrent mon trouble et je ne pus rien répondre, mais j’ouvris la main dans laquelle je serrais toujours le papillon en filigrane d’or. Je contemplais mon trésor pour me consoler de ma grande tristesse.

— Qui t’a donné cette broche ? dit mon père étonné.

Je réfléchis un instant. Si j’avouais la vérité, il eût fallu raconter tout mon petit roman, le plus innocent du monde assurément. Mais n’eût-ce pas été le profaner ? C’était quelque chose que je voulais garder pour moi seul. Et puis, pouvais-je parler à mon père de cette seconde mère que j’avais voulu me donner ?

Je répondis :

— Je l’ai trouvée sous un banc de la promenade.

— Il faudra la porter au concierge de la Maison de Conversation, pour qu’il la rende à la dame qui l’a perdue, si elle réclame son bijou.

À cette proposition, il me sembla que le destin jaloux voulait me reprendre la plus précieuse de mes conquêtes. Saisi d’effroi et de colère, je bondis de ma place en m’écriant :

— Jamais !

Mon élan avait été si subit qu’il avait failli me précipiter dans le gouffre. Mon bras tendu sur l’abime et mon regard disaient sans doute que je serais capable de m’y jeter, si on voulait me reprendre mon trésor. Mon père comprit sans doute que ma résolution était inébranlable et qu’il eût été dangereux d’insister. Nous reprîmes en sens inverse les escaliers vertigineux taillés dans le roc. Le soleil s’était couché. Il faisait noir sous les sapins sinistres. Dans leurs branches griffues, une chouette poussait son cri plaintif. Mon père et moi nous descendions en silence les marches dangereuses. Nous nous donnions la main, nous appuyant quelquefois l’un sur l’autre, par un besoin instinctif de rapprochement. Et cependant quelle barrière entre lui et moi ! Je commençais à comprendre la cause de sa solitude, mais comment eût-il compris la mienne ? Pouvait-il se douter que, grâce à cette passante et au talisman qu’elle m’avait donné, — sans savoir rien du monde et de la vie, — j’avais déjà deviné l’essentiel ?

Peu de jours après, nous allâmes faire nos adieux au vieux château. Mais je n’eus pas le courage d’entrer dans la grande cour aux fenêtres délabrées, de peur d’entendre frémir les harpes éoliennes et de surprendre, dans leur plainte, l’appel lointain — oh ! si lointain déjà ! — de mes deux mères perdues.


EDOUARD SCHURÉ.