Harmonies poétiques et religieuses/éd. 1860/Souvenirs d’Enfance/Commentaire

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 487-489).
COMMENTAIRE

DE LA QUATORZIÈME HARMONIE



Ces initiales G. de B*** désignent un de mes excellents et remarquables amis d’enfance et de jeunesse, Guichard de Bienassis. J’allais tous les ans, pendant les vacances, passer quelques jours doux et joyeux dans le petit château de sa mère, à Bienassis, auprès de Crémieux, en Dauphiné.

Je le perdis ensuite de vue pendant vingt ans. Un jour que ma pensée se reportait sur ces chères aurores de la vie, j’appris qu’il vivait obscur et heureux dans ces mêmes tourelles, sur ces mêmes terrasses, sous ces mêmes treilles qui l’avaient vu naître. Je comparais la placidité et la pérennité de cette vie cachée et dormante aux agitations, aux égarements, aux écumes de ma vie courante. J’adressai ce souvenir à son nom. Il le lut, par hasard, dans un recueil ou dans un de mes volumes, et il m’écrivit.

Un autre jour d’automne de 1840, j’étais à Saint-Point, revenant d’Italie, la maison pleine de visiteurs, d’électeurs, de voisins, d’amis. On m’annonça un étranger dont on ne savait pas le nom : j’allai au-devant de lui sur le seuil. Je vis un homme de taille moyenne, au costume presque rustique, un sac de voyage sous le bras gauche, un bâton dans la main droite, les souliers poudreux, les cheveux noirs et flottants à grandes boucles, le teint hâlé de l’homme des champs, les traits fins et gracieux, la tête un peu penchée en avant, comme quelqu’un qui a la vue basse et qui craint toujours de faire un faux pas. Je le regardais, attendant ce qu’il avait à me dire, et je pensais en moi-même : Voilà un homme sensible, un homme d’imagination enfoui dans quelque recoin obscur de l’existence : que vient-il me demander ici ? — Il me regardait lui-même avec une vive attention, et je voyais un imperceptible sourire poindre sur ses lèvres, bienveillantes cependant. — « Hé quoi ! me dit-il enfin, tu ne me reconnais pas ? — Il me semble, lui répondis-je, que mon cœur vous reconnaît confusément ; mais mon œil, non. Qui êtes-vous donc ? — Je suis, me dit-il, Prosper Guichard de Bienassis, ton ami de collége, ton ami d’adolescence, et encore ton ami d’âge fait. » — Nous nous embrassâmes. Je le fis conduire dans la meilleure chambre d’hôtes qu’il y eût au château ; et quand la journée d’affaires fut finie, la journée de l’amitié commença. Il passa la nuit à me raconter sa vie, à partir du point où nous nous étions quittés ; son séjour sans interruption dans le foyer de ses pères, ses rêveries de célébrité, d’activité, de gloire, évaporées au soleil de son jardin ; ses amours précoces avec une jeune et charmante cousine qu’il avait obtenue de ses parents à force de constance, et qui faisait la joie de ses jours ; la vieillesse et la mort de sa mère ; ses occupations rurales ; ses embellissements à la maison et aux champs, aux vergers, à la fontaine de Bienassis ; les chasses et les promenades de ses étés ; les recueillements de ses journées et de ses soirées d’hiver au coin de son foyer, sans enfants, en société des mêmes livres que nous dérobions à la bibliothèque de sa mère dans notre enfance ; sa joie la première fois qu’il avait entendu retentir mon nom et mes vers jusque dans sa solitude ; la réserve qui l’avait empêché de me donner signe de vie depuis tant d’années, dans la crainte que le vent de la renommée n’eût emporté son nom de mon cœur ; enfin, tout.

Je crus rajeunir de vingt ans, et, depuis cette reconnaissance, il revint toutes les années dans la saison où les hirondelles s’envolent : ami plus sûr et plus fidèle que ces oiseaux, symbole de fidélité, car elles nous abandonnent quand le froid commence à faire frissonner les vitres, et quand la neige commence à blanchir le toit. Et lui, il revient quand tout se retire ou quand tout se glace… Que Dieu le bénisse du haut de son éternité, comme je l’ai béni dans ces vers éphémères ! C’est un véritable ami.