Harmonies poétiques et religieuses/éd. 1860/Poésie ou Pèlerinage dans le Golfe de Gênes/Commentaire

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 335-336).
COMMENTAIRE

DE LA DIXIÈME HARMONIE



C’était en 1824. Je voyageais entre Gênes et la Spezia pendant une magnifique nuit d’été. Une lune splendide éclairait la mer. Les pins-parasols, les oliviers, les châtaigniers, les rochers de la côte, obscurcissaient la terre. À chaque tournant de cap, à chaque échancrure de la rive, à chaque embouchure des montagnes de Gênes, la scène changeait. Le vertige de la course fougueuse des chevaux s’ajoutait au vertige de l’admiration pour ce sublime et mystérieux spectacle : les parfums qui s’exhalaient des champs de fleurs cultivées pour ces bouquets dont les Génois ont fait un art, une tapisserie végétale, achevaient de m’enivrer. Ce fut une ivresse de la terre, de la mer et de la nuit, une fièvre d’enthousiasme pour ce beau pays ; je ne songeais pas à rien écrire, j’avais le cœur plein d’autres pensées. Mais, quelques mois après, étant à Livourne, rivage terne et sans poésie, je me souvins de cette nuit sur la corniche, et j’essayai de la reproduire ici.

Hélas ! en lisant un jour ces vers à Chiavari, par une soirée d’été aussi splendide que la première, je m’aperçus que j’avais défiguré mon modèle. La poésie pleure bien, chante bien ; mais elle décrit mal. Le moindre coup de crayon d’un dessinateur ou d’un peintre vaut pour les yeux tout Homère, tout Virgile, tout Théocrite. J’aime mieux le balancement d’une seule voile de pêcheur sur les lames bordées d’écume de ce golfe ; j’aime mieux l’ombre d’un pin d’Italie transpercée d’une pluie de rayons de lune sur cette grève ; j’aime mieux les grands bras d’un châtaignier de ces montagnes penchés sous le vent tiède, sonore et embaumé de l’Apennin, que les deux ou trois cents vers dans lesquels j’ai tenté de me réfléchir à moi-même cette nuit. Impuissance de l’art, impuissance surtout de l’artiste devant la toute-puissance de la nature. « Dieu est le grand architecte, » disent les philosophes ; et le grand poëte, donc ! Demandons-lui pardon d’avoir barbouillé son poëme et défiguré sa création.