Harmonies poétiques et religieuses/éd. 1860/L’Abbaye de Vallombreuse dans les Apennins

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 345-347).
XII


L’ABBAYE DE VALLOMBREUSE


DANS LES APENNINS




Esprit de l’homme, un jour sur ces cimes glacées
Loin d’un monde odieux quel souffle t’emporta ?
Tu fus jusqu’au sommet chassé par tes pensées :
Quel charme ou quelle horreur à la fin t’arrêta ?

Ce furent ces forêts, ces ténèbres, cette onde,
Et ces arbres sans date, et ces rocs immortels,
Et cet instinct sacré qui cherche un nouveau monde
Loin des sentiers battus que foulent les mortels.


Tu n’y vécus pas seul : sous des formes divines,
Tes apparitions peuplèrent ce beau lieu ;
Tu voyais tour à tour passer sur ces collines
L’esprit de la tempête et le souffle de Dieu.

Sans doute ils t’enseignaient ce sublime langage
Que parle la nature au cœur des malheureux :
Tu comprenais les vents, le tonnerre et l’orage,
Comme les éléments se comprennent entre eux.

L’esprit de la prière et de la solitude,
Qui plane sur les monts, les torrents et les bois,
Dans ce qu’aux yeux mortels la terre a de plus rude
Appela de tout temps des âmes de son choix.

« Venez, venez, » dit-il à l’amour qui regrette,
Au génie opprimé sous un ingrat oubli,
Au proscrit que son toit redemande et rejette,
Au cœur qui goûta tout et que rien n’a rempli ;

« Venez, enfants du ciel, orphelins sur la terre !
Il est encor pour vous un asile ici-bas.
Mes trésors sont cachés, ma joie est un mystère :
Le vulgaire l’admire et ne la comprend pas.

« Mais si votre œil pensif au ciel s’élève encore
Pour contempler la nuit qui se fond dans les airs ;
Si vous aimez à voir les étoiles éclore,
Ou la lune onduler dans la lame des mers ;


» Si la voix du torrent, qui gémit dans l’abîme
Et se brise en sanglots de rocher en rocher,
À votre lèvre encore arrache un cri sublime,
Et force malgré vous vos pas à s’approcher ;

» Couché sous ces sapins aux feuilles dentelées,
Si votre oreille écoute avec ravissement
Glisser dans les rameaux ces brises modulées
Comme les sons plaintifs d’un céleste instrument ;

» Si ce germe arraché d’une plante divine,
L’espérance, en vos cœurs malgré vous refleurit
Et croît dans le désert, pareille à la racine
Que sans terre et sans eau le rocher seul nourrit ;

» Si la prière enfin de ses pleurs vous inonde,
Et devant l’Infini fait fléchir vos genoux,
Ah ! venez ! C’est trop peu pour vivre avec ce monde ;
Mais c’est assez pour vivre avec le ciel et vous ! »