Harmonies poétiques et religieuses/éd. 1860/Invocation/Commentaire
C’était en 1822.
J’avais passé le cap des tempêtes que tout homme doit passer dans sa jeunesse, avant d’arriver à ces espaces calmes et lumineux de la vie où l’on goûte quelques années de sérénité. J’étais marié, je venais d’être père ; deux enfants balbutiaient en me souriant dans leur berceau aux pieds de leur jeune mère. J’avais dans la diplomatie un emploi régulier et actif de mes facultés, conforme à mes goûts. J’habitais l’Italie, cette seconde patrie de mes yeux et de mon cœur. Tout était repos d’esprit, silence des passions, hymne intérieur en moi et autour de moi. Mon père, ma mère, mes sœurs, mes amis d’enfance ou de jeunesse, vivaient encore tous, et multipliaient mon bonheur en s’y intéressant. J’avais retrouvé dans ce bonheur la première piété inspirée à ses enfants par notre mère. Je ne discutais plus avec moi-même la foi du berceau. J’éprouvais une grande douceur à croire, à adorer, à prier, à jouir, dans la langue à laquelle les vertus et les grâces de cette mère donnaient tant de charme, tant d’élévation. Je conçus la pensée d’écrire au hasard, dans mes heures de loisir et d’inspiration, quelques cantiques modernes, comme ceux que David avait écrits avec ses larmes. Les poésies pieuses manquent à l’humanité moderne : j’espérais en jeter quelques notes au vent. Mais mon heure n’était pas venue ; je le sentis bientôt. Je me contentai de balbutier ces harmonies, espèce de retentissements poétiques, quelquefois pieux, des impressions que l’heure, le jour, le site, l’anniversaire, la mémoire me donnaient, et que le souffle perpétuellement religieux de mon âme renvoyait à Dieu. J’en écrivis une, puis deux, puis trois, puis deux volumes, avant de songer à les publier. C’étaient comme les annotations en vers de ma vie intérieure. La pensée que cela n’était pas destiné aux regards du public, ou du moins que cela ne serait lu qu’après moi, donnait plus de liberté, plus de sécurité, et, pour ainsi dire, plus d’onction à ces vers. C’était entre Dieu et moi.
Cette première Harmonie, dans laquelle j’essayais le ton et je tâtais la corde, fut écrite à Florence, dans l’église de Santa-Croce, où j’allais souvent me recueillir entre les tombeaux des grands poëtes toscans.