Harivansa ou histoire de la famille de Hari/Lecture 25

◄  xxiv
XXVI  ►

VINGT-CINQUIÈME LECTURE.

NAISSANCE DE SOMA.

Vêsampâyana dit :

Ô roi, le père de Soma fut le divin Richi, nommé Atri[1] qui naquit quand Brahmâ de sa pensée forma la première création. Atri se trouva bientôt entouré d’une foule d’êtres de toute espèce qui étaient ses enfants. Grand par ses œuvres, ses pensées, ses paroles, bon envers toutes les créatures, animé par la dévotion, parfait dans ses actions, il était devenu pour les choses du monde insensible comme le bois et la pierre[2]. Il pouvait pour se mortifier tenir constamment son bras élevé[3] ; les feux de sa pénitence l’entouraient d’un brillant éclat ; et pendant trois mille ans, dit-on, il avait supporté la rigueur de ces austérités incomparables. Tandis que ce vertueux personnage demeurait les yeux fixes et immobiles[4], subissant toutes les privations de la continence[5], son corps produisit la substance de Soma : cette substance, animée de son esprit, s’éleva vers sa tête, et sous la forme d’eau coula de ses yeux, illuminant les dix déesses qui président aux dix points de l’horizon. Celles-ci recueillirent ce germe, et toutes réunies le conçurent en leur sein : mais elles ne purent l’y garder longtemps. Il tomba promptement, entouré de lumière, éclairant le monde de ses froids[6] rayons, embryon destiné à féconder un jour la nature. Ainsi comme les déesses ne pouvaient porter ce fruit, avec elles il descendait rapidement vers la terre. À cette vue, le père du monde, Brahmâ, retint Soma dans sa chute, et le fît monter sur un char pour le plus grand avantage des mortels. Considéré comme l’essence même des Vèdes[7], animé par un zèle pieux, et riche en vertus, il s’avance sur ce char traîné par mille[8] chevaux blancs : tel est le récit de la tradition. En voyant le noble fils d’Atri, les sept fils de Brahmâ, ces fils issus de sa pensée, se mirent à chanter ses louanges. Les enfants de Bhrigou et d’Angiras, les Ritchas, les Yadjours, les Sâmas, les Atharvas[9] se joignirent à leurs transports. Soma, célébré par eux, brilla de tout son éclat, et les trois mondes éprouvèrent un heureux accroissement. Son char illumine la terre que borne au loin l’Océan. Vingt-une fois[10] il reprend sa glorieuse carrière en tournant par la droite. A mesure qu’il éclaire le monde de ses rayons, les plantes naissent et brillent de l’éclat quelles lui empruntent, ces plantes qui doivent servir à la nourriture des trois mondes, et au soutien des quatre castes. Car Soma est le protecteur des mondes, ô prince : ce dieu acquérant chaque jour plus de force et par les éloges qu’on lui adresse et par ses propres œuvres, se soumit aux rigueurs de la pénitence pendant des milliers de padmas[11] d’années. Il est le trésor où puisent ces déesses[12] dont les ondes dorées sont le salut de la terre, et c’est pour cela qu’on l’appelle Vidhou[13]. Brahmâ, dans sa sagesse suprême, le fit roi des semences et des plantes, des Brahmanes et des eaux. Soma fut solennellement consacré souverain d’un si puissant domaine, et les trois mondes furent remplis de sa lumière incomparable.

Le fils des Pratchétas, Dakcha, donna au dieu qui préside à la lune ses vingt-sept filles célèbres par leur vertu, et connues sous le nom de Nakchatras.

Soma, le plus illustre de ceux qui distribuent la boisson du sacrifice[14], fut à peine, monté sur le trône, qu’il se disposa à faire la cérémonie du râdjasoûya, pour laquelle cent mille présents étaient préparés. Celui qui y chantait le Rig-véda (Hotri)[15], c’était le divin Atri ; le divin Bhrigou y lisait l’Yadjour (Adhwaryou) ; Hiranyagarbha y récitait les prières du Sâma (Oudgâtri) ; Brahmâ y faisait les fonctions d’officiant (Brahman)[16] ; Hari Nârâyana lui-même y remplissait l’office de directeur suprême (Sadasya), entouré de Sanatcoumâra et des principaux Brahmarchis. Soma donna, dit-on, les trois mondes pour présent à ces Brahmarchis et au dieu qui dirigeait le sacrifice. Il était assisté de neuf déesses, la Veille de la nouvelle lune (Sinî), la Nouvelle lune (Couhoû), la Lumière, la Prospérité, la Splendeur, la Richesse, la Gloire, la Constance et la Fortune (Lakchmî).

Après s’être acquitté de la cérémonie qui complète le sacrifice[17], heureux et chéri de tous les Dévarchis, il brilla parmi les rois dont il était le souverain, étendant sa lumière sur les dix régions du ciel. Mais à peine eut-il obtenu cette domination si difficile à acquérir, et que les Mounis eux-mêmes avaient sanctionnée de leurs bénédictions, que sa raison se troubla, égarée par l’orgueil. Il enleva la glorieuse épouse de Vrihaspati, nommée Târâ, manquant ainsi au respect qu’il devait au fils d’Angiras. En vain les dieux et les Râdjarchis vinrent-ils le prier de réparer cet affront : il refusa de rendre Târâ. Le précepteur des dieux, Vrihaspati, fut indigné de sa conduite, (et lui déclara[18] la guerre.) Ousanas se mit dans l’arrière-garde du fils d’Angiras ; il avait été le disciple de Vrihaspati, plutôt que de Bhrigou son père. Le dieu Roudra lui-même, par amitié pour son maître outragé, prit le commandement de cette arrière-garde et s’arma de son arc appelé Adjagava. Il lança contre les dieux (partisans de Soma) un trait redoutable nommé Brahmasiras[19], qui abattit tout leur orgueil. Alors se livra ce combat terrible auquel Târâ a donné son nom[20], combat sanglant, également funeste aux Dévas, aux Dêtyas, et aux mondes. Ceux d’entre les dieux qui avaient échappé, et les Touchitas[21] se présentèrent devant Brahma leur protecteur, maître suprême et éternel. Ce dieu arrêta Ousanas et Roudra, et rendit lui-même Târâ au fils d’Angiras. Mais Vrihaspati s’étant aperçu qu’elle était enceinte, lui dit : « Le sein de ma femme ne doit point garder ce fruit. » Aussitôt il la débarrassa avec violence d’un enfant, qui devait un jour être terrible pour ses ennemis, et qui brilla comme un feu qui tombe sur une jonchée de roseaux. À peine était-il né que déjà il avait toute la beauté des dieux. En ce moment les Souras indécis dirent à Târâ : « Déclare la vérité ; de qui est-il fils ? de Soma ou de Vrihaspati ? » À cette question des dieux elle ne répondit rien de satisfaisant : son fils lui-même allait la punir par une imprécation. Brahmâ le retint, et interrogea cette épouse embarrassée : « Târâ, lui dit-il, explique-toi sur la vérité. De qui est ce fils ? » Saluant Brahmâ avec respect, elle répondit au dieu qui répand ses dons sur la terre : « Il est fils de Soma. » Alors Soma, père et protecteur des êtres, embrassant ce noble fils, si grand, si redoutable, « Voilà Boudha[22], » s’écria-t-il, et ce fut là le nom d’un dieu qui devait se distinguer par sa sagesse. Il s’élève dans le ciel d’un côté opposé[23].

Boudha épousa Ilâ, fille d’Ikchwâcou. Il eut pour fils le grand roi Pouroûravas, surnommé Êla, à qui la nymphe Ourvasî donna sept fils nobles et généreux.

Soma, attaqué d’une consomption funeste, sentit diminuer ses forces, et son disque s’amaigrit. Il se rendit auprès d’Atri son père pour lui demander aide et protection. Atri, recommandable par sa pénitence, délivra son fils de la punition de son péché, et Soma reprenant ses forces, brilla de nouveau de tout l’éclat de sa splendeur.

Je t’ai raconté la naissance de Soma, source d’honneur et de gloire : ô grand roi, je vais te dire maintenant quelle fut sa postérité.

On est délivré de ses péchés, quand on entend ce récit de la naissance de Soma, récit qui procure des richesses, de la santé, une longue vie, de la famille et l’accomplissement de tous les désirs.

  1. Toute cette lecture est une fable astronomique, dont il faut chercher l’explication dans les phénomènes célestes. Je ne donnerai pas au lecteur mes propres conjectures, dans la crainte de l’induire en erreur : je le prie seulement de remarquer que tous les personnages dont il sera question appartiennent à la sphère céleste. Soma, c’est la lune. Atri est une des sept étoiles qu’on appelle les sept Richis, et qui forment la constellation de la grande Ourse : M. Colebrooke (Rech. asiat t. ix, pag. 358) nous apprend qu’Atri est une des étoiles du carré, au coin du N. E. Wilford (ibid, pag. 83) dit que c’est l’étoile γ. Vrihaspati est la planète de Jupiter ; Ousanas ou Soucra, c’est Vénus, et Boudha, c’est Mercure. Târâ est un mot par lequel on désigne une étoile.
  2. C’est là une qualité du pénitent arrivé à la perfection. On cite comme exemple de cette insensibilité ces Mounis, autour desquels des fourmis forment et construisent leurs habitations sans être dérangées par aucun mouvement. Voyez Sacountâla, act. vii.
  3. Genre de mortification encore très-commun dans l’Inde. Par suite de cette habitude contractée en esprit de pénitence, les articulations du bras s’endurcissent tellement qu’on ne peut plus l’abaisser.
  4. C’est ici un privilège des dieux, dont la paupière est toujours fixe. Voyez à ce sujet une note de M. Wilson, dans sa traduction du théâtre indien, acte iiie de Vicramorvasî.
  5. Le pénitent qui se livre à cet acte de mortification s’appelle Oûrddhwarétas.
  6. L’imagination des poëtes indiens donne de la fraîcheur aux rayons de la lune, et fait naître le cristal de ces mêmes rayons congelés. Voyez dans Wilson le mot Tchandracânta.
  7. वेदमयः Védamayah.
  8. Ordinairement le char de la lune n’a que dix chevaux.
  9. Ces différents êtres ne sont que les diverses parties des Vèdes personnifiées. Nous avons déjà vu les Ritchas, iiie lect. note 30.
  10. Je ne sais à quoi peut avoir rapport ce nombre 21, ou plutôt trois fois 7, suivant le texte. On compte 30 jours lunaires ou tithis : peut-être déduit-on ceux pendant lesquels la lune est obscure. Voyez dans les Rech. asiat. t. vii, pag. 252, un passage des Vèdes où les bûches du foyer sacré sont au nombre de 21.
  11. Ce mot est un nombre exagéré, équivalent à dix billions. Une note du manuscrit bengali exprime cette idée en disant que c’est comme une montagne d’années. Je n’ai donc pas dû croire qu’il fut ici question de cette ère, nommée Padma calpa, qu’inventa Srî Dhara Padma, il y a huit à neuf cents ans, et que cite Bentley (Rech. Asiat. t. viii, pag. 196).
  12. Ces déesses me semblent être les rivières : voilà pourquoi j’ai parlé de leurs ondes. Mon texte ne portait qu’une épithète हिरण्यवर्णा​ hiranyavarnâ, dont M. Wilson, dans son Dictionnaire, forme un nom qu’il attribue aux rivières.
  13. Cette étymologie du mot Vidhou, ne semble pas d’accord avec celle que donne M. Wilson : il paraît que le poëte regarde ce mot comme composé de वि et de धा.
  14. Cette boisson porte le nom de soma. Il en a été question déjà plusieurs fois.
  15. J’ai conservé à dessein tous ces mots techniques, dont la signification spéciale m’a été fournie par M. Wilson.
  16. Dans les sacrifices solennels, ces fonctions sont toujours remplies par un Brahmane instruit, qui, d’ailleurs, peut être représenté par un paquet de cinquante brins de cousa. Voyez le Mémoire de M. Colebrooke, Rech. Asiat. t. vii, pag. 234.
  17. Ce sacrifice de supplément s’appelle avabritha. Il est fait pour expier les fautes qu’on a pu commettre dans le sacrifice principal.
  18. Ces mots sont ajoutés pour liaison.
  19. Dans ce sujet tout astronomique, je ne puis pas dire ce que c’est que Brahmasiras, tête de Brahmâ ; il y a une étoile (Capella) qu’on appelle Brahmahridaya, cœur de Brahmâ.
  20. तारकामय​ Târacâmaya.
  21. Nous avons vu ailleurs ce que c’était que les Touchitas. Voyez iiie lect. note 27.
  22. Le mot boudha signifie sage, instruit.
  23. Ces mots expliquent sans doute la position