Paul Ollendorff (p. 420-429).

XVIII

hara-kiri


La résignation mélancolique du Samouraï Taïko-Naga de plus en plus se changeait en misanthropie farouche. Depuis le départ de Fidé, il vivait à Mionoska, dans la retraite, dur aux autres et sévère pour lui-même. Les premiers temps, son existence assombrie avait encore de rares éclaircies, lorsqu’arrivaient les lettres de l’enfant. Mais, aux descriptions étonnées, empreintes de l’admiration des merveilles occidentales, avaient succédé les demandes d’argent incessantes. Sur ce point, le vieillard n’hésitait pas. Il envoyait toujours, sans compter, aliénant ses propriétés, terminant uniformément ses messages par une adjuration de retourner au Japon. Enfin, la nouvelle tant attendue arriva. L’enfant allait revenir ; même dans une enthousiaste évocation d’où ressortait une haine contre les Occidentaux, une fatigue de la vie civilisée, il parlait en termes attendris des lointains souvenirs, de Mionoska et du vieux Fousi-Yama.

Jamais, depuis son départ, Fidé n’avait exprimé de pareils sentiments. Le vieillard le bénit et lui fit préparer une réception solennelle. Il revêtit le costume national, aux soieries brillantes, et ceignant son sabre le plus riche, orné de ciselures délicates, il partit pour le port d’arrivée.

Depuis vingt-quatre heures, il se promenait fiévreusement sur le quai de Yokohama, exposant son visage bronzé au souffle âpre des brises, tandis qu’à ses pieds les vagues clapotantes mouraient sur la jetée, exhalant une senteur saline et déposant une écume blanche. Deux jours auparavant, on avait signalé le paquebot. Le Samouraï était venu, et depuis, sans relâche, il interrogeait l’horizon de ses regards anxieux, demeurant là des heures entières, agité d’un tremblement fébrile, remettant de minute en minute un repos indispensable. Pour la centième fois, il relisait la lettre de Fidé.

Enfin, sur l’étendue houleuse des flots, dans le lointain, un point noir venait d’apparaître, et les gens s’assemblaient sur le quai. La tache sombre entrevue grossissait d’instant en instant, et tout-à-coup, doublant la pointe escarpée de la presqu’île, étalait par le travers les flancs élancés d’un navire surmonté d’une trainée parallèle de fumée noirâtre qui, tourbillonnant en arrière, semblait fuir avec rapidité. Le paquebot devenait plus distinct. Déjà on pouvait reconnaître l’énorme tuyau de la chaudière, puis, sur le pont, l’équipage et les passagers, agitant des mouchoirs blancs. Après quelques manœuvres, le monstre atterrissait au quai, grondant des mugissements d’appel. Entre les curieux assemblés sur le rivage et les nouveaux venus s’échangeaient des saluts et des exclamations. Une passerelle, jetée sur un pont de bateaux, servait au débarquement.

Taïko-Naga, au premier rang, regardait, le cœur serré par une angoisse effrayante. À chaque nouveau passager qui apparaissait, montrant une figure inconnue, une douleur poignante, vive comme un coup de pointe dans les chairs, le secouait et faisait battre violemment ses artères. Fidé ne descendait pas. Pourtant le vieillard s’obstinait, cherchant à voir au travers des hublots, espérant toujours. Un incident peut-être retenait des voyageurs dans l’entrepont…

Lorsqu’enfin le vieillard fut bien convaincu que son fils n’était pas sur le paquebot, il se retira, sombre, attristé, pensant toutefois qu’une lettre lui apprendrait la cause du retard. Mais à la poste, aucun paquet ne portait son adresse, Il réfléchit alors, se dit que le message pouvait être joint aux dépêches de l’État, et il repartit en norimon pour Yedo. — Le fonctionnaire auquel le Samouraï s’adressa ne le connaissait point. À la première question qui lui fut posée, il répondit :

— Taïko-Fidé ? Justement nous venons d’apprendre la nouvelle de sa mort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Samouraï retourna à Mionoska. Une résolution immuable s’était emparée de lui. Fidèle à la coutume de ses pères, il voulait faire hara-kiri, afin que ses amis vengeassent sur les Todjins envahisseurs, l’asservissement du Japon et la mort de Fidé. Il employa les derniers jours qu’il s’accordait à visiter les propriétés que lui avaient transmises les Samouraïs ses ancêtres, et qui maintenant se trouvaient vendues par la faute de l’héritier de la race.

D’abord, monté dans son norimon, il parcourut les campagnes éloignées, où les collines verdoyantes, piquées de la tache sombre des chaumières, les rizières étagées, formaient des paysages charmants dont la vue amie lui causait à cette heure solennelle, un nouvel attendrissement.

Il revint lentement, et longuement s’arrêta pour contempler le coucher du soleil derrière le Fousi-Yama, que ses derniers rayons entouraient d’une mer de feu. Du fond de la vallée, allongeant ses perspectives brunissantes, montaient des vapeurs d’un gris-clair qui flottaient sous les nuages rouges, tandis que la montagne sacrée semblait ceinte d’un manteau de pourpre et lançait de tous côtés des rayons comme un ostensoir.

La nuit tombait. Il rentra au siro, l’âme pleine d’une mélancolie un peu apaisée. Le lendemain, il visita les jardins environnants et les canaux où Fidé aimait tant à siffler les carpes apprivoisées et les canards familiers.

De nouvelles douleurs lui furent réservées dans les appartements où toutes choses rappelaient l’enfant mort : les jouets inutiles, chers souvenirs de jadis, amoncelés dans les coins, les porcelaines d’Owari, à grands ramages bleus, qu’il avait rapportées lui-même d’un voyage à Nagoya, les laques finement dorées où s’allongeaient des oiseaux aux longues pattes, les bronzes ciselés à froid, représentant des monstres ouvrant leurs gueules hideuses, les caricatures étranges créées par l’art national, les bonzes aux ventres énormes et les métamorphoses de Bouddha. Tout cela éveillait dans : l’esprit blessé du vieillard d’amers ressouvenirs qui ravivaient sa douleur et rappelaient sa colère.

Il prévint ses amis de son intention terrible. L’un d’eux, ému de pitié, avertit le mikado qui, réprouvant la coutume barbare, chargea un de ses fidèles d’empêcher Taïko-Naga de mettre son fatal dessein à exécution. Mais le vieux Samouraï avait deviné la mission de l’envoyé du mikado. À son insu, il convoqua, pour un jour fixé, ses parents et ses amis à Mionoska. Puis, la veille de la date funèbre, il annonça son départ et quitta le siro. Le surveillant partit en toute hâte afin de prendre les devants.

Taïko-Naga revint par un chemin détourné. Déjà, la plupart des gens qu’il avait convoqués étaient arrivés, entre autres le samouraï Taïra-Koura, vieil ami et cousin du père de Fidé, qui partageait sa haine pour les idées nouvelles et devait lui servir de second. Au fond du jardin, dans le yashki, une estrade avait été dressée et, tout autour, de riches tapis et des nattes couvraient le sol. Les Kéraï firent ranger les assistants en cercle.

Sur l’estrade, Taïko-Naga, en grand uniforme, se tenait à genoux au milieu d’un tapis brodé. De grosses larmes coulaient lentement contre son visage amaigri par la douleur. Devant lui, sur un petit tabouret, son sabre d’apparat, court et acéré, se trouvait à portée de la main, enveloppé d’un papier qui laissait paraitre la pointe luisante et tranchante comme un rasoir. Un silence de mort régnait dans l’assemblée. Le vieillard parla d’une voix vibrante :

— « Les Todjins sont venus dans notre pays, où nous vivions tranquilles et heureux.

» Ils nous ont apporté leurs passions et leurs vices.

» Ils ont tout bouleversé chez nous, nous ont appauvris et rendus misérables.

» Les plus respectables distinctions sont perdues. Nous sommes abreuvés d’outrages.

» Il est temps que ces choses finissent.

» Il faut que les Samouraïs se vengent.

» C’est pourquoi je fais hara-kiri.

» Mort aux Todjins !

» Ils ont pris mon fils bien-aimé, Fidé, l’ont emmené dans leur pays maudit et là, me l’ont tué !

» Jamais les Samouraïs de Mionoska n’ont supporté l’injure sans en tirer une vengeance éclatante !

» C’est pourquoi je fais hara-kiri !

» Vous tous, mes parents, mes amis, mes serviteurs, je vous exhorte à la vengeance.

» Si un seul d’entre vous recule et manque à sa mission sacrée, qu’il soit à jamais maudit !

» Que ses enfants le méprisent !

» Que Bouddha le punisse !

» Je veux que ma mort soit le signal de l’extermination des Todjins !

» Mort ! mort ! mort ! »

D’un geste brusque il saisit le waki-zashi et se fit de droite à gauche une légère blessure au-dessous du nombril, en inclinant la tête pour recevoir le coup fatal.

Taïra-Koura, placé derrière, un grand sabre nu à la main, le brandit et, d’un seul coup, trancha la tête de son ami pour mettre fin à ses souffrances et l’empêcher de défaillir. Puis, montrant à tous le visage décoloré, il cria :

— Vengeance !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cinq jours plus tard, un incendie formidable éclatait dans un faubourg de Yedo et, rapidement, gagnait la ville entière, dévorant les légères cases de bambous. Les pompiers accouraient avec leur casque de laine et leur corps matelassé, poussant des cris pour écarter la foule, portant leur étendard, fait d’une boule brillante ornée de banderoles de papier. Intrépidement, ils s’élançaient au milieu des flammes, projetant l’eau, ne lâchant pied devant le fléau implacable que lorsque les banderoles, en brûlant, témoignaient de l’impossibilité absolue de tenir plus longtemps. L’incendie gagnait, gagnait. Une terrible rumeur faite des cris des fuyards et du pétillement des bambous enflammés, s’entendait au loin. Les habitants, effrayés, se sauvaient après avoir enfoui dans le Kura incombustible ce qu’ils ne pouvaient emporter. On les voyait courir vers les canaux préservateurs, hissant au bout d’un bâton leurs objets les plus précieux. Les efforts des hommes étaient vains. La cité entière brûlait, des flammes rouges montaient par spirales vers le ciel, se perdant en des tourbillons de fumée. Une lueur intense se projetait au loin. Il fallait attendre que l’incendie s’éteignit de lui-même.

Le lendemain, par une fatalité inexplicable, le feu éclatait à Yokohama, sur plusieurs points à la fois. La lutte, cette fois, fut plus sérieuse. Toutes les pompes des équipages fonctionnaient, de concert avec les corps nationaux. On s’efforçait surtout de préserver les bâtiments de pierre du gouvernement et de la cité européenne. Mais le fléau, une fois encore, demeurait vainqueur. Bientôt les édifices s’écroulaient dans un épouvantable fracas et, à la place qu’ils occupaient, s’élevaient, avec une force nouvelle, des torrents de poussière, de flamme et de fumée.

Dans les rues embrasées, au milieu des bambous fumants et de l’air irrespirable, un vieillard en costume de Samouraï, courait, impassible, brandissant un grand sabre de combat. Il se dirigeait vers le quartier européen. Arrivé auprès du port, là où se réfugiaient les habitants terrorisés, courant à perdre haleine, ses yeux brillèrent d’un éclat infernal et, poussant des cris sauvages qui se perdaient dans l’horrible rumeur de l’incendie, il s’élança à la rencontre des fuyards. Sous sa lame meurtrière, maniée avec rage, les hommes, les femmes tombaient, atteints mortellement et, dans ce carnage, il semblait retrouver toujours des ardeurs nouvelles, hurlant d’une voix farouche :

— Mort aux Todjins !

Autour de lui, les cadavres étaient amoncelés. Un matelot français, revenant au port, l’aperçut, et, parant un coup qui lui était destiné, abattit le vieillard d’un coup d’anspect. Il tomba. C’était Taïra-Koura qui accomplissait l’œuvre de vengeance léguée par son ami, le vieux Taïko-Naga.


Ainsi finit la race fameuse des Samouraïs de Mionoska.


FIN