Paul Ollendorff (p. 24-47).

II

une vadrouille


Il ne restait pas une place de libre, au Cancan. Autour des tables de marbre, sur les banquettes et sur les chaises, des femmes, le regard perdu, et des étudiants, fumant des pipes et buvant des bocks, se tenaient pressés. Une fumée âcre, remplissant l’espace libre, se mêlait, en spirales capricieuses, aux odeurs méphitiques des consommations et des tabacs.

Dans ce brouillard, des gens à moitié ivres entraient et sortaient sans relâche, échangeant avec les premiers occupants des poignées de main et des engueulements fraternels, demeurant parfois plantés debout, à leur aise comme s’ils eussent été au milieu du Champ-de-Mars. Entre ces gêneurs, les femmes se glissaient, agiles, portant des verres, attentives aux mouvements brusques et cherchant à préserver leur plateau des chocs et des heurts. Les étudiants, gouailleurs, tout en s’effaçant, leur pinçaient les hanches et négligemment, elles tapaient sur les doigts sans trop s’émouvoir, embêtées seulement à cause des retards, tutoyant tout le monde dans le tas.

Joséphine, la patronne, assise dans un coin, près de la fontaine à bière, surveillait sa fille, une gamine de huit ans, qui, effarouchée par le bruit et la fumée, écrivait ses devoirs en se fourrant les doigts dans les oreilles pour se relire. De temps à autre, un client plus intime s’approchait et Joséphine, contente, expliquait que la petite était sa fille. Puis, distraite par le cri d’une bonne dont on fourrageait les jupes, elle se levait et criait :

— Dis donc, Houdart, laisse donc Margot tranquille… C’est stupide, ça…

— Mais c’est elle qui me chatouille !

— Oui, oui, je la connais… Allons, bon ! c’est Kopeck, à présent. Vous perdez la boule, je crois… Qu’est-ce qui m’a fichu des types comme ça ?… Colle-lui une gifle, Louise !…

Et, ayant obtenu une accalmie, elle se rasseyait et se faisait servir une cerise à l’eau-de-vie. Elle était bien contente. La petite n’apprenait pas mal. Ses maîtresses disaient qu’elle était une des premières de sa classe.

— N’est-ce pas, Mi-Mi ?

Était-elle gentille, hein ? Le petit garçon aussi. Seulement, lui, il restait encore à la campagne. Elle demeurait même très perplexe à son sujet. Dans quelle pension le mettrait-elle ? C’était bon, tout de même, d’avoir ses enfants autour de soi.

Elle s’attendrissait.

À l’autre extrémité de la salle, près de la vitrine vert pâle, une mignonne fille se trouvait seule. Elle était brune, grassouillette, jolie, avec des tons de chairs mats. Ses bottines mordorées élevées sur de hauts talons, l’échancrure semblable à une échelle laissant apercevoir, entre les barrettes piquées de rose, des bouffées de satin bleu, s’appuyaient sur la chaise opposée, par-dessous la table. Les jupons, richement brodés, faisaient une tache blanche sous les teintes chatoyantes d’une robe pompadour aux reflets pareils à des élytres d’insectes brillants. Le corsage, moulant un corps bien fait, avec des rondeurs fermes de seins tentateurs, se terminait, au sommet, par une ruche Henri III en dentelles fines, au travers de laquelle une peau savoureuse, excitante, s’apercevait vaguement. Le chapeau disparaissait sous une écharpe aux couleurs éclatantes.

Renversée sur le dossier de la banquette, la jeune femme lisait un livre gris de bibliothèque à deux sous, avec un cartonnage sombre, des pages jaunies et des caractères larges. Sur la robe, entre les genoux relevant l’étoffe, un petit chat jaune, roulé en boule, dormait au chaud.

À chaque instant, de nouveaux arrivants, excités par la pose abandonnée de la femme et par les promesses de sa chair, lui chuchotaient, en passant, des grivoiseries et, sous prétexte de caresser le chat, glissaient la main sous les jupes.

Elle, sans s’émouvoir, sans même relever les yeux, tant le livre l’intéressait, repoussait la main hardie, d’un petit coup sec sur les doigts, avec un haussement d’épaules. Parfois elle grommelait :

— Fichez-moi donc la paix !

Et le petit chat jaune, tordant son joli museau, allongeait ses pattes douces, bâillait et se remettait à dormir.

À la fin, autour de la jeune femme, un groupe s’était formé. Ceux-là étaient des habitués du Cancan : des étudiants ès-bières, des journalistes tintamarresques, des peintres inconnus, des musiciens vadrouilleurs, des acteurs d’avenir sans présent, des poètes s’éditant à leurs frais ou ne s’éditant pas du tout. Tous faisaient partie d’une société littéraire et artistique de la rive gauche, donnant le samedi des soirées où, sous prétexte d’art, on buvait des bocks en récitant des poésies pimentées ou des scies d’atelier. Dans la semaine, ces artistes qui s’étaient baptisés du nom de Tristapattes, se réunissaient au Cancan, dont ils avaient fait leur quartier général.

Ce soir, ayant absorbé beaucoup de bière, ils cherchaient à s’amuser. Et, assis en rond ; ils lançaient à la fille, indifférente, des quolibets, échangeaient entre eux des observations salées, espérant qu’à la fin, lorsqu’ils deviendraient plus entreprenants, elle se mettrait en colère. Alors on rirait !

Sur l’autre banquette, en face, deux jeunes gens causaient : à gauche, un petit, avec un chapeau melon. Son teint cuivré, son nez court ouvert au vent, ses moustaches maigres à gros brins, ses yeux tirés, relevés vers les tempes, dénotaient l’origine orientale. Des piles de soucoupes, devant eux, cliquetaient au moindre choc, contre la table de marbre. Le petit lançait des phrases courtes, puis riait d’un rire silencieux qui lui ridait le visage. Ce qu’il disait l’amusait beaucoup. L’autre, un gros rougeaud, se tordait. L’accent étranger, bizarre, de son voisin, ses intonations particulières, le divertissaient prodigieusement : l’Oriental ne pouvait prononcer les r ; malgré tous ses efforts, c’était toujours un y qui sortait.

Le chapeau melon, comme les autres, regardait la fille au chat :

— Payie que je vais l’embyasser…

— Tu vas te faire gifler.

— Oh ! je sais pyend yé femme. Je vais l’embyasser…

— Eh bien, vas-y.

Le petit se leva, tandis que l’autre se renversait en arrière pour cocasser mieux à son aise.

D’un pas mal assuré, les yeux toujours fixés sur la femme, il s’approcha du cercle. Toute la bande, un peu ivre, regardait avec ahurissement cette face jaune qui semblait sortir d’une boîte. On crut que c’était l’amant. Un des jeunes gens se recula pour le laisser passer, en criant :

— Ah ! elle est bien bonne, celle-là. C’est ce moricaud-là qu’elle attendait.

Ce fut une explosion de rires :

— Ah ben ! c’était pas la peine de nous faire poser.

— Il est joli !

— Il va faire une scène de jalousie au chat…

Un grand gaillard, le mystificateur Kopeck se leva solennellement :

— Protégeons cet animal contre la colère d’un époux…

L’Oriental, riant toujours, s’était assis près de la belle fille. Puis, sans perdre de temps, avant même qu’elle pût soupçonner son intention, il lui saisissait la tête entre les mains et l’embrassait sur les lèvres.

La jeune femme, impatientée, trouvant qu’on en prenait vraiment trop à son aise, repoussa brusquement l’audacieux d’un coup de coude et voulut continuer sa lecture. Mais l’autre, enflammé par ce chaud baiser sur les lèvres roses, se rapprocha et, parant les coups, il l’embrassa de nouveau, s’exaltant dans la lutte et égarant sa main sous les jupes.

Furieuse, indignée qu’on voulût la prendre ainsi de force, la fille, lâchant d’un mouvement brusque le livre qui glissa à terre et le chat effrayé, se leva pour se défendre.

— En voilà un sale moricaud !

Les spectateurs, ravis, enthousiasmés, battaient des mains. De tous côtés on accourait. On hurlait des encouragements.

— L’embrassera !

— L’embrassera pas !

— Étonnant, ce lapin-là !

Le petit, échauffé, la tête montée par le bruit, n’en voulait pas démordre. Parant les gifles, garantissant seulement sa tête de la main gauche, il tenait solidement un coin du jupon relevé, et les étudiants émerveillés, allumés, pouvaient voir, sous le fin bas de soie bien tendu, dessinant les formes rondes du mollet et la naissance de la cuisse, la transparence nacrée des chairs.

Alors furieuse, se sentant faiblir, irritée encore par les rires des assistants, elle abandonna tout décorum. Oubliant la tenue et sa belle robe et son chapeau : riche, elle se révéla forte fille des faubourgs. D’une violente secousse, elle se dégagea et fit face à l’assaillant, auquel elle envoya une bordée d’injures.

Les spectateurs, se tenant les côtes, aplatis dans les chaises, étalés sur les banquettes, riaient, riaient. C’était un délire. Ah ! on s’amusait ! Il ne fallait pas sitôt les priver du spectacle. Du geste, de la voix, on excitait les combattants qui, du reste, n’avaient pas besoin d’encouragements.

Mais Joséphine trouvait que ça avait assez duré. Elle s’interposa et, tirant la femme par sa manche :

— Jeanne, ma fille, va t’assoir à ma place. C’est le seul moyen pour qu’ils ne t’embêtent pas. Tu vois bien qu’ils sont tous saoûls…

La bande protesta :

— Oh ! Joséphine !…

Jeanne, reprenant son livre et, d’un coup du plat de la main, remettant en place sa robe et ses jupes froissées, se dirigeait déjà vers le fond. Pendant ce temps, la patronne s’approchait du petit, moitié riant, moitié décontenancé, et lui faisait la morale :

Il était fou de penser à des choses pareilles… devant le monde, encore ! Il ne savait donc pas que cela pouvait déconsidérer son établissement ?… De jolies manières !… Et bien, merci ! si c’était comme ça qu’on se conduisait en Chine !

Et, pour le faire tenir tranquille, elle lui envoya chercher un bock. Lui, hébété, découvrait ses dents blanches dans un rire bruyant. Autour de lui le cercle s’était resserré. On le trouvait amusant, le Chinois. On avait fait apporter des consommations, et des voisins, empressés, lui mettaient un verre dans la main, pour trinquer. On le questionnait.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Houdart.

— Je suis étudiant en dyoit.

— Tu es Chinois ?

— Non, je suis Japonais.

— Ah ! et qu’est-ce que tu étais, là-bas ?

— J’étais Samouyiaï.

Ce mot intrigua. On demanda des explications. Le petit les donnait d’un air ennuyé, cherchant des yeux la femme. On ne comprit pas bien. On crut que c’était un prince. Un murmure d’étonnement ; d’admiration mêlée d’ironie, courut la salle dans un chuchotement. On était enchanté de posséder un prince japonais, et surtout de le voir se saoûler fraternellement avec les étudiants.

Un des assistants, plus enthousiasmé, fit apporter d’autres bocks.

— Joséphine, pleine de vénération, rudoyait les plus proches pour les faire écarter. Le prince ne pouvait pas respirer. Il ne fallait pas l’étouffer, que diable !

Lui, obstiné, demandait toujours la femme. C’était une idée fixe : il la voulait.

Alors Joséphine, empressée, se leva et alla trouver Jeanne, au fond. Elle la grondait. Il fallait être folle de se fâcher pour si peu de chose. Il avait voulu seulement plaisanter, ce garçon. C’était un bonhomme très chic, un prince chinois, ma chère. Voyons, pas de bêtise. Jeanne pouvait bien prendre un bock avec lui, pour faire la paix… Il ne la mangerait pas, après tout…

Du cercle, on voyait gesticuler les deux femmes, Joséphine cherchant à convaincre Jeanne qui refusait d’un mouvement de tête. Enfin, elle céda, et d’un pas nonchalant, l’air maussade, elle vint s’asseoir près du prince. Une acclamation générale l’accueillit. On redemanda des bocks. Houdart, se penchant vers le prince, lui dit :

— C’est pas la peine de t’enflammer, elle restera bien avec toi toute la soirée.

Alors le petit voulut l’embrasser. Elle fit mine de s’éloigner.

— Allons, voyons, cria Monnet, c’est le baiser de la réconciliation.

Jeanne, voyant que le prince demeurait tranquille, quitta son air maussade et se mit à causer avec les étudiants. Tandis que la bande admirait le Chinois, Kopeck, le fumiste, la lançait dans la voie des confidences :

— Tu es donc seule ?

— Oui, j’ai lâché mon amant. Il m’embêtait. Je vais entrer dans la boîte au père Charles. J’ai là une amie…

— Ah bien ! c’est pas drôle, tu sais, de servir en Brasserie. Il vaut mieux prendre un autre amant… Attends…

Après quelques minutes de réflexion, Kopeck se leva, grave, l’air pontifical, tira les bouts de sa cravate-foulard et, d’un ton sérieux, parla :

— Prince, Messieurs, je demande la parole.

On devina une fumisterie. Tous connaissaient et admiraient cet original, cet esprit baroque, une illustration de la rive gauche, toujours prêt, avec son air sérieux, aux plus invraisemblables mystifications. Houdart, le président des Tristapattes, releva le nez qu’il trempait dans son bock, se renversa en arrière, et, tirant une bouffée de sa pipe, il dit :

— Monsieur Kopeck, notre dessinateur et fumiste illustre, a la parole.

— Messieurs, je veux vous faire un grand discours.

Très court.

Je continue en prose, ma poésie vous humilierait. Or donc, j’ai recours à votre sagesse bien connue. Nous voyons ici deux personnes, appartenant à l’un et l’autre sexe — du moins tout permet de le supposer. — L’une, c’est la toute gracieuse Jeanne, ici buvante, dont nul ne contestera les charmes. L’autre, c’est cet excellent prince… À propos, comment vous appelez-vous, prince ?

— Taïko…

— Ko-Ko, c’est ça. L’autre, dis-je, c’est cet excellent prince Ko-Ko en qui sont enfermées toutes les grâces de l’Orient. Or, chose bizarre, je dirais presque énorme… Oui, au fait, je dis énorme… Ces deux êtres qui semblent également créés pour l’amour me paraissent complètement célibataires. Pour Jeanne, le fait est acquis, elle vient de me le révéler. Quant à notre cher prince Ko-Ko, l’ardeur et l’exaltation… qu’il a montrées… tout à l’heure m’autorisent à croire que son sexe est taquiné par les abstinences du célibat.

La bande approuva bruyamment. Pendant quelques secondes, des exclamations bizarres partirent de tous les côtés.

Kopeck fit signe qu’il désirait continuer. Alors, posant sa pipe, Houdart cria, en roulant des yeux féroces :

— Messieurs, je vous donne une minute pour boire, après laquelle l’orateur reprendra la parole. N’interrompez pas.

Les bras s’étendirent, soulevèrent les bocks qu’ils reposèrent, vides. Kopeck reprit :

— Je disais, messieurs, qu’un tel état de choses était tout à fait anormal. Je propose que nous unissions ces êtres incomplets dans les liens du collage. Les Tristapattes serviront de témoins, et le bal de noces aura lieu dans vingt minutes, à Bullier. Approuvez-vous cette proposition ?

Il y eut un hurlement de joie. Le prince, dont la tête tournait, comprenant à peine, trouvait cela très amusant. Jeanne eut un instant la pensée de refuser, mais elle se ravisa aussitôt, par peur des jeunes gens, qui criaient comme des forcenés. D’ailleurs, cela ne lui déplaisait pas d’aller à Bullier. Là-bas, elle pourrait les lâcher plus facilement.

Pendant un moment ce fut un brouhaha, un méli-melo indescriptible. On cherchait les cannes, les chapeaux. On payait les consommations en répondant aux réclamations des femmes.

Enfin, on se trouva sur le trottoir, au complet. Kopeck, bizarre dans son costume irlandais, avec un gilet brodé, une culotte courte, laissant voir ses mollets énormes, son grand chapeau à bords plats renversé en arrière, battait la mesure avec sa canne et avait organisé le cortège.

En avant marchaient le prince et Jeanne, bras dessus, bras dessous, à peu près de même taille. Derrière, à la file indienne, en monome, se tenaient les plus fameux Tristapattes : le président Houdart le poète, Arguesorre, le compositeur ; Toutbeck, le violoncelliste échevelé ; Vavin, directeur du journal officiel de la société ; Coton, le futur député ; Murot, l’employé de ministère ; le grand Vaissel, étudiant en droit ; Boumol, le pion ; les deux Alène, les fumistes ; Monnet, l’architecte ennemi des portiers ; puis d’autres, et d’autres encore.

Et tous, marquant le pas, criaient à tue-tête :

Qui qu’a, qui qu’a vu Ko-Ko,
Ko dans l’ Tro,
Ko dans l’ Tro,
Ko-Ko dans l’ Trocadéro ?

Au refrain, Kopeck, mettant la main devant sa bouche, imitait le fameux cri du petit chien qu’on lui marche sur la patte.

Le grand air ayant surpris les cerveaux échauffés, tous devenaient abominablement gris. Il était environ dix heures du soir. Les passants, nombreux, s’arrêtaient pour voir défiler l’étrange bande. Les sergents de ville, ahuris, la suivaient longtemps des yeux. Le monôme s’allongeait. À chaque instant on rencontrait des Tristapattes, on les appelait, et ils venaient à la file. À un moment, sans qu’on pût savoir comment, les premiers en ligne hissèrent, au bout de leurs cannes, des lanternes vénitiennes allumées. Des gamins, admiratifs, suivaient à distance. D’instant en instant, un immense cri de :

– Vive Ko-Ko !

partait du monôme. Cette longue théorie serpentant avec ses cris et ses lanternes multicolores dans la pénombre blafarde des becs de gaz, prenait des allures de marche triomphale. Sur le boulevard Saint-Michel, pourtant habitué aux tumultes nocturnes, des têtes de bourgeois ensommeillés, effrayés, apparaissaient aux fenêtres, croyant à un incendie. Et, en voyant se dérouler, houleux, le serpent humain, ils demeuraient bouche béante, quelques-uns rêvant d’un bœuf gras monstrueux et fantastique. Ainsi, toujours chantant, gueulant, la bande atteignit la porte de Bullier que décelait une traînée de lumière. Les sergents de ville essayèrent de couper la file pour remettre un peu d’ordre et empêcher les manifestations. Mais tous tinrent bon avec l’obstination calme des ivrognes. Cédant aux observations de Kopeck, qui allait de l’un à l’autre, donnant le mot d’ordre, ils consentirent seulement à se taire. Un à un, ils arrivaient devant le guichet, payaient, passaient, et malgré les gardiens, se reformaient en monôme sur l’escalier intérieur. Là, ils descendaient à petits pas rythmés, fredonnant leur chanson en sourdine. De tous les coins de la vaste halle, femmes et étudiants se précipitaient vers l’entrée. Et autant le placide entêtement des Tristapattes que la colère inutile des gardiens menaçant, criant, se démenant, les amusaient prodigieusement. Tout à coup, au moment où les premiers en tête du cortège mettaient les pieds sur le parquet, un cri assourdissant de : Vive Ko-Ko ! fut poussé par toute la bande. Du coup, les derniers danseurs, abandonnant l’hémicycle, se précipitèrent et les musiciens, surpris, laissèrent échapper des couacs. Tandis que deux Tristapattes, Toutbeck et Vavin, payant pour les autres, se disputaient avec l’autorité représentée par les gardiens et protestaient de leur innocence, le monôme se dispersait. En même temps, grâce aux bavardages des nouveaux venus, des rumeurs bizarres se répandaient dans la salle : — Vous ne savez pas ? — Quoi ? — Il y a un prince chinois qui est venu se promener à Bullier. — Ah ! c’est donc ça, qu’on faisait tant de potin ? — Oui. — Tenez, regardez-le, là-bas, avec cette femme au bras… — Tiens, c’est Jeanne ! A-t-elle de la veine cette grue-là ! Puis, sur le passage de Taïko, des chuchotements : — Eh ben, merci, il est rien pochard, le Chinois !… — Dis, Charles, qu’est-ce qu’il a fait de sa queue ? — Il l’a laissée à l’hôtel. Ici, avec les femmes, elle courait trop de dangers… c’est hors de prix ces choses-là. — Gros libidineux ! — Comment s’appelle-t-il ? — C’est le prince Ko-Ko. — Ah ! c’est un drôle de nom ! — Ils sont tous comme ça, en Chine — Ce qu’il doit avoir de la galette ! Jeanne, glorieuse de l’effet produit par son cavalier, ne le quittait plus. Elle tenait à lui, maintenant. Les Tristapattes, fiers d’avoir découvert ce phénomène, lui formaient une suite et les fumistes de la bande donnaient des détails, chuchotant aux oreilles les explications les plus biscornues. Taïko, émerveillé, ouvrait de grands yeux. Il admirait l’aspect d’ensemble, l’animation, les jolies filles et les jeunes gens gais, s’appelant, se poussant, s’embrassant à la barbe des municipaux. Il y avait dans la salle un mouvement endiablé de promeneurs et de danseurs, se cognant aux femmes qui agitaient leurs mouchoirs pour se rafraichir. Tout au fond, dans le jardin obscur, flambaient les becs de gaz, donnant aux feuilles une douce pâleur verte, avec des recoins foncés et projetant, sous les grottes factices, des pénombres silencieuses. Le Japonais regardait longuement les danseuses : tournant en des valses lascives ou s’avançant en des quadrilles chahuteux. Les jambes levées dans des pas hardis, avec les jupons blancs et les pantalons brodés couvrant les cuisses, et leur donnant l’attrait du mystère entrevu allumaient sa chair, lui mettaient dans le sang des désirs furieux. Il serrait le bras de Jeanne et ses yeux brillaient. Puis, les éclats entrainants des cuivres mêlés sous son crâne aux tourbillonnements de l’ivresse, lui donnaient des envies de s’élancer comme les autres, et de s’enfuir ensuite entrainant une femme, comme là-bas, dans les bateaux de fleurs, après le chirifouri. Ces Françaises, avec leurs toilettes provocantes, leurs effets de torse, leurs gamineries, l’arrangement de leurs vêtements et la politique de leurs sourires, laissant tout pressentir et ne livrant rien, lui paraissaient d’une autre essence que les femmes d’Orient, dont les soumissions sont souvent bestiales. Il avait été accoutumé à ne voir dans la Japonaise qu’un être d’espèce inférieure, destiné au plaisir et à la reproduction. Et voilà qu’une autre femme se révélait à lui, joignant aux charmes de l’amour les séductions de l’esprit. Celle-là avait une valeur. Elle comptait intellectuellement. Dans son cerveau ébloui, la pensée de devenir l’amant d’une de ces femmes, en plus du plaisir des sens, prenait les aspects séduisants du viol d’une intelligence. Ah ! il comprenait bien maintenant ce que lui avait dit Durand jadis, et il s’applaudissait d’avoir résisté aux adjurations de son père. Ébloui, chancelant sous les fumées alcooliques et les envolées troublantes de ses désirs, il s’assit à une table. Les Tristapattes se groupèrent autour de lui. On commençait à avoir soif. Taïko paya des consommations. L’ivresse gagnait les cerveaux. Devant, les couples passaient en chuchotant, se montrant le Chinois et riant. Au bout d’un moment, la bande s’ennuya. On trouvait que le prince devenait trop répandu et perdait de son relief. D’ailleurs, il y avait assez longtemps qu’on était à Bullier. Ça devenait assommant. Si on allait vadrouiller ? La proposition fut adoptée à l’unanimité. Le temps de prendre une nouvelle tournée et l’on sortit. Alors commença une odyssée inénarrable : l’alcool des bocks avait mis de la fantaisie dans les attitudes. Maintenant, chacun marchait à sa guise. Quelques-uns décrivaient sur les trottoirs des arabesques, accrochant au hasard les arbres, les becs de gaz et les passants attardés. Jeanne était soutenue des deux côtés par Toutbeck et Arguesorre qui lui disaient des bêtises. Ko-Ko marchait en avant avec Kopeck, à grandes enjambées. Houdart, monomaniaque, s’acharnait dans une idée fixe : lorsqu’il rencontrait un gardien de la paix, il s’avançait vers lui et, poliment, levait son chapeau. — Veux-tu un cigare ? Le sergent, paternel, à cette heure propice aux ivrognes, refusait, disant au poète de passer son chemin. Alors, Houdart, tenace, insistait. Certainement, il aurait compris le refus de l’honorable sergent si le cigare n’eût pas été bon, mais il était excellent, c’était un cigare délicieux, parfumé… Et si le gardien de la paix, impatienté, menaçait de le conduire au poste, le poète ajoutait avec un geste d’épaules, l’air peiné : — Oh ! alors, si tu te fâches !… Fallait le dire tout de suite, tu comprends… C’est égal, tu as tort tout de même, ce sont de bons cigares… On entrait dans les brasseries, surtout dans celles où servaient des femmes. Quelquefois on ne prenait rien. Mais on taquinait les filles, on embêtait le patron, ce qui fait toujours plaisir. On présentait solennellement le prince Ko-Ko aux assistants, avec son épouse. Même on eut un instant la pensée de lui faire manger du tabac. Mais Kopeck ayant proposé un lapin cru, ce qui est plus couleur locale, on ne trouva pas de lapin et l’idée fut abandonnée. Le pauvre Ko-Ko était tout à fait ivre. Il n’avait plus conscience de rien et riait constamment d’un rire hébété. Seul, le corps se tenait encore, tant bien que mal. Sur le boulevard Saint-Michel, Monnet, sous prétexte de faire une farce à un concierge, entra dans un vestibule avec les deux Alène. Là, il poussa un cri sauvage, cogna les vitres de la loge et se sauva en tirant la porte après lui. Puis, entendant à l’intérieur un grand bruit, des coups et des protestations, content de lui, il revint vers le groupe en demandant ce qu’étaient devenus les Alène. La bande diminuait. L’élément féminin avait : disparu avec Jeanne, demeurée dans un café en compagnie de ses deux soupirants. Il ne restait plus que le prince Ko-Ko, Houdart, Kopeck, Monnet, Boumol, le grand Vaissel, Murot, Coton et Vavin. Où allait-on finir la vadrouille ? On parla des Halles, de Frontin, de Hill’s. Mais le grand Vaissel l’emporta. On s’amusait épatamment, disait-il, du côté de la Bastille. Et puis, il y avait par là un marchand de vin soigné. On partit en décrivant des zigzags sur les trottoirs. On s’embêta ferme pendant le trajet. Arrivé à la Bastille, le grand Vaissel, ivre-mort, ne pouvait pas retrouver son marchand de vin. On entra chez un autre et on fit servir des mêlé-cassis qui furent joués au zanzibar. Puis, au moment de sortir, Houdart déclara que c’était la faute de ce mastroquet si l’autre était parti. Kopeck ajouta qu’il ne serait que juste de l’en punir, et proposa d’emporter une chaise. L’idée fut trouvée excellente. On mit le meuble sur le dos du prince. Une fois en goût, on continua. Sur la route, on fit des échanges. Le politique Coton expliqua qu’en économie sociale ça s’appelait le lib… lib… libre-échange. Il restait trois chaises. On les mit sur les épaules de Ko-Ko. Ça devait l’amuser, ce Chinois. Bien sûr, il n’avait jamais fait ça dans son pays. On arriva, après des courses et des stations sans nombre, place Saint-Michel, devant la fontaine. Là, à bout d’idées et de forces, les Tristapattes s’assirent gravement, les uns sur leurs chaises, les autres sur les rebords du bassin. Plusieurs agitèrent la question de partir pour Londres sur-le-champ, parce qu’à Paris on s’embêtait trop, vraiment. Les gardiens de la paix, habitués aux excentricités des étudiants, n’auraient peut-être rien dit. Mais tout à coup Vavin, à qui les vapeurs de l’alcool donnaient envie de casser quelque chose, prit une chaise et se mit à la briser sur le rebord du bassin, sous prétexte de voir lequel des deux sièges était le plus dur. Une ronde s’approcha, attirée par le bruit. On entoura Vavin, qui cognait toujours, et, comme il ne pouvait expliquer d’où provenait la chaise, on voulut le conduire au poste. Alors les autres intervinrent. Une seconde patrouille, survenant, arrêta Ko-Ko, qui demeurait inerte sur sa chaise, les yeux obstinément fixés dans la direction de la vasque. Cela indigna profondément les Tristapattes. Ils réclamèrent leur Chinois avec le sentiment de la propriété violée. Enfin, après une lutte acharnée, où les gardiens de la paix n’eurent pas de peine à triompher, Houdart, Kopeck ; Boumol et Monnet, moins ivres, réussirent à s’échapper et suivirent de loin les autres menés au poste. — Ce n’est pas tout ça, dit Monnet, il faut les réclamer. Qu’un de nous se fasse une tête d’homme grave pour y aller. Boumol fut choisi, à l’unanimité. C’était un pion en disponibilité, à large face, avec une tenue très débraillée. Il était bon enfant, profondément philosophe. Il se laissa faire. On monta dans la chambre de Monnet, où gisaient des tas d’objets, servant au carnaval. En allant en outre réveiller des amis, on parvint à compléter le costume de Boumol : une chevelure filasse, tranchant sur sa barbe noire, un vieux tube en forme de tronc de cône renversé, un pantalon à pont, un habit vert, à queue. On le trouva très bien, comme ça. Lui-même avait assez confiance. Il réclamait seulement une paire de lunettes, avec insistance. On finit par la lui donner. Lorsqu’au poste, on vit arriver Boumol dans cet accoutrement baroque, on crut d’abord que c’était un fou, puis un mauvais plaisant. Il réclama le prince Ko-Ko. Alors, on enleva la perruque, on le reconnut et on l’envoya rejoindre ses amis. Dans la chambre de Monnet, les autres avaient trouvé à boire. Là, après avoir, en vidant leurs verres, pris les résolutions les plus viriles, forcé le poste en imagination et délivré les prisonniers, ils s’étaient endormis et ronflaient, vautrés sous la table.