Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre XXIX

Louis-Michaud (p. 264-275).
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XXIX



Jacques, tout ce jour-là, s’était montré taciturne et sombre. L’idée de la grève le consternait : c’était un mal plus grand que les autres, le pain coupé au ras des bouches, les échéances protestées, le meuble vendu à l’encan, un gouffre de misère où la moitié du Culot allait sombrer. Sa droiture naturelle l’inclinant à conjecturer que des motifs graves avaient seuls pu déterminer la mesure prise par l’administration, il ne voulait pas s’engager à la légère dans une aventure funeste pour tout le monde. À ceux qui lui avaient demandé s’il était pour le travail ou le chômage, il avait répondu en hochant la tête : il ne savait pas encore, il avait besoin de réfléchir avant de prendre un parti. Et tout en abattant ses charges comme à l’ordinaire, sa tête avait travaillé à l’égal de ses bras ; il avait ratiociné, pesé le pour et le contre, finalement conclu que, dût-il en pâtir dans l’estime des camarades, il ne se mettrait en grève que s’il lui était prouvé que l’usine aurait pu s’empêcher de faire la diminution des salaires.

Clarinette, elle, dans son éternelle sottise, jubilait. L’idée d’un détraquement social, d’un désordre qui allait mettre aux prises le maître et l’ouvrier remuait en elle un fond trouble d’anarchiste. Toute petite, elle avait entendu parler des scènes de saccage et de violence qui quelquefois avaient bouleversé le Borinage ; des villages avaient été ensanglantés par des collisions entre la troupe et les mineurs ; on avait tout brisé dans les charbonnages ; et elle se rappelait Lerminia, son père, disant avec un geste farouche que, s’il avait été là, il aurait visé à la tête les officiers assez rosses pour faire tirer sur le peuple.

Quand, l’après-midi, elle avait vu processionner par les rues les premières bandes, toute sa rancune hargneuse contre l’autorité, les choses établies, la bourgeoisie riche, maîtresse des destinées du petit monde, s’était réveillée. Elle s’était mis sur le pas de sa porte, avait agité un mouchoir pour les saluer au passage ; et on l’avait acclamée ; la colonne s’était partagée en deux tronçons, l’un qui était venu s’abattre aux Fanfares, l’autre qui était entré chez Patraque.

— Hé ! Clarinette, avait demandé l’un des meneurs en trinquant avec elle, c’est i qu’on peut compter d’sus Huriaux ?

— Vô v’lez rire… Y f’ra c’qu’on voudra… C’est moé qui vô l’dis.

Elle aurait voulu qu’on allât en masse à Happe-Chair, qu’on défonçât les grilles, qu’on éteignit les hauts fourneaux ; et comme une claque battait des mains en riant, elle se monta, déclara qu’il eût fallu pendre à la plus haute des cheminées Poncelet et les ingénieurs, tous des canailles ! Alors la chambrée détala, en chantant sur un air demeuré en vogue depuis la chute du dernier ministère :

À bas Poncelet ! À bas l’grigou !
Faut le pendre la corde au cou !

À la rentrée de Jacques, une explication eut lieu. Hardie, l’œil impérieux, tout enflammée encore de jactance et de gloriole, elle lui intima l’ordre de chômer comme les camarades. Mais il s’emporta contre une telle prétention : elle n’avait pas de leçons à lui donner ; lui seul était le maître de se prononcer là-dessus. Et dans son dépit, furieuse, vitupérante, elle finit par l’accabler de son vocabulaire d’injures.

Le meeting des Fanfares fut tumultueux. À neuf heures, un premier flot était entré, grossi de moment en moment par les poussées du dehors. Maintenant une foule se tassait là, montée sur les bancs, les chaises, les tables, dans un tumulte de bras levés, un vacarme assourdissant d’hommes parlant en même temps. Soudain une clameur s’entendit par-dessus les autres.

— Place ! v’là Lambilotte !

Mais l’empilement était si compact que le vieux chaudronnier se débattait à l’entrée sans pouvoir avancer. Alors deux gaillards vigoureux le hissèrent sur leurs épaules ; et l’on vit s’agiter sa barbe inutilement parmi des cris, des rires, des huées, des bravos où ses paroles se perdaient. Au bout d’un quart-d’heure seulement, un peu de silence se rétablit, Lambilotte put dire quelques mets. Mais, comme, dès le début, il se déclarait pour la guerre à outrance et les moyens violents, de nouveau il fut interrompu par ceux qui ne voulaient pas de grève ou la voulaient légale, sans tapage.

— À la porte l’diseu d’carabistouies ! Y voudrait nous mett’ dedans, parce que lui, ça lui est égal. On sait ben qu’il a son fricot cuit !

Et des voix appelèrent Huriaux.

— Huriaux ! Huriaux ! faut qu’Huriaux nous dise c’qu’i pense. Il a des idées. C’est un homme !

Jacques, mis en demeure de parler, se hissa sur une chaise, puis, très calme, leur exposa ses scrupules : il ne fallait rien décider avant d’avoir entendu les explications de la gérance ; après on verrait. Et il proposait d’envoyer dès le lendemain une dizaine de délégués à Poncelet. Chacun pouvait avoir son avis ; quant à lui c’était le sien. Un hourvari se déchaîna, couvrit ses dernières paroles : les modérés, les maris à qui leurs femmes avaient fait la leçon, une bonne moitié de l’assemblée prétendaient qu’il avait raison. Les autres, au contraire, lui reprochaient sa couardise ; il abandonnait les camarades ; il devait avoir des motifs ; peut-être il était vendu aux patrons. Colonval lui jeta au nez cette ironie :

— Fieu, t’as les foies blancs.

Gaudot, de son côté, parlait de lâcher en masse les Fanfares ; des gens à face noire, mal débarbouillée, tapaient des pieds, menant grand bruit, avec la menace de faire sauter tout ce qui ne marcherait pas ; et derrière le comptoir, Clarinette glapissait constamment :

— Faut-i être coïon ! coïon ! coïon !

Un vieux chauffeur dont le nom patronymique s’était à la longue effacé sous le sobriquet inexpliqué de Camisole, très haut perché sur ses jambes, d’une bonne tête au-dessus du moutonnement des casquettes, et qui, depuis quelques instants, promenait sur l’assemblée ses perçantes et fixes prunelles d’homme habitué à regarder dans le feu, fit observer alors qu’il y avait là plus de charbonniers que d’ouvriers de Happe-Chair. Cette remarque fut accueillie d’abord par des hognements de toutes les faces noires. Il en avait menti ! à la porte le mouchard ! Vendu, celui-là aussi, comme Huriaux et les ennemis de la grève. Gaudot, Colonval, quelques manœuvres venus là pour s’amuser, hurlaient avec eux, tous lâchés contre le grand Camisole qui, par-dessus les têtes, gesticulait en ricanant, le bras tendu vers les hommes des « bounious ».

Mais les gens de Happe-Chair, mis en garde, à présent se comptaient. Le vieux avait raison ; c’est à peine s’ils étaient là une soixantaine ; presque tout le reste de la réunion était composé de visage inconnus, d’individus arrivés des villages voisins, de bouilleurs en grève, et qui tâchaient de soulever le pays entier. Alors ceux-ci se démasquèrent ; l’un d’eux, un homme de trente ans, la mine éveillée, prit la parole pour demander la solidarité entre les deux causes. Ils étaient tous des frères ; à l’usine comme au charbonnage, on souffrait les mêmes souffrances ; ce n’était du reste qu’au moyen d’une pression générale qu’on aurait raison des résistances du capital.

Le clan Gaudot fit claquer ses battoirs en signe d’adhésion, et Colonval, une langue déliée, proposa d’arrêter sur-le-champ les bases d’une vaste association. Mais tout à coup une bousculade étouffa la fin de sa harangue : c’était la fournée de Happe-Chair qui s’en allait. Il y avait plus de huit ans qu’on travaillait sans démarrer à l’usine, tranquille au milieu des crises qui fréquemment lâchaient par la rue les charbonniers. L’idée d’une grande grève collective qui risquait de s’éterniser, effrayait cette rude et lourde population métallurgique peu au courant d’ailleurs du mécanisme des grèves, et nullement organisée, comme l’étaient en certains endroits les mineurs avec leurs syndicats, pour tenir résolument tête à l’ennemi commun. Une petite grève à eux tout seuls leur donnait déjà bien assez d’inquiétudes pour n’y point mêler les intérêts des autres. Et d’entendre les furieux coups de gueule des hommes de la houille, cela les ramenait à penser à leurs ménages, aux petits sans pain pour le lendemain, à leurs femmes qui nettement s’étaient opposées au chômage.

Cependant une nouvelle grave circulait au Culot : les ouvriers de la pause de nuit avaient été congédiés, après avoir reçu l’ordre de retirer les grilles des fours ; on n’avait gardé qu’une brigade d’hommes pour l’entretien des hauts fourneaux. C’était l’acceptation du chômage par la gérance qui, de son côté, se mettait en grève et manifestait son intention formelle de suspendre régulièrement le travail. Alors, devant ce coup de tête des patrons, les incertitudes et les anxiétés grandirent, on s’en voulait à présent d’avoir cédé à un premier mouvement ; et l’avis de Huriaux, commenté parmi les groupes qui, dans ce froid d’une fin d’hiver, battaient les rues, finissait par gagner les plus résolus. À une heure du matin, il fallut l’intervention du garde champêtre pour vider les cabarets où, de moment en moment, des querelles mettaient aux prises les partisans de la grève et ceux qui n’en voulaient plus entendre parler. Çà et là une saoulerie triste abattait des têtes sur les tables ; le refrain : « À bas Poncelet, à bas l’grigou, » expirait dans des hoquets de bière et de genièvre ; l’ennui cruel du lendemain prostrait des tapées stupides de pauvres diables qui n’avaient pas eu le courage de se mettre au lit.

Mais les rassemblements, après le déblaiement des cafés, se reformèrent sur le pavé, avec des vociférations d’ivrognes, des criailleries d’orateurs, une ballade de coups de bottes qui troublait la paix publique. Une ronde de gendarmes sortit alors de Happe-Chair et patrouilla jusqu’à la pleine rentrée dans l’ordre du village.

Poncelet, selon son expression, avait voulu jouer le tout pour le tout. Au fond, la grève ne l’effrayait pas considérablement ; au courant des mœurs de l’ouvrier d’usine dans le pays, il savait sa naturelle répugnance pour les aventures, son attachement traditionnel à l’exploitation, sa force tranquille de brute disciplinée, attachée aux routines de la vie de travail, toutes vertus qu’il confondait sous cette dénomination générale : le bon sens natif du travailleur. C’était une vérité d’ailleurs que l’homme des grands organismes industriels de la contrée finissait par abdiquer sa personnalité pour se confondre dans l’immense circulation de la vie collective, retentissant du cœur aux extrémités de l’usine. Nullement nomade, comme le charbonnier transplantant un peu partout ses pénates, il s’acagnardait dans un coin natal, ne s’expatriait pas, à la recherche d’une condition moins dure ; et, la plupart du temps, les fils après les pères continuaient l’obscur labeur sur lequel ceux-ci avaient ahanné. En brusquant par un coup d’autorité le cours des choses, Poncelet avait spéculé tout à la fois sur ces particularités du caractère local et sur la grande détresse qui, à son sens, devait rendre l’ouvrier coulant.

Ses calculs se justifièrent dans la matinée du lendemain. Vers dix heures une foule se massa devant les grilles fermées, sans personne pour les garder, pas même la Jambe-de-Bois en train de ratisser placidement son jardinet, une plate-bande grande comme un mouchoir de poche et qui s’étendait le long de son rez-de-chaussée. Dans le vide des espaces, l’usine à l’abandon, sans fumées, les enclumes muettes et les feux morts, avec des passages furtifs de contremaîtres et de surveillants battant le pavé entre les ateliers et les bureaux, ressemblait à une exploitation sous scellés, finie dans la banqueroute et portant le deuil de ses activités rompues.

Tous les yeux se tendaient là, avec la fixité douloureuse des nostalgies ; on contemplait le grand cadavre immobile rendu au silence et à la solitude, dans le désert des cours. Et un air d’abattement morne contristait les visages. Une nuit passée sur les excitations de la journée avait calmé les esprits au point de n’y plus laisser que de la soumission et de la passivité, avec l’écho gémissant des supplications et des objurgations féminines. Quantité de femmes d’ailleurs avaient voulu accompagner leurs maris et demeuraient près d’eux à les surveiller, toutes pâles et lâches par tendresse pour les leurs, dans la crainte des tentatives d’embauchage qui auraient pu les arracher à leurs promesses.

— À bas Poncelet ! À bas la calotte ! hurlèrent tout à coup des voix parties d’un groupe compact dans lequel la bande de Gaudot s’agitait, mêlée aux figures noires de la veille.

La clameur se perdit d’abord sans répercussion dans la masse ; mais, comme de nouveau les cris éclataient et que les mécontents tâchaient d’opérer une trouée pour aller enfoncer les grilles, un vaste refoulement se produisit du côté des clôtures qui, en moins d’une minute, furent dégagées. On attendait quelque chose, l’apparition de Poncelet et de ses ingénieurs, l’ordre d’ouvrir les portes, la permission de recommencer les travaux, on ne savait quoi d’impossible et de chimérique qui les tenait tous, bouche bée.

Alors devant les grilles inexorablement fermées, des pourparlers s’établirent ; il fut décidé qu’on déléguerait des compagnons à la gérance pour exposer les griefs des ateliers et parlementer. Huriaux proposa de choisir les dix plus anciens ouvriers de Happe-Chair, deux puddleurs, deux chauffeurs, un marteleur, un passeur, le reste pris dans les autres services de l’usine. Mais la plupart, vieux prolos farouches, hébétés par un long servage et qu’intimidait la pensée d’approcher les « maîtres », se rejetaient l’un sur l’autre la difficile mission de parler. Pour couper court à leurs hésitations, quelqu’un ébranla la cloche pendue à l’entrée. Presque aussitôt un silence énorme se fit dans cette mer humaine, comme si tout le monde suivait en ses vibrations à travers l’espace ce son du métal qui allait porter à la gérance l’appel et l’âme d’une multitude.

Luchon lâcha son râteau, demanda quoi.

— Va-t’en dire à m’sieu Poncelet qu’il y a là dix hommes pour lui parler. Dix, pon un d’pus.

La Jambe-de-Bois, qui avait peut-être reçu des ordres, fut aperçu, la minute suivante, claudiquant dans la direction des bureaux. Au bout d’un petit temps il reparut, accompagné de l’ingénieur-régisseur et de Jamioul. Une acclamation monta des poitrines :

— Vive Jamioul !

Devant cette sympathie si résolument affirmée, l’autre ingénieur s’effaça. Alors Jamioul, très surexcité lui-même depuis le début de la grève, s’avança, et d’une voix saccadée :

— Mes amis, vous comprenez qu’il est impossible à la gérance de s’entretenir avec vous tous. J’accepte donc en son nom l’offre qui vient de lui être faite, de laisser entrer une dizaine d’entre vous.

Une nouvelle acclamation partit de la foule ; puis les anciens pénétrèrent dans la cour et furent escortés par les deux ingénieurs jusqu’au cabinet de la direction. Poncelet, debout derrière un bureau, les attendait en mâchonnant fiévreusement son cigare. Quand, à la file, se cognant l’un l’autre de gauches coups d’épaules, ils furent entrés avec de petits saluts gênés, il les interpella :

— Eh bien ! mes enfants, voyons, que voulez-vous ?

— Not’ maître, parla Félicien-Polydore-Eusébe Painvin, un chaudronnier qui, pendant tout un demi-siècle avait travaillé à Happe-Chair, les camarades nous envoient rapport à l’affaire. On voudrait reprindre le travail, là, ouais, to d’suite, mais faudrait rendre nos quarts.

Il tortillait sa casquette dans ses doigts, s’animant maintenant au son de ses paroles, après être demeuré un instant à tousser dans la paume de sa main en cherchant ses mots.

— Il a raison, Painvin, déclara le marteleur Grogneau, un Tournaisien celui-là. V’là c’que les camarades i’ demandions. Et i disions que les môssieu du conseil i touchions assez d’s argents pou n’ point prendre à d’pauvres ovri l’ pain d’ la vie.

Puis un des chauffeurs à son tour vint à la rescousse :

— Par l’ dur temps qu’i fait, ça n’serait pas honnête. Nom dé Dié, on a ben assez d’ misère comme ça !

— On a faim, gronda dans sa barbe le passeur Suret.

L’un après l’autre, ces patauds s’ébranlaient, lâchant leur brève déclaration comme un coup de pistolet, les sourcils froncés, tout secoués d’une grosse émotion, sans trouver autre chose dans leur courte cervelle, végétante sur un fond d’idées et de mots toujours les mêmes, que cet apitoiement de suite à bout.

Poncelet les laissa vider leur sac ; puis, en homme qui sait manier la parole, il leur répondit par les éternels arguments des directions aux prises avec l’ouvrier. Il n’eût pas demandé mieux que de leur donner la poule au pot chaque jour ; il les tenait tous pour de très bonnes gens, les aimait comme sa propre famille ; mais les affaires n’allaient pas ; les actionnaires n’avaient plus qu’un faible dividende ; les magasins étaient encombrés de stocks ; et, d’ailleurs, une solidarité liait le patron et le travailleur. Il broda sur ce thème avec des formes oratoires banales et courtoises qui leur rivaient la bouche, dans l’impossibilité où ils se sentaient de lui répondre en la même langue ; et un respect de cet homme grandiloque les clouait sur place, matés, comme enlisés dans les replis de sa faconde filandreuse. Ensuite il eut une gronderie amicale pour ce jeu d’enfants, auquel ils s’étaient laissé aller, pour cette grève inutile qu’on aurait pu prévenir par de mutuels pourparlers. Et il finit par leur déclarer que l’administration maintiendrait la diminution du salaire, tout en regrettant d’y être contrainte et promettant de ramener la paie à l’ancien taux, dès la cessation de la crise.

Eux avaient écouté, ne comprenant pas toujours, leurs grands pavillons d’oreilles ouverts comme des cornets à cette cascade de paroles. Maintenant qu’il cessait de parler, ils se regardaient interloqués, pris d’une défiance vague, et cependant gagnés petit à petit aux raisons que Poncelet leur avait fait valoir. À mi-voix, tassés l’un contre l’autre, ils se concertèrent.

Grogneau, plus façonné à la musique des phrases, prétendait que les raisons de Poncelet était des raisons, après tout ; mais l’un des chauffeurs avançait le menton avec une moue d’indécision :

— Va-t’en voér si c’ qu’i dit est vraiment la vérité ?

— Ah ! v’là, rognonna le passeur. Si c’est qu’ c’était vrai, ben alors, j’n’dirais pas, p’ t’ et’ ben qu’i aurait raison.

Leur bourdonnement de voix s’éternisant à travers leur perplexité, Poncelet qui s’entretenait avec Beru et Colet, les deux ingénieurs, se retourna vers le groupe, et toujours condescendant :

— Si vous avez quelque question à me poser, ne vous gênez pas, mes amis, je suis tout disposé à vous répondre.

Alors Painvin tenta un dernier effort :

— J’ sais ben que vos êtes un brave homme. On s’connait, pas vrai ? Mais to d’même, ça n’est pas bien : v’ là l’pain qu’est monté d’un cens et demi à la livre. On avait d’jà tant d’ peine à vivre. Quoé qu’on va devenir à c’ t’ heure ? sûrement les camarades, i diront qu’nô sommes des coïons, si c’est qu’i nous faudra raller sans nos quarts.

Et dans son impuissance à formuler leurs griefs, il ressassait les choses déjà dites, leur misère, les enfants, l’inondation qui leur avait tout pris, puis encore l’accident qui avait fauché à travers les familles. Mais à cette dernière allusion, Poncelet l’arrêta net et d’un ton de reproche chagrin, un trémolo dans la voix, il leur parla des sacrifices que s’était imposés la gérance, des pensions accordées, des indemnités perçues par les victimes : il avait fallu épuiser la caisse pour réparer dans la mesure du possible le désastre, désintéresser les familles, remettre le laminoir en état, etc. Et dans le regret de toute cette grosse dépense méconnue, il trouvait presque de vraies larmes pour s’apitoyer sur la brèche faite à son budget. Du reste, c’était un peu leur faute, cette misère dont ils se plaignaient : ils n’avaient pas l’esprit d’ordre, ne savaient pas mettre un peu d’argent en réserve pour les jours mauvais, godaillaient au lieu de thésauriser. Et il se proposait en exemple, lui le principal administrateur d’une grande Compagnie : c’était à force d’économie et de prudence qu’il parvenait à joindre les deux bouts dans ce bien autre ménage à conduire qui était l’usine. Jamioul, qui l’écoutait parler, rencogné dans le fond de la pièce, derrière le bureau, la tête basse et les bras croisés, avec de sombres regards navrés à cette poignée d’hommes incultes, dont une parade de comédien allait, une fois encore, avoir raison, pensait à l’éternel métier de dupe de l’ouvrier dans sa lutte contre les gérances, celui-là fruste et nu, n’apportant que ses membres émaciés, ses détresses, sa douloureuse silhouette d’athlète prostré pour tout argument aux cruelles joutes oratoires du capital et du travail en présence, elles armées de leurs sophismes, de leur captieuse dialectique, des ressources que l’éducation, l’habitude de manier les esprits et le prestige de l’autorité mettent entre leurs mains.

Poncelet s’était gardé pour la fin un élan :

— Voyons, vous êtes d’honnêtes gens. Eh bien, je vous le demande, avez-vous quelque chose à nous reprocher ? N’avons-nous pas agi avec une sollicitude paternelle ? Est-ce que nous n’avons pas soulagé toutes les misères qui nous ont été signalées ? Dites, était-il possible de faire plus et mieux que nous n’avons fait ?

Les hommes baissèrent la tête. Tout en parlant, il avait marché jusqu’à eux, était entré dans leur groupe comme pour abdiquer matériellement les privilèges de la hiérarchie. Et bonhomme, patelin, les mains dans les poches, il les persécutait de ses : « Voyons, dites, n’est-il pas vrai ? » qu’il leur pointait dans les côtes, comme des lances.

— Pour ça, oui, il n’y a rien à dire, répétaient-ils machinalement, battus dans leurs derniers retranchements, avec des mouvements de tête résignés.

Painvin, le premier, lentement rétrograda vers la porte, se coiffa de sa casquette, puis la retira ; et près de sortir, les pieds traînants, il s’attarda dans un suprême marchandage :

— Tenez, not’ maître, faudrait no remett’ deux sous avec !

— Inutile d’insister, accentua Poncelet. C’est un point sur lequel il ne m’est pas possible de transiger : vous en savez les raisons. Allez, et dites à vos camarades que je consens à les reprendre au travail, à la condition qu’ils se représentent demain matin aux ateliers. Dites-leur bien aussi qu’au fond ça m’est bien égal qu’ils chôment : nous avons du stock au moins pour six mois.

Jamioul, à qui cette scène levait le cœur et qui, derrière leurs instances inutiles, devinait l’acceptation finale, les poussa alors du côté de la sortie en leur disant :

— Ayez bon courage. Des temps meilleurs viendront. Vous ne serez pas toujours aussi malheureux.

Et ils s’en allèrent étourdis, discutant entre eux ce qu’il eût fallu dire et ce qu’ils n’avaient pas dit.

Un tumulte s’éleva quand ils furent aperçus sortant des bureaux et traversant les cours. De loin, des bras se tendaient, on les interpellait, les visages, tout pâles, s’avançaient entre les barreaux des grilles. Painvin, lui, faisait assez bonne contenance ; mais les autres marchaient, la tête basse, découragés. Et tout de suite, cette grande foule en détresse comprit qu’elle n’avait plus rien à espérer. Alors un calme froid les enveloppa comme une désapprobation ; ils sentirent qu’ils devenaient suspects, en raison même de l’immense confiance qu’on avait mise en eux ; et ils approchaient lentement, cherchant à se rappeler les paroles de Poncelet. Puis brusquement, comme Luchon leur livrait passage, cette masse humaine se referma sur eux ; tout le monde se précipitant, des poussées terribles écrasaient les femmes et les enfants. Painvin parla, mais sans assurance ; et dès les premiers mots, un souffle ardent monta, qui manqua les emporter tous les dix : les prunelles flambaient ; une colère tordait les bouches ; les femmes surtout se montraient furieuses. On avait eu tort de parlementer avec ces canailles ; il eût fallu leur casser les vitres, se ruer tous ensemble dans l’usine, démolir les machines. Un cercle menaçant entourait maintenant Huriaux qui le premier avait émis l’idée d’envoyer des délégués au gérant : des poings lui frôlaient le visage ; la bande à Gaudot le huait dans le nez. Et tranquille, il haussait les épaules, les deux mains dans les poches, sans répondre. À la fin, cette attitude parut impressionner les ouvriers ; la rumeur décrut ; des groupes se détachaient ; et graduellement un silence se fit parmi ceux qui restaient, comme l’acceptation tacite de la volonté des maîtres.