Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre I

Louis-Michaud (p. 7-22).
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I



L’usine haletait dans une fin d’après-midi de juillet. Il y avait une heure à peu près que la dernière coulée, sortie pétillante et rouge du ventre des hauts fourneaux, s’était solidifiée dans les lingotières. À coups de masses, des hommes aux pectoraux nus rompaient à présent cette lave froidie, en empilaient les blocs dans leurs mains munies de paumes de cuir, le torse projeté en arrière, avec la saillie violente des côtes, l’un après l’autre allaient vider leurs charges sur des roulottes qui ensuite prenaient à grand bruit le chemin des laminoirs, cahotant parmi les scories des cours et de rails en rails rebondissant à travers les voies ferrées qui sillonnaient l’aire en tous sens. Tout en haut, dans les flammes pâles du jour, l’énorme gueulard, pareil à un cratère, exhalait des tourbillons de gaz bleus, allumés par moments d’un rose d’incendie ; plus bas, le long de la ligne des fours à coke, crépitaient des rangs de feux clairs, dans un brouillard de puantes fumées noires ; et constamment les longues cheminées grêles des fours à puddler et à chauffer lançaient leurs flottantes spirales grises parmi les jets bouillants éructés des chaudières.

À la gauche des grilles d’entrée, les forges, la fonderie, l’ajustage, la chaudronnerie, alignés en une suite d’installations parallèles, ronflaient comme une colossale turbine tournoyant dans l’espace. Le grondement boréen des souffleries, le battement ininterrompu des enclumes, la retombée à contre-mesure et toujours recommençante des mille marteaux sur le cuivre, le fer et la tôle, l’époumonnement saccadé et rauque des machines, la trépidation bourdonnante des courroies de transmission, le stridement des scies, des cisailles, des limes et des forets mordant les métaux formaient une tempête de bruits aigus, discords, retentissants et sourds, dominés à intervalles réguliers par le coup de canon émoussé d’un pilon de quatre mille, dont chaque pesée semblait devoir fendre la croûte terrienne dans sa profondeur. Un autre groupe de bâtiments, séparés des premiers par un chantier encombré de haquets, de monceaux d’écrous et de jonchées de ferrailles, réunissait les ateliers de la tôlerie, du montage et de l’essayage, ces deux derniers ouverts à leurs extrémités pour l’entrée et la sortie des locomotives comme les garages des stations de chemin de fer. Là, le tapage grandissait encore, dans un roulement affolé de maillets battant la charge sur des panses de générateurs comme sur de monstrueux tambours ; par moments tous les marteaux tapant à l’unisson, on avait la sensation d’une multitude de dragueurs déchargeant à la fois leurs godets sur des plaques de tôle ; et même pendant les courtes pauses du martelage, l’air demeurait ébranlé par d’effroyables sonorités de gongs et de cloches qui rendaient les monteurs et les chaudronniers sourds au bout de trois ans de métier.

Cependant, avec des sibilements de peine et d’ahan, la horde farouche des puddleurs, poudreux et noirs dans le fulgurement de leurs fours, de longs ruisseaux de sueur coulant comme des larmes de leurs membres exténués jusque parmi les flots de laitier piétines par leurs semelles, s’exténuaient aux suprêmes efforts de la manipulation. En vingt endroits, brusquement les portes de fer des cuvettes battirent ; des bras armés de tenailles venaient d’entrer dans la fournaise, en avaient extrait d’horribles boules rugueuses, papillées de grains de riz d’un éclat aveuglant, comme des têtes de Méduse à crinières de flammes, et les avaient précipitées sur des véhicules de fer qui les emportaient maintenant, crachant le feu par les yeux, la bouche et les narines, du côté des marteaux pilons. De moment en L’énorme gueulard, pareil à un cratère, exhalait des tourbillons de gaz bleusmoment, le nombre de ces boules roulantes augmentait ; elles décrivaient dans les houles humaines des trajectoires sanglantes qui se croisaient, multipliaient à terre des rais de feu ; le sol en tous lieux était éclaboussé d’un déluge de braises fumantes que les pieds écrasaient et qui se rompaient en fusées d’étoiles. Et sans trêve le marteleur, son masque en fil de fer sur la face, les tibias et les pieds protégés d’épaisses lamelles de cuir qui lui donnaient une apparence grotesque et terrible, remuait aux crocs de ses tenailles, sous les chocs d’un pilon s’abattant avec un fracas mou, les informes blocs pétillants desquels, à chaque coup, giclait, comme une sève chaude, toute une pluie d’étincelles. Les passeurs à leur tour s’emparaient des loupes graduellement équarries et les portaient aux laminoirs ébaucheurs. Puis commençait la galopée des crocheteurs, bondissant par bandes de quatre de chaque côté des rouleaux, leurs lourdes pinces en arrêt pour saisir au passage la barre de fer, dès sa sortie des cylindres. Et la barre s’allongeait, finissait par ressembler à un énorme serpent écarlate, se tordant dans la fuite et la bousculade du train.

De plus en plus, les cris, les appels, les tintements des gongs, le cahotement des véhicules, le sifflement de la vapeur, le bruit des ringards jetés à terre montaient, se mêlaient, dissonaient dans la prodigieuse cacophonie de ce peuple d’hommes et de machines tourbillonnant, beuglant et mugissant à l’égal d’une ménagerie. Chaque fois que la scie à vapeur, décliquant sa grande roue dentelée, mordait un rail, un crissement s’entendait, horrible, comme une décharge de mitraille, en même temps que s’échappait du fer scié un pétillement de rubescentes bluettes. Et au loin, un autre monstre, aux roues de fonte perpétuellement bourdonnantes, avec deux colossales mâchoires qui s’ouvraient et se fermaient d’un mouvement automatique, les terrifiantes cisailles mécaniques cassaient d’une fois des pièces grosses comme une tête d’homme, sans jamais s’alentir ni s’accélérer, leurs crocs toujours prêts à travers on ne sait quel épouvantable meuglement produit par le toupillonnement des meules massives. Puis, dominant tout ce pêle-mêle des batailles industrielles, avec une rotation de cent tours à la minute, la vision chimérique des volants, gironnant dans leur cage de fer et touchant presque la voûte, évoquait la pensée de disques solaires désorbités et roulant en des ellipses effrénées à travers l’espace. Et tandis que, dans les flammes de l’air, les hommes érénés, pantelants, les côtes trouées de creux profonds à chaque halenée, s’épuisaient aux affres du dernier coup de collier, il semblait qu’une exaspération avait pris tout ce monde ténébreux des machines, par ironie des forces déclinantes de la créature.

Cependant puddleurs, chauffeurs, lamineurs, crocheteurs, passeurs, l’un après l’autre, arrivaient plonger la tête et le thorax dans des cuves d’eau, près des ouvertures, tout blêmes sous le jour vermeil, avec des taches roses de brûlure à leur peau mordue par les souffles des fours. Des râles sortaient des poitrines, les bouches expiraient des haleines ardentes, et une puanteur chaude de chair humide, comme un faguenas d’hôpital, passait dans les relents de graisse, de houille et d’huile qui saturaient l’air.

Soudainement une clameur s’éleva de cette multitude, rauque, sans mots, un cri de détresse comme en ont les foules ; et un grand mouvement se produisit, refoula les équipes de tous les coins du hangar vers un des laminoirs finisseurs. Au moment où, dardé des cylindres, un rail gigantesque venait d’être tenaillé par les accrocheurs et, pourpre, ignescent, s’allongeait sur les taques comme un dragon irrité, au galop des ouvriers du train, la pointe formidablement projetée, avait rencontré un vieux passeur de loupes et s’était enfoncée dans le haut de sa cuisse, forant l’étoffe et la chair.

L’homme était tombé sur le flanc, sans connaissance, parmi les scories et les escarbilles du sol, pendant que les accrocheurs à toute volée repoussaient la meurtrière barre de fer à travers les rouleaux. Des chauffeurs avaient vu de leur four la culbute du passeur, et, jetant là crochets et ringards, étaient accourus ; puis d’autres que la distance avait empêchés de rien apercevoir, mais qui de loin avaient entendu grossir la rumeur, à leur tour s’étaient lancés ; et tous ensemble formaient comme un mur de torses nus et de bourgerons maculés autour du blessé. Des contremaîtres très vite examinaient la plaie, un grand trou carré et noir au haut de la jambe droite à découvert, d’une maigreur sénile. La barre avait communiqué le feu au drap élimé des grègues qui en un instant s’était carbonisé sur un assez large périmètre. Mais une fumée montait à présent de dessous les reins, puante et rousse, et tout à coup on s’aperçut qu’une braise sur laquelle le passeur avait chu lui mangeait la fesse.

— La civière, nom de Dieu ! commanda Bodart, le chef d’atelier, un gros homme sanguin, qui arrivait en hâte et se frayait un passage en bourrant le monde.

Mais la civière était à l’infirmerie ; deux crocheteurs se jetèrent à travers les cours pour la ramener. Et comme le pauvre diable brûlait toujours, on le prit par les jambes et les bras, on déchira ce qui lui restait de sa chemise et de son pantalon, on le coucha, rigide, n’ayant pas encore ouvert les yeux, sur une couple de vestes en guise de litière. Maintenant, l’infection s’échappait, plus forte, de sa chair ouverte ; des têtes se penchaient, sombres, dans cette pestilence ; des voix sourdes grondaient :

— C’est l’passeu’ Lerminia !

Il y avait bientôt dix ans que le bougre avait reçu une poutrelle sur la tête ; le coup lui avait à demi emporté l’oreille, ne lui laissant qu’un lopin de chair à la droite du crâne. Puis il avait eu un des doigts de la main engagé dans les cisailles mécaniques ; le doigt avait été coupé net : et toujours c’était à dextre qu’il avait reçu ses accidents, tandis que la partie gauche du corps restait indemne. Cette fois encore la barre de fer lui avait foré la jambe droite. Et ces hommes, qui jouaient leur vie à quitte ou double et dont la plupart portaient des traces de blessures, s’apitoyaient sur la fatalité qui s’acharnait après leur vieux compagnon. S’il en réchappait, peut-être bien qu’un autre accroc lui emporterait un jour ce qui allait lui rester, après tant d’avaries, de son côté si éprouvé.

— Faut voir ! dit un chauffeur, un grand type à barbiche rousse, suant et velu, Séraphin Simonard, le mari de la Bique, comme on l’appelait. L’vî a l’carcasse solide. C’est un dur-à-cuire. Porrait ben cor’ en rescapper.

— Bah ! fit Gaudot, un gaillard superbe, celui-là, suffit todis de s’côté gauche pou ce qu’i aura à souquer dans s’boîte à vers.

Un garçon de vingt-cinq ans, le col robustement attaché aux épaules, l’œil très doux, d’un bleu de fleur de lin sous sa tignasse annelée, et qui avait pris la tête du vieux sur son genou, se tourna tout à coup vers les camarades, interpella l’homme à la barbiche rousse :

— Hé, Simonard, viens eun’ miet’ ichi ! J’vas querre el’ pauv Clarinette qu’est là-bas d’sus ses scrabilles.

— T’as raison, fieu, faut ben qu’équ’un lui dise à c’te garce-là, que s’papa a eu un malheur.

Ayant ainsi parlé, le grand chauffeur se courba, prit entre ses mains la tête pâle que l’autre lui passait, et la coula sur son rugueux tablier de cuir, tout brûlant de la chaleur des fours.

— C’est nin l’ peine, Huriaux, cria en ce moment une voix, v’là qu’é arrive, ta bonne amie !

En effet, celui à qui on venait de donner le nom de Huriaux avait à peine fait quelques pas qu’il se rencontrait avec une fille de dix-sept à dix-huit ans, brune, des accroche-cœur dépassant le petit escoffion de cotonnette qui lui coupait le front, la figure ravagée par le saisissement de la nouvelle qui lui avait été apportée là-bas, aux fours à coke où elle faisait son métier de trieuse de charbon. Elle avait quitté ses sabots pour courir plus vite et, pieds nus, s’était lancée à travers les cours.

— T’faut du cœur ! Clarinette, lui souffla dans l’oreille Huriaux. Mais elle se jeta dans le cercle des hommes, les bras en avant, criant :

— Où c’est qu’il est ?

Et quand elle l’eut vu à terre, immobile dans sa pâleur froide de cadavre, elle s’abattit sur ses genoux, arracha brusquement la tête aux mains de Simonard, et plongeant les yeux dans ses prunelles mortes :

— M’papa ! m’pauv’ papa ! gémissait-elle constamment.

Puis sa peine s’exaspéra dans un redoublement de cris ; elle arracha à pleins poings son bonnet ; et comme Huriaux se baissait vers elle, lui disant que son père n’était que blessé, elle le repoussa, se mit à se lamenter plus fort :

— J’sais ben, mi, qu’c’est nin vrai et qu’il est foutu !

Ses sanglots montaient dans le bruit des marteaux frappant au loin les enclumes, le grondement sourd des hauts fourneaux, le grand bourdonnement profond des ateliers de machines, de l’autre côté des cours. La plupart des trains ayant repris leur travail après la première stupeur passée, il ne restait plus auprès d’elle, dans la rumeur recommencée du hall, que le long Simonard, le gros Bodart, l’équipe du laminoir qui avait occasionné l’accident, et les contremaîtres, ceux-ci procédant déjà à un commencement d’enquête.

— Place ! crièrent en ce moment les deux crocheteurs qui accouraient avec la civière.

Huriaux prit le vieux Lerminia aux aisselles, Simonard lui glissa sous les reins ses énormes mains larges ouvertes, et trois autres ayant soulevé les jambes, tous ensemble l’assirent sans secousse sur le brancard. On entendit alors un grommellement confus sortir des lèvres du passeur et presque aussitôt après, il ouvrit les yeux, les reporta sur le trou béant de sa jambe, considéra surtout son pantalon déchiré. Clarinette, le voyant revenir à la vie, de nouveau se jetait sur lui avec une crise de larmes. Mais Simonard l’arrêta, bourru :

— Assez, nom dé Dié ! C’est nin en groumîant qu’ti l’ guériras, et’ mon père !

Puis, comme le passeur remuait toujours ses babines, mâchonnant des mots, il se pencha vers lui :

— Ben, quoi ? camarade, crache un coup qu’on t’intende. Quoi que t’as qu’ti veux dire ? C’est y que ton bobo t’gêne ?

L’autre hocha imperceptiblement la caboche, et d’une voix plus intelligible cette fois, bafouilla, l’œil toujours attaché à sa culotte :

— C’est pas tant ça qu’em’ pauv’ marronne qu’est foutue !

Les porteurs s’étaient mis en marche, accompagnés par le chauffeur et Huriaux jusqu’à la sortie des laminoirs. Là ce dernier fut repris d’une pitié pour cette Clarinette qui, rudoyée par Simonard, maintenant ne pleurait plus et s’en allait, son poing sur sa bouche, avec des sanglots.

— Rinette, m’chère, c’est t’papa, j’sais ben, mais t’auras d’s amis todis dans t’malheur.

— Ah ben, ouais, cria-t-elle, en lui pointant un œil mauvais, des cochons qui m’prindront pou’ s’amuser ed’la chose !

Puis elle parut regretter sa dureté et se frottant à lui, d’une ondulation de son corps :

— Va, c’est nin pou’toé que j’dis ça. T’es bon, toé, pou’ t’ Clarinette !

Les hommes s’avançaient lentement, d’un pas rythmé et lent, à travers les monts de crayers, de minerais et de houilles qui bossuaient le sol. Çà et là des ouvriers de l’ajustage et de la chaudronnerie, avertis de l’accident par la rumeur en un instant propagée dans toute l’usine, accouraient poudreux, les bras ballants, se ranger en file sur le passage de la civière, regardant décroître du côté de l’infirmerie ce buste couché sur une litière de paille et dont les mains pendaient de chaque côté dans le vide.

Clarinette venait derrière, reprise d’un besoin d’étaler son chagrin devant tout ce monde et, son tablier sur les yeux, avec des hoquets dans la voix, gémissait toujours :

— P’pa ! m’ pauv’ papa !

Huriaux, lui, s’était remis à son four à puddler ; quelques minutes avant l’événement, il en avait extrait la boule de feu qui, martelée au pilon, avait ensuite passé au laminoir ; et maintenant il préparait la sole pour son successeur de la pause de la nuit. Mais il n’avait plus le cœur à l’ouvrage : l’image de la pauvre Clarinette suivant en larmes son vieux loup de père ne le quittait pas ; il la revoyait dans le coup de vent de ses jupes, bondissant par-dessus un tas de poutrelles pour arriver plus vite ; et il se disait qu’après tout, malgré ses airs délurés, c’était une bonne fille, puisqu’elle avait paru ressentir si vivement l’infortune du passeur, un gaillard pourtant qui n’était pas tendre pour elle et la battait, au su et au vu de tout le monde, dru comme plâtre. Il enfourna quelques pelletées de scories, les étala en passant dessus mollement le ringard, ferma le four et prêta l’oreille à un bout de dialogue que deux passeurs de loupes, un instant désœuvrés, avaient ensemble, près du volant des laminoirs ébaucheurs :

— N’y dangi ! disait l’un, l’vî a son affaire. C’est Panier, l’contremaîtr’ qui l’a dit. Ouf, qu’i m’a dit, l’vî a son boulon vissé, comme Pirard, qu’i m’a dit, qu’est mort tout pareillement, il y a pu’ de dix ans. Ça fait deusse que j’ai vus, qu’i m’a dit.

— C’est l’baucelle qu’est à plaindre, répondit l’autre. E’ croyait s’papa capot et bréait comme une trouie. Faut croire qu’é vaut mieux qu’à c’qu’on dit.

Huriaux n’en entendit pas davantage, le reste de l’entretien s’étant perdu dans le fracas des cylindres toupillant. Mais il en savait assez pour juger de l’impression favorable que la peine de Clarinette avait faite sur les camarades. Il reprit un des ringards frais qui trempaient dans le baquet d’eau, l’enfonça dans le braséement du four, et en même temps il songeait à cette mort possible du vieux Lerminia, qui amènerait un si grand changement dans la condition de la Rinette.

Il y avait près de quinze mois qu’un soir, après la journée de travail, passant à deux le long d’un champ de blé, ils s’étaient oubliés dans l’odeur de la terre en fermentation, étourdis par le coup de sang d’un mutuel désir ; et depuis, ils avaient continué à se voir, sans grand amour, mais petit à petit liés par un commerce d’habitude. Il eût préféré pour sa part la vie à deux comme ils l’avaient connue jusqu’alors ; on s’appartient et pourtant on est libre ; puis le jour où c’est fini, où on ne se convient plus, bonsoir ! on se quitte sans que personne ait rien à y dire et on recommence ailleurs. Seulement, le père mort, un instinct de droiture l’avertissait d’une responsabilité. C’était lui qui l’avait débauchée ; pour tout le monde il était son galant ; si elle se perdait, ce serait par sa faute. Et un peu assombri par ces idées, il se raisonna : le vieux ne claquerait pas encore du coup, qui sait ? Et s’il claquait, il serait toujours temps de voir.

Autour de lui, l’atelier, comme une chaudière lâchant la vapeur, exhalait ses grondements assoupis dans les flammes déclinantes du soir. De la ligne des fours sortaient des haleines moins ardentes ; les laminoirs tourbillonnaient à vide, dans la pénombre poudreuse des travées, où les loupes avaient cessé de tracer leurs flamboyantes paraboles ; et de minute en minute, un engourdissement plus grand fléchissait les attitudes, semblait gagner les machines, tombait à travers les atmosphères froidies. On touchait à cette heure de détente qui accompagne le départ des foules du jour et précède l’entrée dans la fournaise des brigades de nuit. Des poitrines nues se plongeaient dans l’eau des baquets, toutes grasses de sueurs, parmi des volées de moucherons que la blancheur des peaux attirait ; et la rivière coulant à l’arrière des chantiers, une vingtaine d’ouvriers s’y guéaient au soleil, piquant des têtes ou faisant la planche, sous les paquets de suies constamment chassées des cent cheminées de l’usine et comme des vagues sombres roulées à travers les grèves d’or bruni de l’espace.

Puis les cours se peuplèrent d’un galop pressé d’hommes qui entraient, leur briquet sous le bras, croisant en chemin la sortie des travailleurs du jour, harassés et haletants ceux-ci, après leur labeur surhumain de cyclopes qui durait de l’aube à la nuit, comme des bêtes de somme fourbues pour avoir convoyé des bâts trop lourds par des sentes pierreuses, la langue pendante hors de la bouche, un nuage d’hébétude répandu sur toute la face et la démarche paralysée par un commencement de torpeur. Des ateliers de la chaudronnerie et du montage ne sortait plus qu’un bruit apaisé d’enclumes inégalement frappées par les marteaux.

— Habi ! rotte, fieu, j’seu là, claironna tout à coup une grosse voix bruyante aux oreilles de Huriaux.

Et dans la grande baie enflammée qui ouvrait sur la carcasse des hauts fourneaux, ce dernier vit se dresser la monstrueuse silhouette de son copain de nuit, le borgne Capitte, dit le Berlu, sa grosse tête hilare balancée sur son col de buffle, avec le crespèlement de sa broussailleuse crinière rutilante au soleil.

— C’est pon d’refus. Cré chaleur ! j’marche din du beurre. Et c’est nin tout. L’malheur à Clarinette cor’ par là-dessus !

L’autre fit un signe, on lui avait dit la nouvelle à son entrée. Ce pauvre vieux ! Fallait bien que ça lui arrivât, après tout le reste ! Puis Huriaux se débarbouilla, passa sa chemise, tandis que de son côté le camarade faisait sauter de ses mains calleuses le bouton de sa veste et découvrait de fauves mamelles plaquées de larges tétins, bruns comme des pochons.

Un grondement, semblable à un bruit d’eaux rompant leurs digues, parut en ce moment monter des dessous du sol, se répercuter de proche en proche, courir à travers la profondeur de l’atelier ; et presque sans transition, la rauque symphonie des pilons, des ringards, des cisailles à vapeur et des chariots rebondissant sur les taques en tôle succéda à l’accalmie d’un instant, dans l’embrasement ravivé des quarante fours, ronflant comme autant de bombardes, parmi les éclairs et les fumées d’une atmosphère soudainement épaissie où des foules fraîches recommençaient avec des forces retrempées l’effrayant labeur de la journée.

Huriaux vira droit sur l’infirmerie : la pensée du vieux le tourmentait ; c’était comme un peu de sa Clarinette qui se mourait là. Justement, devant la porte, une dizaine d’ouvriers traînaient, guettant le passage de quelqu’un qui pourrait les renseigner sur l’état du blessé. Il s’informa ; mais tous agitaient les épaules, muets. L’un des hommes, haussé sur la pointe des pieds, chercha alors à regarder à travers les carreaux dépolis ; et comme il déclarait ne rien voir, les autres un à un décanillèrent. Huriaux, resté le dernier, s’attarda sur une poutrelle à renouer les cordons de ses souliers, pour se donner du temps. Puis une porte battit. Psitt, psitt, fit une voix derrière lui. C’était Clarinette que les sœurs de l’infirmerie venaient de renvoyer, au moment de l’arrivée de Malardié, le médecin des établissements, et qui, les yeux secs, tranquillement lui annonça qu’il faudrait sans doute amputer son père.

Huriaux eut un haut-le-corps, tout à coup pâle à l’idée de cette jambe coupée, avec l’horreur instinctive des hommes voués aux besognes corporelles pour l’ablation d’un membre.

— Ouais, p’t’êt’ ben, répétait Clarinette, distraite, la pensée et les regards ailleurs.

Il insista, demanda des détails, mais elle s’impatienta :

— j’sais-ti, mi ? j’seus nin l’rebouteu. J’te dis ce qu’on m’a dit. J’sais ren d’plus.

Ils firent quelques pas du côté des grilles. Cette misère d’un tronc branché ne le quittait pas ; et à mi-voix, comme se parlant à lui-même, il réfléchissait :

— En v’là une affaire ! J’en suis stomaqué !

— Ben, et mi donc ! v’la qu’i m’faudra vivre todis tote seule. C’est pas qu’i m’faisait la vie gaie, le vieux, i m’talochait que c’était une bénédiction. M’revenger, j’povais nin. I m’aurait tapé d’sus cor plus fort.

Elle se montait petit à petit au souvenir des torts que son père avait eus vis-à-vis d’elle :

— Non, on né l’porrait croére. C’est nin un père qui tape ainsi d’sus ses infants. I m’aurait sassinée, le brigand !

Puis avec des larmes d’apitoiement sur elle-même :

— J’a t-i été malheureuse ! Ben sûr, si y a un bon Dieu, i m’donnera du bonheur po’ to l’mal qu’j’eu eu.

Il y eut un silence, puis cette petite émotion passa ; mais ses nerfs restaient excités ; elle songea à l’amour.

— Choute, m’chéri. Pisque c’est qué m’v’là seule, on couchera c’te nuit à deusse.

— À l’maison de t’papa, quand il est là qu’on le découpe comme un bœuf ? Ah ben, non !

Il songea une seconde, puis lui offrit de venir chez lui, dans sa petite maison là-bas : on irait chacun de son côté jusqu’au bout de la rue ; on se joindrait ensuite dans la campagne, par delà le plateau. Ce serait plus convenable, personne n’en saurait rien.

Elle eut une joie, montra ses dents dans un rire :

— T’as raison, m’n’homme. Vaut mieux ça.

Ils se quittèrent un peu avant la sortie pour ne point passer ensemble devant le portier Luchon, un invalide de l’usine, toujours assis sur le seuil de la porte, sa jambe de bois allongée sur une chaise. Elle prit les devants et quand elle eut franchi la grille, se retourna, fit claquer du bout des lèvres un baiser.

Pour lui, l’image de cette jambe mutilée le hantait toujours ; vaguement, il lui semblait qu’en la recevant chez lui, elle, la fille de cet homme qu’on allait amputer, il allait commettre une mauvaise action. Comme elle se retournait une dernière fois, il la héla, lui jeta ces mots de loin :

— Non, ça ne s’peut nin, Rinette ! J’aurais pon le cœur à ça ! On verra plus tard !

Et pour n’avoir pas à résister à ses sollicitations si elle insistait, il décampa du côté opposé, la laissant plantée sur le chemin, le sourcil froncé, avec le dépit d’être lâchée d’un homme dont elle avait eu l’air de mendier les caresses.

— Ben, qué qui te prend ?

Mais il pressait toujours le pas. Alors, les deux mains en cornet autour de la bouche, elle lui cria à pleins poumons :

— Hou ! Hou ! Grande biesse, va !