HANS WALD.




à

m. maxime du camp.

 
I
Je me rappelle avoir autrefois en Bavière,
À la porte d’un bourg que baigne une rivière,
Rencontré sur ma route un chanteur ambulant
Qui suivait l’eau d’un pas mélancolique et lent ;
Il portait sur l’épaule une harpe ternie,
Dont chacun de ses pas tirait une harmonie.
Il était maigre et pâle ; il avait de grands yeux ;
Ses cheveux sur son cou tombaient longs et soyeux.

II
Le bourg de Regenstauff n’a qu’une seule auberge,
Où l’hôte, affable et doux pour tous ceux qu’il héberge,
Donne souvent au pauvre, assis dans son jardin,
Sa bière la plus fraîche, et son meilleur boudin
Grassement étendu dans un plat de choucroute,
Et n’a pas cependant fait encor banqueroute.
Nous entrâmes tous deux chez le bon hôtelier
Qui fumait, en causant avec un vieux routier.
III
Près des murs tapissés de guirlandes de lierre
Quelques lourds paysans buvaient leurs brocs de bière.
Le chanteur prit sa harpe et se mit à chanter ;
Et chacun aussitôt se tut pour l’écouter.
Il avait une voix étrange et désolée
Où sanglotait parfois une douleur voilée ;
Son chant secouait l’âme et la faisait pleurer.
— Un souvenir amer semblait le torturer. —

IV
Les nuages du soir empourpraient les croisées ;
Sur les lianes onduleux des montagnes boisées
Les troupeaux répandaient dans un écho lointain
Le murmure assourdi de leurs cloches d’étain ;
Sur les fronts absorbés des buveurs taciturnes
S’étendaient lentement les ténèbres nocturnes ;
Et du chanteur debout près des murs assombris
Le front se détachait, pâle, sur les lambris.
V
Ses yeux étincelaient comme des escarboucles,
Et ses longs cheveux noirs qui retombaient en boucles,
Se crispaient sur sa tempe ; et, comme un corps humain,
Les cordes de la harpe haletaient sous sa main.
Debout dans les accords de sa vaste harmonie,
Il courbait l’auditoire aux pieds de son génie,
Et jetait dans les cœurs vaguement torturés
Tout un monde inconnu de rêves ignorés.

VI
J’écoutais, éperdu, comme on écoute en rêve,
Cette voix qui pleurait une douleur sans trêve ;
Et je croyais ouïr, sous le ciel indompté,
Sangloter dans la nuit la vieille humanité.
Il se tut ; et, mettant sa harpe en bandoulière,
Il s’en vint recueillir l’obole hospitalière
Que les bons Allemands, comme aux âges anciens.
Ne refusent jamais aux pauvres musiciens.
VII
Quand le chanteur nomade eut fini sa tournée,
Il s’assit pour manger le pain de la journée.
Je m’approchai de lui. Mon admiration
S’exhala de mon cœur avec émotion,
Et je lui demandai pourquoi vers le théâtre
Il n’allait pas chercher ce public idolâtre
Qu’enthousiasmerait sa magnifique voix,
Et qui de gloire et d’or lui ferait un pavois.

VIII
Un sourire poignant crispa sa lèvre pâle,
Son grand front se marbra d’une teinte d’opale,
Mais il resta muet, et dans cette pâleur
Je devinai soudain une immense douleur. —
Mais bientôt malgré lui le flot des confidences
S’échappa de son cœur à mes douces instances ;
Nous passâmes la nuit, l’un près de l’autre assis,
À déverser nos cœurs en de communs récits.
IX
Il s’appelait Hans Wald. Allemand de naissance,
Il avait à vingt ans, riche d’insouciance,
Quitté le sol natal pour venir à Paris.
Son rêve avait foulé bien des sentiers fleuris,
En logeant sans pâlir dans sa mansarde triste
La misère et la faim, ces deux sœurs de l’artiste.
Il marchait devant lui vers un but arrêté ;
Son courage indomptable avait tout surmonté.

X
La renommée enfin, si longtemps poursuivie,
Commençait vaguement à colorer sa vie.
Le soleil de l’espoir embrasait sa prison,
La gloire se levait à son morne horizon.
Son âme rajeunie aspirait enivrée
Cet air pur qui calmait sa jeunesse navrée,
Et tout un avenir, vaste et resplendissant,
Déroulait à ses yeux son monde efflorescent,
XI
Quand un amour immense, où s’énerva sa vie,
Jeta son poison lent dans son âme ravie.
Il avait vingt-cinq ans et n’avait pas aimé ;
À l’amour jusqu’alors son cœur resté fermé,
Versa tous les trésors de son vaste génie
Dans une passion absorbante, infinie.
Rien de ce qu’il sentait n’était superficiel ;
Son saint amour était vaste comme le ciel.

XII
La femme qu’il aimait s’appelait Aloète ;
Elle faisait des vers et se croyait poëte ;
— Mais quand Dieu la fit naître, il oublia le cœur. —
Hans Wald ne recueillit qu’un sourire moqueur.
Elle ne comprit pas cet amour saint et vaste,
Puissant comme la mort dans les cœurs qu’il dévaste,
Elle le jeta comme un vêtement usé
Après qu’elle s’en fut quelque temps amusé.
XIII
Dans sa poitrine, Hans, livide, les yeux mornes,
Sentit alors monter une douleur sans bornes.
Puis il voulut mourir. Il partit un matin,
Disant qu’il s’en allait vers un pays lointain.
Il cacha sa douleur. Des larmes incisives,
Sans monter à ses yeux, coulèrent corrosives,
Dans l’abîme profond de son cœur déchiré.
Mais nul ne s’aperçut que l’artiste eût pleuré.

XIV
La femme rit toujours de l’amour des poëtes,
Elle ne comprend pas ces âmes inquiètes
Que torture la soif d’un baiser infini
Qui ne descend jamais sur leur front de banni.
Leur amour est trop grand, il passe, solitaire
Comme un prince exilé, dans sa grandeur austère.
Le poëte toujours monte seul au trépas.
On l’admire parfois, mais on ne l’aime pas.
XV
Un soir la mer versait sur la grève isolée
Sa lamentation terrible et désolée.
Les vagues se tordaient sous l’ouragan lointain,
Quelques esquifs fuyaient sous le vent incertain,
Et la lune couvrait les grèves nuageuses
Que battaient lourdement les vagues voyageuses,
D’un long drap de rayons où comme des cercueils,
Immobiles, gisaient les flancs noirs des écueils.

XVI
Calme comme la mort et muet comme un rêve,
Hans, pâle, mais serein, arriva sur la grève.
Il s’assit sur un bloc de rochers froids et nus,
Et pleura dans les flots ses amours méconnus.
Sa douleur s’exhala dans les bruits de la lame,
Le sanglot de la mer répondit à son âme,
Et ces deux incompris, l’un vers l’autre penchés,
Échangèrent leurs pleurs immenses et cachés.
XVII
Hans Wald voulait mourir quand la vague apaisée
Au soleil du matin se déroule irisée,
Car l’artiste voulait s’en retourner à Dieu
Le front dans la lumière et l’œil dans le ciel bleu.
Dans le miroir du rêve il fit monter sa vie,
Ses enivrants espoirs, la gloire poursuivie,
Puis le but entrevu que dérobait la mort,
Et ce long souvenir n’avait pas un remord.

XVIII
L’horizon s’empourprait d’une teinte orangée,
Et de rayons naissants la nue au loin frangée
Ouvrait son voile noir au baiser du matin.
Le flot s’aplanissait sous le soleil lointain,
Et la création, douce et mélodieuse,
Aux approches du jour se levait radieuse.
Des cités bruissait le murmure éloigné.
L’artiste se leva, pâle, mais résigné.
XIX
Il n’avait pas voulu de cette mort hideuse,
Par la morne asphyxie ou la Seine bourbeuse.
Pour tombe à sa douleur il lui fallait les mers.
Avec un souris triste, au bord des flots amers.
Il s’assit, attendant la montante marée
Qui mugissait au loin sous la vague azurée.
Puis dans le désespoir où son cœur s’abîmait,
Il se mit à prier pour celle qu’il aimait.

XX
À ce moment suprême, au bord des grandes lames,
Le soleil se leva comme un monde de flammes,
Et la nature entière, à genoux devant Dieu,
Chanta l’hymne du jour vers l’orient en feu ;
Et l’on vit s’embrasser, dans la vague laineuse,
Le ciel éblouissant et la mer lumineuse —
L’artiste s’affaissa sous un ravissement
Où toute sa douleur s’éteignit un moment.
XXI
Dans ce baiser divin de la terre et la nue,
Sa grande âme cueillit une extase inconnue ;
Quand le flot qui montait à ses pieds vint courir,
Il ne se trouva plus la force de mourir ;
Il s’enfuit, et debout sur la vague impuissante,
Il contempla longtemps la mer resplendissante.
Puis en face du ciel et de l’immensité,
La fièvre s’apaisa dans son cœur agité.

XXII
Il se promit d’aller sa route douloureuse
En dérobant à tous sa vie aventureuse ;
Il se tut devant l’homme et pleura devant Dieu.
Mais il dit à la gloire un invincible adieu,
Car sa main ne voulait cueillir la renommée
Que pour l’épanouir sur une femme aimée,
Et pour cicatriser son cœur sanguinolent,
Il se mit à courir en chanteur ambulant.
XXIII
Cachant de sa douleur l’incurable cautère,
Sous tous les cieux connus il passa, solitaire,
La harpe sur l’épaule et le bâton en mains
Ossifiant son cœur au vent des grands chemins.
Mais il aimait toujours. Cet amour invincible
Rouvrait à chaque pas sa blessure irascible.
Il allait vers la mort d’un pas désespéré,
Calme, le front serein, mais le flanc déchiré.

XXIV
Il se tut, je pleurais et nous nous embrassâmes.
Une même souffrance étreignait nos deux âmes,
Mais la mienne déjà commençait à guérir.
Tandis que lui, brisé, se penchait pour mourir.
Je n’osai pas chercher par des paroles vaines,
À verser de l’espoir le baume dans ses veines.
Il est de ces douleurs qu’on ne console pas,
Et qui n’ont que la mort pour refuge ici-bas.
XXV
Nous partîmes tous deux le lendemain pour Vienne.
De cette capitale, autant qu’il m’en souvienne,
Il porta sa douleur qui le suivait partout,
Jusqu’au Sâhra brûlant qui mène à Tombouctou.
Je ne l’ai plus revu. — Le cœur de son cadavre,
Au pays de la mort aura trouvé son havre,
Il aura déposé dans ses bras attendus
Son grand cœur solitaire et ses vingt ans perdus.

XXVI
La morne immensité du désert impassible
Étouffe maintenant son amour impossible,
Et peut-être éteignant ses pleurs inconsolés,
Dans ses flots sablonneux roule ses os brûlés.
Confondant dans son vol les sables et la nue,
Le sirocco bondit sur sa tombe inconnue,
Et l’artiste incompris dort son dernier sommeil
Sur les flancs du désert, à l’ombre du soleil.